Sortie du N°118

Notre N° 118 est sorti à l’automne 2020, et c’est notre joie de maintenant l’annoncer en ligne.

Ce numéro spécial comporte les actes de la rencontre de l’Association Francophone Européenne de Théologie Évangélique, portant sur l’Évangile selon Jean « ces choses ont été écrites pour que vous croyiez ».

Nous avons le plaisir d’offrir en accès complet et gratuit un article d’un spécialiste majeur, Richard Bauckham : Pourquoi l’Évangile de Jean est-il différent des autres ?

De même, en accès complet la recension de La Bible – Nouvelle Français Courant (NFC).

Le numéro peut être commandé depuis le site de notre partenaire Croire Publications.

La Bible – Nouvelle Français Courant (NFC)

Pour ce numéro bien fourni avec les actes de l’AFETE, nous avons fait le choix de ne pas inclure des recensions nombreuses et variées ; celles-ci étant pour la plupart reportée à notre prochain numéro. Nous avons cependant inclus la recension de la Bible Nouvelle Français courant, au vu de l’importance de la sortie d’une nouvelle traduction, et du thème fort biblique du présent numéro.

La Bible – Nouvelle Français Courant (NFC) –Éditions Bibli’O, Paris 2019 – ISBN : 9782853007337 – 1650 p. (sans deutérocanoniques) – € 18.90 ou CHF 26.30. – cette bible existe en divers formats avec couverture rigide ou de luxe, avec ou sans les livres deutérocanoniques – et bien entendu les prix varient.

Après le Nouveau Testament Bonnes Nouvelles Aujourd’hui , en 1971, paraissait, en 1982, la Bible entière en Français courant . Cette traduction d’un nouveau genre devait répondre aux besoins des personnes pour qui les traductions bibliques traditionnelles étaient trop difficiles à comprendre. En effet, les traducteurs ne tentaient plus de décalquer les textes originaux, grecs ou hébreux, pour les rendre en français, ce qui donnait parfois des phrases longues et difficiles à comprendre, mêlées de « patois de canaan » 1 . À la place, ils essayaient de trouver la formulation susceptible de rendre, le plus naturellement possible en français, le sens exact du texte biblique. On parle d’équivalence dynamique ou fonctionnelle, par opposition à l’équivalence formelle des Bibles traditionnelles. Cette traduction connut un immense succès. Elle fut révisée en 1997 et vient d’être revue en 2019. En effet, en une génération, le français évolue, la recherche biblique avance, des découvertes archéologiques ou linguistiques jettent des éclairages nouveaux sur les textes bibliques et permettent ainsi d’améliorer la manière de les traduire.

Trois ans d’efforts ont été nécessaires à une soixantaine de biblistes catholiques, réformés et évangéliques pour effectuer ce travail. Une comparaison rapide avec les éditions précédentes permet de se rendre compte qu’il ne s’agit pas d’une révision superficielle, où l’on se serait contenté de changer un mot ou une expression ici et là ; mais on a l’impression que tout a été revu minutieusement. Signalons que les introductions aux livres bibliques ont été revues et augmentées – elles sont maintenant deux ou trois fois plus longues. Elles sont divisées en deux têtes de chapitres : « L’essentiel », qui présente l’ensemble du livre, et « Pour aller plus loin » qui donne quelques pistes d’actualisation et des données sur les circonstances de la composition du livre. Les auteurs de ces introductions tiennent souvent pour acquis les résultats de la critique biblique concernant la date de rédaction des livres de la Bible. Ces allégations, quoique proposées avec prudence, pourront susciter la perplexité chez certains lecteurs de sensibilité évangélique.

Disons tout d’abord que, dans l’ensemble, le travail est bien fait et qu’on a à faire à une bonne mise à jour : on a recouru à un langage épicène ou incluant le genre féminin, pour aller dans le sens du politiquement correct en usage aujourd’hui, sans renoncer toutefois à une stricte fidélité au sens du texte biblique. On a mis à jour le vocabulaire : par exemple, la crèche de Lc 2,7 est devenue une mangeoire , pour qu’on n’imagine pas que Jésus avait été placé dans un « jardin d’enfants » ou une « garderie » ! D’une manière générale, j’ai l’impression qu’on est encore monté d’un cran dans le niveau du français, comme cela avait déjà été le cas en 1997. Par exemple, le «  ll est revenu de la mort à la vie » de Mc 16,6 est devenu : «  Il est ressuscité ». On n’y trouve plus guère ces explicitations du texte qu’on pensait nécessaires dans Bonnes Nouvelles Aujourd’hui  , comme « dans la rivière du Jourdain » (Mc 1,5) – NFC 2019 a « dans le Jourdain » – ou au v. 14 : « il y proclamait la bonne nouvelle de Dieu », remplace « … proclama la Bonne Nouvelle venant de Dieu » de BNA 1973. La publication de Parole de Vie , la Bible en français fondamental, destinée au public ayant une connaissance limitée du français, a rendu possible cette élévation de niveau du langage.

Mais n’est-on pas allé un peu trop loin ? Par exemple le choix, dû semble-t-il à la demande de certaines Églises partenaires du projet, de revenir à l’usage de certains termes liturgiques, me paraît plus discutable et éloigner la NFC de son but initial. Par exemple, était-il judicieux de revenir au verbe bénir pour dire remercier le Seigneur, comme au Ps 103,1 ? Le Grand Robert illustre ce sens de bénir essentiellement par des exemples du français classique (Racine, De Sacy, etc) – aucun du XX e siècle ! D’ailleurs, les critères utilisés pour choisir les termes à rendre de manière traditionnelle ou en équivalence dynamique ne me paraissent pas clairs : pourquoi a-t-on remplacé « revenir à la vie » par « ressusciter » et gardé « bonne nouvelle » au lieu de reprendre le mot « Évangile », à mon sens du même niveau de difficulté que « bénir » ?

Une déception : en ouvrant ce volume, j’ai constaté avec regret, l’abandon, pour les livres le l’AT, de l’ordre du canon juif, adopté pour les éditions protestantes de la BFC de1982 et 1997, à la demande des Églises réformées de la Suisse romande. Pour l’édition interconfessionnelle, les livres deutérocanoniques étaient placés entre l’AT et le NT, conformément aux « Directives concernant la coopération interconfessionnelle dans la traduction de la Bible », signées en 1968 et revues en 1987, entre l’Alliance Biblique Universelle et le Secrétariat du Saint-Siège pour l’Unité des Chrétiens (voir § 1.1.2 sur le Canon). Là, ils sont placés dans l’ordre adopté par les Bibles catholiques classiques. C’est à mon sens une régression malheureuse, tant pour l’œcuménisme que pour le dialogue judéo-chrétien, sans parler du dommage herméneutique pour l’Ancien Testament : faire une section : « Livres historiques », pour Josué, Juges, etc. va amener le lecteur lambda à les lire comme des ouvrages historiques, alors que le canon juif les présente comme des livres prophétiques !

On pourrait ergoter sur certaines modifications de la traduction qui ne m’ont pas parues forcément meilleures que les versions antérieures. Mais ces critiques seraient souvent entachées de subjectivisme ; par exemple n’aurait-on pas été plus dynamique , en traduisant dans 1 S 17,26,36, « ce païen de Philistin » au lieu de « ce Philistin païen » ?

Il y a cependant une traduction qui m’a beaucoup étonné ; celle de Mt 5,6, dans le sermon sur la montagne. Alors que les éditions précedentes avaient : « Heureux ceux qui ont faim et soif de vivre comme Dieu le demande » (ce qui correspond bien au sens matthéen de justice ), la NFC 2019 a : « Heureux ceux qui ont faim et soif d’un monde juste » ! Pourquoi une telle traduction qui oriente immanquablement le lecteur vers une compréhension horizontale de la justice , ce qu’elle n’est précisément pas dans ce contexte 2  ? Pourtant, les auteurs sont conscients que pour Matthieu le terme « justice » a bien le sens d’être « en accord avec ce que Dieu demande », comme en témoigne la note correspondante, avec renvoi à Mt 3,15 et la citation de la BFC 1997 comme traduction alternative ? Pour une discussion détaillée sur la traduction de justice , je renvoie à Jean-Claude Margot 3 , dans Traduire sans trahir, (Éd. L’Âge d’homme, Lausanne 1979, pp. 257s).

Traduire est un art très difficile. La Bible en français courant repose sur une théorie de la traduction bien élaborée. Gageons qu’avec cette révision, la NFC poursuivra son œuvre de rendre la Parole de Dieu accessible à chacun, particulièrement à ceux qui s’initient à sa lecture.

Alain Décoppet

  1. On n’y trouve plus de termes comme péager, hémorroïsse ou des phrases telles que : « Ceignez les reins de votre entendement » (1P 1,13) ou « Revêtez-vous d’entrailles de miséricorde » (Col 3,12).
  2. Cf. Note de la TOB 2010 sur Mt 5.6 et Pierre Bonnard, Évangile selon saint Matthieu , Neuchâtel 1970, Delachaux & Niestlé, p. 57.
  3. Jean-Claude Margot, conseiller en traduction de l’Alliance Biblique Universelle, a été la cheville ouvrière de « Bonne Nouvelle Aujourd’hui » et a collaboré à l’édition de la Bible en français courant.

Pourquoi l’Évangile de Jean est-il différent des autres ?

Richard Bauckham

Cet article a été traduit par Jonathan Hanley

Pourquoi l’Évangile de Jean est-il différent des trois autres Évangiles ? La plupart des lecteurs qui possèdent une connaissance raisonnable des Évangiles se rendent compte que Jean est différent, même s’ils ont du mal à mettre précisément le doigt sur cette différence. Bien sûr, il est important de noter que les quatre Évangiles sont tous différents les uns des autres. Matthieu, Marc et Luc présentent chacun une version distincte de l’histoire de Jésus et ils la racontent à partir d’une perspective qui leur est propre. Il est également vrai que les quatre Évangiles se ressemblent par bien des aspects importants. Ces similitudes peuvent être mises en évidence en comparant les quatre Évangiles canoniques avec quelques Évangiles non-canoniques, tels ceux, dits gnostiques, de Nag Hammadi. Les quatre Évangiles canoniques racontent l’histoire de Jésus au moins depuis son baptême jusqu’à sa résurrection. Les Évangiles gnostiques ne racontent pas du tout l’histoire de Jésus. La plupart se présentent comme des dialogues qui auraient eu lieu après sa résurrection et dans lesquels Jésus ressuscité parle avec un groupe de ses disciples, révélant des vérités ésotériques qu’il n’avait pas enseignées pendant son ministère public. À la différence de ces Évangiles, les quatre Évangiles canoniques présentent des similitudes frappantes les uns avec les autres. Jean ressemble beaucoup plus aux trois Évangiles synoptiques qu’à tout autre Évangile non-canonique.

Néanmoins, malgré cette similitude générale entre les quatre Évangiles canoniques, et même à la lumière des différences entre les Synoptiques, les aspects distinctifs propres à Jean sont plus frappants que ceux des trois autres.

En quoi l’Évangile de Jean est-il différent ?

Je n’essaierai pas de répertorier toutes les différences entre Jean et les Synoptiques, mais j’en commenterai quelques-unes, à commencer par celles auxquelles on n’accorde pas souvent beaucoup d’attention.

(1) Il se passe beaucoup moins de choses dans Jean.

Les récits de miracles représentent un bon exemple de cette différence. Marc, le plus court des Évangiles, en relate dix-huit. Matthieu nous en raconte vingt et Luc dix-huit. Jean nous en livre seulement huit. Est-ce à dire que les miracles ne sont pas importants pour Jean ? Pas du tout ; au contraire, ils sont très importants. Mais parmi toutes les histoires qu’il aurait pu raconter, Jean a sélectionné les exemples les plus impressionnants et les plus significatifs de son point de vue. Cela lui permet d’accorder plus d’attention à ceux qu’il sélectionne, d’en faire un récit prolongé et d’accentuer la signification de ces événements qu’il appelle les « signes » de Jésus.

Jean est sélectif ; il le dit explicitement, en deux endroits, dans la conclusion de son Évangile : d’abord spécifiquement en lien avec les miracles (« Jésus a fait beaucoup d’autres signes… qui ne sont pas écrits dans ce livre » [20,30]), puis plus généralement (« Il y a aussi beaucoup d’autres choses que Jésus a faites » [21,25]). Alors que Matthieu et Luc accumulent autant de matériaux que possible dans leur Évangile, abrégeant les récits de Marc pour faire de la place à de nombreuses autres traditions, Jean poursuit une approche tout à fait différente pour la rédaction de son Évangile. En opérant un choix rigoureux, Jean se donne de l’espace pour deux éléments clés de son Évangile : la narration et la réflexion interprétative. Jean est un conteur brillant, et les autres Évangiles ne présentent rien de comparable à ses longs récits, comme la résurrection de Lazare ou la conversation entre Jésus et la femme Samaritaine. Jean livre en exclusivité une série de rencontres et de dialogues en tête-à-tête avec divers personnages très différents (Nicodème, Pilate, Pierre et d’autres). Ces récits combinent habilement la présentation de personnages caractéristiques à un subtil commentaire théologique qui permet d’éclairer de façon attractive l’histoire de Jésus 1, Grand Rapids, USA, Baker Publishing, 2015, pp 13-17. ] .

(2) L’Évangile de Jean est focalisé sur Jérusalem.

Deux raisons expliquent pourquoi l’histoire que Jean raconte semble différer des Synoptiques :

  1. elle relate moins d’événements individuels ;
  2. dans Jean, Jésus se trouve à Jérusalem beaucoup plus souvent que dans les autres Évangiles. Le Jésus de Jean passe beaucoup de temps dans le centre névralgique de la vie juive (le cœur du monde, aux yeux des Juifs). Il s’y trouve pour prendre part à des débats avec les dirigeants de la théocratie juive et participer aux festivités du Temple où tout le monde se réunit pour célébrer symboliquement l’histoire de Dieu avec son peuple.

(3) L’Évangile de Jean est rédigé selon une trame narrative bien définie.

Une autre différence entre le récit de Jean et celui des Synoptiques est que son récit est composé d’une suite d’événements qui s’enchaînent les uns aux autres. Certes, les autres Évangiles comportent bien des éléments d’intrigue, mais Jean a structuré son récit de façon plus cohérente, de sorte que le lecteur, guidé par le fil de l’histoire, en perçoit le développement progressif, jusqu’à son apogée. Par exemple, au cours de visites successives effectuées par Jésus à Jérusalem, nous voyons s’intensifier l’opposition des autorités du Temple jusqu’à la résurrection de Lazare : celle-ci constituera l’ultime provocation qui les conduira à comploter de le mettre à mort. Jean a une profonde compréhension théologique de la mort de Jésus ; cela ne l’empêche pas non plus, au simple niveau historique, d’avoir un récit plus convaincant que les Synoptiques sur les raisons de sa mise à mort.

(4) Dans l’Évangile de Jean, Jésus s’exprime de manière à la fois similaire et différente que dans les Évangiles synoptiques.

D’une part, le Jésus de Jean partage avec celui des autres Évangiles plusieurs expressions caractéristiques de son vocabulaire. À propos de lui-même, il utilise le terme Fils de l’homme , et ne se désigne pas comme Messie . Il s’adresse à Dieu en l’appelant Père et parle d’être envoyé par Dieu . Il emploie des formes d’expression figurative (bien que, formellement, elles aient tendance à être plutôt des allégories que les paraboles des Synoptiques). D’autre part, certaines expressions caractéristiques de Jésus dans Jean ne se trouvent jamais ou très peu dans les Synoptiques : il préfère par exemple « vie éternelle » à « royaume de Dieu », si fréquent dans les Synoptiques ; il utilise les images de la lumière et de l’obscurité et quand il fait référence à lui-même, il est « le Fils », dans sa relation avec le Père. Insistons sur l’importance réelle des similitudes et des différences existant entre la manière dont Jésus s’exprime dans les Synoptiques et dans Jean. Une clé pour expliquer ces différences, se trouve dans l’observation du fait suivant : une partie du langage caractéristique de Jean apparaît dans les passages où il s’exprime pour son propre compte, comme dans le Prologue, et où il ne rapporte pas directement les paroles de Jésus. La différence particulière à Jean se trouverait-elle donc dans la manière dont il mettrait librement ses propres mots dans la bouche de Jésus, attribuant sa propre théologie à Jésus ? Je pense que, tout en reconnaissant les similitudes et les différences, il serait plus à propos d’affirmer que ce que Jésus disait ou voulait dire, est exprimé au moyen de l’interprétation réfléchie de l’évangéliste.

(5) Jésus est clairement appelé Dieu.

L’Évangile de Jean est le seul à utiliser le terme « Dieu » à propos de Jésus. Il le fait à trois reprises – deux fois dans le Prologue et une fois dans la confession de Thomas, au point culminant de la narration – encadrant ainsi l’ensemble du récit. À quel point ces éléments représentent-ils un contraste avec les Synoptiques ? De nombreux spécialistes, dont moi-même, ont réévalué la christologie des Synoptiques et soutiennent qu’en fait, chacun des Évangiles présente une christologie haute, attribuant à Jésus une identité pleinement divine. Néanmoins, il est raisonnable d’affirmer que cette présentation, implicite dans les Synoptiques, est plus explicite dans Jean. En même temps, il est important de relever que le Jésus de Jean est tout aussi clairement humain. Aucun autre Évangile ne place autant l’accent sur la fragilité physique et les émotions humaines de Jésus. Ainsi, la différence entre Jean et les Synoptiques pourrait certainement être exprimée plus exactement de la manière suivante : Jean est plus explicite et réfléchi que les Synoptiques sur l’identité divine et humaine de Jésus. Cette affirmation n’est certainement pas un compte-rendu exhaustif des différences entre Jean et les Synoptiques 2, pp 188 197 . ] (nous en évoquerons d’autres prochainement), mais la formule nous permet de clarifier ce que nous cherchons à expliquer.

Pourquoi l’Évangile de Jean est-il différent ?

On entend souvent dire que les différences entre Jean et les autres Évangiles proviennent du fait que les Synoptiques seraient plus historiques alors que Jean serait plus théologique. Cette approche simpliste ne suffit pas, car elle sous-estime à la fois la valeur théologique des Synoptiques et la valeur historique de Jean. Les études les plus récentes sur les Évangiles ont permis d’étayer cette affirmation.

Pourtant, nous ressentons encore l’influence d’une longue tradition qui considère Jean comme de la théologie et non pas de l’histoire. La plupart des spécialistes (mais non pas tous) ont été réticents à accuser Jean d’inventer un ensemble de mensonges historiques en tentant de les présenter comme de l’histoire, à l’image des mauvais historiens parodiés par Lucien de Samosate dans son ouvrage Comment il faut écrire l’histoire . Il est devenu presque normal de supposer que Jean n’avait pas l’intention d’écrire de l’histoire et ne devrait donc pas être lu comme un historien. Ses narrations ne seraient pas des récits d’événements passés, mais des histoires symboliques composées pour leur signification théologique. Certains ont prétendu que ses écrits sont une sorte de poésie qui ne doit pas être confondue avec de la prose historique. Mais une telle approche ne peut être soutenue quand nous plaçons l’Évangile de Jean dans son contexte littéraire de l’antiquité. Les mauvais historiens de l’époque, ceux qui inventaient librement des éléments de leurs récits, écrivaient néanmoins de l’historiographie. Ils écrivaient des œuvres qui étaient facilement reconnaissables, par leur genre littéraire, comme étant de l’histoire. Et il faut reconnaître que, selon son genre, l’Évangile de Jean se présente, à l’instar des Évangiles synoptiques, comme un bios , une biographie, la vie d’une personnalité célèbre, comparable à d’autres biographies gréco-romaines que nous connaissons. Toutes les différences que nous avons relevées entre Jean et les Synoptiques soulignent l’aspect spécifique de l’approche de l’auteur du quatrième Évangile dans sa manière d’écrire la vie de Jésus, mais sa biographie n’en est pas moins que les autres un récit de la vie de Jésus. Les Évangiles dits gnostiques qui ne sont pas des récits de la vie de Jésus, en diffèrent fortement de par leur genre .

Les biographies anciennes étaient un type spécifique de littérature historique. Mais je ne me limiterai pas à classer Jean et les Synoptiques dans la même catégorie. J’irai jusqu’à dire que Jean présente certaines caractéristiques qui, pour les lecteurs ou les auditeurs de son époque, auraient fait de cet écrit un document historique considéré encore comme meilleur que les Synoptiques 3) de Richard Bauckham, The Testimony of the Beloved Disciple: Narrative, History, and Theology in the Gospel of John [Le témoignage du disciple bien-aimé : narration, histoire et théologie dans l’Évangile de Jean], Grand Rapids, USA, Baker Publishing, 2007, pp 93-112. ] .

(1) L’Évangile de Jean est remarquable pour sa précision géographique et chronologique, ce que les lecteurs anciens attendaient d’une bonne rédaction historique. Dans l’Évangile de Jean, nous savons toujours où se trouve Jésus, parfois très précisément (par exemple, non seulement dans le Temple de Jérusalem, mais dans le portique de Salomon [10,23]), et nous savons toujours, à quelques mois près, quand les événements se déroulent, car Jean suit un schéma chronologique précis marqué par les fêtes juives. Parmi les Synoptiques, seul Marc se rapproche un peu de la précision topographique de Jean, et la Pâque, à la fin de son récit, est quasiment le seul marqueur chronologique fourni.

(2) Pour les anciens, les témoignages oculaires étaient essentiels pour une rédaction historique, et l’historien le mieux qualifié était celui qui avait lui-même été témoin oculaire de certains des événements rapportés. Jean est le seul Évangile qui comprend, dans sa conclusion (21,24), l’affirmation d’avoir été écrit par un témoin oculaire dont la présence à plusieurs des événements est explicitement précisée.

(3) Je devrais également mentionner la pratique de Jean qui consiste à mettre apparemment des mots dans la bouche de Jésus. Ce procédé n’était pas essentiel à la rédaction appropriée d’un récit historique, mais cela faisait effectivement partie des conventions acceptées dans le monde antique pour ce genre d’écrits. On s’attendait à ce qu’un rapport historique comprenne des discours. Mais, bien entendu, l’historien n’avait aucun moyen réel d’enregistrer les mots mêmes d’un discours ni même de les résumer. Il était donc attendu d’un historien qu’il attribue au personnage des mots appropriés à la personne et à l’occasion. Les lecteurs ou auditeurs de l’Évangile de Jean pouvaient bien comprendre que l’auteur s’était inspiré des traditions acceptées des paroles de Jésus afin de créer des discours et des dialogues réalistes.

Donc, la réponse à la question de savoir pourquoi l’Évangile de Jean est différent des autres n’est pas d’affirmer qu’il n’est pas vraiment historique. L’Évangile de Jean est une vie de Jésus, un bios , comme les Synoptiques, mais, en comparaison, un bios avec une différence. Je propose de résumer les raisons de cette différence par trois considérations :

(1) L’Évangile de Jean est écrit à partir d’une perspective extérieure au cercle des Douze. L’Évangile de Marc, qui, j’en suis convaincu, est basé principalement sur le témoignage oculaire de Pierre, est un Évangile donnant la perspective des trois disciples qui formaient manifestement une sorte de noyau central de l’équipe des Douze : Pierre, Jacques et Jean. Les Évangiles de Matthieu et de Luc sont des versions plus élaborées de l’Évangile de Marc, des récits qui puisent largement dans la tradition des Douze, même s’ils ont également trouvé de l’inspiration auprès d’autres sources. Jean nous donne une perspective différente de l’histoire de Jésus, celle du disciple bien-aimé (« le disciple que Jésus aimait »). À ce stade de mon argumentation, il est crucial de souligner que je ne crois pas que le disciple bien-aimé soit Jean, le fils de Zébédée, comme c’est traditionnellement admis. Avec de nombreux autres spécialistes, je pense que l’Évangile dépeint le disciple bien-aimé comme un disciple de Jésus qui ne figurait pas parmi les Douze, mais qui était l’un de ces nombreux autres disciples qui adhéraient aux enseignements de Jésus 4, pp 33-91 ; Richard Bauckham, Jesus and the Eyewitnesses: The Gospels as Eyewitness Testimony [Jésus et les témoins oculaires : les Évangiles lus comme témoignages oculaires], 2 ème édition ; Grand Rapids, USA, Eerdmans, 2017, pp 358-411, 549-589. ] . Il était évidemment un disciple de Jérusalem, où il demeurait, ne voyageant pas avec Jésus comme le faisaient les Douze. Il était proche de Jésus, non pas dans le sens où Jésus l’aurait désigné pour le leadership, comme dans le cas de Pierre, Jacques et Jean, mais dans un sens personnel. Il était le meilleur ami de Jésus. De plus, lorsque nous observons les autres disciples de Jésus qui occupent une place importante dans l’Évangile de Jean, nous constatons que beaucoup d’entre eux sont soit des membres des Douze qui n’apparaissent jamais en tant qu’individus dans les Synoptiques, ou bien des disciples qui n’apparaissent pas du tout dans les Synoptiques : Philippe, Thomas, Nathanaël, Lazare et Nicodème 5 . Il convient de noter que Nicodème et Lazare, ainsi que Marthe et Marie, vivaient à Jérusalem ou à proximité de la ville. Il semble que le disciple bien-aimé ait appartenu à ce cercle de fidèles après la résurrection. Son Évangile est écrit de son point de vue et du leur. À mon avis, c’est l’un des aspects qui rend l’Évangile de Jean si intéressant. Ici, nous voyons Jésus d’une perspective extérieure au cercle des Douze. Il s’agit, pour ainsi dire, d’une perspective différente, Jésus étant perçu par des gens qui le connaissaient, mais d’un point de vue privilégié.

(2) L’Évangile de Jean est écrit du point de vue d’un témoin perspicace, le disciple bien-aimé. Nous devons souligner la manière dont ce disciple est décrit dans l’Évangile. Il n’est pas présenté comme témoin très fréquent, mais il est présent lors des événements les plus importants : le dernier repas (à côté de Jésus), la crucifixion (le seul disciple masculin avec les femmes), le tombeau vide et l’apparition de Jésus ressuscité au bord de la mer de Galilée. Il est décrit comme étant proche de Jésus, et il est appelé le disciple que Jésus aimait. (Jean affirme que Jésus aimait tous ses disciples [13,1]. Cette description du disciple bien-aimé doit donc indiquer une affection particulière, comme l’amour de Jésus pour la famille qui habitait à Béthanie [11,5].) Comparé à Pierre, le disciple bien-aimé s’avère plus perspicace et sensible. Devant le sépulcre vide, il accepte que Jésus est ressuscité, uniquement sur la base de ce qu’il voit du tombeau (20,8). Dans le bateau, il reconnaît que l’homme sur le rivage est Jésus (21,7). Dans les derniers versets de l’Évangile, l’auteur souligne l’annonce que, contrairement à Pierre et aux autres, le disciple bien-aimé va « demeurer », pas nécessairement jusqu’à ce que Jésus revienne, mais comme témoin de longue durée (21,22-23). Arrivé à un âge avancé, il rédige son Évangile, le résultat d’une longue vie passée à réfléchir à ce qu’il a vécu avec Jésus pendant sa jeunesse.

De nombreux spécialistes, bien sûr, rejettent l’idée que le disciple bien-aimé aurait lui-même écrit l’Évangile. Un témoin oculaire aurait-il pu écrire un Évangile comme celui-ci, un récit qui intègre autant d’interprétation théologique ? Il me semble probable que, justement en raison de sa proximité avec Jésus, le disciple bien-aimé se soit senti autorisé à interpréter Jésus d’une manière qui allait au-delà du témoignage des autres disciples. Nous ne devons jamais oublier que tout récit historique est une interprétation. Aucun disciple de Jésus n’aurait été en mesure de nous proposer un ensemble de faits dénués d’interprétation. Il s’agit plutôt de déterminer si l’interprétation de Jean nous éloigne de la réalité de Jésus ou, au contraire, nous en rapproche. Je suis convaincu qu’il a écrit son Évangile parce qu’il pensait apporter une contribution par son témoignage spécifique, un témoignage qui nous emmène plus loin dans la réalité de Jésus.

(3) Troisième et dernière considération : c’est justement cette interprétation particulière de Jésus et de son histoire par le disciple bien-aimé qui rend l’Évangile différent. Le lecteur familier de la littérature spécialisée concernant l’Évangile de Jean s’attend sans doute que je fasse mention maintenant de la communauté johannique. De nombreux chercheurs ont expliqué la différence de l’Évangile de Jean en affirmant que cet écrit reflète la vie et l’histoire d’une communauté chrétienne particulière, une communauté isolée du reste du mouvement chrétien et qui aurait développé une perspective et une théologie spécifiquement reflétées dans cet Évangile. Je pense que cette communauté johannique est le fruit de l’imagination des érudits johanniques. Bien sûr, l’Évangile de Jean a été écrit dans une localité donnée, au sein d’une certaine communauté, voire de plusieurs communautés. J’adhère à l’opinion traditionnelle que cette localité était Éphèse, où le disciple bien-aimé a vécu dans sa vieillesse. Mais il n’existe aucune bonne raison de penser qu’il aurait été écrit dans un recoin reculé et isolé du reste du mouvement chrétien (Éphèse était un centre de civilisation majeure). Je ne pense pas que son auteur écrivait juste pour sa propre communauté. Il me semble qu’il s’adressait au mouvement chrétien dans son ensemble, s’attendant à ce que son Évangile circule dans les Églises, comme avait déjà circulé l’Évangile de Marc. J’attribue le caractère particulier de l’Évangile à son auteur, un écrivain de génie et particulièrement perspicace, qui, en fonction des spécificités de son expérience de Jésus (ainsi que du vécu d’autres disciples dont il était proche), sut développer une puissante lecture théologique du récit évangélique, une lecture qui lui était propre. Ainsi : exit la communauté johannique, et retour en scène du disciple bien-aimé 6 ; Bauckham, The Testimony of the Beloved Disciple [Le témoignage du disciple bien-aimé], pp 10-25, 113-123.

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L’interprétation johannique de Jésus

Dans la suite de cet article, je vais esquisser les grandes lignes de l’interprétation que Jean donne à l’histoire de Jésus dans cet Évangile que je résumerai dans la conclusion comme l’Évangile de l’amour.

L’identité de Jésus

En termes de titres christologiques, Jean souligne que :

Jésus est le Messie, un titre qui le désigne comme roi d’Israël et focalise l’attention sur la relation de Jésus avec Israël et sur les promesses que Dieu avait adressées à son peuple.

Jésus est le Fils de Dieu ou le Fils du Père. Cet Évangile place un fort accent sur la relation filiale unique de Jésus avec le Père.

Jésus est Dieu, ce qui signifie, entre autres, que la relation de Jésus le Fils au Père est une relation au sein de l’identité spécifique du Dieu unique.

Ces titres indiquent clairement qui est Jésus, mais l’Évangile utilise aussi une profusion de métaphores, symboles ou énigmes pour faire connaître l’identité de Jésus, comme, par exemple, ses fameux « je suis ». Alors que le langage figuratif des Synoptiques se concentre en particulier sur la nature du royaume de Dieu, le langage figuratif de Jean se concentre sur l’identité de Jésus et ce qu’il représente pour son peuple.

L’œuvre de Jésus ?

Il révèle Dieu et donne la vie éternelle. Telles sont les deux manières principales dont Jean caractérise le salut offert par Jésus. Ce ne sont pas des thèmes de premier plan dans les Synoptiques. Jean est le seul à souligner à ce point ces deux aspects de l’œuvre de Jésus : il est venu révéler Dieu et donner la vie éternelle, ce qui représente une forme de participation à la vie même de Dieu.

L’action de Jésus : le « comment »

Au final, il ne peut faire tout cela que parce qu’il est Dieu. Seul Dieu peut révéler Dieu. Seul Dieu peut donner la vie divine, la naissance d’en haut. Plus précisément, Jésus peut révéler Dieu et donner la vie éternelle parce qu’il est le divin Fils du Père. En tant que Fils qui reflète en lui-même la gloire du Père, il peut révéler qui est vraiment Dieu : en cela réside la gloire de Dieu. Le Fils peut donner la vie aux autres, parce qu’il partage la vie divine et éternelle avec le Père, comme l’Unique qui a la vie en lui-même (comme le dit l’Évangile).

L’action de Jésus : les moyens

Comment Jésus révèle-t-il Dieu et donne-t-il la vie éternelle ? À ce sujet, le récit de Jean est intensément centré sur la croix. À bien des égards, dès le chapitre 1, Jean oriente ses lecteurs vers l’événement culminant de la croix et de l’exaltation de Jésus, même s’il le fait souvent de manière énigmatique. La crucifixion, décrite comme l’événement par lequel la gloire de Dieu se révèle, est le trait le plus frappant de la présentation johannique. Le thème est déjà introduit dès les célèbres paroles du Prologue : « Et le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous, et nous avons vu sa gloire, cette gloire que, Fils unique plein de grâce et de vérité, il tient du Père » (1,14) – ce « nous », me paraît désigner principalement Jean lui-même, le disciple bien-aimé. À ce stade de l’Évangile – les lecteurs ne le savent pas encore – ces paroles orientent vers la croix, où Jésus sera glorifié, et Dieu sera glorifié en lui. Des révélations préliminaires de la gloire sont repérables tout au long du récit évangélique, mais c’est à la croix que la gloire de Dieu est pleinement révélée. Comment cela se fait-il ? Comment la souffrance et la mort de Jésus peuvent-elles être « gloire » ? et la croix, nous démontrer qui est Dieu ? Cette énigme typiquement johannique appelle aussi une solution typiquement johannique :

L’amour est la clé

La clé de tout cela est l’amour de Dieu qui se donne lui-même. Le Père donne son Fils jusqu’à la mort, afin que le monde puisse accéder à la vie éternelle ; par ce moyen, Dieu révèle l’étendue extraordinaire et la nature étonnante de son amour.

L’Évangile de Jean compris comme l’Évangile de l’amour 7, p. 64-69. ]

Nous sommes tellement habitués à l’idée que l’histoire de Jésus est avant tout le récit de l’amour de Dieu, que nous pouvons être surpris d’apprendre qu’il s’agit là d’une interprétation typiquement johannique. Les statistiques des termes de vocabulaire utilisés dans les Évangiles sont très révélatrices. Le Tableau 1 indique les données pour les deux verbes signifiant « aimer » ( agapao et phileo ) ainsi que le substantif « amour » ( agap e). Tous ces termes sont beaucoup plus courants dans Jean que dans les autres Évangiles. Ils sont utilisés de diverses manières, mais servent surtout à désigner l’amour des êtres humains pour Dieu et l’amour des personnes les unes pour les autres (comme dans les deux grands commandements). Le Tableau 2 montre que les Évangiles synoptiques ne font jamais mention de l’amour de Dieu, sauf dans les paroles que le Père prononce lors du baptême de Jésus et lors de sa transfiguration, lorsqu’il appelle Jésus « mon Fils bien-aimé » (en utilisant l’adjectif agapetos ). Ils ne mentionnent jamais que Dieu aime une autre personne, et ce n’est qu’à une seule reprise que l’un de ces trois Évangiles affirme que Jésus aime quelqu’un d’autre (Marc 10,21). En revanche, l’Évangile de Jean utilise ces mots douze fois en référence à l’amour de Dieu (pour le monde, pour Jésus, pour les disciples) et dix-sept fois en référence à l’amour de Jésus pour Dieu son Père et pour ses disciples.

Il semble donc que les Évangiles synoptiques ne se présentent pas comme l’histoire de Jésus en tant que démonstration de l’amour de Dieu pour le monde, et ne nous apprennent pas que Jésus révèle l’amour de Dieu ou que l’amour de Dieu nous est parvenu par Jésus. Que devons-nous faire de cette différence ? Nous pourrions partir à la recherche des mentions de l’amour de Dieu dans les Évangiles synoptiques : la miséricorde, le pardon, la compassion, la générosité. Nous pourrions guetter les signes de l’amour de Dieu dans les actes de Jésus : ses guérisons, sa communication du pardon divin, sa mort pour les autres. Avec cette approche, Jean serait en train de nous aider à voir ce que recèlent les autres Évangiles.

Je suggère que lorsque Jean articule toute l’histoire de Jésus autour du thème de l’amour (celui de Dieu et celui de Jésus lui-même), il est en train d’accomplir un objectif qu’il accomplit également autrement par ailleurs : il rend explicite ce que les Synoptiques présentent largement de manière implicite. Par conséquent, Jean nous a laissé un Évangile qui non seulement lui est propre, avec ces caractéristiques distinctives, mais encore, il nous a proposé, dans son Évangile, des manières de lire les trois autres Évangiles. Ayant appris par Jean que l’amour de Dieu est la thématique centrale de l’histoire de Jésus, nous observons qu’il en est de même dans les Synoptiques. Les actes que Jésus y accomplit sont clairement, me semble-t-il, une représentation de l’amour de Dieu pour nous, et sa mort en est la manifestation la plus évidente et accomplie. La plupart des chrétiens qui lisent les Synoptiques sont probablement d’accord. Ils perçoivent effectivement que la démonstration de l’amour de Dieu représente l’objectif principal de Jésus et de sa mission. Mais dans ce cas, qu’ils le sachent ou non, Jean les a aidés à percevoir l’amour de Dieu dans les Synoptiques. Comme je l’ai déjà souligné, l’interprétation spécifique de Jean au sujet de Jésus nous laisse devant cette question : nous éloigne-t-elle ou nous introduit-elle plus en profondeur dans la réalité de Jésus ? Je pense que lorsque Jean nous démontre que l’amour de Dieu est la clé de toute l’histoire de Jésus, l’ensemble de la tradition chrétienne accepte que Jean nous introduit ainsi plus profondément dans la réalité de Jésus.

L’histoire de l’amour divin résumé dans l’Évangile de Jean

Dans le Tableau 3, j’ai divisé l’Évangile de Jean en deux parties. Le tableau montre comment les trois mots clés pour « amour » sont fortement concentrés dans les chapitres 11 à 21.

Mais les chapitres précédents contiennent néanmoins deux textes programmatiques d’une grande importance pour lire tout l’Évangile comme une histoire de l’amour divin. Le premier d’entre eux, dans le Prologue, n’est pas immédiatement reconnaissable, car il ne contient aucun des mots que l’on traduit par « amour ». Mais le thème est néanmoins présent, car dans le Prologue, et seulement là, Jean préfère le mot « grâce » ( charis ), un mot utilisé nulle part ailleurs dans l’Évangile. Dans 1,14 et 1,17-18, Jean relie l’incarnation de Dieu en Jésus à la révélation que Dieu donne de lui-même à Moïse, et qui représente dans la Bible hébraïque la révélation définitive du caractère divin (Exode 33,17-34,8). Moïse n’a pas pu voir la gloire de Dieu ; il n’a été autorisé qu’à entendre Dieu proclamer son caractère (Exode 34,6-7). En Jésus, selon Jean, nous pouvons voir ce que Moïse ne pouvait qu’entendre. En Jésus, nous voyons qui est Dieu. Ainsi, lorsque Jean utilise l’expression « plein de grâce et de vérité » (1,14), il fait écho au vocabulaire clé de la description vétérotestamentaire de Dieu. Dans de nombreuses traductions modernes, ces expressions sont rendues par : « riche en bienveillance et en fidélité » ou une variante de cette phrase. Jean traduit ces mots par : « plein de grâce et de vérité ». Ainsi, Jean écrit dans le Prologue que Jésus a révélé l’amour de Dieu, mais ce faisant, il affirme que tel était déjà le caractère de Dieu présenté dans la Bible hébraïque. Jésus ne révèle pas un nouveau Dieu, mais en Jésus, nous pouvons réellement observer, en chair et en paroles, l’amour divin que Dieu avait fait connaître à Moïse.

La seconde référence programmatique à l’amour de Dieu est le célèbre texte de Jean 3,16 : « Dieu, en effet, a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils, son unique, pour que tout homme qui croit en lui ne périsse pas, mais ait la vie éternelle. » Ce texte est célèbre à juste titre car il résume parfaitement l’interprétation que Jean nous laisse de l’histoire de Jésus. Ces deux déclarations programmatiques annoncent les chapitres ultérieurs de l’Évangile dans lesquels l’amour de Dieu et l’amour de Jésus deviennent des thèmes explicites et fréquents.

Ce n’est qu’au chapitre 11 que l’Évangile évoque explicitement l’amour de Jésus, thème qui se poursuit ensuite jusqu’à la prière adressée au Père au chapitre 17. Dans le chapitre 11, nous apprenons que Jésus aimait Marthe, Marie et Lazare (11,5, cf. 36). De toute évidence, il s’agit du genre d’amour que l’on éprouve pour ses amis. C’est un amour particulier. Mais Jean utilise cette histoire pour faire voir à l’avance l’amour qui emporte Jésus vers la croix. En se rendant à Béthanie et en faisant sortir Lazare de sa tombe, par amour pour ces trois amis, Jésus risquait sa vie. D’ailleurs, dans le récit de Jean, la résurrection de Lazare est l’événement qui déclenche la détermination des autorités juives à faire exécuter Jésus, conduisant ainsi à la croix. Dans ce contexte, il est particulièrement significatif que les émotions de Jésus fassent l’objet d’une évocation aussi forte. Ce passage contient le célèbre verset « Jésus pleura » (11,35) et d’autres mentions d’émotions profondes (11,33, 38). « Voyez comme il l’aimait ! » disent les observateurs ce jour-là (11,36). L’amour que Jésus éprouvait pour Lazare est visible. Cet amour est celui de Dieu sous une forme très humaine, traduit dans la réalité affective de l’amour humain.

Le récit que Jean nous livre de la Passion elle-même commence au chapitre 13 par ces mots d’introduction : « Avant la fête de la Pâque, Jésus, sachant que son heure était venue, l’heure de passer de ce monde au Père, lui, qui avait aimé les siens qui sont dans le monde, les aima jusqu’à l’extrême. » Ici, l’objet de l’amour de Jésus est étendu pour inclure « les siens qui sont dans le monde », et à partir de ce moment, le récit relate la manifestation de cet amour jusqu’à son point ultime, lorsqu’il donne sa vie pour ses amis (15,13).

C’est également dans le contexte de cette histoire que l’on trouve le commandement que Jésus adresse aux disciples de s’aimer les uns les autres (13,34 ; 15,12). Dans les Évangiles synoptiques, Jésus cite la Torah (Lévitique 19,18) en évoquant le commandement d’aimer son prochain comme soi-même. Il en fait l’un des deux plus grands commandements (Marc 12,28-31). Dans l’Évangile de Jean, ce commandement mosaïque est paraphrasé et devient « Aimez-vous les uns les autres ». Lorsque Jésus adresse ce commandement aux disciples, immédiatement après le dernier repas, il l’appelle un nouveau commandement (13,34). Comment peut-il être nouveau alors qu’il provient en fait du Lévitique ? La réponse, je pense, ne se trouve pas dans les mots « Aimez-vous les uns les autres », mais dans la proposition que Jésus rajoute : « comme je vous ai aimés ». Telle est la valeur ajoutée de Jean par rapport au Lévitique et aux Évangiles synoptiques qui, comme nous l’avons remarqué, ne parlent jamais de l’amour de Jésus pour les disciples. Jean, qui souligne bien l’amour de Jésus pour ses disciples, approfondit le sens du commandement de l’amour en le liant à l’exemple de cet amour manifesté par le maître. Dans le chapitre 13, « comme je vous ai aimés » renvoie de manière évidente au lavage des pieds des disciples par Jésus, un exemple qu’il a déjà demandé aux disciples de suivre en se lavant les pieds les uns aux autres (13,14-15). Il définit l’amour comme l’attitude de celui qui est prêt à jouer le rôle d’un esclave, ne se considérant jamais comme étant au-dessus d’un acte de service, quel qu’il soit. Mais lorsque Jésus répète le commandement d’amour au chapitre 15, l’expression « comme je vous ai aimés » se réfère à son exemple qui consiste à donner sa vie pour ses amis. La définition de l’amour est d’être prêt à aller jusqu’à ce sacrifice ultime. Il n’y a pas de plus grand amour (15,12-14).

Ainsi, dans la lecture que Jean nous livre de l’histoire de Jésus, le commandement d’amour mutuel ne se réfère pas seulement à l’amour que nous demandent Dieu ou Jésus. Il s’agit de l’amour incarné par Jésus et qui nous est donné en exemple. Lorsque nous nous rappelons que Jean n’inclut aucun autre enseignement éthique de la part de Jésus, mais qu’il résume tout ce que Jésus exige de ses disciples à ce propos par le commandement d’aimer, il est de la plus haute importance qu’il enracine le sens même de ce commandement dans l’histoire de l’amour démontré par Jésus pour ses amis.

Quelques réflexions pour conclure

Je conclurai cette brève réflexion sur l’Évangile de Jean en tant qu’Évangile de l’amour par deux autres commentaires. Premièrement, puisque c’est l’amour de Dieu que Jésus révèle et manifeste sous forme humaine, le genre d’amour humain que Jean met en évidence est particulièrement significatif. Lorsqu’il veut représenter l’amour de Dieu incarné, reflet de l’amour du Père dans la vie humaine et la mort du Fils, le genre d’amour humain qu’il choisit de représenter est l’amitié, l’amour affectif de quelqu’un qui risque sa vie pour les amis qu’il aime, à l’image de celui que Jésus manifeste pour Marie, Marthe et Lazare. Il s’agit de l’amour qui va intentionnellement jusqu’à la mort pour le bien de ses amis, comme Jésus le fait pour les disciples qu’il appelle amis.

Deuxièmement, je pense que nous pouvons maintenant comprendre à quel point il est significatif que l’auteur de l’Évangile s’appelle lui-même « le disciple que Jésus aimait ». En termes ordinaires, cela signifie qu’il était le meilleur ami de Jésus. Mais cela nous apprend aussi q ue cette expérience de l’amitié de Jésus est justement ce qui a permis au disciple bien-aimé de comprendre ce que signifiait la manifestation de l’amour de Dieu devenu une réalité humaine visible en Jésus. C’est ce qui lui a permis d’écrire un Évangile que nous pouvons appeler l’Évangile de l’amour.

Tableau 1 : « Amour » dans les Évangiles

MatthieuMarcLucJean
agapaō 851337
agape 1107
phileō 51213

Tableau 2 : Dieu aime, Jésus aime *(+1) signale l’utilisation du terme en référence au fils bien-aimé dans la parabole des vignerons (Marc 12,8 ; Luc 20,13).

Dieu aime00110
Jésus aime01011
agapētos
(le fils bien aimé de Dieu)32(+1)*2(+1)*0
phileō
Dieu aime0001
Jésus aime0003

Tableau 3 : « Aimer » dans l’Évangile de Jean

Chapitres 1-10Chapitres 11-21
agapao532
agape1 6
phileo1 12
  1. Voir Richard Bauckham, Gospel of Glory: Major Themes in Johannine Theology [L’Évangile de la gloire : les grands thèmes de la théologie johannique
  2. Pour une discussion des autres différences, voir Bauckham, Gospel of Glory [L’Évangile de la gloire
  3. Ici, je résume les arguments que j’ai présentés au quatrième chapitre ( » Historiographical Characteristics of the Gospel of John  » [Les caractéristiques historiographiques de l’Évangile de Jean
  4. Pour les détails de ma compréhension de l’identité du disciple bien-aimé, voir Bauckham, The Testimony of the Beloved Disciple [Le témoignage du disciple bien-aimé
  5. Il en est de même pour Marthe et Marie. Dans les Synoptiques, elles n’apparaissent que brièvement dans Luc 10,38-42.
  6. Voir Richard Bauckham (ed.), The Gospels for all Christians : Rethinking the Gospel Audiences , Grand Rapids, USA, Eerdmans, 1998 [Richard Bauckham (ed.), La rédaction et la diffusion des Évangiles, Charols, Excelsis, 2014
  7. J’ai brièvement abordé le thème de l’amour dans l’Évangile de Jean dans mon livre Gospel of Glory [L’Évangile de la gloire

Sortie du N°119

Notre N°119 est sorti ce printemps. Découvrez gratuitement en ligne l’article de Michaël de Luca :Les contes de fées, un genre chrétien ? . Consulter également l’ensemble des recensions :

Le numéro complet peut être commandé sur le site de notre partenaire Croire Publications.

Matthieu Arnold , Oscar Cullman

Matthieu Arnold , Oscar Cullman – un docteur de l’Église, – Coll. « Figures protestantes » – Lyon 2019, Éditions Olivétan – ISBN : 978-2-35479-447-7 – 144 pages – € 15.–

Matthieu Arnold, professeur d’histoire de l’Église à la Faculté Protestante de l’Université de Strasbourg est un spécialiste de la Réforme et du christianisme contemporain ; il a publié des ouvrages sur Martin Luther (dont il dirige la publication des œuvres à la bibliothèque de la Pléïade), Calvin, mais aussi, sur Albert Schweitzer, Dietrich Bonhoeffer et Oscar Cullmann.

L’ouvrage recensé ici a le mérite de présenter aux jeunes qui ne le connaissent pas, un théologien du XX e siècle qui m’a personnellement beaucoup marqué et que j’ai été heureux de mieux connaître par ce moyen.

Chapitre 1  : biographie : Oscar Cullmann (1902-1999) grandit à Strasbourg, y fit ses études de théologie et y enseigna comme maître de conférence. En 1938, répondant à un appel de l’Université de Bâle, il fut nommé professeur de Nouveau Testament et d’histoire de l’Église ancienne. Il occupera ce poste jusqu’à sa retraite, en 1972. Sa thèse de doctorat sur Christ et le temps (1945) lui valut une renommée internationale, suivie de nombreuses invitations à donner des cours dans diverses universités : Strasbourg, Paris (École Pratique des Hautes Études – 1948), Rome, etc.

Chapitre 2  : l’interprète du Nouveau Testament : Cullman, bien que marqué par le libéralisme et pratiquant la méthode historico-critique, n’en fut pas moins, durant les années 1940-1960, une alternative à la pensée de Bultmann pour qui la Bible parle un langage mythique qu’il faut démythologiser  ; le Jésus de l’histoire et le Christ de la foi étant inextricablement mêlés, on peut dire que Jésus ressuscite chaque fois qu’on le voit intervenir dans notre vie. Pour Cullmann, au contraire, la foi doit se relier à un fait de l’histoire, au centre de laquelle se trouve la mort et la résurrection de Jésus. Cet événement fondamental partage l’histoire du salut en deux et marque la défaite des forces du mal. Cette défaite ne sera totalement manifestée que lors du retour de Jésus, mais en attendant, nous vivons dans l’espérance, entre le déjà de la victoire assurée et le pas encore de sa totale manifestation.

Chapitre 3 : le Nouveau Testament et la vie chrétienne. À côté de ses publications scientifiques universitaires, Cullmann a eu à cœur d’écrire plusieurs ouvrages destinés à un plus large public – il considérait que cela relevait de son rôle de docteur  – afin de répondre à des questions de circonstances, par exemple sur le baptême des enfants ou la question de l’immortalité de l’âme ou encore la prière. Ce thème lui tenait à cœur (( À ce sujet, il avait bien voulu rédiger un article paru dans Hokhma No 20, 1982 : La prière dans les épîtres pauliniennes . )) et fut l’objet de son dernier livre : La prière dans le Nouveau Testament, Éd. du Cerf, 1995. Sa thèse est que dans ce temps intermédiaire entre la victoire de Pâques et le retour de Jésus, la prière nous fait participer à la lutte de Dieu contre le diable.

Chapitre 4  : Le chrétien dans le monde : Cullmann restera pondéré, solidement ancré au message biblique et fidèle à l’exemple de Jésus qui a su être critique à l’égard des autorités de son temps, sans céder aux violences révolutionnaires de Zélotes (son livre Dieu et César ). Pendant la période nazie, il soutiendra ses collègues théologiens qui s’opposeront à Hitler.

Chapitre 5 : L’unité des chrétiens : d’un esprit conciliant, admirateur de Bucer, Cullmann marqua très tôt un souci pour l’unité des chrétiens. Ses cours à Rome lui permirent d’entrer en contact avec l’Église catholique romaine où ses livres sur Christ et le temps et sur Saint-Pierre lui attirèrent de la sympathie. Ami de Paul VI, il fut hôte lors du Concile Vatican II. Sa vision de l’œcuménisme ne va pas vers une fusion des Églises : l’unité se fera par la diversité : chaque Église a un charisme à faire valoir en le partageant avec ses sœurs qui l’aideront à le purifier – le péché serait d’en tirer orgueil et de le garder pour soi. Ce processus doit se faire sous la conduite du Saint-Esprit, en étant centré sur le Christ.

La conclusion présente un Oscar Cullmann centré sur le Christ et la Bible qu’il refusait qu’on utilise comme prétexte pour suivre une mode théologique ; il a en toutes choses essayé d’appliquer la maxime d’Ép 4,15 : professer la vérité dans l’amour . Il disait : Il faut tout pardonner , mais pas tout justifier théologiquement.

Le livre de Matthieu Arnold constitue une excellente introduction à l’œuvre de ce que grand exégète du nouveau Testament que fut Oscar Cullmann. Espérons qu’il donnera envie de le lire, à ceux qui ne le connaissent pas.

Alain Décoppet

Michel Onfray , Décadence

Michel Onfray , Décadence – vie et mort du judéo-christianisme, Paris 2017, Éditeur : Flammarion, EAN13:978208138092 – 656 pages – CHF 39,20.

Avec Décadence , Michel Onfray, qu’il n’est plus besoin de présenter ici, vient de publier une trilogie intitulée « Brève encyclopédie du monde » : le premier des trois tomes, Cosmos (2015), présente une philosophie de la nature ; le troisième Sagesse (2019) est consacré à la question de l’éthique et du bonheur. Décadence, le deuxième et le seul que j’aie lu, traite de l’histoire de notre civilisation judéo-chrétienne, qui, comme toutes les autres civilisations, va connaître sa fin. Onfray essaie de comprendre pourquoi elle est arrivée maintenant au bord du gouffre… et ce qu’il voit pour après est sombre : un monde pollué, surchauffé, où seuls les plus riches et les plus débrouillards arriveront à survivre en se protégeant des éléments nuisibles à leur vie. Ce sera un monde à deux vitesses, fait d’un côté de surhommes transhumanisés, aux capacités démultipliées par l’intelligence artificielle et les robots, et, d’un autre côté, d’humanoïdes exploités comme des esclaves et utilisés éventuellement comme réservoirs pour organes de rechange !

Selon Onfray, le christianisme est la cause de tous ces malheurs. Mais avant d’aborder cette question, il me faut faire un détour pour tenter de comprendre la clef d’interprétation de son analyse qui ne m’est apparue que plus avant dans ma lecture. En fait, si j’ai bien compris, Onfray s’en prend fondamentalement au « réalisme philosophique » que le christianisme a véhiculé et transmis au monde moderne. De quoi s’agit-il ? Pour bien le comprendre, il faut remonter au Moyen-âge, à la vieille querelle des universaux entre « réalistes » et « modalistes » 1 , et même plus haut, dans l’Antiquité, puisqu’on trouve la même problématique dans la rivalité entre Platon et Antisthène, le fondateur de l’école cynique. Pour le premier, un cheval n’existerait pas sans la « chevalité » ; ce à quoi Antisthène répliqua par la formule devenue célèbre : « Je vois bien le cheval, mais je ne vois pas la chevalité ! ». Onfray voit, à juste titre, me semble-t-il, derrière le « réalisme philosophique », la cause de tous les absolutismes. En effet, si on prétend qu’une idée non évidente est une réalité, et si l’on veut que les choses de la vie deviennent conformes à cette idée, il faudra tôt ou tard recourir à la coercition pour parvenir à ses fins. C’est pourquoi les pouvoirs politiques ont soutenu les réalistes contre les nominalistes comme Guillaume d’Ockham. Dès lors, on comprend pourquoi Onfray a tendance à rejeter les philosophes des idées, comme Platon, Jean Scott Érigène, Rousseau, contre qui il lance une violente charge à cause de la sanglante révolution française dont il serait le père , mais aussi Hegel et son sens de l’histoire, une idée qui a pu donner naissance au marxisme ou au nazisme… Ces derniers penseurs ne se revendiquent certes pas du christianisme, mais ils ont sécularisé une idée absolue et, à l’instar du christianisme, ont tenté de la réaliser par la force – si ce n’est pas eux, du moins leurs héritiers spirituels. C’est pourquoi Onfray a une nette préférence pour les philosophes matérialistes comme Démocrite, Lucrèce et ceux qui leur ont emboîté le pas en faisant des brèches dans le réalisme philosophique, comme Rabelais, Montaigne, etc.

Pour lui, le christianisme est donc responsable des malheurs du monde, pour avoir repris et véhiculé le « réalisme philosophique » jusqu’à l’époque moderne. À la lumière de l’idéalisme platonicien, Onfray se lance, au début de son ouvrage, dans l’analyse de la vie de Jésus et de Paul. Il conçoit Jésus de Nazareth, dont il ne croit guère à l’existence historique, et le Royaume de Dieu, comme des idées à qui les évangélistes ont donné un corps et une réalité. À ses yeux, le plus coupable dans ce processus est Paul de Tarse qu’il accuse de tous les maux, et d’avoir voulu instaurer un ordre divin auquel il faut se soumettre. Et de rappeler Rm 13,1ss, avec son ordre de se soumettre à toute autorité instituée par Dieu : « Ce n’est pas en vain qu’elle porte le glaive ! ». À ses yeux, Paul est un frustré et un impuissant sexuel (son « écharde dans la chair »), qui par dépit avait en haine la chair, haine qu’il a voulu imposer à tous, pour que tous soient comme lui. Constantin a achevé d’instaurer cet ordre divin , en faisant du christianisme la religion d’État ! Onfray peut ainsi mettre le christianisme et l’islam qu’il présente plus loin, sur le même pied. Selon lui, la phase où Mahomet, à La Mecque, a été un prophète paisible et moral correspond au ministère de Jésus. Ensuite, il y a eu la phase de Médine, qui a son pendant chrétien avec Paul, où la religion se pense et s’organise ; enfin la phase militaire, après la conquête de La Mecque par Mahomet, où l’islam s’impose par la force – il trouve son pendant chrétien avec Constantin. Dès lors, la guerre sainte est justifiée, puis l’inquisition, les procès pour sorcellerie, etc.

Si je peux suivre Onfray dans son analyse de l’histoire à la lumière du réalisme philosophique et de ses conséquences néfastes pour notre monde, en revanche l’utilisation de cette clef de lecture est anachronique pour analyser les débuts du christianisme dont les origines se situent en milieu juif où la pensée grecque n’avait pas pénétré en profondeur : ce n’est que plus tard, en s’inculturant dans le monde gréco-romain, que l’Église a adopté les concepts de la philosophie grecque et que la clef utilisée par Onfray peut fonctionner. Mais concernant les débuts du christianisme, au premier siècle, j’ai été éberlué qu’un écrivain de cette renommée fasse preuve d’une ignorance aussi crasse à ce sujet. Pour lui, Jésus est une création de l’Église, une idée devenue réalité. Pour étayer sa thèse, il fait appel, non seulement aux évangiles canoniques, mais encore aux évangiles apocryphes, parfois très tardifs, qu’il met sur le même plan historique, sans faire aucune analyse critique de ses sources. Ses conclusions ne sont plus soutenables aujourd’hui, face aux recherches les plus récentes sur la vie de Jésus. Les critiques, même les plus sceptiques face aux Évangiles, ne doutent plus qu’il ait existé. D’ailleurs Onfray ne tient pas compte de ces travaux récents dans sa présentation ; en tout cas sa bibliographie ne mentionne pas les noms de John Paul Meier, Jens Schrötter, Daniel Marguerat et autres spécialistes reconnus de la question. Les ouvrages indiqués sont souvent anciens. Le plus récent, de Prosper Alfaric, Jésus a-t-il existé ? date de 2005, mais il s’agit d’une réédition, préfacée par Michel Onfray, d’un ouvrage remontant à 1932 ! … et je n’entrerai pas en discussion sur Paul de Tarse ! Une telle méthodologie a de quoi jeter le discrédit sur l’ensemble de ses allégations.

Mais je n’irai pas jusque là, car sa clef de lecture de l’histoire me paraît intéressante, et l’ensemble de son analyse reste malgré tout pertinente : son cri d’alarme doit être entendu. Il me fait penser à ces prophètes bibliques qui voient notre monde foncer tout droit dans le mur. Le fait que Dieu soit absent de sa vision des choses fait qu’il voit lucidement ce qui va arriver si nous continuons à faire les choses sans tenir compte de la volonté du Seigneur !

Alain Décoppet

  1. Le mot réaliste est au faux ami, car la réalité dont il est question est tout sauf réelle ; les réalistes pensent en effet que les idées ont une existence en soi (un cheval n’existe pas sans l’idée de chevalité ) ; pour les nominalistes, par contre, les noms ne sont qu’un instrument pour désigner des choses concrètes (il y a un cheval réel, par exemple, un étalon brun de douze ans qui s’appelle Floquet – mais la chevalité n’est qu’un bruit de la bouche ).

Eusèbe de Césarée, Onomasticon

Eusèbe de Césarée, Onomasticon, – introduction, traduction et notes de Pierre Maraval – Paris 2019, Éditions du Cerf, – ISBN : 978-22-04-13549-8 – 274 pages – € 22.– ou CHF 37.40.

Eusèbe, évêque de Césarée est bien connu comme Père de l’Église et auteur d’une Histoire ecclésiastique qui est un document important pour connaître les trois premiers siècles du Christianisme. L’« Onomasticon », a été écrit avant 325 de notre ère, à la demande de Paulin, évêque de Tyr.

Comme l’indique son titre original : « Sur les noms de lieux dans la divine Écriture », il s’agit d’une nomenclature de 985 lieux bibliques mentionnés dans la Bible et de ce qu’on en savait au IV e siècle de notre ère. Ce livre pourrait être comparé à un embryon de dictionnaire biblique ou à un guide touristique. Eusèbe tire ses renseignements de la Bible, des témoignages d’écrivains antiques, comme Josèphe ou Origène, et parfois de ce qu’il a pu voir lui-même en visitant le pays.

Dans l’antiquité, cet ouvrage a été utilisé par les pèlerins visitant la Terre sainte. Il a été traduit en latin par Jérôme, à la fin du IV e siècle, qui l’a parfois corrigé ou complété.

La traduction de Pierre Maraval donne le texte d’Eusèbe, imprimé en caractères droits, mais aussi celui de Jérôme, quand il diffère de celui d’Eusèbe – imprimé en italiques pour le distinguer.

Les noms de lieux ont été classés par Eusèbe selon l’ordre alphabétique grec. Mais Maraval, a fait précéder chaque entrée du numéro donné dans l’édition de référence de Timm. Un index, à la fin de l’ouvrage permet de retrouver facilement un nom.

Une abondante annotation complète les informations et renvoie à des ouvrages de référence, comme des auteurs antiques ou la Géographie de la Palestine, de Félix-Marie Abel, par exemple.

L’ Onomasticon d’Eusèbe donne un état des lieux de la géographie biblique au début du IV e siècle. On peut le considérer comme un précurseur de nos dictionnaires bibliques actuels. Et pour certains endroits, comme Ainon, cité en Jn 3.22, il fournit un témoignage ancien, précieux pour attester de leur existence et nous renseigner sur ce que les contemporains d’Eusèbe savaient ou disaient du lieu en question.

Alain Décoppet

Jacques Blandenier, Martin Bucer

Jacques Blandenier, Martin Bucer – une contribution originale à la Réforme – Dossier Vivre N o 43, Saint-Prex et Charols 2019 – Éditions Je Sème & Excelsis – ISBN : 978-2-7550-0381-9 – 210 pages – € 12.– ou CHF 17.–.

Jacques Blandenier, pasteur retraité de la Fédération Romande d’Églises Évangéliques (FREE) est un enseignant et auteur bien connu pour ses nombreux ouvrages théologiques et historiques. Il a notamment publié une monumentale histoire des la Mission chrétienne des origines au XVI e s et des Missions protestantes et évangéliques du XVI e siècle à nos jours (2 volumes en tout).

Avec ce Martin Bucer, l’auteur comble un vide, au moins dans la littérature « grand public », sur l’histoire de la Réforme. En effet Martin Bucer est relativement peu connu, éclipsé qu’il fut par les figures de Martin Luther et Jean Calvin. Le réformateur strasbourgeois fut sans doute génial et créatif, mais son esprit conciliant ne fut pas du goût de tout le monde, à une époque où les rivalités entre réformés et catholiques étaient exacerbées. Luther et Calvin, avec leur doctrine bien profilée, leur abondante production littéraire et leur bonne capacité à communiquer ont su se positionner de façon déterminante sur le devant de la scène.

Le livre présente une biographie chronologique de Bucer (1491-1551). Il raconte son enfance à Sélestat (Alsace), son entrée chez les Dominicains, son temps passé à l’université de Heidelberg où il adhère aux idées de la Réforme et rencontre Luther. Mais Bucer, de caractère conciliant, ne se positionne pas tout de suite dans le camp réformé : il sautera le pas quand la radicalisation des positions l’obligera à le faire. Quand il vient s’installer à Strasbourg, après son mariage, il s’intègre à l’équipe pastorale de la ville. Beaucoup plus tolérante que Zurich, Strasbourg accueille des anabaptistes. Bucer est très proche d’eux sur les fondements de la foi. La différence fondamentale est que pour eux, l’Église et la cité sont clairement séparées, alors que pour Bucer et les Réformateurs, elles sont mélangées, comme l’ivraie et le bon grain dans le champ (Mt 13,24ss). Ce « mélange » crée une tension dans l’Église, et par conséquent la cité, entre les chrétiens confessants et ceux qui, n’étant pas renouvelés par l’Esprit, ne veulent pas obéir à l’Évangile : Bucer tentera de solutionner ce problème de deux manières : 1) l’institution de la confirmation qui donnera la possibilité aux jeunes d’être catéchisés et de prendre position ; 2) par la création de petites Églises regroupant les confessants vivant au sein l’Église multitudiniste de la cité ( ecclesiolae in ecclesia) . Cette solution, reprise dès le siècle suivant par le pasteur Spenner, donnera naissance au piétisme et aux divers mouvements évangéliques.

À partir du chapitre 8, Jacques Blandenier, tout en restant dans la trame chronologique, aborde, certains points de la pensée de Bucer, parmi lesquels je relèverai l’importance de la Bible, lue avec prière et avec l’assistance du Saint-Esprit. Bucer fut également un novateur dans la théologie des ministères : emboîtant le pas à la conception luthérienne du sacerdoce universel, il créa à côté du pasteur-docteur, le ministère d’ancien ( Kirchenpfleger ) : il s’agit de laïcs reconnus et désignés pour prendre soin spirituellement des paroissiens. Il institua également le ministère du diacre, chargé, dans une perspective chrétienne, de témoigner de l’amour du Christ par le soin des malades et nécessiteux.

Bucer joua indirectement un rôle important dans l’histoire de la Réforme en étant comme un « père spirituel » pour Calvin, lors de son exil à Strasbourg, entre 1538 et 1541. L’ecclésiologie, la liturgie et le catéchisme de Calvin lui doivent beaucoup.

D’un caractère irénique, Bucer œuvra pour l’unité de l’Église : entre protestants quand, en 1529, il tenta une médiation entre Luther et Zwingli en conflit ouvert à propos de la cène – malheureusement sans succès ; avec l’Église catholique, en 1541, à Ratisbonne, quand dans un ultime essai de réconciliation, il alla très loin dans les concessions qu’il était prêt à accorder. Mais tant du côté catholique que du côté protestant, on ne voulut pas entendre ces propositions.

En 1547, Charles-Quint, vainqueur des protestants, veut recatholiciser son empire. Bucer est contraint de quitter Strasbourg et se réfugie en 1548 en Angleterre. Il y écrira De Regno Christi qu’on peut considérer comme son testament spirituel. Durant les dernières années de sa vie, il jouera un rôle non négligeable pour poser les fondements de l’Église anglicane en création.

Relevons, dans cet ouvrage, une petite imprécision historique à la page 185 : c’est François II et, non Charles II, qui fut l’époux de Marie Stuart, et le massacre de la Saint-Barthélémy eu lieu sous le règne de Charles IX en 1572.

Soyons reconnaissants à Jacques Blandenier d’avoir sorti de l’ombre Martin Bucer et de nous avoir fait découvrir ce réformateur créatif dont l’œuvre est susceptible de nous inspirer encore aujourd’hui !

Alain Décoppet

Jean-René Moret et Christoph Charles, Épîtres aux geeks

Jean-René Moret et Christoph Charles, Épîtres aux geeks : Une approche analogique de la science et de la foi — Romanel-sur-Lausanne 2020, Édition Scripsi — ISBN 9782826020424 — 135 pages — CHF 15, 90 ou € 12, 90.

Ces Épîtres aux geeks se proposent d’éclairer certains aspects de la foi chrétienne difficiles à comprendre, ou parfois simplement difficiles à accepter dans la culture moderne, par une dizaine d’analogies scientifiques (plus deux analogies se rapportant aux jeux vidéos). Les auteurs précisent d’emblée que le livre s’adresse premièrement à toute personne déjà intéressée par ces deux domaines plutôt qu’à un large public (p. 4). Cela dit, ils se sont appliqués à vulgariser les thèmes choisis et écrivent dans un style très accessible, si bien que le tout reste facilement compréhensible pour les non-initiés également. A l’exception de quelques chapitres, leur propos n’est pas premièrement apologétique. Les auteurs n’offrent ni une défense rationnelle de la foi, ni un argument montrant que science et foi ne sont pas incompatibles. Ils présupposent plutôt ces deux éléments et se lancent avec légèreté, et une certaine dose d’humour, dans une série de comparaisons entre la méthode ou les résultats scientifiques d’une part, et la foi chrétienne de l’autre.

Jean-René Moret détient un doctorat en théologie de l’université de Fribourg ainsi qu’un master en physique de l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne. Christoph Charles a obtenu son doctorat en physique théorique à l’École Normale Supérieure de Lyon, et est agrégé de mathématiques. Ils sont donc particulièrement bien équipés pour présenter le sujet en question.

Les douze analogies proposées ne sont pas reliées entre elles et touchent toutes à un aspect différent de l’enseignement du Christianisme. Elles sont par contre organisées de façon similaire ce qui confère à l’ouvrage un bonne unité d’ensemble, malgré la diversité des thèmes choisis. Chaque chapitre s’ouvre par une brève introduction dans laquelle l’auteur introduit la question qu’il souhaite éclairer. Puis, un phénomène naturel est présenté et vulgarisé. La troisième partie développe l’analogie entre le phénomène décrit et la foi chrétienne, puis conclut avec un rappel des éléments essentiels. A part deux chapitres plus longs, chaque analogie est développée sur une petite dizaine de pages.

Les thèmes choisis sont très variés : ils contiennent des concepts théologiques difficiles à comprendre (la trinité, la double nature de Jésus-Christ, la nature du mal, le relation du corps et de l’âme), des obstacles intellectuels à la foi (l’existence de Dieu, la centralité de la crucifixion et de la résurrection, les miracles, l’idée que Dieu ne rend pas sa présence davantage manifeste) et même une image de la vie spirituelle concrète (la réorientation de chaque domaine de nos vies).

Le livre est bien écrit et se lit très facilement. A une ou deux exceptions près, il ne contient aucune discussion technique qui nécessiterait des fondements scientifiques plus avancés chez le lecteur. De petits graphiques ou illustrations viennent régulièrement représenter graphiquement les explications données, ce qui sera une aide certaine pour ceux qui sont moins familiers avec les concepts présentés. Globalement, les analogies proposées sont éclairantes et amusantes, correspondant bien au ton avec lequel les auteurs abordent les questions choisies.

Etant donné la nature du projet, on peut douter que les développements offerts soient convaincants pour des lecteurs sceptiques, mais ils seront enrichissants pour ceux qui sont déjà convaincus, c’est à dire celles et ceux à qui les auteurs s’adressent prioritairement. Dans ce sens, l’exercice est tout à fait réussi.

par Vincent Hirschi

Les contes de fées, un genre chrétien ?

Introduction – en route pour Faërie !

Cet article aurait pu s’intituler « itinéraire d’un auteur devenu chrétien ». Le projet est né de discussions sur les contes de fée et leur rapport avec la foi chrétienne, le rapport entre les deux n’étant pas a priori évident. Pour bon nombre de chrétiens, les contes de fées et la Fantasy sont un genre de littérature fantastique qu’il n’est pas édifiant de fréquenter. Et pour bon nombre de non-chrétiens, il n’y a tout simplement pas de rapport entre cette littérature, qu’ils affectionnent, et la foi chrétienne. Dans ce contexte, le titre de cet article paraîtra peut-être provocateur pour les uns comme pour les autres. Comment peut-on affirmer que les contes de fée sont « un genre chrétien » ?

Ce qui va suivre ne sera pas une longue démonstration théologique, ni une étude universitaire pointue. Je laisse à d’autres, bien plus qualifiés que moi, le soin d’écrire une théologie de la Fantasy . Pour ma part, je me contenterai ici d’évoquer mon parcours d’auteur, et aussi de chrétien, en décrivant les rencontres littéraires qui m’ont marqué et qui ont fait progresser ma pensée. Je ne peux que remercier ici mon cher ami Yannick Imbert 1 qui a été l’initiateur de ce projet en mettant entre mes mains les lectures qui seront commentées dans cette contribution.

Parmi les rencontres marquantes que j’ai pu faire au cours de mes lectures, on trouve deux auteurs bien connus du public français, notamment grâce à l’adaptation de leurs oeuvres sur grand écran, et deux auteurs moins connus. J.R.R. Tolkien est le plus fameux de tous dans le domaine de la Fantasy , il est même considéré à bien des égards comme le père fondateur de ce genre littéraire, du moins tel que nous le connaissons depuis la deuxième moitié du 20e siècle 2 . Le Hobbit et la trilogie du Seigneur des Anneaux sont des romans qui ont marqué leur génération. C.S. Lewis est aussi un auteur connu et très prolixe dans bien des domaines. Les Chroniques de Narnia , sa séries de romans en sept volumes, est devenue un classique de Fantasy . Trois de ces romans ont été adaptés au cinéma 3 . Parmi les auteurs moins connus mais dont l’influence n’est pas négligeable, nous parlerons aussi de G.K. Chesterton et de G. MacDonald. Le premier a particulièrement influencé la pensée de Tolkien, le deuxième davantage celle de Lewis. Ces deux auteurs sont à bien des égards des précurseurs. Tous les quatre ont écrit et réfléchi au sujet de l’origine, de la valeur et de la portée des contes de fées et de l’imaginaire fantastique en général.

Je n’entrerai pas dans tous les détails dans cette modeste contribution, le temps et l’espace me manqueraient. Pour chaque auteur, je commenterai un texte clef et je mentionnerai simplement le ou les éléments de sa pensée qui ont été, pour moi, des pierres dans l’édification d’une réflexion chrétienne concernant les contes de fées. Mais que le lecteur me permette d’abord de commencer ce voyage aux pays des elfes par un court récit autobiographique.

J’ai grandi à la campagne, dans une famille non-pratiquante. Promenades et cabanes dans les arbres étaient les loisirs de mon enfance en compagnie de quelques lutins. C’est à l’âge de l’adolescence que j’ai commencé à m’abreuver de Fantasy sous toutes ses formes 4 . Fées, dragons et autres elfes nourrissaient mon imagination et j’espérais parfois apercevoir l’une de ces créatures fantastiques au détour d’un sentier, dans une grotte ou sur un tronc moussu, au gré de mes promenades et de mes rêveries.

Au bout d’un moment, riche de tout cet imaginaire, il m’a semblé que la porte d’entrée dans Faërie 5 pouvait bien se trouver dans l’écriture. C’est ainsi que j’ai commencé à griffonner quelques histoires, à écrire pour des amis et, de fil en aiguille, j’en suis venu à écrire mon premier roman intitulé Naïla ou la légende de la larme de vie 6 . C’est un conte de fée mignon qui se déroule dans un univers de Fantasy où une jeune elfe, dénommée Naïla, part à la recherche de sa mère et rencontre en chemin toute une foule de personnages hauts en couleurs, avec qui elle va vivre des aventures rocambolesques. Et, bien entendu, au bout d’une longue et périlleuse quête, tout est bien qui finit bien.

Pour ma part, ma quête spirituelle s’est concrétisée par le baptême, un an après la publication de ce premier roman. Avec le baptême, je suis entré dans un monde extraordinaire : celui de la foi chrétienne. Un monde enthousiasmant, merveilleux, plein de magie et de périls ! Comprenons-nous bien : par « enthousiasmant » j’entends « plein de la présence de Dieu », par « merveilleux » j’entends « d’une beauté spirituelle », et « plein de magie » non pas la science cachée des magiciens, mais « la présence de l’extraordinaire au sein d’un monde ordinaire », et par « périls » il faut comprendre « la notion d’aventure ». Quelle aventure, en effet, de découvrir et de vivre avec d’autres la foi en un Dieu Créateur, Rédempteur et Consolateur.

J’ai pourtant rapidement découvert, au contact de mes frères et soeurs chrétiens, que l’imaginaire et la foi ne faisaient pas forcément bon ménage. Certes, personne ne m’a jamais dit ouvertement que ce n’était pas bien de lire ou d’écrire de la Fantasy . C’était juste dans l’air, cette idée sous-jacente que fées, elfes et surtout dragons ! n’avaient pas leur place dans la vie du chrétien. Sans doute par crainte d’un mauvais mélange des genres : on ne veut probablement pas risquer de discréditer la foi en la mêlant avec l’imaginaire. Et puis, le dragon a mauvaise réputation dans le récit biblique 7 , c’es t un fait. J’ai donc appris, implicitement, à tracer une frontière hermétique entre ce qui relève du domaine de la foi, et ce qui relève de l’imaginaire fantastique.

Quelle ne fut pas ma surprise, dans ce contexte de pensée, en découvrant que ceux qui ont, pour ainsi dire, inventé la Fantasy étaient des chrétiens authentiquement croyants et engagés. Tolkien et Chesterton étaient catholiques pratiquants, Lewis anglican, McDonald a même été pasteur pendant un certain temps. Au travers de ces auteurs, j’ai découvert qu’il existe bel et bien un sentier qui relie le pays des elfes et le pays des humains, qu’ils soient croyants ou non. C’est ce sentier, étroit et parsemé d’embuches, que je vous propose de suivre avec moi jusqu’au royaume de Faërie .

G.K. Chesterton – « L’éthique du pays des elfes »

J’ai fait la connaissance de G.K. Chesterton lors d’un voyage en train. Je ne l’ai pas rencontré personnellement, bien entendu. Gilbert Keith Chesterton a vécu de 1874 à 1936 au Royaume-Uni. À bien des égards, Chesterton est un auteur énorme, par sa taille — l’individu mesurait plus d’1m90 et près de 130 kilos — et énorme par sa production littéraire. Chesterton a écrit des romans, des poèmes et des essais en grand nombre. Sa pensée a influencé toute une génération. Pourtant, Chesterton reste un auteur assez peu connu en France, et c’est bien dommage, car son style franc, son humour anglais, et son enthousiasme communicatif méritent d’être connus.

C’est donc lors de ce voyage en train que j’ouvre pour la première fois cet ouvrage édité il y a un siècle et dont le titre n’est pas forcément accrocheur de prime abord : Orthodoxie 8 . À l’intérieur, ce n’est pourtant pas un traité de théologie dogmatique, mais plutôt ce que Chesterton qualifie lui-même d’autobiographie débraillée. Chesterton raconte avec emphase son cheminement de foi, ce qui l’a conduit à devenir, ou redevenir chrétien, et il se trouve que les contes de fée n’y sont pas pour rien.

à ce stade, certains lecteurs se diront sans doute : « oui, certainement, le fait de lire des histoires de petits personnages fantastiques qui n’existent pas prédispose sans doute à croire les histoires invraisemblables contenues dans la Bible ». Sous-entendu : il faudrait être fou pour croire à de telles balivernes. Chesterton prend le contrepied de cet argument dans les chapitres qui précèdent celui qui nous intéresse. Il démontre au contraire que celui qui ne croit qu’en sa propre raison est un malade mental 9 . Le fou, selon Chesterton, c’est celui qui pense être rationnel alors qu’il a, en réalité, abandonné tout bon sens. C’est dans le quatrième chapitre intitulé « l’éthique du pays des elfes » 10 que Chesterton explique comment les contes de fée ont joué un rôle important dans son cheminement intellectuel et spirituel.

Dans ce chapitre, Chesterton va nous raconter ce qu’il appelle sa « religion naturelle », c’est-à-dire sa façon première et naïve de croire, et comment cela l’a aidé sur le chemin de la foi vers l’orthodoxie chrétienne, un chemin qui, d’après ses propres mots, est un chemin surprenant ( startling ). Ses premières certitudes dans la vie, c’est au jardin d’enfants qu’il les a acquises. Pour Chesterton, le pays des fées est le pays du bon sens. Ce royaume fantastique est bien plus raisonnable, d’une certaine façon bien plus logique, que le monde réel. En fait, c’est le monde réel qui semble anormal comparé au merveilleux royaume des fées 11 .

Chesterton précise ce qu’il entend par raisonnable : c’est plus particulièrement sur le plan éthique et philosophique que les contes de fées sonnent juste. En effet, ces histoires ont des vertus pédagogiques incontestables : elles nous enseignent ce que Chesterton qualifie de « nobles et sains principes ». Il faut préciser qu’à l’époque où il écrit, les contes étaient sérieusement critiqués, à la fois pour leur aspects irréel, mais aussi sur le plan de leur intérêt pédagogique. Fallait-il ou non laisser les enfants lire des contes de fées ? La question ne se poserait plus en ces termes aujourd’hui. Mais elle pourrait sans doute s’appliquer à d’autres domaines qui touchent les distractions des enfants. Mais revenons aux contes de fées. Chesterton cite comme exemple Cendrillon, cette jeune personne humble et travailleuse qui se retrouve, malgré les circonstances difficiles de sa vie, exaltée au point de devenir l’épouse d’un prince. La Belle au bois dormant, pour sa part, transmet l’idée qu’il y a un espoir de vaincre la malédiction de la mort et de voir ceux que l’on aime revenir à la vie.

Ce qui intéresse Chesterton ici, c’est la vision du monde qui se dégage des contes de fées. Les valeurs du pays des elfes ont forgé en lui, explique-t-il, une façon de concevoir le monde qui ne s’est pas démentie au fil du temps, bien au contraire. Selon lui, la nature même des contes de fée est de donner un éclairage sur la réalité.

Les contes sont des fictions, certes, mais qui sont « raisonnables » au sens fort du terme, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas dépourvus de raison ni de logique, bien au contraire. Ils sont souvent plus raisonnables que la réalité elle-même, dirait Chesterton. Sa façon de le démontrer est ce qu’il appelle le « test de l’imagination ».

Son exemple est le suivant : au pays des elfes, deux arbres plus un arbre font bien trois arbres, et on ne peut pas imaginer autre chose. Mais on peut tout à fait imaginer des arbres qui porteraient autre chose que des fruits, comme des chandelles ou des tigres pendus par la queue 12 . Il n’y a donc pas de nécessité absolue que l’arbre porte des fruits au pays des elfes, mais par contre la façon de compter les arbres ne change pas. Autrement dit, les contes de fées conservent la logique de la raison, mais ne prennent pas pour absolue nécessité ce que nous appelons des faits scientifiques. Chesterton dit que la science se fonde sur l’observation d’étranges répétitions 13 do talk as if the connection of two strange things physically connected them philosophically. They feel that because one incomprehensible thing constantly follows another incomprehensible thing the two together somehow make up a comprehensible thing. » ] , ce qui n’est pas équivalent à une loi absolue, contrairement à l’éthique ou aux lois morales. Chesterton poursuit en prenant l’exemple du pick-pocket et celui de l’œuf et de la poule. On sait pourquoi un pick-pocket doit aller en prison : c’est parce qu’il a fait quelque chose de mal. On comprend intuitivement le lien logique sur le plan éthique, alors qu’on ne peut pas expliquer pourquoi un œuf donne nécessairement un poussin. Quel est le lien logique entre l’œuf et le poussin, quel est le principe ? La simple observation ? Ne peut-on pas imaginer autre chose ?

De la même façon, il n’est pas illogique que, dans les contes de fées, embrasser un crapaud puisse donner un prince. C’est qu’il y a quelque chose qui explique cette transformation : la magie. Ce n’est pas la magie au sens occulte dont parle Chesterton ici, mais la magie dans le sens de causalité merveilleuse. La magie est le principe qui, dans les contes de fées, explique de façon logique comment un crapaud peut devenir un prince s’il est embrassé par une princesse. Mais cela n’a pourtant rien d’automatique, car la magie, pour fonctionner, implique souvent une condition : c’est de croire que ça va marcher. Pour Chesterton, la magie au sens des contes de fées rend toutes choses merveilleuses car elle repose sur la foi que nous avons dans ces choses et dans l’effet qu’elle peuvent produire.

Chesterton nous dit que le champ sémantique de l’enchantement dans les contes de fées est la meilleure façon de décrire… la réalité ! La Nature même est un enchantement 14 . Au lieu de la froideur des descriptions scientifiques, Chesterton préfère se dire que tout le réel est enchanté, tout est magique, le moindre arbre qui porte du fruit, c’est un miracle. Le miracle n’est pas à prendre au sens religieux dans ce contexte. Le langage des contes de fées est « simplement rationnel et agnostique » 15 d’après Chesterton.

Regarder le monde avec un oeil d’elfe, c’est apprendre à s’émerveiller de tout, des choses du quotidien le plus banal, comme le ferait un enfant. Chesterton note que les enfants en bas âge sont les seules personnes qui seraient capables de vraiment s’amuser en lisant un roman réaliste, car les enfants ont cette capacité naturelle à s’émerveiller de tout ce qui semble naturel aux adultes.

Le conte de fée fait écho au réel pour rappeler au lecteur à quel point son propre monde est enchanté, à quel point il est magique, surnaturel en somme. La magie du conte de fée est d’enchanter le réel ou plutôt de le ré-enchanter. Le problème, selon Chesterton, c’est que l’homme moderne a oublié qui il est et d’où il vient (mais il n’introduit pas encore les concepts chrétiens de Chute et de Paradis). Si les contes de fées nous font rêver en nous décrivant des arbres sur lesquels poussent des pommes dorées, c’est pour nous rappeler à quel point il est merveilleux que nos pommes soient vertes ou rouges. La magie du pays des elfes est de nous faire prendre conscience à quel point notre monde est merveilleux et plein de richesses. Ce regard elfique et enfantin sur les choses devrait nous conduire à la joie et à la gratitude, qui sont deux valeurs fondamentales des contes.

Mais en ce qui concerne la joie, Chesterton précise que, dans les contes de fées, cette joie est souvent attachée à une condition. C’est ce qu’il appelle « la doctrine de la joie conditionnelle » ( the doctrine of conditional Joy ). Le bonheur dans les contes de fées est toujours suspendu à une condition, un « si » souvent ténu comme un fil auquel serait tenu tous les éléments de cette joie merveilleuse. Et il ajoute qu’au pays des elfes, il y a toujours une joie immense, une liberté ineffable, mise en balance avec une toute petite condition 16 , et c’est d’ailleurs ce qui fait tout le suspens et l’intérêt de l’histoire. Déjà en cela se dessine en filigrane le récit biblique de la Genèse et de l’arbre du jardin d’Eden. Mais pour le moment, Chesterton prend l’exemple des chaussures de verre de Cendrillon. Le verre symbolise justement ce qui est beau et fragile, ce bonheur qu’un rien suffirait à briser. C’est le symbole même de la vie, selon Chesterton. Et il ajoute que le monde et la vie sont comme le cristal, terriblement beaux mais aussi terriblement fragiles. Et il fait la différence ici entre ce qui est fragile et ce qui est périssable : le verre peut se briser au moindre choc, mais il peut rester intact indéfiniment si on ne le touche pas. Ainsi, nous dit Chesterton, il semble que le bonheur de l’homme soit suspendu à une infime condition, que l’on ne comprend pas forcément, mais de laquelle tout dépend 17 .

Chesterton ne trouve pas injuste que le bonheur du monde soit suspendu à une seule interdiction, aussi bizarre soit-elle. C’est que le monde, en lui-même, est déjà une merveilleuse bizarrerie, et il veut juste en accepter les règles telles qu’elles se présentent à lui, sans quoi c’est le monde lui-même qu’il faudrait remettre en question. Cendrillon ne demande pas pourquoi le carrosse redevient une citrouille après minuit, elle l’accepte comme tel et tache d’en profiter au mieux. En fait, le sentiment de Chesterton, ou du philosophe du pays des fées, est que le monde est comme une œuvre d’art : le fait que la fleur soit rouge n’est pas un hasard, c’est un choix artistique unique. Le sentiment qui s’exprime alors est celui qu’il y a un artiste derrière ce choix. Cela aussi est une position agnostique : l’œuvre d’art témoigne du fait qu’il y a un artiste, c’est ainsi que le monde témoigne de son Créateur.

Chesterton va jusqu’à considérer qu’il y a, dans la répétition des phénomènes naturels, une sorte de liturgie. à l’inverse des rationalistes qui supposent que, quand une chose se répète, c’est probablement la mécanique d’une machine sans vie (comme une grande horloge), pour le philosophe du pays des elfes, la répétition est signe d’un enthousiasme qui caractérise la vie. Le soleil se lève chaque matin, mais Chesterton ne se lève pas tous les matins. S’il reste au lit alors que le soleil se lève, c’est bien par manque d’énergie. Le soleil, lui, n’est jamais épuisé au point de ne pas se lever ou bien, nous dit Chesterton, c’est peut-être parce que Dieu l’encourage à se lever chaque matin. Pour Dieu, la répétition n’est pas monotone, elle est l’élan même de la vie.

Cela nous écarte un peu des contes de fées, quoi que pas tant que cela. Chesterton en vient à conclure son propos en répétant que, dans sa vision des choses, le monde a toujours été plein de magie. Et si la Nature est si merveilleuse, c’est probablement qu’il y a un Enchanteur qui l’a voulu ainsi. Il reprend la métaphore du conte pour dire aussi qu’il a toujours ressenti la vie comme une histoire « et s’il y a une histoire, c’est qu’il y a un Conteur » 18 . Voil à sur quelle piste de réflexion nous poussent les contes de fées : découvrir ou redécouvrir la magie du monde dans lequel nous vivons et supposer que, si la Nature est une œuvre d’art merveilleuse, c’est qu’il y a un merveilleux Artiste. À ce stade du développement de sa pensée, Chesterton n’avait pas encore la moindre notion de théologie chrétienne. C’est à la lecture des contes de fées, et en aimant la Nature, que Chesterton est parvenu à cette conclusion qu’il a qualifiée plus haut de logique et agnostique.

Voilà comment se termine ce court chapitre sur l’éthique du pays des elfes. Je ne peux qu’inviter mon lecteur à découvrir par lui-même l’oeuvre et la pensée de G.K. Chesterton, et notamment l’essai ( Orthodoxy ) dans lequel se trouve le texte que j’ai résumé ici. Mais pour le moment, poursuivons notre parcours en suivant les pistes de réflexion proposées par C.S. Lewis.

C.S. Lewis – Of Other Worlds

Clive Staples Lewis (1898-1963) est un homme qui a plus d’une corde à son arc : auteur, poète, historien, théologien et apologète. Connu, reconnu, étudié et cité bien au-delà des cercles chrétiens, C.S. Lewis reste pour moi un personnage fascinant et intriguant sous bien des aspects. Voici comment j’ai fait sa connaissance : notre rencontre s’est faite en deux étapes distinctes et pour le moins surprenantes.

Mon premier contact avec C.S. Lewis fut peu de temps après ma conversion. Ce n’est pas rare, en effet, d’entendre un prédicateur citer, ici ou là, un passage de C.S. Lewis. En effet, Lewis est un auteur très accessible, qui sait dire des choses pertinentes sur la foi chrétienne, de façon simple et concise. À bien des égards, Lewis est l’un des apologètes chrétiens les plus influents du XX e siècle. Il est donc pratiquement impossible de passer à côté, pour ainsi dire. J’étais donc bien au courant que C.S. Lewis était devenu au cours de sa vie un chrétien engagé, mais je ne connaissais que la partie apologétique de son oeuvre jusqu’au jour où, en 2005, je vis cette grande affiche de cinéma avec une magnifique tête de lion au centre et ce titre en lettres rouges : Narnia .

Narnia fut une surprise pour moi, pour ne pas dire une surprise sidérante. En regardant cette grande affiche, je me rends compte tout à coup que Narnia est l’adaptation d’un roman de… C.S. Lewis ! Intrigué, incrédule, je rentre dans le centre commercial le plus proche et je me dirige vers la librairie. Là, marketing oblige, je tombe immédiatement nez-à-nez avec une pile de livres mis en avant sur un présentoir : Narnia , les sept volumes compilés en un seul livre assez épais, avec la même face de lion sur la couverture. Je l’ouvre pour glaner quelques informations sur l’auteur et je découvre effectivement que c’est bien le même C.S. Lewis que celui dont j’avais déjà entendu parler. « Mais, comment est-ce possible ? » me dis-je. Comment un auteur chrétien renommé peut-il aussi être un auteur de fiction renommé, et cela au point de donner lieu à une adaptation cinématographique grand public ?

J’ai donc acheté le livre, que j’ai lu intégralement avant d’aller voir le film, et j’ai été globalement impressionné par cet univers fantastique qui, à mes yeux, sait combiner à la fois la magie imaginaire des contes de fées et un message chrétien tout à fait transparent. J’ai pu découvrir ainsi que, non seulement les essais de Lewis sont d’une grande qualité apologétique, mais même ses écrits fantastiques parviennent à communiquer efficacement sa vision du monde. Je reste aujourd’hui encore émerveillé par ce tour de force et je connais peu d’auteurs capables, comme lui, de laisser aller leur imagination librement tout en communiquant aussi clairement les valeurs de l’évangile.

Paradoxalement, Lewis a très peu écrit pour expliquer sa façon de procéder. Sa vision des contes de fées en général, il affirme l’avoir héritée de George McDonald 19 . C.S. Lewis était aussi un grand ami de Tolkien, avec qui il a beaucoup partagé sur la foi et sur l’écriture. Lewis a exposé sa vision de l’écriture des contes de fées dans une lettre polémique intitulée « trois façons d’écrire pour les enfants » 20 .

Selon C.S. Lewis, il y a trois façons d’écrire pour les enfants, deux bonnes et une généralement mauvaise. Nous pouvons résumer ces trois façons d’écrire ainsi : la mauvaise façon, c’est écrire dans un but commercial, juste pour donner au public ce qu’il veut lire, ce qui est à la mode. Mais qui est qualifié pour savoir ce que les lecteurs ont envie de lire, si ce n’est un éditeur en quête de profits ? Souvent cette façon d’écrire ne produit pas des oeuvres de qualité qui valent la peine d’être lues. La deuxième façon consiste à écrire de la littérature pour enfants de qualité, en cherchant à produire le meilleur pour le jeune public. La troisième façon consiste à écrire « sous forme de littérature pour enfants » car c’est le style qui convient, même si les enfants ne sont pas le principal public visé 21 . Le but ici n’est pas de correspondre à un public ciblé. L’intérêt se place plutôt du côté de l’auteur.

Lewis critique les auteurs qui cherchent seulement à donner au lecteur ce qui est à la mode. Lui écrit ce qu’il aurait aimé lire. Autrement dit, Lewis cherche d’abord à écrire ce qui lui plait plutôt que de chercher à plaire à un public hypothétique. Il admet cependant que les enfants sont un public particulier, mais les enfants ne sont pas « une race à part » de l’humanité, pour ainsi dire. L’écrivain pour enfant n’est pas un anthropologue, ni un commercial, c’est un homme qui parle à un autre homme, mais sur un niveau de compréhension différent. Pourquoi donner aux enfant une littérature – comparée ici à de la nourriture – que nous ne mangerions pas nous-mêmes en tant qu’adultes 22 ?

En ce qui concerne plus particulièrement les contes de fées, C.S. Lewis les classe comme un sous genre de la Fantasy qui n’est pas exclusivement réservé aux enfants, mais qui peut aussi plaire aux adultes. On retrouve d’ailleurs ce principe dans les dessins animés contemporains, qui sont conçus pour plaire à la fois au jeune public, mais avec des références et des réflexions qui peuvent aussi amuser ou faire réfléchir les adultes. Lewis dit que l’association entre conte de fée et monde de l’enfance est tout à fait fortuit. à ce propos, il fait référence à l’essai de Tolkien sur les contes de fées 23 que nous verrons par la suite.

Ce qui intéresse Lewis tout particulièrement, c’est le fait que le conte de fée est le genre littéraire le plus approprié, selon lui, pour créer un monde autre mais qui serve de « commentaire sur la vie » de notre monde. On retrouve ici la portée éthique des contes de fées telle que Chesterton la définissait précédemment. Les contes de fées sont une façon de se regarder dans le miroir, de se connaître mieux soi-même. Ce que Lewis apprécie notamment dans la Fantasy en général, ce sont les personnages non humains (géants, fées, lutins, etc.) qui se comportent pourtant de façon très humaine. Selon Lewis, ils forment des types psychologiques bien plus efficacement définis que de longues études de psychologie. Ils donnent, à grands traits parfois caricaturés, un portrait des comportements humains.

Dans sa lettre, C.S. Lewis s’attaque ensuite aux principales critiques adressées aux contes de fées de son temps. Il cite trois arguments qu’il réfutera ensuite. Ces trois accusations sont les suivantes : 1) les contes de fées donnent aux enfants une fausse vision du monde, 2) ils les encourage à se réfugier dans l’imaginaire au lieu d’affronter la vraie vie et 3) la littérature fantastique, en général, tend à faire peur aux enfants. Ce dernier argument n’aurait, me semble-t-il, plus beaucoup de poids dans notre contexte actuel. Il est avéré aujourd’hui que les enfants aiment et ont besoin de se faire peur. Mais pour ce qui est des deux premières critiques, et en particulier de la première : qui n’a jamais entendu quelqu’un se plaindre que les contes de fées finissent toujours bien, que les princesses trouvent toujours chaussure à leur pied, et vivent heureuses dans un palais doré avec un prince au sourire étincelant ? Ne dit-on pas à quelqu’un d’idéaliste, notamment en amour : « toi, tu crois trop aux contes de fées » ? Aujourd’hui encore, les contes de fées sont accusés de déformer la vision de la réalité en créant de fausses attentes.

C.S. Lewis prend le contrepied de cet argument en montrant, au contraire, que les contes de fées nous préparent à affronter la vrai vie. Tout d’abord, il affirme qu’il ne faut pas sous-estimer le sens critique des enfants. Aucun enfant ne s’attend vraiment à ce que le monde réelle soit comme les contes de fée. Il y a bien une frontière entre Fairyland et notre monde, même si elle est parfois perméable. Au lieu de favoriser une fuite dans l’imaginaire, les contes de fées nous font réfléchir sur le monde dans lequel nous vivons. Le conte de fée fait naitre et développe en nous un désir étrange de quelque chose de plus grand, de plus profond, de plus beau 24 . Ce désir qui résonne en nous : c’est l’idée que le monde est enchanté 25 . Les contes de fées nous élèvent moralement et intellectuellement. Ils nous équipent de bonnes valeurs pour affronter le monde réel.

Au sujet des peurs générées par les contes, Lewis admet que les contes de fées ne doivent pas faire peur, dans le sens d’alimenter des phobies chez l’enfant, mais ils peuvent faire peur dans le sens d’une peur naturelle face au danger, danger qui peut toujours être surpassé par le courage. Essayer de préserver les enfants de ce genre de peur c’est essayer, en fait, de les faire échapper à la réalité du monde dans lequel nous vivons. En effet, notre monde est un monde où existent la violence, la souffrance et la mort, mais aussi l’aventure, l’héroïsme et le bien. Au lieu de la fuite et de la lâcheté, les contes de fées, s’ils sont bien faits, nous encouragerons plutôt à la bravoure 26 .

C.S. Lewis conclut en revenant sur le récit en tant que relation entre l’auteur et son lecteur : celle-ci devrait être comme un dialogue. L’auteur devrait se soucier de parler à son lecteur d’égal à égal, quel que soit son âge. Ce qui me concerne le concerne, ce n’est que le niveau d’expression qui est différent en fonction du public. Les enjeux que l’auteur présente dans ses histoires doivent pouvoir interpeller le jeune lecteur autant que le lecteur plus âgé.

Dans cette courte contribution, C.S. Lewis aura donc défendu avec brio les contes de fées comme genre littéraire propre à transmettre de nobles valeurs. Pour C.S. Lewis, ce genre littéraire était donc, à juste titre, le genre le mieux adapté à l’écriture d’un roman comme Narnia , pétrie de valeurs chrétiennes. Tolkien, dans son essai sur les contes de fées, va plus loin en considérant non pas l’utilité littéraire des contes, mais la nature profonde de tout conte de fée.

J.R.R. Tolkien – Des contes de fées

Qui n’a jamais entendu parler de J.R.R. Tolkien 27 (1892-1973) et du Seigneur des Anneaux ? Ce roman – cette trilogie plus exactement – a eu un succès phénoménal dans les années 1960 aux Etats-Unis, de l’ordre du fait de société sur les campus américains 28 . Plus tard, au début des années 2000, l’adaptation de la trilogie au cinéma par Peter Jackson a elle aussi eu un succès remarquable 29 , ce qui a contribué à faire connaître l’oeuvre de Tolkien à un public plus large, public qui n’était pas forcément familier avec le genre littéraire de la Fantasy . Impossible donc, même en vivant dans une grotte, de ne pas connaître au moins de nom celui qui est considéré comme l’un des pères fondateurs de la Fantasy .

Tolkien est bien évidemment un auteur important, si ce n’est le plus important dans mon cheminement d’auteur chrétien. Mais le mariage entre auteur et chrétien dans mon cas n’a pas été évident, comme je l’ai dit en introduction. Pour moi, Fantasy et foi chrétienne étaient deux mondes biens distincts, sans communication possible. Quand j’ai reçu en cadeau la trilogie du Seigneur des Anneaux , je n’étais pas du tout chrétien, et celui qui m’a fait ce cadeau non plus à l’époque. J’ai commencé à apprécier le monde de la Fantasy avec les « histoires dont vous êtes le héros », ces romans à choix multiples dont l’aventure évolue en fonction des décisions du lecteur. Souvent, ces romans étaient inspirés de l’univers du jeu de rôle Donjons et Dragons. J’étais aussi un grand fan du jeu de cartes à collectionner dénommé Magic l’Assemblée, lui-même inspiré des univers de jeux de rôle. Et je savais, sans l’avoir encore lu, que tout cet univers de Fantasy était issu d’une seule source : le Seigneur des Anneaux de Tolkien. Mes parents possédaient d’ailleurs une vieille édition de Bilbo le Hobbit dans leur bibliothèque, mais je n’avais jamais eu la curiosité de le lire jusqu’au jour où cet ami m’a offert ce beau volume illustré de la trilogie du Seigneur des Anneaux .

Dans l’été qui a suivi, j’ai lu le Hobbit et le Seigneur des Anneaux et j’ai été fasciné par ce monde peuplé de nobles elfes, de courageux hobbits, de valeureux nains, de terribles orques, sans oublier l’anneau magique et son redoutable pouvoir. Très vite, le Seigneur des Anneaux est devenu la source de mon inspiration littéraire, mais sans que je sache quels étaient les présupposés de l’auteur qui avait écrit ces lignes.

Pourtant, ce n’est pas pour rien que le monde du Seigneur des Anneaux est aussi fascinant. Cela tient bien entendu aux qualités littéraires du roman, à la profondeur inégalée de l’univers décrit, au charisme héroïque des personnages, mais aussi au fait que Tolkien, en tant qu’auteur, a réfléchi en profondeur au sens et à la portée de la Fantasy en tant que genre.

C’est dans un essai intitulé « Des contes de fée » 30 que Tolkien développe sa vision de la Fantasy . Sa première remarque est que ce que l’on appelle « conte de fée » ne parle pas forcément de fée seulement, mais du pays des fées 31 . C’est du royaume de Faërie dont il s’agit dans les contes de fée, pays peuplé de créatures fantastiques, univers enchanté et périlleux pour les mortels que nous sommes. Ce qui fait la caractéristique du pays des fées, c’est sa « magie ». La magie des contes de fée est à la fois un élément merveilleux et sérieux qu’il ne faut pas prendre à la légère. Là encore, la magie ne se réduit pas à l’art occulte des magiciens, mais décrit la nature spécifique du monde enchanté qu’est Faërie .

Tolkien exclut du genre « conte de fée » les récits de voyages, même extraordinaires (comme Gulliver), les fables d’animaux (même si dans les contes de fée les animaux sont souvent doués de parole) et les histoires fantastiques qui utilisent le ressort du rêve. Pour Tolkien, le conte de fée doit être présenté comme vrai, sans artifice qui expliquerait la magie.

Sur l’origine des contes de fée sur le plan littéraire, Tolkien indique que c’est une question difficile : ce serait comme demander quelle est l’origine de l’imagination ou du folklore. Il utilise ici l’image du chaudron 32 : les contes sont comme une grande marmite de soupe où chaque génération y surajoute ses propres ingrédients et, en fin de compte, on ne sait plus très bien ce qu’il y avait à l’origine dans la recette. L’écrivain est un inventeur d’histoire qui utilise les matériaux qu’il a sous la main : il emprunte au passé, à la tradition, et il tente de transmettre quelque chose dans le présent à sa façon. écrire de la Fantasy , selon Tolkien, est un acte de sub-création 33 .

Le commencement de la Fantasy est souvent l’enchantement. Et pour Tolkien, en bon philologue qu’il est, un « adjectif » est déjà une forme d’enchantement. Quand j’écris que la lune est bleue ou a un sourire, je fais de la magie. C’est là l’entrée dans Faërie , c’est là la magie du conte de fée. Et c’est cet attrait pour l’enchantement d’un autre monde qui fait naître en nous le désir de lire, ou d’écrire de la Fantasy . En cela, Tolkien note que les contes de fées ne sont pas particulièrement destinés aux enfants, ce qui rejoint le propos de Lewis cité plus haut. La Fantasy est une littérature d’imagination qui peut tout aussi bien passionner les adultes.

Tolkien va plus loin en affirmant que notre capacité de créer un monde imaginaire est révélatrice du fait que nous sommes des êtres créés à l’image d’un Créateur 34 .

Pour Tolkien, un bon conte de fée doit avoir au moins trois qualités 35 :

– il doit libérer l’imagination : l’imagination est un art de sub-création.

– il doit être moral : le pays des elfes est soumis aux mêmes lois morales que notre monde 36 .

– il doit consoler : c’est le rôle du happy end , un conte de fée n’est jamais une tragédie.

Le conte de fée qui respecte ces règles répond au désir profond de l’être humain de voir le monde de façon différente : les problèmes sont les mêmes mais l’espoir d’une résolution héroïque et noble est bien plus présente que dans notre monde. à une situation initialement bonne troublée par le mal, doit répondre l’eucatastrophe 37 , c’est-à-dire un événement inattendu, qui peut sembler terrible, mais qui vise en fait à ce que tout finisse bien. Cette « bonne catastrophe » est caractéristique des contes de fées en vue de ce que Tolkien appelle la « consolation ». En effet, un conte de fée réussi, avec une fin heureuse, a un pouvoir de consolation qui n’est produit par aucun autre genre littéraire.

Tolkien va même jusqu’à affirmer que tout bon conte de fée, et la joie que son dénouement procure, est un reflet de l’évangile ! En effet, Tolkien décrit la naissance du Christ et sa résurrection après la croix comme l’eucatastrophe de l’histoire humaine 38 , en tant qu’histoire écrite par Dieu en vue d’une heureuse fin, c’est-à-dire le salut d’un monde perdu. L’évangile, l’eucatastrophe de notre monde, nous donne l’espoir (la fides ) qu’un jour la justice sera rendue sur la terre et que tout finira bien. C’est ce qu’expriment, par leur nature même, les contes de fées. Pour Tolkien, les contes de fées sont par nature un evangelium , c’est de l’évangile qu’ils tirent leur essence 39 .

La conclusion de Tolkien fut sans aucun doute l’eucatastrophe de mon cheminement d’auteur chrétien. Quel étonnement — et quelle consolation — de découvrir que non seulement la réconciliation est possible entre foi chrétienne et Fantasy , mais que plus encore, à en croire Tolkien, les contes de fées sont en réalité un sous-genre de l’évangile. Voilà un happy end inattendu pour moi qui ne pouvait concevoir jusque là de rapport positif entre foi et imaginaire fantastique. Tout ce que je dirai par la suite ne sera qu’épilogue à cette dernière affirmation de Tolkien dans son essai sur les contes de fées : « Dieu est le Seigneur des anges, des hommes… et des elfes 40 » !

G. MacDonald – L’imagination fantastique

C’est sur le chemin de retour de Faërie que j’ai rencontré McDonald. Non, rien à voir avec le hamburger, désolé. George McDonald (1824-1905), encore un anglais, fut pasteur et écrivain. À bien des égards, McDonald fut un précurseur des auteurs dont nous avons déjà parlé, en particulier C.S. Lewis. McDonald était aussi un ami intime d’un auteur bien plus connu que lui, Lewis Carroll, qu’il encouragea à publier Alice au pays des merveilles dont on connait le succès.

Les oeuvres complètes de McDonald 41 furent ma lecture de chevet pendant une demi-année. Lire McDonald après avoir lu Lewis ou Tolkien, c’est comme la curiosité suscitée par la découverte d’un manuscrit dans le grenier de ses grands parents, ou le plaisir de regarder le making-off d’un film que l’on a beaucoup aimé, ou encore écouter la version originale d’un morceau maintes fois repris. C’est dans cet état d’esprit que j’ai lu les oeuvres de McDonald, et la magie était au rendez-vous.

Goblins et autres personnages de Fantasy se voient mis en scène dans une ambiance parfois lumineuse, parfois sombre mais qui, dans tous les cas, excitent l’imagination du lecteur. Certains passages oniriques mériteraient d’être portés sur grand écran, mais les histoires de McDonald n’ont pas encore eu cet honneur. Toujours est-il que l’amateur de Fantasy y trouve sans peine son compte.

Ce qui m’a étonné chez McDonald, c’est sa liberté à la fois littéraire et théologique. Dans Lilith , l’un de ses ouvrages les plus connus 42 , le personnage principal se voit conduit dans un monde fantastique par un mystérieux bibliothécaire, qui s’avère être Adam lui-même, pour affronter la terrible Lilith qui tient captifs les fils d’Adam. On retrouvera chez C.S. Lewis cette même liberté et cet art de manier référence biblique, récit allégorique et imagination fantastique.

En tant que précurseur, McDonald a très tôt réfléchi au sujet de l’imagination. Dans un essai daté de 1867, il tente de définir l’imagination et son rôle dans la production de la littérature fantastique 43 . McDonald est plus directe que Tolkien dans son approche 44 . Il définit tout d’abord l’imagination comme la faculté de donner forme à la pensée. Cette faculté de créativité est un don de Dieu et manifeste que l’homme est créé à l’image de Dieu 45 . Dieu seul est celui qui a la capacité de créer ex nihilo , de faire advenir par sa parole créatrice le fruit de sa pensée. L’imagination de l’homme prend place et évolue dans le cadre de l’imagination (créatrice) de Dieu premièrement. Pour McDonald, penser que Dieu est une création de l’imagination humaine, c’est penser à l’envers, c’est penser sans cadre. Les pensées de l’homme, son imagination, et leur concrétisation font partie de l’ordre du monde créé. L’homme n’est créateur de rien au sens premier (divin) du terme 46 . En ce sens, pour McDonald, l’imagination est d’abord une faculté de chercher plutôt qu’une faculté de créer.

McDonald argumente en faveur d’un développement de l’imagination dans l’éducation. Il ne faut pas la réprimer mais, au contraire, contribuer à son épanouissement. Dieu est la source de l’inspiration et de l’imagination créative, même si l’imagination humaine est souvent pervertie par le mal, comme toutes choses dans ce monde déchu. McDonald pense que le monde serait bien pire sans la faculté d’imagination 47 . Il va même jusqu’à affirmer qu’une imagination emprunte de sagesse n’est rien moins que la présence du Saint-Esprit dans la pensée de l’homme 48 .

Une imagination inspirée est possible, nourrie de nos espoirs les plus profonds en tant qu’êtres humains. J’aimerais ici tenter le terme « d’imaginadoration » pour rendre la pensée de McDonald ( a worshipping imagination ), c’est-à-dire une tournure d’esprit qui cherche à rendre gloire à Dieu par l’imagination et l’activité créatrice. Le vrai poète qui veut honorer Dieu par son imagination recherche le Beau et le Bien, comme preuve d’une imagination sanctifiée, ou du moins d’une imagination à l’image de celle du Créateur. McDonald milite même pour le développement d’une « culture de l’imagination » qui consisterait à s’efforcer d’imaginer toujours le Bien et à nourrir notre imagination de ce qui est bon et noble pour elle (c’est-à-dire lire de bons livres, en particulier). Une bonne oeuvre d’imagination, selon McDonald, devrait donc, in fine , conduire à rechercher et même à trouver Dieu. Pour résumer les choses à ma façon : imaginer, créer, faire de l’art, c’est d’une certaine manière comme jouer avec Dieu dans le bac à sable de la cour de récréation.

Dans un essai ultérieur, intitulé « l’imagination fantastique » 49 , McDonald traite plus particulièrement des contes de fées. Il commence par rappeler que le terme « conte de fée » ne désigne pas forcément une histoire qui a à voir avec des fées, ni avec la littérature pour enfants 50 . Le genre « conte de fée » est difficile à définir en soi, il est plus facile de conseiller des lectures. McDonald rappelle que le fait de créer un monde imaginaire est, pour l’artiste, une façon de se rapprocher tant soit peu de l’acte de création divin. Le travail d‘imagination est donc quelque chose de très sérieux.

Pour McDonald, l’important dans un monde de fiction est que ce monde obéisse à ses propres lois avec harmonie, quelles que soient ces lois. Il considère que le burlesque, qui est un absurde mélange des genres, n’est pas intéressant pour l’auteur, c’est un genre littéraire bas de gamme. La cohérence de l’univers est nécessaire à la production d’une oeuvre de qualité artistique 51 . En ce qui concerne la morale des contes de fée, les lois ne changent pas, elles sont les mêmes dans les mondes imaginaires, ce qui rejoint la pensée de G.K. Chesterton dont nous avons déjà parlé au début.

McDonald donne ensuite une série de sept principes pour la rédaction d’un bon récit fantastique 52 :

Principe N°1 : le monde imaginaire doit être cohérent avec lui-même (principe d’harmonie).

Principe N°2 : la morale reste la morale, un conte ne peut pas être immoral ou amoral (principe moral).

Principe N°3 : le conte doit transmettre un message de vérité, de vraies valeurs (principe de vérité).

Principe N°4 : un conte de fée n’est pas une allégorie, même si il peut en contenir.

Principe N°5 : un conte de fée peut piocher son inspiration partout.

Principe N°6 : un conte doit donner à penser, éveiller des réflexions.

Principe N°7 : un conte n’a pas un sens caché, au contraire il sert à révéler (principe de révélation).

C’est avec ces quelques principes de l’un des précurseurs de la Fantasy que nous terminons notre voyage au pays de Faërie . Avec tout cela, il ne nous reste plus qu’à nous mettre au travail en suivant cet encouragement de McDonald à développer notre imagination créative, image de celle du Créateur.

Conclusion – pour une foi enchantée

Nous voici parvenus au terme de notre périple au pays des fées, et tout est bien qui finit bien. Du royaume merveilleux, on revient toujours le coeur transformé par la magie du lieu. Et comme toute bonne aventure, nous avons fait des rencontres inattendues qui nous ont fait grandir. En compagnie de ceux qui ont forgé la Fantasy comme genre littéraire, nous avons pris conscience que les contes de fées ne sont pas simplement de petites histoires mignonnes pour endormir les enfants.

Si je résume — pour ceux qui auraient dormi pendant l’aventure ou qui auraient sauté des parties — voici ce que nous avons appris au fil de nos rencontres : G.K. Chesterton, avec son enthousiasme énorme et communicatif, nous a montré que les contes de fées ont un caractère fondamentalement moral et que les valeurs du pays des elfes ne sont pas si éloignées des valeurs chrétiennes. Avec C.S. Lewis, nous avons vu que les contes de fées ne sont pas un genre littéraire uniquement destiné aux enfants, c’est aussi un genre qui convient pour transmettre un message aux adultes. Plus encore, J.R.R. Tolkien, le père fondateur de la Fantasy du XX e siècle, nous a montré que le conte de fées, par sa nature même, est un reflet de l’évangile. Enfin, notre dernière rencontre avec G. McDonald nous a révélé que l’imagination et la créativité sont des attributs qui révèlent que l’être humain est à l’image de son Créateur : un artiste.

Alors, à la question « les contes de fées : un genre chrétien ? » la réponse est : oui, fondamentalement oui. Et cette réponse ne manquera pas d’étonner, peut-être même d’agacer certains lecteurs, j’en suis persuadé. Certes, cela ne veut pas dire que tous les romans de Fantasy sont de conviction chrétienne, loin s’en faut. Chaque auteur a sa propre vision du monde et chacun nourrira ses histoires de sa propre spiritualité. Néanmoins, ce que nous apprennent les auteurs que nous avons rencontré au travers des différentes lectures évoquées dans cet article, et en particulier Tolkien, c’est que les contes de fées nous émerveillent parce qu’ils éveillent en nous, par leur magie, la nostalgie d’un monde harmonieux, et qu’ils suscitent en nous l’espoir d’un dénouement heureux. Or ces éléments sont aussi à la base du récit biblique et de la foi en Jésus-Christ pour le salut de notre monde. En ce sens, nous pouvons dire avec Tolkien que l’évangile est la matrice des contes de fées en tant que genre littéraire.

Et puisqu’on ne revient jamais de Faërie les mains vides, je voudrais laisser à mes lecteurs deux encouragements, comme un trésor venu du pays des elfes à conserver bien précieusement. Au lecteur chrétien, tout d’abord, je voudrais laisser l’encouragement à l’imagination et à la créativité donné par McDonald. En tant qu’auteur devenu chrétien, comme je l’ai raconté en introduction, j’encourage mes frères et soeurs qui ont une fibre artistique, en particulier pour l’écriture, à avoir « une foi enchantée ». Il est inutile, en tant que chrétien, de brider son imagination pour se conformer aux normes d’une certaine bienséance chrétienne (implicite le plus souvent), ou encore d’écrire en cherchant à placer à chaque page une métaphore christique. Les auteurs que nous avons vu étaient des chrétiens qui ont su faire travailler leur imaginaire pour produire des oeuvres littéraires de qualité. Ces auteurs nous ont montré que la Fantasy pouvait être une littérature édifiante et que, si elle est bien faite, sa portée morale sera tout à fait noble. Aux chrétiens donc je dirais, allez-y, lisez et écrivez de la Fantasy avec votre foi enchantée.

Au lecteur qui n’est pas chrétien, et qui a néanmoins eu la patience de me lire jusqu’au bout, je laisse cet encouragement à l’émerveillement. Savourez la magie du monde féérique sans modération, laissez-vous émerveiller par toutes ces choses extraordinaires que suscite l’imagination littéraire de vos auteurs préférés, admirez l’héroïsme des personnages qui vous tiennent à coeur, laissez-vous émouvoir (oui, oui, j’insiste) par une histoire qui finit bien. Et puis, cherchez et cherchez encore les trésors cachés du royaume de Faërie , en sachant que, comme le disait Elie Wiesel (qui n’était ni chrétien ni auteur de Fantasy ) : « Dieu a créé les hommes parce qu’Il aime les histoires » 53 . À vous de devinez quel est son genre d’histoires préféré…

  1. Dont je tairai le surnom… Actuellement professeur d’apologétique chrétienne à la faculté Jean Calvin à Aix-en-Provence, Yannick Imbert a fait sa thèse de doctorat sur l’influence de la théologie de Thomas d’Aquin sur la pensée de Tolkien.
  2. La distinction qui est faite entre high fantasy et low fantasy ne me parait pas vraiment pertinente ici, c’est pourquoi je ne développerai pas cette distinction.
  3. Le Lion, la Sorcière blanche et l’armoire magique , le Prince Caspian et l’ Odyssée du passeur d’aurore .
  4. Romans, films, dessins animés, jeux vidéos, jeux de cartes et de plateau.
  5. C’est le nom que Tolkien donne au pays des fées.
  6. Rédigé entre 1999 et 2000, le premier tome de Naïla a été publié à compte d’auteur en 2003. Les deux tomes suivants, rédigés dans la foulée entre 2003 et 2006, sont resté inédits.
  7. Le dragon est associé à Satan, le « serpent ancien », le tentateur.
  8. La première édition anglaise d’ Orthodoxy date de 1908. Le livre a été traduit et édité trois fois en français. La dernière édition en date est celle de Lucien d’Azay, publiée en 2010 chez Flammarion.
  9. Chapitre 2 « The Maniac » et chapitre 3 « The Suicide of Thought ».
  10. « The Ethics of Elfland » parfois rendu en français par la « morale des elfes » (Jérôme Vérain) ou « l’éthique au pays des elfes » (Lucien d’Azay). Je précise que mes citations proviennent de l’édition de 1957 (Londres: Bradford and Dickens) pages 66 à 102, version gratuitement consultable sur le site archive.org à l’adresse https://archive.org/details/orthodoxy00chesuoft.
  11. « The things I believed most then, the things I believe most now, are the things called fairy tales. They seem to me to be the entirely reasonable things. They are not fantasies: compared with them other things are fantastic. Compared with them religion and rationalism are both abnormal, though religion is abnormally right and rationalism abnormally wrong. Fairyland is nothing but the sunny country of common sense. »
  12. « You cannot IMAGINE two and one not making three. But you can easily imagine trees not growing fruit; you can imagine them growing golden candlesticks or tigers hanging on by the tail. »
  13. Les scientifiques parlent comme s’ils détenaient la vérité sur la relation des choses, alors que la relation entre les choses n’est pas ontologiquement une loi scientifique. Chesterton dit ceci : « They [the scientists
  14. « The only words that ever satisfied me as describing Nature are the terms used in the fairy books, ‘charm,’ ‘spell,’ ‘enchantment. They express the arbitrariness of the fact and its mystery. »
  15. « This fairy-tale language about things is simply rational and agnostic. »
  16. « The vision always hangs upon a veto. All the dizzy and colossal things conceded depend upon one small thing withheld. All the wild and whirling things that are let loose depend upon one thing that is forbidden. »
  17. « Remember, however, that to be breakable is not the same as to be perishable. Strike a glass, and it will not endure an instant; simply do not strike it, and it will endure a thousand years. Such, it seemed, was the joy of man, either in elfland or on earth; the happiness depended on NOT DOING SOMETHING which you could at any moment do and which, very often, it was not obvious why you should not do. »
  18. « In short, I had always believed that the world involved magic: now I thought that perhaps it involved a magician. (…). I had always felt life first as a story: and if there is a story there is a story-teller. » Propos que l’on retrouvera d’ailleurs chez C.S. Lewis qui affirmera que Dieu a créé l’Homme parce qu’il aime les histoires.
  19. Auteur dont nous reparlerons un peu plus loin. Lewis rend hommage à McDonald quelque part en disant : « McDonald a baptisé mon imagination ».
  20. Référence à la première édition : C.S. Lewis, « Of Three Ways of Writing for Children » in Of Other Worlds , edited by Walter Hooper, New York: Harcourt Brace Jovanovich, 1966.
  21. « The third way, which is the only one I could ever use myself, consists in writing a children’s story because a children’s story is the best art-form for something you have to say ».
  22. « a children’s story which is enjoyed only by children is a bad children’s story. The good ones last. »
  23. « I hope everyone has read Tolkien’s essay on Fairy Tales , which is perhaps the most important contribution to the subject that anyone has yet made. »
  24. « It would be much truer to say that fairy land arouses a longing for he (the child) knows not what. It stirs and troubles him (to his life-long enrichment) with the dim sense of something beyond his reach and, far from dulling or emptying the actual world, gives it a new dimension of depth. »
  25. « He (the child) does not despise real woods because he has read of enchanted woods: the reading makes all real woods a little enchanted. »
  26. « Since it is so likely that they (children) will meet cruel enemies, let them at least have heard of brave knights and heroic courage. »
  27. En entier, John Ronald Reuel Tolkien.
  28. The Lord of the Rings a été publié pour la première fois entre 1954 et 1955. The Hobbit a été publié bien avant, en 1937, dans un style plus proche de la littérature pour enfants. Les romans de Tolkien ont été classés parmi les plus populaires du XX e siècle.
  29. C’est entre 2001 et 2003 que la trilogie du Seigneur des Anneaux est sortie au cinéma. Peter Jackson a reçu pour cette adaptation cinématographique du classique de Tolkien de nombreuses éloges et récompenses.
  30. Traduit en français par Francis Ledoux, « Du conte de fées » a été publié par Christian Bourgeois éditeur dans les recueils Faërie (1974), puis Faërie et autres textes (2003). Une nouvelle traduction, réalisée par Christine Laferrière, est parue dans le recueil Les Monstres et les Critiques et autres essais en 2006. Mes citations proviennent d’un texte annoté fourni par mon collègue Yannick Imbert, spécialiste de Tolkien. Commentaire daté de 2009, texte inédit, références selon la pagination de ce texte.
  31. « The definition of a fairy-story (…) depend upon the nature of Faërie : the Perilous Realm itself, and the air that blows in that country. »
  32. « the Cauldron of Story », §35 p. 19.
  33. §50 p. 27 : « What really happens is that the story-maker proves a successful ‘sub-creator.’ He makes a Secondary World which your mind can enter. » Tout comme Dieu est le Créateur du monde, l’Homme créé à l’image de Dieu devient sub-créateur, par l’art de décrire un autre monde imaginaire. Ce concept de sub-création est central dans la pensée littéraire de Tolkien, mais nous n’aurons pas le temps d’en parler en détails dans ce court essai.
  34. §80 p. 41 : « (…) we make in our measure and in our derivative mode, because we are made: and not only made, but made in the image and likeness of a Maker. »
  35. Tolkien mentionne en réalité quatre éléments inhérents au genre « conte de fée » ( Fantasy , Recovery , Escape , Consolation ) que nous résumons dans les trois principes qui suivent.
  36. En cela Tolkien rejoint Chesterton dont nous avons parlé plus haut.
  37. §98 p. 51 : « I will call it Eucatastrophe . The eucatastrophic tale is the true form of fairy-tale, and its highest function. »
  38. §104 p. 54 : « The Birth of Christ is the eucatastrophe of Man’s history. The Resurrection is the eucatastrophe of the story of the Incarnation. This story begins and ends in joy. »
  39. §99 p. 52 : « The consolation of fairy-stories, the joy of the happy ending: or more correctly of the good catastrophe, the sudden joyous ‘turn’ (for there is no true end to any fairy-tale), this joy, which is one of the things which fairy-stories can produce supremely well, (…) is a sudden and miraculous grace: never to be counted or to recur. It does not deny the existence of dyscatastrophe , of sorrow and failure: the possibility of these is necessary to the joy of deliverance ; it denies (in the face of much evidence, if you will) universal final defeat and in so far is evangelium , giving a fleeting glimpse of Joy, Joy beyond the walls of the world, poignant as grief. »
  40. §105 p. 55 : « God is the Lord, of angels, and of men—and of elves. »
  41. George MacDonald, The Fantastic Imagination of George MacDonald, 3 vol., Coachwhip Publications, Landisville, 2008.
  42. La première édition date de 1895. Cet ouvrage a été publié en France sous le titre Lilith : Récit merveilleux , éd. Michel Houdiard, 2007.
  43. Voir l’essai « The Imagination: its functions and its culture » (1867), dans The Fantastic Imagination of George MacDonald, volume 1, (Landisville, Pennsylvania: Coachwhip Publications, 2008), pp. 7-34.
  44. Tolkien s’adressait à un public universitaire alors que McDonald présuppose peut-être un public familier des concepts bibliques.
  45. « The imagination of man is made in the image of the imagination of God. » p. 10.
  46. On retrouve implicitement la même idée exprimée par le concept de l’homme comme sub-créateur chez Tolkien.
  47. « That evil may spring from the imagination, as from everything except the perfect love of God, cannot be denied. But infinitely worse evils would be the result of its absence. » p. 24.
  48. « In very truth, a wise imagination, which is the presence of the Spirit of God, is the best guide that man or woman can have; (…) » p. 25.
  49. « The Fantastic Imagination » (1893), essai qui a inspiré le titre des oeuvres complètes de McDonald : The Fantastic Imagination of George MacDonald, volume 1, pp. 35-42.
  50. Avec des accents que l’on retrouvera chez C.S. Lewis, McDonald dira : « For my part, I do not write for children, but for the childlike, whether of five, or fifty, or seventy-five. » p. 39.
  51. « A man’s invention may be stupid or clever, but if he does not hold by the laws of them, or if he makes one law jar with another, he contradicts himself as an inventor, he is no artist. » p. 38.
  52. p. 38 et suivantes.
  53. « God made man because He loves stories », citation d’Elie Wiesel dans Elie Wiesel and the Art of Storytelling , édité par Rosemary Horowitz, (Jefferson: McFarland, 2006), p. 208.