Jude, dans sa lettre, cherche à mettre en garde ses destinataires contre certains faux-frères qui se sont immiscés dans leurs communautés. Leur « jugement, dit-il, est écrit depuis longtemps », « ils changent en débauche la grâce de notre Dieu et renient Jésus-Christ, notre seul Maître et Seigneur » (Jd 4). Aux versets 5 et 6, Jude compare ces « impies » et leur sort, à des aggeloi « qui n’ont pas gardé la dignité de leur rang » et à leur sort :
A vous qui savez tout cela, je souhaite rappeler que… les aggeloi qui n’avaient pas gardé la dignité de leur rang, mais qui avaient quitté leur propre demeure, il les garde dans des liens éternels, au fond des ténèbres, en vue du jugement du grand jour1.
Les « anges » de l’épître de Jude
Les exégètes s’accordent pour discerner dans les aggeloi dont Jude parle des anges, des êtres célestes2. Mais à quel événement ou à quelle réalité Jude fait-il allusion lorsqu’il affirme que ces anges n’ont pas « gardé la dignité de leur rang » et ont « quitté leur propre demeure » ? Deux propositions sont avancées par les exégètes :
L’épisode que rapporte Genèse 6,1-4 :
Lorsque les humains eurent commencé à se multiplier sur la terre et que des filles leur furent nées, les fils de Dieu virent que les filles des humains étaient belles et ils prirent pour femmes toutes celles qu’ils choisirent. Alors le Seigneur dit : Mon souffle ne restera pas toujours dans l’être humain, car celui-ci n’est que chair ; ses jours seront de cent-vingt ans. En ces jours-là – et encore après cela – les Nephilim étaient sur la terre, lorsque les fils de Dieu vinrent vers les filles des humains et qu’elles leur donnèrent des enfants : ce sont là les héros d’autrefois, les hommes de renom.
La révolte originelle des anges sous la conduite de Satan, le Serpent ancien, qui a eu lieu avant la chute d’Adam et d’Eve, mais dont on ignore les circonstances et les détails.
La révolte originelle des anges ?
On comprend que la seconde interprétation soit principalement celle des exégètes qui identifient les « fils de Dieu » de Genèse 6,1-4 à des humains et non à des anges. Tenant à la cohérence de l’Ecriture et estimant que l’interprétation des textes vétérotestamentaires par les auteurs néotestamentaires est fiable et même normative, ils ne peuvent identifier les « anges » de Jude aux « fils de Dieu » de Genèse 6,1-4. Parmi ces exégètes, il y a ceux qui, tels Augustin, Luther ou Calvin, discernent dans ces « fils de Dieu » des hommes de la lignée de Seth, car « c’est en son temps, dit l’Ecriture, que l’on commença à invoquer le nom de Yahvé » (Gn 4,26). Les « filles des humains » de Genèse 6,2 seraient ainsi des filles de la lignée de Caïn3. D’autres exégètes, dont Meredith Kline, Alan Millard, D.J.A. Clines et Pierre Berthoud, identifient les « fils de Dieu » de Genèse 6,1-4 à des rois sacrés du Moyen-Orient ancien auxquels on attribuait souvent une filiation ou une origine divine4. Le grand exégète juif du XIe siècle Rachi (de Troyes) voyait déjà dans ces « fils de Dieu » des « fils des princes et des juges » en trouvant comme appui scripturaire la parole que Dieu a adressée à Moïse concernant son rôle et celui d’Aaron : « Il sera ta bouche et tu seras son dieu » (Ex 4,16) de même que celle d’Exode 7,1 : « Le Seigneur dit à Moïse : Regarde, je te fais dieu pour le pharaon. »
La chute des anges de Genèse 6,1-4 ?
Cependant, selon la majorité des commentateurs contemporains, Jude ne renvoie pas à la révolte initiale des anges sous l’instigation de Satan. « Manifestement, écrit Bénétreau, il y a référence à la chute des “fils de Dieu” rapportée en Gn 6,1-4 »5. Ce mot « manifestement » peut paraître fort, mais il semble justifié, car plusieurs éléments du texte montrent que Jude avait l’événement de Genèse 6,1-4 à la pensée. Nous en relevons quatre.
Premièrement, les anges, dit Jude, n’ont pas « gardé leur rang (archè) » et ont « quitté leur propre demeure » (to idion oikètèrion) (v.6). Cette expression « propre demeure » désigne très certainement le ciel, et c’est uniquement Genèse 6,1-4 qui nous rapporte l’abandon du ciel par les fils de Dieu en vue de leur intervention dans les réalités terrestres6 says that the angels forsook their proper habitation (came down from heaven to earth), he is thinking of Gen. vi. »].
Deuxièmement, après avoir donné, au verset 6, l’exemple du jugement des anges qui ont péché, Jude mentionne, au verset 7, celui de Sodome et de Gomorrhe ainsi que des villes voisines. Leurs habitants, écrit-il, ont été condamnés pour s’être « livrés, d’une manière semblable [à celle des anges], à l’inconduite sexuelle » en courant « après des êtres d’une autre nature »7. Or, tel a été le péché des fils de Dieu qui se sont unis aux filles des hommes selon Genèse 6,1-4.
Troisièmement, Jude, dans son adresse, parle de « la foi transmise aux saints une fois pour toutes ». Au verset 17, il exhorte ainsi ses destinataires à se souvenir « des paroles dites à l’avance par les apôtres de notre Seigneur Jésus-Christ » et il cite explicitement, au verset 18, ce que Pierre écrivait dans sa deuxième lettre, en 2 Pierre 3,3 : « Dans les derniers temps, il y aura des moqueurs qui iront au gré de leurs propres désirs, en impies »8. Or, dans cette épître, en 2,4-5, Pierre parle des « anges… qui avaient péché » juste avant de mentionner le déluge de l’époque de Noé, ce qui renvoie à la situation de Genèse 6. Et l’apôtre ajoute que Dieu « a livré » ces anges et les a « précipités dans des chaînes de ténèbres où ils sont gardés en vue du jugement ». Or, c’est précisément ce que Jude dit des anges, lui aussi, au verset 6 : le Seigneur « les garde dans des liens éternels, au fond des ténèbres, en vue du jugement du grand jour ». Etant donné la grande proximité de 2 Pierre et de Jude, il serait étonnant que l’une et l’autre épître ne parlent pas du même événement angélique. Il faut, d’ailleurs, relever à ce sujet que Pierre, dans sa première lettre, en 3,18-22, selon l’interprétation qui nous semble la plus probable9, liait déjà la présence de ces « esprits » célestes « en prison » à leur révolte aux jours de Noé (v.19-20).
Quatrièmement – et cet argument est d’un poids décisif – la tradition juive de l’époque de Jude est unanime dans son identification des « fils de Dieu » de Genèse 6,1-4 à des anges et non à des humains10. On trouve cette interprétation sous la plume du pharisien Flavius Josèphe dans les Antiquités juives11, [72].], mais aussi dans le traité Des Géants du grand philosophe juif de la Diaspora, Philon d’Alexandrie12. On peut noter à ce sujet que le texte de l’Alexandrinus de la Septante porte, en marge, la correction aggeloi pour huoi tou theou en Genèse 6,2. Finalement, cette interprétation angélique est très présente au sein du courant essénien. On la trouve dans 1 Hénoch, les Jubilées13 et les Testaments des douze patriarches (Test. de Ruben et Test. de Nephtali)14. Deux textes qumrâniens la développent aussi, l’Ecrit de Damas15 et l’Apocryphe de la Genèse16. Finalement, Le livre des secrets d’Hénoch ou 2 Hénoch, qui appartient au courant de la mystique juive, proche des visées esséniennes, mentionne, lui aussi, la chute des anges de Genèse 617.
L’importance, pour notre sujet, de cette tradition unanime du judaïsme du Ier siècle se manifeste dans le fait que Jude cite explicitement 1 Hénoch I,9 dans les versets 14 et 15 de sa lettre :
C’est aussi à leur sujet [les impies] qu’Hénoch, le septième depuis Adam, a dit en prophète : « Le Seigneur est venu avec ses saints par dizaine de milliers, afin d’exercer le jugement contre tous et de les confondre pour toutes leurs œuvres d’impiété et pour toutes les paroles dures qu’ont proférer contre lui les pécheurs impies. »
Cette citation d’1 Hénoch appartient au préambule du livre (I-V), qui annonce le jugement dernier. Ce préambule introduit la première grande section (VI-XXXVI) d’1 Hénoch, qui traite de la chute des anges de Genèse 6,1-4 et du voyage visionnaire d’Hénoch. Cette citation crée un lien évident entre la tradition véhiculée par le livre d’1 Hénoch, que les « impies » auxquels Jude s’oppose devaient priser, et ce qu’il affirme concernant les anges qui « n’ont pas gardé leur rang » et « ont quitté leur propre demeure ». D’où l’importance de considérer plus précisément ce qu’enseigne cette première section du livre d’Hénoch.
Les « Veilleurs » du livre de 1 Hénoch
La section débute par le rappel de ce que déclare Genèse 6,1-4 :
Il arriva que lorsque les humains se furent multipliés, il leur naquit des filles fraîches et jolies. Les anges, fils du ciel, les regardèrent et les désirèrent. Ils se dirent l’un à l’autre : « Allons choisir des femmes parmi les humains et engendrons-nous des enfants » (1 Hén VI.1-2)18.
Ces anges, par la suite, sont nommés « Veilleurs », une désignation que l’on trouve déjà en Daniel 4,10, 14 et 20. Le chef de la coalition angélique se nomme Shemêhaza ; il entraîne avec lui d’autres chefs et Veilleurs, en tout au nombre de deux-cents (VI.3-8). Ils se choisissent des femmes parmi les humains et leur enseignent, ainsi qu’aux hommes, les mystères qui sont à l’origine de la civilisation : la fabrication des armes ; le travail des métaux et tout ce qui concerne les parures, les bijoux et le maquillage ; les charmes, les drogues et la botanique ; la magie et la sorcellerie ; l’astrologie et les signes du ciel (VII.1 ; VIII.1-3). Les Veilleurs s’unissent à leur femme (« une pour chacun d’eux », VII.1) et celles-ci engendrent des géants « hauts de trois mille coudée » (VII.2). Ces géants sont des êtres hybrides, terriens et célestes : « ils procèdent des [humains] tout en tenant des saints Veilleurs leur principe et leur origine » (XV.9). Ils « dévorèrent tout le fruit du labeur des hommes, si bien que les hommes ne purent plus les nourrir » (VII.3). C’est pourquoi les géants « se liguèrent contre eux pour les tuer et dévorèrent les hommes » (VII.4). « Comme les hommes périssaient sur la terre, une clameur monta jusqu’aux cieux » (VIII.4). Michel, Sariel [var. Ouriel], Raphaël et Gabriel (IX.1) expriment alors leur plainte à Dieu : « Tu connais toute chose avant qu’elle n’arrive, Tu vois cela et Tu laisses (agir), sans même nous dire ce que nous devons faire à leur sujet » (IX.11).
« Le Très-Haut, le Grand Saint » (X.1) prononce alors sa sentence. Il charge Ouriel d’annoncer à Noé la venue du déluge (X.1-2). Raphaël doit aller enchaîner Azaël, l’un des chefs des Veilleurs. « Le jour du grand Jugement, il sera conduit dans la fournaise » (X.4, 6). Gabriel doit aller trouver les fils des Veilleurs, les géants, fruits de leur débauche, et les faire se combattre entre eux jusqu’à la mort (X.9-10). Michel doit annoncer leur condamnation à Shemêhaza et à l’ensemble des Veilleurs qui se sont souillés avec des femmes. « Quand leurs fils auront été égorgés, dit le Très-Haut, et qu’ils auront vu la perte de leurs bien-aimés, enchaîne-les pour soixante-dix générations dans les replis de la terre, jusqu’au jour de leur jugement et de l’accomplissement, où sera exécutée la sentence éternelle. Alors ils seront conduits dans l’abîme de feu, dans le tourment et dans la geôle de réclusion perpétuelle » (X.12-13). Puis, annonce le Très-Haut, « la terre entière sera purifiée de toute souillure, de toute impureté, de toute fureur, de tout châtiment, et Je ne leur enverrai plus [de déluge] dans toutes les générations du monde » (X.22).
C’est là qu’Hénoch intervient dans le récit. « Auparavant, [il] avait été enlevé » dit le texte ; il était avec « les Veilleurs » qui sont des fidèles du Grand Saint « et ses jours s’écoulaient avec les Saints » (XII.1). Il est envoyé par les Veilleurs annoncer leur jugement à Azaël et à tous les Veilleurs qui s’étaient souillés avec les femmes. Mais ceux-ci lui demandent de « rédiger pour eux un recours en grâce, afin d’obtenir absolution, et de le lire pour eux devant le Seigneur du ciel » (XIII.4). Hénoch rédige ainsi leur requête et s’endort. Il lui vient alors des songes et des visions qui l’entraînent dans deux voyages visionnaires qui se recouvrent en partie (XVII-XXXVI). Il voit en particulier, les lieux d’emprisonnement des Veilleurs, l’enfer des astres errants et les différentes parties du séjour des esprits des défunts. Mais dans ses visions, Hénoch contemple un palais dont « chaque porte était ouverte devant » lui, et « tout bâti en langues de feu » (XIV.15) : « Je regardai, dit-il, et je vis un trône élevé qui avait l’apparence du cristal, et dont la roue avait l’éclat du soleil ; (je vis) aussi la montagne des chérubins… La Gloire suprême y siégeait, et Son manteau était plus brillant que le soleil et plus blanc que toute neige » (XIV.18-19).
Le Seigneur appelle alors Hénoch et confirme la sentence qu’il avait énoncée contre les Veilleurs : « Et maintenant (dis) aux Veilleurs qui t’ont chargé de leur requête et qui auparavant habitaient le ciel : “Vous habitiez le ciel, mais aucun mystère ne vous avait été révélé. Vous avez connu un mystère venu de Dieu, et vous l’avez révélé aux femmes dans votre rébellion. Grâce à ce mystère, les femmes et les hommes ont multiplié les maux sur la terre.” Dis-leur donc : “Il n’y aura point de paix pour vous.” » (XVI.2-4).
Lors de son second voyage visionnaire, Hénoch voit un « endroit… [où] était allumé un grand feu », qui « s’ouvrait par une brèche jusqu’à l’abîme » et « qui était rempli de [grandes] colonnes de feu qui s’enfonçaient et dont on ne pouvait voir ni même imaginer les dimensions » (XXI.7). L’ange qui l’accompagnait lui dit alors : « Cet endroit est la prison des anges. C’est ici qu’ils seront enfermés pour l’éternité » (XXI.10).
Le Seigneur confirme aussi la sentence concernant les géants : ils « périront égorgés et massacrés » (XVI.1). Mais « des esprits mauvais sont issus de leur corps » (XV.9) : ce sont leurs fils. Ces « esprits procédant de leur âme charnelle séviront impunément. Ils séviront ainsi jusqu’au jour de la consommation, du grand Jugement, où s’accomplira le grand Siècle » (XVI.1). C’est ainsi que s’explique l’origine des « esprits mauvais » qui demeurent « sur la terre » (XV.10).
Jude et 1 Hénoch
Le résumé que nous venons de donner de la première section d’1 Hénoch montre que les points de contact avec l’épître de Jude sont nombreux. Notons, premièrement, que, comme le soulignent le préambule d’1 Hénoch et le début de l’épître de Jude, c’est pour annoncer le jugement des hommes impies et hautains que les deux textes donnent l’exemple du châtiment des anges de Genèse 6,1-4. Deuxièmement, les textes renvoient tous deux aux événements que rappelle Genèse 6,1-4. Troisièmement, 1 Hénoch parle des « Veilleurs du ciel qui ont abandonné les hauteurs célestes » (XII.4), Jude des « anges qui ont quitté leur propre demeure » (v.6). Quatrièmement, Jude comme 1 Hénoch rappelle l’union sexuelle contre nature des anges-Veilleurs avec les femmes des humains. Relevons que le Testament de Nephtali, d’obédience essénienne, met en parallèle, comme l’épître de Jude, le péché des Veilleurs et celui des habitants de Sodome :
Mais vous, mes enfants, n’agissez pas de la sorte ; reconnaissez dans le firmament, la terre, la mer, et dans toutes ses œuvres, le Seigneur qui a fait l’univers, pour ne pas devenir comme Sodome, qui a changé son ordre naturel. De même, les Veilleurs, eux aussi, ont changé leur ordre naturel, eux que le Seigneur a maudits lors du déluge et à cause de qui il a rendu la terre inhabitée et inculte (III.4-5).
Cinquièmement, Jude souligne que le Seigneur « garde [les anges qui ont péché] dans des liens éternels, au fond des ténèbres, en vue du jugement du grand jour » (v.6) puis, au verset suivant, parle d’un « feu éternel ». 1 Hénoch X.4, 6 emploie des formules très proches à propos du châtiment d’Azaël : « Enchaîne Azaël par les pieds et par les mains, jette-le dans les ténèbres… Le jour du grand jugement, il sera conduit dans la fournaise ». Des sentences identiques sont prononcées en X.12-13 contre Shemêhaza et l’ensemble des Veilleurs qui se sont joints à sa révolte. Sixièmement, Jude compare les impies qui troublent les communautés auxquelles il écrit à « des astres errants auxquels l’obscurité des ténèbres est réservée pour toujours » (v.13). Cette image est à rapprocher de ce que 1 Hénoch rapporte lorsqu’il mentionne l’existence d’« une prison pour les astres et les puissances célestes » où le Seigneur « les a enchaînés pour dix mille ans, jusqu’à la fin de leur péché » (XVIII.14, 16). Un septième point doit encore être relevé, qu’on ne souligne pas assez : l’enchaînement des anges-Veilleurs de Genèse 6 a lieu à l’époque du déluge dans l’attente de leur jugement définitif, selon 1 Hénoch comme selon Jude, et donc bien avant la venue du Christ, contrairement à ce que le Nouveau Testament dit de Satan et de ses armées. 1 Pierre rappelle aussi ce fait dans son troisième chapitre quand il déclare que Jésus est allé proclamer sa victoire aux esprits en prison, qui s’étaient rebellés contre Dieu à l’époque de Noé (3,19-20).
Les points de contact entre Jude et 1 Hénoch sont donc nombreux et ceux-ci ne peuvent s’expliquer par le seul fait qu’ils s’inspirent tous deux du même texte de la Genèse. Jude puise dans le texte d’1 Hénoch certaines de ses formules et de ses affirmations concernant les anges qu’il mentionne. Cependant, on ne peut qu’être frappé par l’extrême brièveté et l’étonnante retenue avec lesquelles Jude parle de la chute des anges, comparées aux longs développements et aux multiples détails qu’offre le récit hénochien. Jude, en effet, cite le préambule d’1 Hénoch et, comme nous l’avons suggéré, il partage certaines vues de son auteur. Mais il ne dit rien de l’influence des Veilleurs sur la civilisation des humains ; rien des géants que les filles des hommes ont donnés comme fils aux Veilleurs ; rien des combats qui ont opposé les géants aux humains ; rien des fils engendrés par les géants, qui sont les esprits malins qui rôdent ici-bas encore aujourd’hui. Il faut d’ailleurs relever que ce silence marque aussi les propos de Pierre sur les anges déchus de Genèse 6 dans sa première et sa deuxième épître.
Comment interpréter ce silence ? Jude est-il indifférent au reste du livre d’1 Hénoch, mais alors pourquoi le citer ? Ou doit-on penser, en vertu des règles de l’intertextualité, qu’en citant le préambule d’1 Hénoch et en renvoyant, par diverses allusions, à ce que le livre dit des Veilleurs, Jude approuve implicitement l’ensemble de ses affirmations ? Ou, au contraire, ne retient-il de la tradition hénochienne que ce qu’il juge conforme à la foi transmise aux saints une fois pour toutes (Jd 3) ? Pour nous permettre de choisir entre ces options, il nous faut considérer le texte qui est à la base des développements d’1 Hénoch et des propos de Jude : Genèse 6,1-4.
Genèse 6.1-4 et 1 Hénoch
La question qui pourrait, à la lumière des données de Genèse 6,1-4, nous permettre de faire un choix entre les options que nous venons de mentionner est la suivante : les différents points que contient 1 Hénoch et sur lesquels Jude est silencieux représentent-ils des développements légitimes ou illégitimes des données de Genèse 6,1-4 ? On comprendra que la réponse qu’on donnera à cette question influera sur la manière dont on interprétera le silence de Jude concernant les enseignements d’1 Hénoch dont il ne fait pas état.
Il est clair qu’1 Hénoch contient de très nombreux renseignements (le nom des chefs des Veilleurs, etc.), descriptions et révélations qui ne dépendent nullement de Genèse 6,1-4. Deux données importantes du livre, cependant, renvoient à la Genèse et sont utiles pour évaluer la justesse de l’herméneutique hénochienne.
Les Veilleurs pourvoyeurs de civilisation
Ainsi que nous l’avons vu, selon 1 Hénoch, en s’unissant aux femmes des humains, les anges-Veilleurs leur enseignèrent les mystères qui sont à l’origine de la civilisation : la fabrication des armes ; le travail des métaux et tout ce qui concerne les parures, les bijoux et le maquillage ; les charmes, les drogues et la botanique ; la magie et la sorcellerie ; l’astrologie et les signes du ciel (VII.1 ; VIII.1-3). Selon le livre des Jubilées, ce serait, en fait, Dieu lui-même qui les aurait chargés de cette mission civilisatrice :
C’est en effet en son temps [le temps de Yared, fils de Mahalel et de Dina] que descendirent sur terre les anges du Seigneur, ceux qu’on appelait les Veilleurs, pour instruire les humains et pour exercer sur terre la justice et le droit (IV.15).
Mais une fois arrivés sur terre, les Veilleurs succombèrent à la tentation des femmes (V.1) et trahirent leur mission ; alors le Seigneur « entra dans une violente colère contre Ses anges, ceux qu’il avait envoyés sur terre » (V.6).
Cependant, non seulement Genèse 6,1-4 ne mentionne pas une telle activité civilisatrice des « fils de Dieu », mais le livre de la Genèse souligne l’origine purement humaine des acquis de la civilisation, qu’il situe dans la lignée de Caïn :
Caïn eut des relations avec sa femme ; elle fut enceinte et mit au monde Hénoch [différent du Hénoch de la lignée de Seth, qui a été enlevé par le Seigneur]. Il se mit ensuite à bâtir une ville et appela cette ville du nom d’Hénoch, son fils… Lémek prit deux femmes : le nom de l’une était Ada et le nom de l’autre Tsilla. Ada mit au monde Yabal : c’est lui le père de ceux qui habitent dans des tentes et ont des troupeaux. Le nom de son frère était Youbal : c’est lui le père de tous ceux qui jouent de la lyre et du chalumeau. Tsilla, de son côté, mit au monde Toubal-Caïn, qui forgeait tous les outils de bronze et de fer (Gn 4,17, 19-22).
Les fils des Veilleurs : les géants
Le second point sur lequel Jude est silencieux et qu’il nous faut analyser est celui de l’identité des géants dont parle 1 Hénoch. Il existe, en fait, une unanimité au sein du judaïsme intertestamentaire (qui inclut celui du Ier siècle) pour souligner que des géants aux activités impies étaient présents sur terre à l’époque du déluge et que Dieu est intervenu pour les juger. Aux nombreux textes auxquels nous avons déjà renvoyé, on peut ajouter les témoignages du livre de la Sagesse19, du Siracide20, de Baruch21 et de 3 Maccabées22. L’ensemble de ces écrits, dont 1 Hénoch, déclarent que (1) ces « géants » étaient… gigantesques, (2) qu’ils étaient les fils des Veilleurs et des filles des humains et (3) qu’ils s’entretuèrent à l’époque du déluge. Que devons-nous penser de ces affirmations à la lumière de Genèse 6,1-4 ?
Des géants gigantesques ?
Le texte parle de nephilim, terme hébreu que La Nouvelle Bible Segond, par exemple, conserve tel quel dans sa traduction : « En ces jours-là – et encore après cela – les Nephilim étaient sur la terre… » (Gn 6,4).
Ce mot ne signifie pas « géants » ; il est formé à partir de la racine du verbe hébreu nāphal, qui signifie « tomber », mais le sens du nom reste obscur. Le choix de ce nom pourrait-il découler de leur sort, car comme le souligne l’Ecrit de Damas, ces Nephilim « à cause de l’obstination, de la dureté de leur cœur… tombèrent » (CD II.19)23 verrez périr vos fils bien-aimés, vous ne jouirez pas d’eux, mais ils tomberont devant vous sous l’épée. »] ? Le mot Nephilim réapparaît en Nombres 13,33 : il y désigne des habitants de Canaan dont la grande taille a fait peur aux espions israélites envoyés par Moïse pour explorer le pays : « Nous avons vu les Nephilim, dirent-ils dans leur rapport, les Anaqites, qui sont d’entre les Nephilim : nous étions à nos propres yeux comme des criquets, et c’est ce que nous étions aussi à leurs yeux ! » Plusieurs passages du Deutéronome, entre autres, rappellent que les habitants de la région, qui appartenaient à divers peuples (tribus), étaient très grands24. Cependant, quoique grands, ces Nephilim n’avaient rien des géants, « hauts de trois mille coudée » (Hénoch VII.2) ou, comme l’affirme l’Ecrit de Damas (II.19), dont la « hauteur égalait l’élévation des cèdres » et dont le « corps étaient comme les montagnes ». Cette compréhension « gigantesque » et fautive des Nephilim de Genèse 6,4 a pu être influencée par la Septante, qui traduit systématiquement « Nephilim » par « géants », mais c’est surtout l’explication de l’origine de ces Nephilim qui a joué un rôle déterminant.
Les fils des Veilleurs ?
En effet, selon 1 Hénoch et l’ensemble du judaïsme du Ier siècle, les Nephilim sont le fruit des unions contre nature des Veilleurs avec les filles des humains. Ce sont des êtres hybrides, terriens et célestes : « Ils procèdent des [humains], souligne 1 Hénoch, tout en tenant des saints Veilleurs leur principe et leur origine » (XV.9). Cependant, relève Matthieu Richelle, « il est certain qu’il s’agit là d’une erreur de compréhension de la Genèse »25. Car le texte ne dit pas que les Nephilim apparurent sur la terre lors de la venue des fils de Dieu, mais que déjà « en ces jours-là… les Nephilim étaient sur la terre, lorsque les fils de Dieu vinrent vers les filles des humains et qu’elles leur donnèrent des enfants » (Gn 6,4) ; et le passage précise : « et encore après cela », ce qui renvoie très certainement aux Nephilim de Nombres 13,33. Ainsi, selon Genèse 6,1-4 et contrairement aux vues d’1 Hénoch, les Nephilim ne sont pas fils des Veilleurs et des filles des humains.
Un problème concernant nos versions de la Bible doit être relevé à ce sujet. La plupart d’entre elles, en effet, traduisent Genèse 6,4 à la manière de la NBS, qui dit : « En ces jours-là – et encore après cela – les Nephilim étaient sur la terre, lorsque les fils de Dieu vinrent vers les filles des humains et qu’elles leur donnèrent des enfants : ce sont là les héros d’autrefois, les hommes de renom ». Une telle traduction est trompeuse, car elle suggère que l’antécédent du pronom démonstratif « ce » dans la proposition : « ce sont là les héros d’autrefois » est le nom « enfants » qui précède, ce qui implique que les « héros d’autrefois » – les Nephilim – sont les enfants des fils de Dieu. Mais ce n’est pas ce que dit le texte hébreu, qui a uniquement le verbe « engendrer » (iālad), suivi de la précision « pour eux » (lāhém), ce qui donne comme traduction plus littérale du verset 4 : « Les Nephilim étaient sur la terre en ces jours-là et encore après cela, lorsque les fils de Dieu vinrent vers les filles de l’homme et qu’elles engendrèrent pour eux. Ceux-ci sont les héros d’autrefois, les hommes de renom ». Selon la syntaxe de l’hébreu, que suit la Septante26, les « héros (giborīm) d’autrefois » sont donc les Nephilim, qui étaient déjà présents sur la terre lors de la venue des fils de Dieu, et non leurs « enfants ».
Les Nephilim, ces « héros d’autrefois », ajoute le texte, seront présents « après encore ». Or, Genèse 10,8 mentionne le nom du « premier héros (gibōr) » sur la terre qui est apparu après le déluge ; il s’agit de Nemrod, qui inaugura les grands royaumes despotiques de Mésopotamie. Les lecteurs du texte de l’époque de sa rédaction devaient donc bien comprendre ce qu’étaient les Nephilim et leur mention en Genèse 6,1-4 leur donnait un repère de l’intervention des fils de Dieu dans le temps de l’histoire humaine. On est loin de l’interprétation qu’1 Hénoch donne du texte !
Le jugement des géants
Arrêtons-nous finalement au troisième point concernant les géants d’1 Hénoch : leur jugement. Celui-ci occupe, avec le jugement des Veilleurs, une place centrale dans le livre :
Le Seigneur dit à Gabriel : « Va trouver les bâtards [var. les géants], les dépravés, les fils de la débauche ; fais disparaître d’ente les hommes les fils des Veilleurs ; envoie-les se combattre jusqu’à la mort. En effet, ils n’auront pas de longs jours, et leurs pères n’obtiendront rien de ce qu’ils ont demandé pour eux-mêmes et pour eux, alors qu’ils espéraient pour eux-mêmes une vie éternelle et pour chacun de leurs fils cinq cents années de vie (X.9-10).
C’est ainsi que le Seigneur fait venir le déluge sur terre (X.1-3).
Or, une telle compréhension des choses et du déluge diverge grandement de ce qu’enseigne Genèse 6,1-4. Les exégètes expriment, en effet, leur surprise qu’après avoir parlé de la venue des fils de Dieu auprès des filles des humains et de leur union avec elles en 6,1-2, le Seigneur considère exclusivement le péché des humains dans le verset qui suit (v.3) et annonce leur jugement : « Alors le Seigneur dit : Mon souffle ne restera pas toujours dans l’être humain, car celui-ci n’est que chair ; ses jours seront de cent vingt ans. » Puis, à nouveau, aux versets 5, 6 et 7, c’est exclusivement d’humains dont il s’agit et c’est à cause d’eux seuls que le déluge est décrété : « Le Seigneur vit que le mal des humains était grand sur la terre… Le Seigneur regretta d’avoir fait les humains sur la terre… Le Seigneur dit : J’effacerai de la terre les humains que j’ai créés… ».
Récit mythique versus récit historique
Ces accents divergents d’1 Hénoch et de Genèse 6,1-4 conduisent à faire la constatation suivante : si le récit de la Genèse est de nature historique avec, semble-t-il, un élément de datation par la mention des Nephilim, les « héros d’autrefois », le récit d’1 Hénoch est de nature mythique. Le livre d’Hénoch donne la place centrale aux anges-Veilleurs dans le déploiement de la civilisation humaine et il voit dans leurs enfants, des géants mi-dieux mi-humains, les principaux responsables des troubles survenant sur terre que le déluge est venu sanctionner. Jude est silencieux sur tous ces développements hénochiens concernant les anges et les géants : ne serait-ce pas parce qu’il n’en accrédite pas le contenu dont les « impies » (v.4), qu’il censure, étaient au contraire friands ? Ne pourrait-on pas rapprocher son silence des exhortations de l’apôtre Paul, en 1 Timothée et Tite, qui mettent en garde contre la propagation, au sein des églises, d’enseignements, étrangers à la foi, qui consistent en des « discours futiles » et des « débats extravagants », tournant autour de récits mythiques (« fables ») et de « généalogies sans fin » (1 Tm 1,4, 6), élaborés à partir des textes bibliques des origines ? Et Pierre, dans sa deuxième épître, parente de celle de Jude, ne dénonce-t-il pas, lui aussi, ces « maîtres de mensonge » qui « par avidité… exploiteront » les croyants « au moyen de paroles artificieuses » (2 P 2,1) ? Jude aurait ainsi eu recours à la stratégie utilisée par Paul à Athènes, qui a cité ce que les philosophes Epiménide et Aratos, bien connus de ses auditeurs, disaient de conforme à la pensée biblique (Ac 17,28) pour leur annoncer l’Evangile du Ressuscité, qui tranchait avec le reste de leur pensée (Ac 17,31-32). S’appuyant sur 1 Hénoch que les « impies » prisaient, Jude s’est servi des données du livre qu’il jugeait fidèles à « la foi… transmise aux saints une fois pour toutes » (Jd 3) pour dénoncer l’erreur de ceux qui, sous couvert de foi chrétienne, se perdait dans une compréhension mythique de l’histoire :
D’une façon semblable, eux aussi [les « impies » du v.3], au gré de leurs rêves, souillent la chair, méprisent la seigneurie et injurient les gloires. Or, lorsqu’il contestait avec le diable et discutait au sujet du corps de Moïse, l’archange Michel n’osa pas porter un jugement injurieux, mais il dit : « Que le Seigneur te rabroue ! » Eux, au contraire, ils injurient ce qu’ils ne connaissent pas ; et ce qu’ils savent comme par instinct, comme des animaux dépourvus de raison, c’est cela même qui les pourrit. Malheureux sont-ils ! (v.8-11a)27.
Cependant, soulignera-t-on, Jude s’accorde avec 1 Hénoch pour affirmer qu’à un moment donné de l’histoire du passé, des anges n’ont pas gardé leur rang et ont quitté leur demeure pour avoir des relations contre nature avec des femmes. Que devrions-nous en penser ?
De Genèse 6,1-4 au Nouveau Testament
Dans le texte de la Genèse, Genèse 6,1-8 conclut les deux sections parallèles qui précèdent. La première (4,1-26) décrit la lignée de Caïn qui se caractérise par une intensification progressive de la transgression des normes créationnelles instaurées par Dieu, ce dont Lémech est l’exemple-même : la bigamie et la violence marquent son parcours (4,19-24). La seconde lignée (5,1-6,8) est celle de Seth dans laquelle on trouve le reste fidèle au Seigneur, réduit en fin de lignée au seul Noé et à sa famille (5,32-6,8). Cette histoire des humains se caractérise par une décadence de plus en plus grande et aboutit à la confusion la plus totale : des habitants du ciel abandonnent leur demeure, « les fils de Dieu virent que les filles des humains étaient belles, et ils prirent pour femmes toutes celles qu’ils choisirent. » Que s’est-il passé ?
Matthieu Richelle en propose l’explication la plus convaincante, selon nous, en réponse à la question suivante : « Quel but le narrateur poursuit-il [par ses] remarques sur les Nephilim ? »
On pourrait n’y voir qu’une indication fournie, en passant, donnant un arrière-plan à l’épisode des « fils de Dieu », répond Matthieu Richelle. Mais il y a peut-être plus : en insistant sur la présence des grands rois de l’Antiquité [« les héros d’autrefois »] avant, pendant et après l’événement évoqué [l’intrusion des fils de Dieu sur terre], le narrateur pourrait bien avoir donné au lecteur un indice de l’identité du groupe humain par le truchement duquel les « fils de Dieu » se sont unis à des femmes…28.
C’est par l’intermédiaire de grands guerriers et de potentats entre autres mésopotamiens, sous influence démoniaque, entourés de harems démesurés, et par leurs héritiers dynastiques, que la perversion et la violence se sont répandues sur la terre, associées à la prostitution idolâtre qui a marqué leur règne. Mais lors du déluge, le jugement est survenu…
Dans leur enseignement, Jésus et Pierre renvoient au déluge comme à un type du jugement à venir29. Or, plusieurs textes néotestamentaires annoncent qu’avant le jugement dernier viendra un temps où les puissances démoniaques interviendront d’une manière particulière, ici-bas, dans l’histoire des humains, rappelant l’intrusion des « fils de Dieu » sur terre dont parle Genèse 6,1-4. En 2 Thessaloniciens 2,12, Paul révèle que la venue de l’« homme de l’impiété » (v.8), l’antichrist, s’accompagnera d’un jugement de Dieu, qui enverra sur les humains une puissance d’égarement afin que ceux qui n’ont pas accueilli l’amour de la vérité pour être sauvés croient le mensonge et soient jugés inexcusables parce qu’ils n’ont pas cru à la vérité. Jean, dans l’Apocalypse, nous apprend que le diable, un jour, sera délié pour un peu de temps afin d’égarer les nations : la puissance de la séduction parviendra alors à son paroxysme (Ap 20,7-9).
Mais l’Ecriture nous enseigne que « déjà le mystère du mal est à l’œuvre » (2 Th 2,7). Lors de l’ascension de l’enfant de la femme d’Apocalypse 12 (v.2, 5), le dragon, le Serpent ancien, « fut jeté sur la terre » avec ses anges (v.9) pour s’en prendre au reste de la postérité de la femme, le peuple de Dieu. Il donne son autorité aux Nephilim de notre temps, la bête qui monte de la mer (13,1-3), que Babel, la grande Babylone chevauche et avec laquelle elle se prostitue. Dès aujourd’hui, mais tout particulièrement à la fin, le diable et ses démons inspireront les potentats de notre monde, et la confusion parviendra un jour à son paroxysme. La confusion sexuelle de Genèse 6,1-4 annoncerait-elle celle à laquelle on assiste aujourd’hui ? L’exacerbation des revendications sexuelles contemporaines, soutenues par les Nephilim contemporains de la laïcité sans Dieu, pourrait être significative30. Les anges déchus œuvrent dans les coulisses de l’histoire humaine.
Et nous, chrétiens évangéliques ?
Il est certain qu’un nombre non négligeable de chrétiens évangéliques contemporains adoptent une vision mythique de l’histoire, à la mode d’1 Hénoch. à leurs yeux, l’histoire humaine est en quelque sorte le lieu d’une autre histoire. Le combat à mener est contre les « fils de Dieu » : il nous faut lier les puissances célestes en s’opposant nommément à elles pour les chasser de leurs territoires ; par ce combat contre les autorités et les puissances dans les lieux célestes, nous devons conquérir nos villes, nos pays, mais aussi le monde de la culture, de la politique, de l’économie, de l’art, de l’éducation et de la finance. C’est cette conception mythique de l’histoire, qui a conduit, en 1998, la prophétesse Ana Mendez Ferrel, accompagnée de toute une équipe (dont l’épouse de Peter Wagner), à monter sur un sommet de l’Everest, dont le nom signifierait « Mère de l’univers ». Là, elle pria et s’opposa au diable, car Dieu lui avait montré que c’est de cette montagne que règne Satan ! Il s’agissait de l’opération « Château de glace »31. C’est aussi une telle conception mythique de l’histoire qui inspire la pensée de Bill Hamon, l’un des apôtres importants de la Nouvelle Réforme Apostolique et fondateur du mouvement Christian International Apostolic Network. Il prophétise, pour les temps futurs, la venue de l’« Armée des saints », une génération invincible de croyants, libérés de la mort, tels Hénoch et Elie, et doués de pouvoirs charismatiques étonnants ; c’est par cette armée surnaturelle que Jésus exécutera ses jugements. Alors l’Eglise vaincra et le Royaume de Dieu (de type post-millénariste) sera inauguré32.
Jude nous rappelle par son épître l’existence d’un monde invisible qui intervient dans l’histoire visible des hommes. Mais ses silences sont éloquents : son univers n’est pas celui d’1 Hénoch. Et ses jugements contre les hérésiarques de son temps semblent comme viser directement les promoteurs évangéliques contemporains de la pensée mythique.
Jacques Buchhold
Professeur émérite de Nouveau Testament et de grec biblique
Doyen honoraire de la Faculté Libre de Théologie Evangélique
- Sauf mention contraire, nous citons les textes bibliques dans la version de La Nouvelle Bible Segond. ↵
- A.-M. Dubarle, « Le péché des anges dans l’épître de Jude », Mémorial J. Chaine, Lyon, Facultés catholiques, 1950, pp. 145-148, représente l’une des rares exceptions. Selon lui, les aggeloi seraient des « messagers » humains, les espions envoyés par Moïse pour explorer le pays de Canaan. ↵
- Sur l’origine de cette interprétation, voir « The Indecent Descent of the Sethites : The Provenance of the Sethites Interpretation of Genesis 6.1-4 », SF (Sárospataki Füzetek) 3-4, 2012, pp. 47-57, disponible sur internet : https://www.academia.edu/17793988/The_Indecent_Descent_of_the_Sethites_The_Provenance_of_the_Sethites_Interpretation_of_Genesis_6_1_4. Voir aussi P.S. Alexander, « The Targumim and Early Exegesis of the “Sons of God” in Genesis 6 », JJS 23, 1972, pp. 60-71 ; L.R. Wickham, « The Sons of God and the Daughters of Men. Genesis vi 2 in Early Christian Exegesis », OTS 19, 1974, pp. 135-147. ↵
- Meredith G. Kline, « Divine Kingship and Genesis 6.1-4 », WTJ 24, 1963, pp. 187-204, disponible sur internet: https://www.meredithkline.com/files/articles/Divine-Kingship-and-Genesis-6_1-4.pdf; Alan Millard, « A New Babylon “Genesis” Story », TyndB 18, 1967, pp. 3-17 (voir p. 12), disponible sur internet : ↵
- Samuel Bénétreau, La deuxième épître de Pierre et l’épître de Jude, CEB, Vaux-sur-Seine, Edifac, 1994, p. 272. Voir Eric Fuchs & Pierre Reymond, La deuxième épître de saint Pierre. L’épître de saint Jude », CNT 2e série XIII b, Genève, Labor et Fides, 1988, p. 164. ↵
- Charles Bigg, A Critical and Exegetical Commentary on the Epistles of St. Peter and St. Jude, ICC, Edimboug, T. & T. Clark, 1987, p. 329 : « When he [Jude ↵
- Les exégètes discutent pour savoir s’il s’agit, pour les habitants de Sodome et de Gomorrhe, d’un désir de relations homosexuelles ou de relations sexuelles avec des anges. Tout dépend de leur compréhension de l’identité des visiteurs venus chez Lot. ↵
- 2 P 3,3 : « Vous savez, avant tout, que dans les derniers jours, il viendra des moqueurs pleins de moqueries, qui iront au gré de leurs propres désirs. » ↵
- Pour le débat exégétique, voir Samuel Bénétreau, La première épître de Pierre, CEB, Vaux-sur-Seine, Edifac, 1984, pp. 230-232. Cf. Mike McGowan, « La structure en chiasme de 1 Pierre 3.17-4.2 », ThEv vol. 1, n° 2, 2002, pp. 61-73, disponible sur internet : https://drive.google.com/drive/folders/1-X2z4oJwETQqF3iunIxmh92jQz3NsNp7 ↵
- Selon R.J. Bauckham, Jude, 2 Peter, WBC 50, Waco, Texas, 1983, p. 51, ce n’est que vers le milieu du IIe s. ap. J.-C. qu’est apparue, en milieu juif, l’interprétation humaine des « fils de Dieu » de Gn 6,1-4. ↵
- A.J. III, 1 [57 ↵
- De Gigantibus, § 6-18. ↵
- Jubilés IV.15 ; V.1 ; VII.21. ↵
- Testament de Ruben, V.1, 6-7 ; Testament de Nephtali, III.4-5. ↵
- CD II.14-19. ↵
- 1Qap Gen II, 1. ↵
- 2 Hénoch XVIII. ↵
- Nous citons le texte d’I Hénoch I-XXXVI selon la traduction proposée par La Bible. Ecrits intertestamentaires, éd. publiée sous dir. d’André Dupont-Sommer et Marc Philonenko, NRF, Paris, Gallimard, pp. 471-505. ↵
- Sagesse 14.6. ↵
- Siracide 16.7. ↵
- Baruch 3.26-28. ↵
- 3 Maccabées 2.4. ↵
- Voir 1 Hén XIV.6 : « Auparavant vous [les Veilleurs ↵
- Dt 1,28 ; 2,10, 20-21 ; 3,11 ; 9,2. Ces Nephilim se retrouvaient chez les Anaqites (Nb 13,33) et les Emites (Dt 2,10). Voir aussi Am 2,9. ↵
- Matthieu Richelle, Comprendre Genèse 1-11 aujourd’hui, coll. La Bible et son message, Vaux-sur-Seine, Edifac, Charols, Excelsis, 2013, p. 190, qui renvoie à John Day, « The Sons of God and Daughters of Men and the Giants : Disputed Points in the Interpretation of Genesis 6.1-4 », Hebrew Bible and Ancient Israel 1, 2012, pp. 432-436. ↵
- La LXX suit l’hébreu, mais traduit Nephilim par géants : « Les géants étaient sur la terre en ces jours-là et après cela, lorsque les fils de Dieu vinrent vers les filles des hommes et engendrèrent pour eux. Ceux-là étaient les géants d’autrefois, les hommes de renom ». ↵
- Cf. 2 P 2,10b-11 : « Présomptueux, arrogants, ils n’ont pas peur d’injurier les gloires, alors que les anges, supérieurs en force et en puissance, ne portent pas contre elles de jugement injurieux, devant le Seigneur ! » ↵
- Richelle, Comprendre Genèse 1-11 aujourd’hui, p. 192. ↵
- Voir Mt 24,37-42 // Lc 17,26-36 ; 2 P 2,5-10 ; 3,5-7. ↵
- Voir Jacques Buchhold, « L’apôtre Paul et la sexualité. Un conflit d’échelle de valeurs » dans Bible et sexualité, sous dir. Paul Wells, coll. Terre Nouvelle, Aix-en-Provence, Kérygma, Charols, Excelsis, 2055, pp. 50-67, en part. pp. 60-67. ↵
- Vidéo disponible sur internet : https://www.dailymotion.com/video/xgn7op ↵
- Voir Bill Hamon, Apostles, Prophets and the Coming Moves of God, Shippensburg, Destiny Image, 1997, pp. 251-268. Peter Wagner a écrit la préface du livre dont il recommande chaudement la lecture, pp. xxi-xxiii. ↵
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