Gérard Siegwalt, Rétrospective d’un théologien

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Gérard Siegwalt, Rétrospective d’un théologien, Paris, Cerf Patrimoines, 2022, 205 pages

Professeur de théologie systématique à la Faculté de Théologie Protestante de Strasbourg de 1964 à 1997, auteur d’une œuvre dogmatique rédigée en l’espace d’une vingtaine d’années1, puis complétée par des écrits théologiques, Gérard Siegwalt a, à 90 ans, encore quelque chose à dire. Dans cette dernière publication, comme dans celles qui l’ont précédée2, ce quelque chose ressort davantage du témoignage et de la transmission, sur un mode aussi personnel que réflexif.

Voilà ce qui est proposé dans cette Rétrospective, avec une énergie et une lucidité remarquables. Le lecteur ayant déjà rencontré le professeur Siegwalt y reconnaîtra sans peine l’homme qui vous adresse une poignée de main chaleureuse, en vous mettant la main sur l’épaule, et s’adressant à vous avec une grande sollicitude. Le même étant désireux et capable de vous laisser entendre, le temps d’un bref échange, quelques mots choisis qu’il semble avoir réservés pour vous. Si vous n’avez pas fait l’expérience d’une telle rencontre, cette description vous la suggérera.

C’est d’un itinéraire théologique qu’il est question dans cet ouvrage. Nous découvrons en l’espace de trois chapitres – denses, comme toujours – illustrant ce que l’auteur appelle les tenants et aboutissants de cet itinéraire. Ceux de l’existence et des engagements (1er et 3ème chapitres). Ceux de la pensée (2ème chapitre).

Plutôt qu’une autobiographie intellectuelle, un compte rendu, écrit Siegwalt, et sans tiret au milieu pour faire ressortir la littéralité du terme, et la nuance qu’il contient : il s’agit bien de rendre compte d’une existence. D’user encore d’une responsabilité qui donne sens au travail théologique. Le compte rendu qui est livré au lecteur est effectivement celui de soixante ans de « responsabilité théologique », car un théologien se doit de répondre, tant « au réel de Dieu qu’au réel pour lequel vaut Dieu. » (p.14)

Le réel, notion chère à l’auteur, apparaît d’abord ici comme celui de sa propre existence, où se dressent notamment la figure de son père pasteur, et d’autres, plus fugaces. Il est encore celui des appels entendus pour soi, et des appels lancés, en particulier aux Églises, dont le récit est à mettre au compte des « aboutissants pratiques », sujet du 3ème chapitre : appel sur la question de l’autorité doctrinale dans l’Église luthérienne alsaco-mosellane (1965) ; pour l’intercommunion (1969) ; jusqu’à l’appel pour des Assises inter-ecclésiales (2017). Un témoignage précieux, de l’intérieur, est donné dans ces pages, où est reconnu un « mal à l’Église » ressenti durant toute une vie, douloureux, mais source aussi d’éveil théologique et d’engagement.

Au détour d’une page, nous apprenons que le professeur de philosophie du jeune Gérard au lycée de Bouxwiller avait dit de lui qu’il était doué d’un « esprit infiniment scrupuleux ». À l’aune de la relecture existentielle que constitue cet ouvrage, il est difficile de lui donner tort, tant le propos tenu se fait précis.

À celui de scrupules, Gérard Siegwalt préfère le terme de « réceptivité ». Cette notion donne matière à réflexion sur ce que peuvent signifier action et repos, volonté et attente dans une existence théologique. Réceptivité aux appels qui dessinent la trame d’une vie, à l’image de celui qu’adresse au jeune Siegwalt son professeur, Charles Hauter, afin qu’il entreprenne un doctorat. Réceptivité ensuite du professeur Siegwalt aux préoccupations de ses étudiants concernant la crise écologique en vue, ou la problématique sociétale de l’homosexualité. Par ce terme de réceptivité, l’auteur désigne bien une « dimension fondamentale » du travail théologique. Elle ne concerne pas seulement le cadre universitaire dans lequel il s’exerce prioritairement. Elle caractérise une position singulière, à la frontière de la théologie et de la spiritualité, mises en lien dans l’exergue de l’ouvrage. Pour répondre théologiquement, il s’agit tout autant de « laisser mijoter, de laisser se faire » que de faire et d’entreprendre. Une approche caractéristique de la mystique, qui se trouve nuancée, ou enrichie chez l’auteur par des engagements dans le champ social, et ecclésial détaillés dans cette Rétrospective.

« Homme, bipède, mon semblable, mon frère » : c’est ainsi que l’on peut comprendre le nœud intellectuel de cette existence théologique, essentiellement développé dans le chapitre central de l’ouvrage. Cela consiste à vouloir « Être homme et chrétien », et cela commence par l’articulation biblique des deux alliances que sont l’alliance noachique inclusive, et l’alliance abrahamique exclusive. Ce bipédisme originaire conduit presque nécessairement à une « théologie du juste milieu », s’appuyant sur la méthode de la corrélation chère à Paul Tillich, auteur de référence pour Siegwalt. Car encore une fois, tout se joue à partir du réel : « C’est du ras du bas de l’être, au ras donc du questionnement existentiel relatif à l’authenticité – la vérité – de soi-même […] qu’il faut partir » (p.89) Dans cette tension entre le haut et le bas, entre exclusivisme et inclusivisme, entre vérité et réalité, la foi chrétienne reçoit sa vocation particulière, elle qui est un « appel adressé, au nom de sa confession de foi, par l’humanité abrahamique-ecclésiale à l’humanité noachique-œcuménique, dans le respect du bipédisme de l’humanité. » (p.110)

Ce bipédisme de référence a fait du théologien un artisan de différents dialogues : entre science de la nature et foi dans le cadre de la recherche universitaire, dialogue inter-ecclésial, en particulier avec les instances catholiques, et interreligieux, notamment sur son lieu de vie, le quartier du Neudorf à Strasbourg. Absence notable à ce tableau : le dialogue avec le monde évangélique, moins prioritaire semble-t-il, absence qui se double de fortes interrogations quant au caractère confessant du christianisme et les conditions qu’il requiert pour rester porteur de vie et structurant.

Reste la question : ce compte rendu vaut-il pour un bilan, un point final ? Ce serait enclore le mystère d’une vie. De même que Dieu est plus grand que Dieu, l’existence humaine est conduite elle aussi à son dépassement, qui est « abandon de soi », dans l’appel à mourir et à ressusciter chaque jour avec le Christ. Si l’on reconnaîtra dans cette note finale une sérieuse radicalité spirituelle, on goûtera aussi avec plaisir, toujours dans la conclusion de l’ouvrage, quelques belles lignes sur l’humour nécessaire au soir d’une vie, « don de la vérité, unie à l’amour […] Il apaise sans endormir. Il panse, en stimulant. Il a en lui une force d’éveil. » (p.201-202).

C’est un témoignage saisissant par sa cohérence, son humilité et son incarnation qu’il est donné de découvrir dans ces pages. Un témoignage qu’étudiants en théologie, ou théologiens confirmés liront avec gratitude, porté par la conviction qu’il est possible et riche de mener une existence marquée par la théologie.

Julien N. PETIT

  1. Dogmatique pour la catholicité évangélique. Système mystagogique de la foi chrétienne, 5 tomes, chacun à 2 volumes. Les 3 premiers tomes en co-édition : Paris, Cerf ; Genève, Labor et Fides. Les 2 derniers tomes édités par : Genève, Labor et Fides. Publiée de 1986 à 2007
  2. Cf. en particulier : Lettres d’un craignant-Dieu à ses petites-filles. Et à quelques autres sur plusieurs questions existentielles, Paris, Cerf-Patrimoines, 2019, 244 p.

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