Christiane Tietz, Karl Barth. Une vie à contre-courant

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Christiane Tietz, Karl Barth. Une vie à contre-courant, Genève, Labor et Fides, 2023, 643p.

La sortie de cette somme biographique sur le théologien bâlois Karl Barth (1886-1968) constitue sans aucun doute un évènement éditorial. Parue en allemand en 2018, puis dans sa traduction anglaise en 2021, la voici enfin disponible en français. Par son ampleur, l’ouvrage fera date dans les études barthiennes, notamment parce qu’il jette une lumière nouvelle sur les coulisses humaines des grands débats que Barth contribua à animer au cours de l’histoire si tragique du 20e siècle.

Non que les initiatives biographiques francophones aient manqué jusque-là1. Elles ont connu un regain tous les vingt ans. Leur publication commença du vivant même de Barth, dont la notoriété avait largement dépassé les frontières de sa Suisse natale et de l’Allemagne, lieu de théâtre historique et théologique de bien des combats. Ces initiatives ont toujours dépassé le strict champ biographique, pour toucher à la théologie. Mentionnons à ce titre les ouvrages du jésuite Henri Bouillard, et de Georges Casalis2, qui furent contemporains de l’essai autobiographique de Barth lui-même, rédigé à la demande de la revue américaine The Christian Century, en 19613. De nouvelles publications marquèrent le centenaire de la naissance du théologien, au milieu des années 1980, avec notamment la traduction en français d’un texte du professeur de Tübingen Eberhard Jüngel 4. Vint enfin un renouveau au début des années 2000, avec les publications de Denis Müller et, un peu plus tard, d’Henry Mottu5, alors que parallèlement commença une réédition de certains ouvrages de Barth6.

Le point commun de ces ouvrages tient à leur volonté de restituer la théologie de Barth dans son contexte et dans son évolution, de rendre compte de ce que Denis Müller a appelé son « geste théologique » : le mouvement d’une pensée qui s’élabore dans les crises et les débats du monde. Ils furent nombreux dans ce 20e siècle européen qui fut celui du théologien : débuts du socialisme, montée du nazisme, guerres mondiales, guerre froide, sans compter les débats proprement théologiques.

L’ouvrage de Christiane Tietz, professeure de théologie systématique à l’université de Zurich, n’échappe pas à cette logique du « geste théologique », mais se distingue de ses prédécesseurs en la suivant de bout en bout, sans quitter la progression chronologique de son propos, à l’exception du chapitre 13 consacré à une description du contenu de la Dogmatique. Elle parvient à le faire en restituant l’essentiel de la substance théologique de chaque période avec une grande précision. Le détail avec lequel elle rend compte de la jeunesse et de la formation de Barth, dont l’existence théologique ne commence pas avec l’Épître aux Romains, mais dans les échanges avec son père, professeur de théologie à Berne, est particulièrement éclairant, et inédit.

Cette remarque vaut aussi pour aussi pour la fameuse relation du théologien avec sa collaboratrice, Charlotte von Kirchbaum, relation imposée à sa femme Nelly et partiellement acceptée par elle. « Communauté de fortune » à trois, selon les mots de Barth lui-même, dont il a mesuré toujours à nouveau combien elle était une « impossible possibilité ».

« Ce qui constitue le plus grand bienfait terrestre qui m’ait été offert constitue justement aussi le jugement le plus sévère prononcé à l’encontre de ma vie terrestre. C’est donc ainsi que je présente devant Dieu, sans moyen de lui échapper d’une façon ou d’une autre. » (p. 343)

Christiane Tietz lève le voile sur cet aspect controversé et douloureux de la vie de Barth, en recourant notamment à des correspondances restées longtemps inconnues du public : celle entre Eduard Thurneysen et Barth, celle entre Barth et Charlotte von Kirchbaum, et dans tous les cas non accessibles en français.

L’humanité de Barth7 : le recours aux correspondances, largement citées, donne effectivement à cette biographie une couleur unique. Par le biais d’une très ample documentation, l’auteure retrace un parcours, tâchant d’en donner les moindres détails, dressant un portrait d’une grande humanité, dans lequel les doutes, les fragilités, et la solitude foncière du penseur sont palpables. Nous y découvrons l’insécurité, et même l’angoisse dans lesquelles Barth, tout jeune professeur de Göttingen, prépare ses cours ; sa lucidité lorsque, nommé pasteur du village de Safenwil, il constate l’accueil pour le moins mitigé de ses prédications. Mais aussi les déclarations de fidélité du lion théologique, toujours prêt à livrer combat et à apporter encore des inflexions à sa pensée jusqu’à la fin de sa vie. Fidélité dans la critique même, quand le vieux Barth rend hommage à Emil Brunner juste avant la mort de celui-ci, ou encore à Schleiermacher, dont il ne cessa de contrer l’influence, mais qu’il ne cessa pas non plus d’étudier. Ces deux hommages loyaux signalant que l’on ne peut se déclarer contre sans être aussi avec, en compagnie de.

Convié à entrer dans ces coulisses, le lecteur se surprendra à oublier parfois l’ampleur des évènements traversés, et des déflagrations provoquées par les gestes barthiens. Par sa rigueur et la maîtrise de son propos, Christiane Tietz nous invite à y revenir, sans jamais quitter son point de vue, au plus près de l’homme, de ses frontières intérieures et extérieures. A propos de ces celles-ci, un dernier mot s’impose, mis en relief par l’ouvrage. Barth n’a pas été un grand voyageur. Comment pourrait-on l’être lorsqu’on ambitionne de rédiger une somme telle que la Dogmatique ? La frontière entre la Suisse et l’Allemagne a longtemps suffi pour situer ses grandes singularités : celle d’un théologien réformé invité à enseigner dans des facultés luthériennes, comme ce fut le cas à Bonn, ou se démarquant sur des points essentiels de l’Église confessante qu’il avait pourtant largement contribué à fonder ; celle d’un Suisse envisageant dès la fin de la 2nde guerre mondiale la perspective d’un pardon adressé au peuple allemand et la remilitarisation de l’ancien bastion national-socialiste ! Nous mesurons dans ces pages la fécondité humaine et théologique du double attachement de Barth, dont l’une des dernières prises de parole publiques, en septembre 1968, voulut rendre compte de son lieu propre : « Je ne suis en fin de compte chez moi ni dans la théologie, ni dans le monde politique, ni même dans l’Église […], j’en viens maintenant au lieu où je suis réellement chez moi – ou je dirais plutôt : à celui auprès duquel je suis réellement chez moi […] : Jésus Christ » (p. 592). Les lecteurs seront reconnaissants à Christiane Tietz de pouvoir rencontrer l’homme Barth dans sa complexité et dans l’attention constante qu’il eut à se tenir devant Dieu.

  1. Signalons la biographie de référence d’Eberhard Busch, en allemand, non traduite en français : Karl Barths Lebenslauf nach seinen Briefen und autobiographischen Texten, München, Chr. Kaiser, 1978.
  2. H. Bouillard, Karl Barth, 3 Vol., Aubier, 1957 ; Georges Casalis, Portrait de Karl Barth, Labor et Fides, 1960
  3. Sous le titre : How my mind has changed. Pour la version française : L’Eglise en péril, Paris, Desclée de Brouwer, 2000.
  4. Dans l’ouvrage Pierre Gisel (Dir.), Karl Barth. Genèse et réception de sa théologie, Genève, Labor et Fides, 1987 ; mais aussi : Klauspeter Blaser, Karl Barth 1886-1986. Combats – Idées – Reprises, Berne/Francfort/New-York/Paris, Peter Lang, 1987
  5. Denis Müller, Karl Barth, Paris, Cerf, 2005 ; Henry Mottu, Karl Barth. Le « Oui » de Dieu à l’humanité, Lyon, Olivétan, 2014.
  6. En 1998, l’Ethique (PUF), puis, à partir de 2016 aux Editions Labor et Fides : l’Epître aux Romains, l’Esquisse d’une dogmatique, les études bibliques de l’Avent, l’hommage à Mozart.
  7. Ce qui était déjà le titre d’un chapitre des « Fragments d’une vie » présentés par Denis Müller. Op. Cit., p.39

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