Fritz Lienhard, L’avenir des Eglises Protestantes. Evolutions religieuses et communication de l’Evangile, Labor et Fides, 2022
Le sujet annoncé par l’auteur est ambitieux, d’autant plus qu’il l’est sous la forme d’une affirmation, et non d’une question. Fritz Lienhard prend pourtant ses distances, avec humour, avec toute posture prophétique : « ma boule de cristal est durablement en panne. Je ne dispose pas non plus d’une « révélation prophétique » particulière » (p. 9). Professeur de théologie pratique à l’université de Heidelberg en Allemagne, après l’avoir été à l’Institut Protestant de Théologie de Montpellier, Fritz Lienhard est un enseignant-chercheur très concerné par l’insertion de l’Eglise dans la société. Il s’est beaucoup intéressé à la diaconie, traçant un sillon européen et francophone à la théologie de la libération1. Plus récemment, et cette fois inspiré par l’école sociologique allemande et sa théorie des milieux, c’est le sujet de la différenciation culturelle dans les églises qui a retenu son attention2.
Ce dernier ouvrage affiche une autre ambition : serait-ce de répondre à la question que tout le monde se pose dans le milieu des Eglises protestantes, du moins dans leur partie luthéro-réformée ? Ambition qui a déjà donné lieu à d’autres livres plus ou moins programmatiques3.
Premier fait remarquable dans la démarche de Fritz Lienhard : « Il s’agit plutôt de susciter des évolutions que des ruptures » (p. 368) : pas d’ambition révolutionnaire, pas d’appel à la radicalité, mais des infléchissements, des renouvellements théologiques et pratiques, afin que l’Eglise soit davantage en phase avec les attentes contemporaines.
Et le deuxième, qui se concrétise à la fin de la lecture par un sentiment d’inachèvement : tel un pisteur, l’auteur assure l’ouverture de différentes routes possibles, sans nécessairement à les poursuivre dans toutes leurs conséquences pratiques. Ce qui peut, suivant le cas, laisser le lecteur sur sa faim, ou lui donner la liberté d’avancer avec d’autres en suivant les traces du théologien.
La structure de la réflexion proposée serait un troisième point à souligner d’emblée, car elle relève d’un choix méthodologique qui a toute son importance.
Les deux premiers chapitres de l’ouvrage sont ainsi essentiellement descriptifs. Lienhard s’y attache à y expliciter deux constats mis en évidence par des travaux historiques et sociologiques : d’une part le phénomène de marginalisation des Eglises ; d’autre part celui d’un retour du religieux dans la post-modernité. A eux seuls, ces deux chapitres représentent en volume la moitié du livre. Leur contexte est situé : c’est celui de l’Europe, et même de l’Europe de l’Ouest, dans lequel l’auteur évolue. « La pluralisation des convictions, la différenciation fonctionnelle, la volonté de changer le monde, phénomènes accompagnés par l’individualisation » donnent des contours plus précis au constat incontournable de la sécularisation, elles en dessinent les tendances lourdes et leurs conséquence : la marginalisation des Eglises. Celle-ci ne fait pas de doute, bien qu’elle ne soit pas « un destin irrévocable » (p. 163).
Le troisième chapitre est consacré à des développements théologiques entrant en résonance avec la situation de l’époque telle que décrite auparavant. Le cadre assumé est celui d’une théologie comparative des religions, la plus à même de tracer un chemin viable dans un régime de pluralité religieuse, sans tomber dans les travers de l’inclusivisme ou de l’exclusivisme, tout en évitant encore les affirmations pluralistes molles. Lienhard déploie ainsi deux articulations théologiques, utiles à ses yeux pour permettre aux Eglises à la fois de rencontrer ce religieux sur le retour : d’abord une théologie du Saint Esprit, ouvrant une large porte à une herméneutique de l’expérience religieuse en tant qu’expérience d’une intériorité ; ensuite, une affirmation christologique indispensable. Le Christ dont il est question porte l’extra nos cher aux Réformateurs. Une dimension d’extériorité libératrice pour l’individu contemporain livré à lui-même, plongé dans une triste solitude.
Enfin, le quatrième chapitre se tourne logiquement vers des déclinaisons ecclésiologiques, orientées autour de l’évangélisation et du témoignage, et de propositions sur la prédication. L’auteur y donne sa perception d’une Eglise de témoins, fondée dans son identité à être missionnaire, pour ne pas être « démissionnaire ». Une Eglise offrant les lieux et les temps pour des rencontres hybrides, notion clé ici, actant que le religieux ne constitue pas un domaine autonome d’action. Le religieux n’étant jamais pur, l’Eglise doit être un corps mélangé, assumant une prédication indirecte par le biais de rencontres ordinaires, non spécifiquement religieuse. Il en va ainsi de l’intérêt porté à l’église en tant que bâtiment, ou la mise en œuvre d’activités jeunesse : les motivations des personnes concernées varient autour d’un centre d’intérêt commun. C’est aussi sous cet angle que peut être repensée la prédication, notamment dans les liens qu’elle peut entretenir avec l’art, une voie singulière que l’auteur prend le temps de suivre.
L’ouvrage de Fritz Lienhard fourmille de réflexions stimulantes, très souvent présentées dans un style alerte, avec des formulations qui font mouche. Les références historiques et sociologiques sont nombreuses et le cheminement proposé, s’il lui arrive de s’égarer par moments, témoigne d’une grande recherche de cohérence et d’articulation entre les différents domaines d’exploration.
Nous pouvons cependant nous interroger si ce point, qui fait la force de l’acte théologique, n’est cependant pas un point de faiblesse pour le sujet traité. Nous parlons là de la méthode nettement inductive de l’auteur, dans laquelle la place accordée aux constats sociologiques a la primauté, pas seulement dans un sens chronologique, mais aussi par leur caractère contraignant. Les tentatives de corrélation font rage, l’Evangile ne provoque plus de crises, mais de simples réinterprétations de l’expérience religieuse, une notion centrale pour Lienhard. De fait, l’effort est constant pour que l’approche théologique colle à la modernité, qu’elle s’y adapte. Toute distance critique n’est cependant pas exclue : le Christ reste un ferment d’extériorité, et la source d’une libération de l’individu enfermé dans son temps. Mais il faut tout de même fondamentalement, dit Lienhard, opter pour le « syncrétisme », il faut incorporer ces expériences religieuses qui seraient a priori étrangères à la foi chrétienne, pour les redessiner sur le fondement du Christ et de l’Esprit. Par conséquent, l’impression vient plus d’une fois d’assister à un assemblage théologique de circonstance pour parvenir à cette fin, à la mise en place d’un « dispositif » – terme consacré dans l’ouvrage – approprié à apporter une réponse chrétienne dans la modernité, que ce dispositif soit celui de la « pensée réformatrice » (Cf. p. 249) ou de l’Eglise dans sa pratique. L’optique générale tendant plutôt à l’adéquation à la réalité qu’à la force critique et salutaire de la lumière de cet Evangile que « le monde [n’a] pas reconnue » (Jean 1, 10).
Très ancré dans les problématiques des Eglises de multitude, et certes contestable dans ses choix méthodologiques, cet ouvrage s’avère stimulant pour les nombreuses questions et perspectives qu’il suscite.
Julien N. PETIT
- De la pauvreté au service en Christ, Paris, Cerf, 2000 ↵
- La différenciation culturelle en Europe, Lyon, Olivétan, 2017 ↵
- Cf. par exemple Eric Fuchs et Pierre Glardon, Turbulences. Les réformés en crise, Le Mont sur Lausanne, Ed. Ouverture, 2012 ; Virgile Rochat, Le temps presse. Réflexions pour sortir les Eglises de la crise, Genève, Labor et Fides, 2012 ↵
Les commentaires sont clôturés.