Jacques Blandenier, Martin Bucer

Jacques Blandenier, Martin Bucer – une contribution originale à la Réforme – Dossier Vivre N o 43, Saint-Prex et Charols 2019 – Éditions Je Sème & Excelsis – ISBN : 978-2-7550-0381-9 – 210 pages – € 12.– ou CHF 17.–.

Jacques Blandenier, pasteur retraité de la Fédération Romande d’Églises Évangéliques (FREE) est un enseignant et auteur bien connu pour ses nombreux ouvrages théologiques et historiques. Il a notamment publié une monumentale histoire des la Mission chrétienne des origines au XVI e s et des Missions protestantes et évangéliques du XVI e siècle à nos jours (2 volumes en tout).

Avec ce Martin Bucer, l’auteur comble un vide, au moins dans la littérature « grand public », sur l’histoire de la Réforme. En effet Martin Bucer est relativement peu connu, éclipsé qu’il fut par les figures de Martin Luther et Jean Calvin. Le réformateur strasbourgeois fut sans doute génial et créatif, mais son esprit conciliant ne fut pas du goût de tout le monde, à une époque où les rivalités entre réformés et catholiques étaient exacerbées. Luther et Calvin, avec leur doctrine bien profilée, leur abondante production littéraire et leur bonne capacité à communiquer ont su se positionner de façon déterminante sur le devant de la scène.

Le livre présente une biographie chronologique de Bucer (1491-1551). Il raconte son enfance à Sélestat (Alsace), son entrée chez les Dominicains, son temps passé à l’université de Heidelberg où il adhère aux idées de la Réforme et rencontre Luther. Mais Bucer, de caractère conciliant, ne se positionne pas tout de suite dans le camp réformé : il sautera le pas quand la radicalisation des positions l’obligera à le faire. Quand il vient s’installer à Strasbourg, après son mariage, il s’intègre à l’équipe pastorale de la ville. Beaucoup plus tolérante que Zurich, Strasbourg accueille des anabaptistes. Bucer est très proche d’eux sur les fondements de la foi. La différence fondamentale est que pour eux, l’Église et la cité sont clairement séparées, alors que pour Bucer et les Réformateurs, elles sont mélangées, comme l’ivraie et le bon grain dans le champ (Mt 13,24ss). Ce « mélange » crée une tension dans l’Église, et par conséquent la cité, entre les chrétiens confessants et ceux qui, n’étant pas renouvelés par l’Esprit, ne veulent pas obéir à l’Évangile : Bucer tentera de solutionner ce problème de deux manières : 1) l’institution de la confirmation qui donnera la possibilité aux jeunes d’être catéchisés et de prendre position ; 2) par la création de petites Églises regroupant les confessants vivant au sein l’Église multitudiniste de la cité ( ecclesiolae in ecclesia) . Cette solution, reprise dès le siècle suivant par le pasteur Spenner, donnera naissance au piétisme et aux divers mouvements évangéliques.

À partir du chapitre 8, Jacques Blandenier, tout en restant dans la trame chronologique, aborde, certains points de la pensée de Bucer, parmi lesquels je relèverai l’importance de la Bible, lue avec prière et avec l’assistance du Saint-Esprit. Bucer fut également un novateur dans la théologie des ministères : emboîtant le pas à la conception luthérienne du sacerdoce universel, il créa à côté du pasteur-docteur, le ministère d’ancien ( Kirchenpfleger ) : il s’agit de laïcs reconnus et désignés pour prendre soin spirituellement des paroissiens. Il institua également le ministère du diacre, chargé, dans une perspective chrétienne, de témoigner de l’amour du Christ par le soin des malades et nécessiteux.

Bucer joua indirectement un rôle important dans l’histoire de la Réforme en étant comme un « père spirituel » pour Calvin, lors de son exil à Strasbourg, entre 1538 et 1541. L’ecclésiologie, la liturgie et le catéchisme de Calvin lui doivent beaucoup.

D’un caractère irénique, Bucer œuvra pour l’unité de l’Église : entre protestants quand, en 1529, il tenta une médiation entre Luther et Zwingli en conflit ouvert à propos de la cène – malheureusement sans succès ; avec l’Église catholique, en 1541, à Ratisbonne, quand dans un ultime essai de réconciliation, il alla très loin dans les concessions qu’il était prêt à accorder. Mais tant du côté catholique que du côté protestant, on ne voulut pas entendre ces propositions.

En 1547, Charles-Quint, vainqueur des protestants, veut recatholiciser son empire. Bucer est contraint de quitter Strasbourg et se réfugie en 1548 en Angleterre. Il y écrira De Regno Christi qu’on peut considérer comme son testament spirituel. Durant les dernières années de sa vie, il jouera un rôle non négligeable pour poser les fondements de l’Église anglicane en création.

Relevons, dans cet ouvrage, une petite imprécision historique à la page 185 : c’est François II et, non Charles II, qui fut l’époux de Marie Stuart, et le massacre de la Saint-Barthélémy eu lieu sous le règne de Charles IX en 1572.

Soyons reconnaissants à Jacques Blandenier d’avoir sorti de l’ombre Martin Bucer et de nous avoir fait découvrir ce réformateur créatif dont l’œuvre est susceptible de nous inspirer encore aujourd’hui !

Alain Décoppet

Jean-René Moret et Christoph Charles, Épîtres aux geeks

Jean-René Moret et Christoph Charles, Épîtres aux geeks : Une approche analogique de la science et de la foi — Romanel-sur-Lausanne 2020, Édition Scripsi — ISBN 9782826020424 — 135 pages — CHF 15, 90 ou € 12, 90.

Ces Épîtres aux geeks se proposent d’éclairer certains aspects de la foi chrétienne difficiles à comprendre, ou parfois simplement difficiles à accepter dans la culture moderne, par une dizaine d’analogies scientifiques (plus deux analogies se rapportant aux jeux vidéos). Les auteurs précisent d’emblée que le livre s’adresse premièrement à toute personne déjà intéressée par ces deux domaines plutôt qu’à un large public (p. 4). Cela dit, ils se sont appliqués à vulgariser les thèmes choisis et écrivent dans un style très accessible, si bien que le tout reste facilement compréhensible pour les non-initiés également. A l’exception de quelques chapitres, leur propos n’est pas premièrement apologétique. Les auteurs n’offrent ni une défense rationnelle de la foi, ni un argument montrant que science et foi ne sont pas incompatibles. Ils présupposent plutôt ces deux éléments et se lancent avec légèreté, et une certaine dose d’humour, dans une série de comparaisons entre la méthode ou les résultats scientifiques d’une part, et la foi chrétienne de l’autre.

Jean-René Moret détient un doctorat en théologie de l’université de Fribourg ainsi qu’un master en physique de l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne. Christoph Charles a obtenu son doctorat en physique théorique à l’École Normale Supérieure de Lyon, et est agrégé de mathématiques. Ils sont donc particulièrement bien équipés pour présenter le sujet en question.

Les douze analogies proposées ne sont pas reliées entre elles et touchent toutes à un aspect différent de l’enseignement du Christianisme. Elles sont par contre organisées de façon similaire ce qui confère à l’ouvrage un bonne unité d’ensemble, malgré la diversité des thèmes choisis. Chaque chapitre s’ouvre par une brève introduction dans laquelle l’auteur introduit la question qu’il souhaite éclairer. Puis, un phénomène naturel est présenté et vulgarisé. La troisième partie développe l’analogie entre le phénomène décrit et la foi chrétienne, puis conclut avec un rappel des éléments essentiels. A part deux chapitres plus longs, chaque analogie est développée sur une petite dizaine de pages.

Les thèmes choisis sont très variés : ils contiennent des concepts théologiques difficiles à comprendre (la trinité, la double nature de Jésus-Christ, la nature du mal, le relation du corps et de l’âme), des obstacles intellectuels à la foi (l’existence de Dieu, la centralité de la crucifixion et de la résurrection, les miracles, l’idée que Dieu ne rend pas sa présence davantage manifeste) et même une image de la vie spirituelle concrète (la réorientation de chaque domaine de nos vies).

Le livre est bien écrit et se lit très facilement. A une ou deux exceptions près, il ne contient aucune discussion technique qui nécessiterait des fondements scientifiques plus avancés chez le lecteur. De petits graphiques ou illustrations viennent régulièrement représenter graphiquement les explications données, ce qui sera une aide certaine pour ceux qui sont moins familiers avec les concepts présentés. Globalement, les analogies proposées sont éclairantes et amusantes, correspondant bien au ton avec lequel les auteurs abordent les questions choisies.

Etant donné la nature du projet, on peut douter que les développements offerts soient convaincants pour des lecteurs sceptiques, mais ils seront enrichissants pour ceux qui sont déjà convaincus, c’est à dire celles et ceux à qui les auteurs s’adressent prioritairement. Dans ce sens, l’exercice est tout à fait réussi.

par Vincent Hirschi

Les contes de fées, un genre chrétien ?

Introduction – en route pour Faërie !

Cet article aurait pu s’intituler « itinéraire d’un auteur devenu chrétien ». Le projet est né de discussions sur les contes de fée et leur rapport avec la foi chrétienne, le rapport entre les deux n’étant pas a priori évident. Pour bon nombre de chrétiens, les contes de fées et la Fantasy sont un genre de littérature fantastique qu’il n’est pas édifiant de fréquenter. Et pour bon nombre de non-chrétiens, il n’y a tout simplement pas de rapport entre cette littérature, qu’ils affectionnent, et la foi chrétienne. Dans ce contexte, le titre de cet article paraîtra peut-être provocateur pour les uns comme pour les autres. Comment peut-on affirmer que les contes de fée sont « un genre chrétien » ?

Ce qui va suivre ne sera pas une longue démonstration théologique, ni une étude universitaire pointue. Je laisse à d’autres, bien plus qualifiés que moi, le soin d’écrire une théologie de la Fantasy . Pour ma part, je me contenterai ici d’évoquer mon parcours d’auteur, et aussi de chrétien, en décrivant les rencontres littéraires qui m’ont marqué et qui ont fait progresser ma pensée. Je ne peux que remercier ici mon cher ami Yannick Imbert 1 qui a été l’initiateur de ce projet en mettant entre mes mains les lectures qui seront commentées dans cette contribution.

Parmi les rencontres marquantes que j’ai pu faire au cours de mes lectures, on trouve deux auteurs bien connus du public français, notamment grâce à l’adaptation de leurs oeuvres sur grand écran, et deux auteurs moins connus. J.R.R. Tolkien est le plus fameux de tous dans le domaine de la Fantasy , il est même considéré à bien des égards comme le père fondateur de ce genre littéraire, du moins tel que nous le connaissons depuis la deuxième moitié du 20e siècle 2 . Le Hobbit et la trilogie du Seigneur des Anneaux sont des romans qui ont marqué leur génération. C.S. Lewis est aussi un auteur connu et très prolixe dans bien des domaines. Les Chroniques de Narnia , sa séries de romans en sept volumes, est devenue un classique de Fantasy . Trois de ces romans ont été adaptés au cinéma 3 . Parmi les auteurs moins connus mais dont l’influence n’est pas négligeable, nous parlerons aussi de G.K. Chesterton et de G. MacDonald. Le premier a particulièrement influencé la pensée de Tolkien, le deuxième davantage celle de Lewis. Ces deux auteurs sont à bien des égards des précurseurs. Tous les quatre ont écrit et réfléchi au sujet de l’origine, de la valeur et de la portée des contes de fées et de l’imaginaire fantastique en général.

Je n’entrerai pas dans tous les détails dans cette modeste contribution, le temps et l’espace me manqueraient. Pour chaque auteur, je commenterai un texte clef et je mentionnerai simplement le ou les éléments de sa pensée qui ont été, pour moi, des pierres dans l’édification d’une réflexion chrétienne concernant les contes de fées. Mais que le lecteur me permette d’abord de commencer ce voyage aux pays des elfes par un court récit autobiographique.

J’ai grandi à la campagne, dans une famille non-pratiquante. Promenades et cabanes dans les arbres étaient les loisirs de mon enfance en compagnie de quelques lutins. C’est à l’âge de l’adolescence que j’ai commencé à m’abreuver de Fantasy sous toutes ses formes 4 . Fées, dragons et autres elfes nourrissaient mon imagination et j’espérais parfois apercevoir l’une de ces créatures fantastiques au détour d’un sentier, dans une grotte ou sur un tronc moussu, au gré de mes promenades et de mes rêveries.

Au bout d’un moment, riche de tout cet imaginaire, il m’a semblé que la porte d’entrée dans Faërie 5 pouvait bien se trouver dans l’écriture. C’est ainsi que j’ai commencé à griffonner quelques histoires, à écrire pour des amis et, de fil en aiguille, j’en suis venu à écrire mon premier roman intitulé Naïla ou la légende de la larme de vie 6 . C’est un conte de fée mignon qui se déroule dans un univers de Fantasy où une jeune elfe, dénommée Naïla, part à la recherche de sa mère et rencontre en chemin toute une foule de personnages hauts en couleurs, avec qui elle va vivre des aventures rocambolesques. Et, bien entendu, au bout d’une longue et périlleuse quête, tout est bien qui finit bien.

Pour ma part, ma quête spirituelle s’est concrétisée par le baptême, un an après la publication de ce premier roman. Avec le baptême, je suis entré dans un monde extraordinaire : celui de la foi chrétienne. Un monde enthousiasmant, merveilleux, plein de magie et de périls ! Comprenons-nous bien : par « enthousiasmant » j’entends « plein de la présence de Dieu », par « merveilleux » j’entends « d’une beauté spirituelle », et « plein de magie » non pas la science cachée des magiciens, mais « la présence de l’extraordinaire au sein d’un monde ordinaire », et par « périls » il faut comprendre « la notion d’aventure ». Quelle aventure, en effet, de découvrir et de vivre avec d’autres la foi en un Dieu Créateur, Rédempteur et Consolateur.

J’ai pourtant rapidement découvert, au contact de mes frères et soeurs chrétiens, que l’imaginaire et la foi ne faisaient pas forcément bon ménage. Certes, personne ne m’a jamais dit ouvertement que ce n’était pas bien de lire ou d’écrire de la Fantasy . C’était juste dans l’air, cette idée sous-jacente que fées, elfes et surtout dragons ! n’avaient pas leur place dans la vie du chrétien. Sans doute par crainte d’un mauvais mélange des genres : on ne veut probablement pas risquer de discréditer la foi en la mêlant avec l’imaginaire. Et puis, le dragon a mauvaise réputation dans le récit biblique 7 , c’es t un fait. J’ai donc appris, implicitement, à tracer une frontière hermétique entre ce qui relève du domaine de la foi, et ce qui relève de l’imaginaire fantastique.

Quelle ne fut pas ma surprise, dans ce contexte de pensée, en découvrant que ceux qui ont, pour ainsi dire, inventé la Fantasy étaient des chrétiens authentiquement croyants et engagés. Tolkien et Chesterton étaient catholiques pratiquants, Lewis anglican, McDonald a même été pasteur pendant un certain temps. Au travers de ces auteurs, j’ai découvert qu’il existe bel et bien un sentier qui relie le pays des elfes et le pays des humains, qu’ils soient croyants ou non. C’est ce sentier, étroit et parsemé d’embuches, que je vous propose de suivre avec moi jusqu’au royaume de Faërie .

G.K. Chesterton – « L’éthique du pays des elfes »

J’ai fait la connaissance de G.K. Chesterton lors d’un voyage en train. Je ne l’ai pas rencontré personnellement, bien entendu. Gilbert Keith Chesterton a vécu de 1874 à 1936 au Royaume-Uni. À bien des égards, Chesterton est un auteur énorme, par sa taille — l’individu mesurait plus d’1m90 et près de 130 kilos — et énorme par sa production littéraire. Chesterton a écrit des romans, des poèmes et des essais en grand nombre. Sa pensée a influencé toute une génération. Pourtant, Chesterton reste un auteur assez peu connu en France, et c’est bien dommage, car son style franc, son humour anglais, et son enthousiasme communicatif méritent d’être connus.

C’est donc lors de ce voyage en train que j’ouvre pour la première fois cet ouvrage édité il y a un siècle et dont le titre n’est pas forcément accrocheur de prime abord : Orthodoxie 8 . À l’intérieur, ce n’est pourtant pas un traité de théologie dogmatique, mais plutôt ce que Chesterton qualifie lui-même d’autobiographie débraillée. Chesterton raconte avec emphase son cheminement de foi, ce qui l’a conduit à devenir, ou redevenir chrétien, et il se trouve que les contes de fée n’y sont pas pour rien.

à ce stade, certains lecteurs se diront sans doute : « oui, certainement, le fait de lire des histoires de petits personnages fantastiques qui n’existent pas prédispose sans doute à croire les histoires invraisemblables contenues dans la Bible ». Sous-entendu : il faudrait être fou pour croire à de telles balivernes. Chesterton prend le contrepied de cet argument dans les chapitres qui précèdent celui qui nous intéresse. Il démontre au contraire que celui qui ne croit qu’en sa propre raison est un malade mental 9 . Le fou, selon Chesterton, c’est celui qui pense être rationnel alors qu’il a, en réalité, abandonné tout bon sens. C’est dans le quatrième chapitre intitulé « l’éthique du pays des elfes » 10 que Chesterton explique comment les contes de fée ont joué un rôle important dans son cheminement intellectuel et spirituel.

Dans ce chapitre, Chesterton va nous raconter ce qu’il appelle sa « religion naturelle », c’est-à-dire sa façon première et naïve de croire, et comment cela l’a aidé sur le chemin de la foi vers l’orthodoxie chrétienne, un chemin qui, d’après ses propres mots, est un chemin surprenant ( startling ). Ses premières certitudes dans la vie, c’est au jardin d’enfants qu’il les a acquises. Pour Chesterton, le pays des fées est le pays du bon sens. Ce royaume fantastique est bien plus raisonnable, d’une certaine façon bien plus logique, que le monde réel. En fait, c’est le monde réel qui semble anormal comparé au merveilleux royaume des fées 11 .

Chesterton précise ce qu’il entend par raisonnable : c’est plus particulièrement sur le plan éthique et philosophique que les contes de fées sonnent juste. En effet, ces histoires ont des vertus pédagogiques incontestables : elles nous enseignent ce que Chesterton qualifie de « nobles et sains principes ». Il faut préciser qu’à l’époque où il écrit, les contes étaient sérieusement critiqués, à la fois pour leur aspects irréel, mais aussi sur le plan de leur intérêt pédagogique. Fallait-il ou non laisser les enfants lire des contes de fées ? La question ne se poserait plus en ces termes aujourd’hui. Mais elle pourrait sans doute s’appliquer à d’autres domaines qui touchent les distractions des enfants. Mais revenons aux contes de fées. Chesterton cite comme exemple Cendrillon, cette jeune personne humble et travailleuse qui se retrouve, malgré les circonstances difficiles de sa vie, exaltée au point de devenir l’épouse d’un prince. La Belle au bois dormant, pour sa part, transmet l’idée qu’il y a un espoir de vaincre la malédiction de la mort et de voir ceux que l’on aime revenir à la vie.

Ce qui intéresse Chesterton ici, c’est la vision du monde qui se dégage des contes de fées. Les valeurs du pays des elfes ont forgé en lui, explique-t-il, une façon de concevoir le monde qui ne s’est pas démentie au fil du temps, bien au contraire. Selon lui, la nature même des contes de fée est de donner un éclairage sur la réalité.

Les contes sont des fictions, certes, mais qui sont « raisonnables » au sens fort du terme, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas dépourvus de raison ni de logique, bien au contraire. Ils sont souvent plus raisonnables que la réalité elle-même, dirait Chesterton. Sa façon de le démontrer est ce qu’il appelle le « test de l’imagination ».

Son exemple est le suivant : au pays des elfes, deux arbres plus un arbre font bien trois arbres, et on ne peut pas imaginer autre chose. Mais on peut tout à fait imaginer des arbres qui porteraient autre chose que des fruits, comme des chandelles ou des tigres pendus par la queue 12 . Il n’y a donc pas de nécessité absolue que l’arbre porte des fruits au pays des elfes, mais par contre la façon de compter les arbres ne change pas. Autrement dit, les contes de fées conservent la logique de la raison, mais ne prennent pas pour absolue nécessité ce que nous appelons des faits scientifiques. Chesterton dit que la science se fonde sur l’observation d’étranges répétitions 13 do talk as if the connection of two strange things physically connected them philosophically. They feel that because one incomprehensible thing constantly follows another incomprehensible thing the two together somehow make up a comprehensible thing. » ] , ce qui n’est pas équivalent à une loi absolue, contrairement à l’éthique ou aux lois morales. Chesterton poursuit en prenant l’exemple du pick-pocket et celui de l’œuf et de la poule. On sait pourquoi un pick-pocket doit aller en prison : c’est parce qu’il a fait quelque chose de mal. On comprend intuitivement le lien logique sur le plan éthique, alors qu’on ne peut pas expliquer pourquoi un œuf donne nécessairement un poussin. Quel est le lien logique entre l’œuf et le poussin, quel est le principe ? La simple observation ? Ne peut-on pas imaginer autre chose ?

De la même façon, il n’est pas illogique que, dans les contes de fées, embrasser un crapaud puisse donner un prince. C’est qu’il y a quelque chose qui explique cette transformation : la magie. Ce n’est pas la magie au sens occulte dont parle Chesterton ici, mais la magie dans le sens de causalité merveilleuse. La magie est le principe qui, dans les contes de fées, explique de façon logique comment un crapaud peut devenir un prince s’il est embrassé par une princesse. Mais cela n’a pourtant rien d’automatique, car la magie, pour fonctionner, implique souvent une condition : c’est de croire que ça va marcher. Pour Chesterton, la magie au sens des contes de fées rend toutes choses merveilleuses car elle repose sur la foi que nous avons dans ces choses et dans l’effet qu’elle peuvent produire.

Chesterton nous dit que le champ sémantique de l’enchantement dans les contes de fées est la meilleure façon de décrire… la réalité ! La Nature même est un enchantement 14 . Au lieu de la froideur des descriptions scientifiques, Chesterton préfère se dire que tout le réel est enchanté, tout est magique, le moindre arbre qui porte du fruit, c’est un miracle. Le miracle n’est pas à prendre au sens religieux dans ce contexte. Le langage des contes de fées est « simplement rationnel et agnostique » 15 d’après Chesterton.

Regarder le monde avec un oeil d’elfe, c’est apprendre à s’émerveiller de tout, des choses du quotidien le plus banal, comme le ferait un enfant. Chesterton note que les enfants en bas âge sont les seules personnes qui seraient capables de vraiment s’amuser en lisant un roman réaliste, car les enfants ont cette capacité naturelle à s’émerveiller de tout ce qui semble naturel aux adultes.

Le conte de fée fait écho au réel pour rappeler au lecteur à quel point son propre monde est enchanté, à quel point il est magique, surnaturel en somme. La magie du conte de fée est d’enchanter le réel ou plutôt de le ré-enchanter. Le problème, selon Chesterton, c’est que l’homme moderne a oublié qui il est et d’où il vient (mais il n’introduit pas encore les concepts chrétiens de Chute et de Paradis). Si les contes de fées nous font rêver en nous décrivant des arbres sur lesquels poussent des pommes dorées, c’est pour nous rappeler à quel point il est merveilleux que nos pommes soient vertes ou rouges. La magie du pays des elfes est de nous faire prendre conscience à quel point notre monde est merveilleux et plein de richesses. Ce regard elfique et enfantin sur les choses devrait nous conduire à la joie et à la gratitude, qui sont deux valeurs fondamentales des contes.

Mais en ce qui concerne la joie, Chesterton précise que, dans les contes de fées, cette joie est souvent attachée à une condition. C’est ce qu’il appelle « la doctrine de la joie conditionnelle » ( the doctrine of conditional Joy ). Le bonheur dans les contes de fées est toujours suspendu à une condition, un « si » souvent ténu comme un fil auquel serait tenu tous les éléments de cette joie merveilleuse. Et il ajoute qu’au pays des elfes, il y a toujours une joie immense, une liberté ineffable, mise en balance avec une toute petite condition 16 , et c’est d’ailleurs ce qui fait tout le suspens et l’intérêt de l’histoire. Déjà en cela se dessine en filigrane le récit biblique de la Genèse et de l’arbre du jardin d’Eden. Mais pour le moment, Chesterton prend l’exemple des chaussures de verre de Cendrillon. Le verre symbolise justement ce qui est beau et fragile, ce bonheur qu’un rien suffirait à briser. C’est le symbole même de la vie, selon Chesterton. Et il ajoute que le monde et la vie sont comme le cristal, terriblement beaux mais aussi terriblement fragiles. Et il fait la différence ici entre ce qui est fragile et ce qui est périssable : le verre peut se briser au moindre choc, mais il peut rester intact indéfiniment si on ne le touche pas. Ainsi, nous dit Chesterton, il semble que le bonheur de l’homme soit suspendu à une infime condition, que l’on ne comprend pas forcément, mais de laquelle tout dépend 17 .

Chesterton ne trouve pas injuste que le bonheur du monde soit suspendu à une seule interdiction, aussi bizarre soit-elle. C’est que le monde, en lui-même, est déjà une merveilleuse bizarrerie, et il veut juste en accepter les règles telles qu’elles se présentent à lui, sans quoi c’est le monde lui-même qu’il faudrait remettre en question. Cendrillon ne demande pas pourquoi le carrosse redevient une citrouille après minuit, elle l’accepte comme tel et tache d’en profiter au mieux. En fait, le sentiment de Chesterton, ou du philosophe du pays des fées, est que le monde est comme une œuvre d’art : le fait que la fleur soit rouge n’est pas un hasard, c’est un choix artistique unique. Le sentiment qui s’exprime alors est celui qu’il y a un artiste derrière ce choix. Cela aussi est une position agnostique : l’œuvre d’art témoigne du fait qu’il y a un artiste, c’est ainsi que le monde témoigne de son Créateur.

Chesterton va jusqu’à considérer qu’il y a, dans la répétition des phénomènes naturels, une sorte de liturgie. à l’inverse des rationalistes qui supposent que, quand une chose se répète, c’est probablement la mécanique d’une machine sans vie (comme une grande horloge), pour le philosophe du pays des elfes, la répétition est signe d’un enthousiasme qui caractérise la vie. Le soleil se lève chaque matin, mais Chesterton ne se lève pas tous les matins. S’il reste au lit alors que le soleil se lève, c’est bien par manque d’énergie. Le soleil, lui, n’est jamais épuisé au point de ne pas se lever ou bien, nous dit Chesterton, c’est peut-être parce que Dieu l’encourage à se lever chaque matin. Pour Dieu, la répétition n’est pas monotone, elle est l’élan même de la vie.

Cela nous écarte un peu des contes de fées, quoi que pas tant que cela. Chesterton en vient à conclure son propos en répétant que, dans sa vision des choses, le monde a toujours été plein de magie. Et si la Nature est si merveilleuse, c’est probablement qu’il y a un Enchanteur qui l’a voulu ainsi. Il reprend la métaphore du conte pour dire aussi qu’il a toujours ressenti la vie comme une histoire « et s’il y a une histoire, c’est qu’il y a un Conteur » 18 . Voil à sur quelle piste de réflexion nous poussent les contes de fées : découvrir ou redécouvrir la magie du monde dans lequel nous vivons et supposer que, si la Nature est une œuvre d’art merveilleuse, c’est qu’il y a un merveilleux Artiste. À ce stade du développement de sa pensée, Chesterton n’avait pas encore la moindre notion de théologie chrétienne. C’est à la lecture des contes de fées, et en aimant la Nature, que Chesterton est parvenu à cette conclusion qu’il a qualifiée plus haut de logique et agnostique.

Voilà comment se termine ce court chapitre sur l’éthique du pays des elfes. Je ne peux qu’inviter mon lecteur à découvrir par lui-même l’oeuvre et la pensée de G.K. Chesterton, et notamment l’essai ( Orthodoxy ) dans lequel se trouve le texte que j’ai résumé ici. Mais pour le moment, poursuivons notre parcours en suivant les pistes de réflexion proposées par C.S. Lewis.

C.S. Lewis – Of Other Worlds

Clive Staples Lewis (1898-1963) est un homme qui a plus d’une corde à son arc : auteur, poète, historien, théologien et apologète. Connu, reconnu, étudié et cité bien au-delà des cercles chrétiens, C.S. Lewis reste pour moi un personnage fascinant et intriguant sous bien des aspects. Voici comment j’ai fait sa connaissance : notre rencontre s’est faite en deux étapes distinctes et pour le moins surprenantes.

Mon premier contact avec C.S. Lewis fut peu de temps après ma conversion. Ce n’est pas rare, en effet, d’entendre un prédicateur citer, ici ou là, un passage de C.S. Lewis. En effet, Lewis est un auteur très accessible, qui sait dire des choses pertinentes sur la foi chrétienne, de façon simple et concise. À bien des égards, Lewis est l’un des apologètes chrétiens les plus influents du XX e siècle. Il est donc pratiquement impossible de passer à côté, pour ainsi dire. J’étais donc bien au courant que C.S. Lewis était devenu au cours de sa vie un chrétien engagé, mais je ne connaissais que la partie apologétique de son oeuvre jusqu’au jour où, en 2005, je vis cette grande affiche de cinéma avec une magnifique tête de lion au centre et ce titre en lettres rouges : Narnia .

Narnia fut une surprise pour moi, pour ne pas dire une surprise sidérante. En regardant cette grande affiche, je me rends compte tout à coup que Narnia est l’adaptation d’un roman de… C.S. Lewis ! Intrigué, incrédule, je rentre dans le centre commercial le plus proche et je me dirige vers la librairie. Là, marketing oblige, je tombe immédiatement nez-à-nez avec une pile de livres mis en avant sur un présentoir : Narnia , les sept volumes compilés en un seul livre assez épais, avec la même face de lion sur la couverture. Je l’ouvre pour glaner quelques informations sur l’auteur et je découvre effectivement que c’est bien le même C.S. Lewis que celui dont j’avais déjà entendu parler. « Mais, comment est-ce possible ? » me dis-je. Comment un auteur chrétien renommé peut-il aussi être un auteur de fiction renommé, et cela au point de donner lieu à une adaptation cinématographique grand public ?

J’ai donc acheté le livre, que j’ai lu intégralement avant d’aller voir le film, et j’ai été globalement impressionné par cet univers fantastique qui, à mes yeux, sait combiner à la fois la magie imaginaire des contes de fées et un message chrétien tout à fait transparent. J’ai pu découvrir ainsi que, non seulement les essais de Lewis sont d’une grande qualité apologétique, mais même ses écrits fantastiques parviennent à communiquer efficacement sa vision du monde. Je reste aujourd’hui encore émerveillé par ce tour de force et je connais peu d’auteurs capables, comme lui, de laisser aller leur imagination librement tout en communiquant aussi clairement les valeurs de l’évangile.

Paradoxalement, Lewis a très peu écrit pour expliquer sa façon de procéder. Sa vision des contes de fées en général, il affirme l’avoir héritée de George McDonald 19 . C.S. Lewis était aussi un grand ami de Tolkien, avec qui il a beaucoup partagé sur la foi et sur l’écriture. Lewis a exposé sa vision de l’écriture des contes de fées dans une lettre polémique intitulée « trois façons d’écrire pour les enfants » 20 .

Selon C.S. Lewis, il y a trois façons d’écrire pour les enfants, deux bonnes et une généralement mauvaise. Nous pouvons résumer ces trois façons d’écrire ainsi : la mauvaise façon, c’est écrire dans un but commercial, juste pour donner au public ce qu’il veut lire, ce qui est à la mode. Mais qui est qualifié pour savoir ce que les lecteurs ont envie de lire, si ce n’est un éditeur en quête de profits ? Souvent cette façon d’écrire ne produit pas des oeuvres de qualité qui valent la peine d’être lues. La deuxième façon consiste à écrire de la littérature pour enfants de qualité, en cherchant à produire le meilleur pour le jeune public. La troisième façon consiste à écrire « sous forme de littérature pour enfants » car c’est le style qui convient, même si les enfants ne sont pas le principal public visé 21 . Le but ici n’est pas de correspondre à un public ciblé. L’intérêt se place plutôt du côté de l’auteur.

Lewis critique les auteurs qui cherchent seulement à donner au lecteur ce qui est à la mode. Lui écrit ce qu’il aurait aimé lire. Autrement dit, Lewis cherche d’abord à écrire ce qui lui plait plutôt que de chercher à plaire à un public hypothétique. Il admet cependant que les enfants sont un public particulier, mais les enfants ne sont pas « une race à part » de l’humanité, pour ainsi dire. L’écrivain pour enfant n’est pas un anthropologue, ni un commercial, c’est un homme qui parle à un autre homme, mais sur un niveau de compréhension différent. Pourquoi donner aux enfant une littérature – comparée ici à de la nourriture – que nous ne mangerions pas nous-mêmes en tant qu’adultes 22 ?

En ce qui concerne plus particulièrement les contes de fées, C.S. Lewis les classe comme un sous genre de la Fantasy qui n’est pas exclusivement réservé aux enfants, mais qui peut aussi plaire aux adultes. On retrouve d’ailleurs ce principe dans les dessins animés contemporains, qui sont conçus pour plaire à la fois au jeune public, mais avec des références et des réflexions qui peuvent aussi amuser ou faire réfléchir les adultes. Lewis dit que l’association entre conte de fée et monde de l’enfance est tout à fait fortuit. à ce propos, il fait référence à l’essai de Tolkien sur les contes de fées 23 que nous verrons par la suite.

Ce qui intéresse Lewis tout particulièrement, c’est le fait que le conte de fée est le genre littéraire le plus approprié, selon lui, pour créer un monde autre mais qui serve de « commentaire sur la vie » de notre monde. On retrouve ici la portée éthique des contes de fées telle que Chesterton la définissait précédemment. Les contes de fées sont une façon de se regarder dans le miroir, de se connaître mieux soi-même. Ce que Lewis apprécie notamment dans la Fantasy en général, ce sont les personnages non humains (géants, fées, lutins, etc.) qui se comportent pourtant de façon très humaine. Selon Lewis, ils forment des types psychologiques bien plus efficacement définis que de longues études de psychologie. Ils donnent, à grands traits parfois caricaturés, un portrait des comportements humains.

Dans sa lettre, C.S. Lewis s’attaque ensuite aux principales critiques adressées aux contes de fées de son temps. Il cite trois arguments qu’il réfutera ensuite. Ces trois accusations sont les suivantes : 1) les contes de fées donnent aux enfants une fausse vision du monde, 2) ils les encourage à se réfugier dans l’imaginaire au lieu d’affronter la vraie vie et 3) la littérature fantastique, en général, tend à faire peur aux enfants. Ce dernier argument n’aurait, me semble-t-il, plus beaucoup de poids dans notre contexte actuel. Il est avéré aujourd’hui que les enfants aiment et ont besoin de se faire peur. Mais pour ce qui est des deux premières critiques, et en particulier de la première : qui n’a jamais entendu quelqu’un se plaindre que les contes de fées finissent toujours bien, que les princesses trouvent toujours chaussure à leur pied, et vivent heureuses dans un palais doré avec un prince au sourire étincelant ? Ne dit-on pas à quelqu’un d’idéaliste, notamment en amour : « toi, tu crois trop aux contes de fées » ? Aujourd’hui encore, les contes de fées sont accusés de déformer la vision de la réalité en créant de fausses attentes.

C.S. Lewis prend le contrepied de cet argument en montrant, au contraire, que les contes de fées nous préparent à affronter la vrai vie. Tout d’abord, il affirme qu’il ne faut pas sous-estimer le sens critique des enfants. Aucun enfant ne s’attend vraiment à ce que le monde réelle soit comme les contes de fée. Il y a bien une frontière entre Fairyland et notre monde, même si elle est parfois perméable. Au lieu de favoriser une fuite dans l’imaginaire, les contes de fées nous font réfléchir sur le monde dans lequel nous vivons. Le conte de fée fait naitre et développe en nous un désir étrange de quelque chose de plus grand, de plus profond, de plus beau 24 . Ce désir qui résonne en nous : c’est l’idée que le monde est enchanté 25 . Les contes de fées nous élèvent moralement et intellectuellement. Ils nous équipent de bonnes valeurs pour affronter le monde réel.

Au sujet des peurs générées par les contes, Lewis admet que les contes de fées ne doivent pas faire peur, dans le sens d’alimenter des phobies chez l’enfant, mais ils peuvent faire peur dans le sens d’une peur naturelle face au danger, danger qui peut toujours être surpassé par le courage. Essayer de préserver les enfants de ce genre de peur c’est essayer, en fait, de les faire échapper à la réalité du monde dans lequel nous vivons. En effet, notre monde est un monde où existent la violence, la souffrance et la mort, mais aussi l’aventure, l’héroïsme et le bien. Au lieu de la fuite et de la lâcheté, les contes de fées, s’ils sont bien faits, nous encouragerons plutôt à la bravoure 26 .

C.S. Lewis conclut en revenant sur le récit en tant que relation entre l’auteur et son lecteur : celle-ci devrait être comme un dialogue. L’auteur devrait se soucier de parler à son lecteur d’égal à égal, quel que soit son âge. Ce qui me concerne le concerne, ce n’est que le niveau d’expression qui est différent en fonction du public. Les enjeux que l’auteur présente dans ses histoires doivent pouvoir interpeller le jeune lecteur autant que le lecteur plus âgé.

Dans cette courte contribution, C.S. Lewis aura donc défendu avec brio les contes de fées comme genre littéraire propre à transmettre de nobles valeurs. Pour C.S. Lewis, ce genre littéraire était donc, à juste titre, le genre le mieux adapté à l’écriture d’un roman comme Narnia , pétrie de valeurs chrétiennes. Tolkien, dans son essai sur les contes de fées, va plus loin en considérant non pas l’utilité littéraire des contes, mais la nature profonde de tout conte de fée.

J.R.R. Tolkien – Des contes de fées

Qui n’a jamais entendu parler de J.R.R. Tolkien 27 (1892-1973) et du Seigneur des Anneaux ? Ce roman – cette trilogie plus exactement – a eu un succès phénoménal dans les années 1960 aux Etats-Unis, de l’ordre du fait de société sur les campus américains 28 . Plus tard, au début des années 2000, l’adaptation de la trilogie au cinéma par Peter Jackson a elle aussi eu un succès remarquable 29 , ce qui a contribué à faire connaître l’oeuvre de Tolkien à un public plus large, public qui n’était pas forcément familier avec le genre littéraire de la Fantasy . Impossible donc, même en vivant dans une grotte, de ne pas connaître au moins de nom celui qui est considéré comme l’un des pères fondateurs de la Fantasy .

Tolkien est bien évidemment un auteur important, si ce n’est le plus important dans mon cheminement d’auteur chrétien. Mais le mariage entre auteur et chrétien dans mon cas n’a pas été évident, comme je l’ai dit en introduction. Pour moi, Fantasy et foi chrétienne étaient deux mondes biens distincts, sans communication possible. Quand j’ai reçu en cadeau la trilogie du Seigneur des Anneaux , je n’étais pas du tout chrétien, et celui qui m’a fait ce cadeau non plus à l’époque. J’ai commencé à apprécier le monde de la Fantasy avec les « histoires dont vous êtes le héros », ces romans à choix multiples dont l’aventure évolue en fonction des décisions du lecteur. Souvent, ces romans étaient inspirés de l’univers du jeu de rôle Donjons et Dragons. J’étais aussi un grand fan du jeu de cartes à collectionner dénommé Magic l’Assemblée, lui-même inspiré des univers de jeux de rôle. Et je savais, sans l’avoir encore lu, que tout cet univers de Fantasy était issu d’une seule source : le Seigneur des Anneaux de Tolkien. Mes parents possédaient d’ailleurs une vieille édition de Bilbo le Hobbit dans leur bibliothèque, mais je n’avais jamais eu la curiosité de le lire jusqu’au jour où cet ami m’a offert ce beau volume illustré de la trilogie du Seigneur des Anneaux .

Dans l’été qui a suivi, j’ai lu le Hobbit et le Seigneur des Anneaux et j’ai été fasciné par ce monde peuplé de nobles elfes, de courageux hobbits, de valeureux nains, de terribles orques, sans oublier l’anneau magique et son redoutable pouvoir. Très vite, le Seigneur des Anneaux est devenu la source de mon inspiration littéraire, mais sans que je sache quels étaient les présupposés de l’auteur qui avait écrit ces lignes.

Pourtant, ce n’est pas pour rien que le monde du Seigneur des Anneaux est aussi fascinant. Cela tient bien entendu aux qualités littéraires du roman, à la profondeur inégalée de l’univers décrit, au charisme héroïque des personnages, mais aussi au fait que Tolkien, en tant qu’auteur, a réfléchi en profondeur au sens et à la portée de la Fantasy en tant que genre.

C’est dans un essai intitulé « Des contes de fée » 30 que Tolkien développe sa vision de la Fantasy . Sa première remarque est que ce que l’on appelle « conte de fée » ne parle pas forcément de fée seulement, mais du pays des fées 31 . C’est du royaume de Faërie dont il s’agit dans les contes de fée, pays peuplé de créatures fantastiques, univers enchanté et périlleux pour les mortels que nous sommes. Ce qui fait la caractéristique du pays des fées, c’est sa « magie ». La magie des contes de fée est à la fois un élément merveilleux et sérieux qu’il ne faut pas prendre à la légère. Là encore, la magie ne se réduit pas à l’art occulte des magiciens, mais décrit la nature spécifique du monde enchanté qu’est Faërie .

Tolkien exclut du genre « conte de fée » les récits de voyages, même extraordinaires (comme Gulliver), les fables d’animaux (même si dans les contes de fée les animaux sont souvent doués de parole) et les histoires fantastiques qui utilisent le ressort du rêve. Pour Tolkien, le conte de fée doit être présenté comme vrai, sans artifice qui expliquerait la magie.

Sur l’origine des contes de fée sur le plan littéraire, Tolkien indique que c’est une question difficile : ce serait comme demander quelle est l’origine de l’imagination ou du folklore. Il utilise ici l’image du chaudron 32 : les contes sont comme une grande marmite de soupe où chaque génération y surajoute ses propres ingrédients et, en fin de compte, on ne sait plus très bien ce qu’il y avait à l’origine dans la recette. L’écrivain est un inventeur d’histoire qui utilise les matériaux qu’il a sous la main : il emprunte au passé, à la tradition, et il tente de transmettre quelque chose dans le présent à sa façon. écrire de la Fantasy , selon Tolkien, est un acte de sub-création 33 .

Le commencement de la Fantasy est souvent l’enchantement. Et pour Tolkien, en bon philologue qu’il est, un « adjectif » est déjà une forme d’enchantement. Quand j’écris que la lune est bleue ou a un sourire, je fais de la magie. C’est là l’entrée dans Faërie , c’est là la magie du conte de fée. Et c’est cet attrait pour l’enchantement d’un autre monde qui fait naître en nous le désir de lire, ou d’écrire de la Fantasy . En cela, Tolkien note que les contes de fées ne sont pas particulièrement destinés aux enfants, ce qui rejoint le propos de Lewis cité plus haut. La Fantasy est une littérature d’imagination qui peut tout aussi bien passionner les adultes.

Tolkien va plus loin en affirmant que notre capacité de créer un monde imaginaire est révélatrice du fait que nous sommes des êtres créés à l’image d’un Créateur 34 .

Pour Tolkien, un bon conte de fée doit avoir au moins trois qualités 35 :

– il doit libérer l’imagination : l’imagination est un art de sub-création.

– il doit être moral : le pays des elfes est soumis aux mêmes lois morales que notre monde 36 .

– il doit consoler : c’est le rôle du happy end , un conte de fée n’est jamais une tragédie.

Le conte de fée qui respecte ces règles répond au désir profond de l’être humain de voir le monde de façon différente : les problèmes sont les mêmes mais l’espoir d’une résolution héroïque et noble est bien plus présente que dans notre monde. à une situation initialement bonne troublée par le mal, doit répondre l’eucatastrophe 37 , c’est-à-dire un événement inattendu, qui peut sembler terrible, mais qui vise en fait à ce que tout finisse bien. Cette « bonne catastrophe » est caractéristique des contes de fées en vue de ce que Tolkien appelle la « consolation ». En effet, un conte de fée réussi, avec une fin heureuse, a un pouvoir de consolation qui n’est produit par aucun autre genre littéraire.

Tolkien va même jusqu’à affirmer que tout bon conte de fée, et la joie que son dénouement procure, est un reflet de l’évangile ! En effet, Tolkien décrit la naissance du Christ et sa résurrection après la croix comme l’eucatastrophe de l’histoire humaine 38 , en tant qu’histoire écrite par Dieu en vue d’une heureuse fin, c’est-à-dire le salut d’un monde perdu. L’évangile, l’eucatastrophe de notre monde, nous donne l’espoir (la fides ) qu’un jour la justice sera rendue sur la terre et que tout finira bien. C’est ce qu’expriment, par leur nature même, les contes de fées. Pour Tolkien, les contes de fées sont par nature un evangelium , c’est de l’évangile qu’ils tirent leur essence 39 .

La conclusion de Tolkien fut sans aucun doute l’eucatastrophe de mon cheminement d’auteur chrétien. Quel étonnement — et quelle consolation — de découvrir que non seulement la réconciliation est possible entre foi chrétienne et Fantasy , mais que plus encore, à en croire Tolkien, les contes de fées sont en réalité un sous-genre de l’évangile. Voilà un happy end inattendu pour moi qui ne pouvait concevoir jusque là de rapport positif entre foi et imaginaire fantastique. Tout ce que je dirai par la suite ne sera qu’épilogue à cette dernière affirmation de Tolkien dans son essai sur les contes de fées : « Dieu est le Seigneur des anges, des hommes… et des elfes 40 » !

G. MacDonald – L’imagination fantastique

C’est sur le chemin de retour de Faërie que j’ai rencontré McDonald. Non, rien à voir avec le hamburger, désolé. George McDonald (1824-1905), encore un anglais, fut pasteur et écrivain. À bien des égards, McDonald fut un précurseur des auteurs dont nous avons déjà parlé, en particulier C.S. Lewis. McDonald était aussi un ami intime d’un auteur bien plus connu que lui, Lewis Carroll, qu’il encouragea à publier Alice au pays des merveilles dont on connait le succès.

Les oeuvres complètes de McDonald 41 furent ma lecture de chevet pendant une demi-année. Lire McDonald après avoir lu Lewis ou Tolkien, c’est comme la curiosité suscitée par la découverte d’un manuscrit dans le grenier de ses grands parents, ou le plaisir de regarder le making-off d’un film que l’on a beaucoup aimé, ou encore écouter la version originale d’un morceau maintes fois repris. C’est dans cet état d’esprit que j’ai lu les oeuvres de McDonald, et la magie était au rendez-vous.

Goblins et autres personnages de Fantasy se voient mis en scène dans une ambiance parfois lumineuse, parfois sombre mais qui, dans tous les cas, excitent l’imagination du lecteur. Certains passages oniriques mériteraient d’être portés sur grand écran, mais les histoires de McDonald n’ont pas encore eu cet honneur. Toujours est-il que l’amateur de Fantasy y trouve sans peine son compte.

Ce qui m’a étonné chez McDonald, c’est sa liberté à la fois littéraire et théologique. Dans Lilith , l’un de ses ouvrages les plus connus 42 , le personnage principal se voit conduit dans un monde fantastique par un mystérieux bibliothécaire, qui s’avère être Adam lui-même, pour affronter la terrible Lilith qui tient captifs les fils d’Adam. On retrouvera chez C.S. Lewis cette même liberté et cet art de manier référence biblique, récit allégorique et imagination fantastique.

En tant que précurseur, McDonald a très tôt réfléchi au sujet de l’imagination. Dans un essai daté de 1867, il tente de définir l’imagination et son rôle dans la production de la littérature fantastique 43 . McDonald est plus directe que Tolkien dans son approche 44 . Il définit tout d’abord l’imagination comme la faculté de donner forme à la pensée. Cette faculté de créativité est un don de Dieu et manifeste que l’homme est créé à l’image de Dieu 45 . Dieu seul est celui qui a la capacité de créer ex nihilo , de faire advenir par sa parole créatrice le fruit de sa pensée. L’imagination de l’homme prend place et évolue dans le cadre de l’imagination (créatrice) de Dieu premièrement. Pour McDonald, penser que Dieu est une création de l’imagination humaine, c’est penser à l’envers, c’est penser sans cadre. Les pensées de l’homme, son imagination, et leur concrétisation font partie de l’ordre du monde créé. L’homme n’est créateur de rien au sens premier (divin) du terme 46 . En ce sens, pour McDonald, l’imagination est d’abord une faculté de chercher plutôt qu’une faculté de créer.

McDonald argumente en faveur d’un développement de l’imagination dans l’éducation. Il ne faut pas la réprimer mais, au contraire, contribuer à son épanouissement. Dieu est la source de l’inspiration et de l’imagination créative, même si l’imagination humaine est souvent pervertie par le mal, comme toutes choses dans ce monde déchu. McDonald pense que le monde serait bien pire sans la faculté d’imagination 47 . Il va même jusqu’à affirmer qu’une imagination emprunte de sagesse n’est rien moins que la présence du Saint-Esprit dans la pensée de l’homme 48 .

Une imagination inspirée est possible, nourrie de nos espoirs les plus profonds en tant qu’êtres humains. J’aimerais ici tenter le terme « d’imaginadoration » pour rendre la pensée de McDonald ( a worshipping imagination ), c’est-à-dire une tournure d’esprit qui cherche à rendre gloire à Dieu par l’imagination et l’activité créatrice. Le vrai poète qui veut honorer Dieu par son imagination recherche le Beau et le Bien, comme preuve d’une imagination sanctifiée, ou du moins d’une imagination à l’image de celle du Créateur. McDonald milite même pour le développement d’une « culture de l’imagination » qui consisterait à s’efforcer d’imaginer toujours le Bien et à nourrir notre imagination de ce qui est bon et noble pour elle (c’est-à-dire lire de bons livres, en particulier). Une bonne oeuvre d’imagination, selon McDonald, devrait donc, in fine , conduire à rechercher et même à trouver Dieu. Pour résumer les choses à ma façon : imaginer, créer, faire de l’art, c’est d’une certaine manière comme jouer avec Dieu dans le bac à sable de la cour de récréation.

Dans un essai ultérieur, intitulé « l’imagination fantastique » 49 , McDonald traite plus particulièrement des contes de fées. Il commence par rappeler que le terme « conte de fée » ne désigne pas forcément une histoire qui a à voir avec des fées, ni avec la littérature pour enfants 50 . Le genre « conte de fée » est difficile à définir en soi, il est plus facile de conseiller des lectures. McDonald rappelle que le fait de créer un monde imaginaire est, pour l’artiste, une façon de se rapprocher tant soit peu de l’acte de création divin. Le travail d‘imagination est donc quelque chose de très sérieux.

Pour McDonald, l’important dans un monde de fiction est que ce monde obéisse à ses propres lois avec harmonie, quelles que soient ces lois. Il considère que le burlesque, qui est un absurde mélange des genres, n’est pas intéressant pour l’auteur, c’est un genre littéraire bas de gamme. La cohérence de l’univers est nécessaire à la production d’une oeuvre de qualité artistique 51 . En ce qui concerne la morale des contes de fée, les lois ne changent pas, elles sont les mêmes dans les mondes imaginaires, ce qui rejoint la pensée de G.K. Chesterton dont nous avons déjà parlé au début.

McDonald donne ensuite une série de sept principes pour la rédaction d’un bon récit fantastique 52 :

Principe N°1 : le monde imaginaire doit être cohérent avec lui-même (principe d’harmonie).

Principe N°2 : la morale reste la morale, un conte ne peut pas être immoral ou amoral (principe moral).

Principe N°3 : le conte doit transmettre un message de vérité, de vraies valeurs (principe de vérité).

Principe N°4 : un conte de fée n’est pas une allégorie, même si il peut en contenir.

Principe N°5 : un conte de fée peut piocher son inspiration partout.

Principe N°6 : un conte doit donner à penser, éveiller des réflexions.

Principe N°7 : un conte n’a pas un sens caché, au contraire il sert à révéler (principe de révélation).

C’est avec ces quelques principes de l’un des précurseurs de la Fantasy que nous terminons notre voyage au pays de Faërie . Avec tout cela, il ne nous reste plus qu’à nous mettre au travail en suivant cet encouragement de McDonald à développer notre imagination créative, image de celle du Créateur.

Conclusion – pour une foi enchantée

Nous voici parvenus au terme de notre périple au pays des fées, et tout est bien qui finit bien. Du royaume merveilleux, on revient toujours le coeur transformé par la magie du lieu. Et comme toute bonne aventure, nous avons fait des rencontres inattendues qui nous ont fait grandir. En compagnie de ceux qui ont forgé la Fantasy comme genre littéraire, nous avons pris conscience que les contes de fées ne sont pas simplement de petites histoires mignonnes pour endormir les enfants.

Si je résume — pour ceux qui auraient dormi pendant l’aventure ou qui auraient sauté des parties — voici ce que nous avons appris au fil de nos rencontres : G.K. Chesterton, avec son enthousiasme énorme et communicatif, nous a montré que les contes de fées ont un caractère fondamentalement moral et que les valeurs du pays des elfes ne sont pas si éloignées des valeurs chrétiennes. Avec C.S. Lewis, nous avons vu que les contes de fées ne sont pas un genre littéraire uniquement destiné aux enfants, c’est aussi un genre qui convient pour transmettre un message aux adultes. Plus encore, J.R.R. Tolkien, le père fondateur de la Fantasy du XX e siècle, nous a montré que le conte de fées, par sa nature même, est un reflet de l’évangile. Enfin, notre dernière rencontre avec G. McDonald nous a révélé que l’imagination et la créativité sont des attributs qui révèlent que l’être humain est à l’image de son Créateur : un artiste.

Alors, à la question « les contes de fées : un genre chrétien ? » la réponse est : oui, fondamentalement oui. Et cette réponse ne manquera pas d’étonner, peut-être même d’agacer certains lecteurs, j’en suis persuadé. Certes, cela ne veut pas dire que tous les romans de Fantasy sont de conviction chrétienne, loin s’en faut. Chaque auteur a sa propre vision du monde et chacun nourrira ses histoires de sa propre spiritualité. Néanmoins, ce que nous apprennent les auteurs que nous avons rencontré au travers des différentes lectures évoquées dans cet article, et en particulier Tolkien, c’est que les contes de fées nous émerveillent parce qu’ils éveillent en nous, par leur magie, la nostalgie d’un monde harmonieux, et qu’ils suscitent en nous l’espoir d’un dénouement heureux. Or ces éléments sont aussi à la base du récit biblique et de la foi en Jésus-Christ pour le salut de notre monde. En ce sens, nous pouvons dire avec Tolkien que l’évangile est la matrice des contes de fées en tant que genre littéraire.

Et puisqu’on ne revient jamais de Faërie les mains vides, je voudrais laisser à mes lecteurs deux encouragements, comme un trésor venu du pays des elfes à conserver bien précieusement. Au lecteur chrétien, tout d’abord, je voudrais laisser l’encouragement à l’imagination et à la créativité donné par McDonald. En tant qu’auteur devenu chrétien, comme je l’ai raconté en introduction, j’encourage mes frères et soeurs qui ont une fibre artistique, en particulier pour l’écriture, à avoir « une foi enchantée ». Il est inutile, en tant que chrétien, de brider son imagination pour se conformer aux normes d’une certaine bienséance chrétienne (implicite le plus souvent), ou encore d’écrire en cherchant à placer à chaque page une métaphore christique. Les auteurs que nous avons vu étaient des chrétiens qui ont su faire travailler leur imaginaire pour produire des oeuvres littéraires de qualité. Ces auteurs nous ont montré que la Fantasy pouvait être une littérature édifiante et que, si elle est bien faite, sa portée morale sera tout à fait noble. Aux chrétiens donc je dirais, allez-y, lisez et écrivez de la Fantasy avec votre foi enchantée.

Au lecteur qui n’est pas chrétien, et qui a néanmoins eu la patience de me lire jusqu’au bout, je laisse cet encouragement à l’émerveillement. Savourez la magie du monde féérique sans modération, laissez-vous émerveiller par toutes ces choses extraordinaires que suscite l’imagination littéraire de vos auteurs préférés, admirez l’héroïsme des personnages qui vous tiennent à coeur, laissez-vous émouvoir (oui, oui, j’insiste) par une histoire qui finit bien. Et puis, cherchez et cherchez encore les trésors cachés du royaume de Faërie , en sachant que, comme le disait Elie Wiesel (qui n’était ni chrétien ni auteur de Fantasy ) : « Dieu a créé les hommes parce qu’Il aime les histoires » 53 . À vous de devinez quel est son genre d’histoires préféré…

  1. Dont je tairai le surnom… Actuellement professeur d’apologétique chrétienne à la faculté Jean Calvin à Aix-en-Provence, Yannick Imbert a fait sa thèse de doctorat sur l’influence de la théologie de Thomas d’Aquin sur la pensée de Tolkien.
  2. La distinction qui est faite entre high fantasy et low fantasy ne me parait pas vraiment pertinente ici, c’est pourquoi je ne développerai pas cette distinction.
  3. Le Lion, la Sorcière blanche et l’armoire magique , le Prince Caspian et l’ Odyssée du passeur d’aurore .
  4. Romans, films, dessins animés, jeux vidéos, jeux de cartes et de plateau.
  5. C’est le nom que Tolkien donne au pays des fées.
  6. Rédigé entre 1999 et 2000, le premier tome de Naïla a été publié à compte d’auteur en 2003. Les deux tomes suivants, rédigés dans la foulée entre 2003 et 2006, sont resté inédits.
  7. Le dragon est associé à Satan, le « serpent ancien », le tentateur.
  8. La première édition anglaise d’ Orthodoxy date de 1908. Le livre a été traduit et édité trois fois en français. La dernière édition en date est celle de Lucien d’Azay, publiée en 2010 chez Flammarion.
  9. Chapitre 2 « The Maniac » et chapitre 3 « The Suicide of Thought ».
  10. « The Ethics of Elfland » parfois rendu en français par la « morale des elfes » (Jérôme Vérain) ou « l’éthique au pays des elfes » (Lucien d’Azay). Je précise que mes citations proviennent de l’édition de 1957 (Londres: Bradford and Dickens) pages 66 à 102, version gratuitement consultable sur le site archive.org à l’adresse https://archive.org/details/orthodoxy00chesuoft.
  11. « The things I believed most then, the things I believe most now, are the things called fairy tales. They seem to me to be the entirely reasonable things. They are not fantasies: compared with them other things are fantastic. Compared with them religion and rationalism are both abnormal, though religion is abnormally right and rationalism abnormally wrong. Fairyland is nothing but the sunny country of common sense. »
  12. « You cannot IMAGINE two and one not making three. But you can easily imagine trees not growing fruit; you can imagine them growing golden candlesticks or tigers hanging on by the tail. »
  13. Les scientifiques parlent comme s’ils détenaient la vérité sur la relation des choses, alors que la relation entre les choses n’est pas ontologiquement une loi scientifique. Chesterton dit ceci : « They [the scientists
  14. « The only words that ever satisfied me as describing Nature are the terms used in the fairy books, ‘charm,’ ‘spell,’ ‘enchantment. They express the arbitrariness of the fact and its mystery. »
  15. « This fairy-tale language about things is simply rational and agnostic. »
  16. « The vision always hangs upon a veto. All the dizzy and colossal things conceded depend upon one small thing withheld. All the wild and whirling things that are let loose depend upon one thing that is forbidden. »
  17. « Remember, however, that to be breakable is not the same as to be perishable. Strike a glass, and it will not endure an instant; simply do not strike it, and it will endure a thousand years. Such, it seemed, was the joy of man, either in elfland or on earth; the happiness depended on NOT DOING SOMETHING which you could at any moment do and which, very often, it was not obvious why you should not do. »
  18. « In short, I had always believed that the world involved magic: now I thought that perhaps it involved a magician. (…). I had always felt life first as a story: and if there is a story there is a story-teller. » Propos que l’on retrouvera d’ailleurs chez C.S. Lewis qui affirmera que Dieu a créé l’Homme parce qu’il aime les histoires.
  19. Auteur dont nous reparlerons un peu plus loin. Lewis rend hommage à McDonald quelque part en disant : « McDonald a baptisé mon imagination ».
  20. Référence à la première édition : C.S. Lewis, « Of Three Ways of Writing for Children » in Of Other Worlds , edited by Walter Hooper, New York: Harcourt Brace Jovanovich, 1966.
  21. « The third way, which is the only one I could ever use myself, consists in writing a children’s story because a children’s story is the best art-form for something you have to say ».
  22. « a children’s story which is enjoyed only by children is a bad children’s story. The good ones last. »
  23. « I hope everyone has read Tolkien’s essay on Fairy Tales , which is perhaps the most important contribution to the subject that anyone has yet made. »
  24. « It would be much truer to say that fairy land arouses a longing for he (the child) knows not what. It stirs and troubles him (to his life-long enrichment) with the dim sense of something beyond his reach and, far from dulling or emptying the actual world, gives it a new dimension of depth. »
  25. « He (the child) does not despise real woods because he has read of enchanted woods: the reading makes all real woods a little enchanted. »
  26. « Since it is so likely that they (children) will meet cruel enemies, let them at least have heard of brave knights and heroic courage. »
  27. En entier, John Ronald Reuel Tolkien.
  28. The Lord of the Rings a été publié pour la première fois entre 1954 et 1955. The Hobbit a été publié bien avant, en 1937, dans un style plus proche de la littérature pour enfants. Les romans de Tolkien ont été classés parmi les plus populaires du XX e siècle.
  29. C’est entre 2001 et 2003 que la trilogie du Seigneur des Anneaux est sortie au cinéma. Peter Jackson a reçu pour cette adaptation cinématographique du classique de Tolkien de nombreuses éloges et récompenses.
  30. Traduit en français par Francis Ledoux, « Du conte de fées » a été publié par Christian Bourgeois éditeur dans les recueils Faërie (1974), puis Faërie et autres textes (2003). Une nouvelle traduction, réalisée par Christine Laferrière, est parue dans le recueil Les Monstres et les Critiques et autres essais en 2006. Mes citations proviennent d’un texte annoté fourni par mon collègue Yannick Imbert, spécialiste de Tolkien. Commentaire daté de 2009, texte inédit, références selon la pagination de ce texte.
  31. « The definition of a fairy-story (…) depend upon the nature of Faërie : the Perilous Realm itself, and the air that blows in that country. »
  32. « the Cauldron of Story », §35 p. 19.
  33. §50 p. 27 : « What really happens is that the story-maker proves a successful ‘sub-creator.’ He makes a Secondary World which your mind can enter. » Tout comme Dieu est le Créateur du monde, l’Homme créé à l’image de Dieu devient sub-créateur, par l’art de décrire un autre monde imaginaire. Ce concept de sub-création est central dans la pensée littéraire de Tolkien, mais nous n’aurons pas le temps d’en parler en détails dans ce court essai.
  34. §80 p. 41 : « (…) we make in our measure and in our derivative mode, because we are made: and not only made, but made in the image and likeness of a Maker. »
  35. Tolkien mentionne en réalité quatre éléments inhérents au genre « conte de fée » ( Fantasy , Recovery , Escape , Consolation ) que nous résumons dans les trois principes qui suivent.
  36. En cela Tolkien rejoint Chesterton dont nous avons parlé plus haut.
  37. §98 p. 51 : « I will call it Eucatastrophe . The eucatastrophic tale is the true form of fairy-tale, and its highest function. »
  38. §104 p. 54 : « The Birth of Christ is the eucatastrophe of Man’s history. The Resurrection is the eucatastrophe of the story of the Incarnation. This story begins and ends in joy. »
  39. §99 p. 52 : « The consolation of fairy-stories, the joy of the happy ending: or more correctly of the good catastrophe, the sudden joyous ‘turn’ (for there is no true end to any fairy-tale), this joy, which is one of the things which fairy-stories can produce supremely well, (…) is a sudden and miraculous grace: never to be counted or to recur. It does not deny the existence of dyscatastrophe , of sorrow and failure: the possibility of these is necessary to the joy of deliverance ; it denies (in the face of much evidence, if you will) universal final defeat and in so far is evangelium , giving a fleeting glimpse of Joy, Joy beyond the walls of the world, poignant as grief. »
  40. §105 p. 55 : « God is the Lord, of angels, and of men—and of elves. »
  41. George MacDonald, The Fantastic Imagination of George MacDonald, 3 vol., Coachwhip Publications, Landisville, 2008.
  42. La première édition date de 1895. Cet ouvrage a été publié en France sous le titre Lilith : Récit merveilleux , éd. Michel Houdiard, 2007.
  43. Voir l’essai « The Imagination: its functions and its culture » (1867), dans The Fantastic Imagination of George MacDonald, volume 1, (Landisville, Pennsylvania: Coachwhip Publications, 2008), pp. 7-34.
  44. Tolkien s’adressait à un public universitaire alors que McDonald présuppose peut-être un public familier des concepts bibliques.
  45. « The imagination of man is made in the image of the imagination of God. » p. 10.
  46. On retrouve implicitement la même idée exprimée par le concept de l’homme comme sub-créateur chez Tolkien.
  47. « That evil may spring from the imagination, as from everything except the perfect love of God, cannot be denied. But infinitely worse evils would be the result of its absence. » p. 24.
  48. « In very truth, a wise imagination, which is the presence of the Spirit of God, is the best guide that man or woman can have; (…) » p. 25.
  49. « The Fantastic Imagination » (1893), essai qui a inspiré le titre des oeuvres complètes de McDonald : The Fantastic Imagination of George MacDonald, volume 1, pp. 35-42.
  50. Avec des accents que l’on retrouvera chez C.S. Lewis, McDonald dira : « For my part, I do not write for children, but for the childlike, whether of five, or fifty, or seventy-five. » p. 39.
  51. « A man’s invention may be stupid or clever, but if he does not hold by the laws of them, or if he makes one law jar with another, he contradicts himself as an inventor, he is no artist. » p. 38.
  52. p. 38 et suivantes.
  53. « God made man because He loves stories », citation d’Elie Wiesel dans Elie Wiesel and the Art of Storytelling , édité par Rosemary Horowitz, (Jefferson: McFarland, 2006), p. 208.

NOUVELLES RECHERCHES SUR L’ALLIANCE DANS LE MONDE DE LA BIBLE

(À propos d’un ouvrage récent)

Dominique CHARPIN, « Tu es de mon sang ». – Les alliances dans le Proche-Orient antique, Collection du Collège de France : Docetomnia, vol. 4, Paris, Éd. Les Belles-Lettres, 2019, 337 pp., 60 figs. n/b.

Un ouvrage majeur d’un épigraphiste et historien de l’Orient ancien : il s’agit là d’un ouvrage savant, mais destiné à un large public cultivé et à bien des égards révolutionnaire ! Contrairement à une forte tendance parmi les théologiens, notamment de l’école historico-critique en Allemagne depuis la fin du XIXème siècle (J. Wellhausen), il analyse finement et réhabilite ce thème fondamental de l’ALLIANCE comme mode de relation diplomatique entre les peuples durant toute l’Antiquité proche-orientale, de Sumer (au IIIème millénaire av. J.-C.) à la période des Perses (IVème s. av. J.-C.). L’enquête suit pas à pas l’historique de la recherche, ce qui rend le livre un peu touffu, mais très vivant. Pour une anthologie très utile de (presque) tous les textes concernés, voir l’ouvrage de K.A. Kitchen – P.J.N. Lawrence, Treaty, Law and Covenant in the Ancient Near East, – Abrév. : TCL, (2012) – (voir « Note additionnelle, 1 »).

Avant tout, l’auteur inclut dans sa quête, de manière très précise – et ceci est assez nouveau pour un travail d’orientaliste français -, la Bible Hébraïque (Ancien Testament). Ce mot latin de Testament(um) nous vient d’ailleurs de la traduction du terme hébreu Berît – « alliance », qui désigne bien « cet espace intermédiaire » du pacte, qu’il s’agisse de l’Alliance avec Dieu, dans la distance confiante avec l’Absolu, ou du contrat avec le prochain, dans un indispensable face à face humain – comme l’illustrent de nombreuses représentations antiques, du plus modeste cachet paléo-hébraïque (tel celui trouvé à Jérusalem en Janvier 2018 – Fig. 6) aux stèles et aux bas-reliefs de Syrie-Mésopotamie, ainsi la « stèle de l’alliance » trouvée à Ougarit (XIVème siècle av. J.-C. – Fig. 4), jadis exposée au Musée d’Alep.

Fig. 4 : Stèle (dite) de l’Alliance de Ras-Shamra – Ougarit (XIV° s. av. J.-C.), Musée d’Alep.

Pour une nouvelle approche de la thématique de l’Alliance :

Cette thématique de l’Alliance, qui a souvent été considérée comme tardive et parfois même secondaire par rapport à la Loi (Torâh) dans la littérature exégétique récente, peut-elle être réhabilitée et « réenchantée » par ces nouvelles recherches ?

Il importe en effet de comprendre qu’il s’agit là d’une véritable Denkform de l’Alliance (au sens de M. Weber et W. Dilthey), à savoir : à la fois une forme de pensée structurante de la société antique (ici sémitique) et une pensée de la forme, matérialisée et diffusée par la représentation de l’image, véritable support de la parole rituelle et du texte transmis. D’où les magnifiques monuments qui nous sont parvenus et qui illustrent ce thème par une iconographie « en miroir », avec deux personnages royaux (ou officiels) se faisant face, de part et d’autre d’un axe vertical central et virtuel.

Or ces documents figurés sont à même de confirmer la nouvelle étymologie à partir de la préposition babylonienne birît, qui désigne bien cet « (espace de) l’entre-deux » de l’Alliance (ce « Zwischenraum« , selon M. Noth), un usage spécifique bien documenté par les traités de Mari dès le 18ème siècle avant notre ère. Cette scène emblématique constitue comme le cristallin d’une vision du monde diffusée par le texte et par l’image (Heintz – 1995 (2015), pp. 284-322 ;Bodi (2018), pp. 165s. ;Charpin, pp. 257s.).

Dès lors le terme hébreu Berît n’est plus simplement à traduire par : « lien, obligation » (c’est l’étymologie la plus répandue, mais non la mieux étayée ! – cf. Heintz, pp. 319-321),avec une forte insistance sur l’aspect légal (testamentaire !), mais bien par « alliance », avec toutes ses composantes de pacte et d’accord interpersonnel et international, tous ses aspects éthiques et une totale « obligation de sincérité ». Cette dernière est bien exprimée, dans les traités de Mari et de Tell Leilan, par la formule : inalibbimgamrim – « dans la plénitude du coeur », qui figure précisément dans le Shema’ Israël en Dt 6, 4-9 : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur« , et dont la formule est reprise en 2 R 23, 1-4, où le roi Josias s’engage, en 627 av. J-C., avec son peuple dans l’Alliance renouvelée avec Dieu, le Deutéro-nome (cf. Charpin, pp. 257ss.). Et cette thématique passera tout naturellement de l’Ancienne (Ps 9, 1) à la Nouvelle Alliance (Mc 12, 32-34 ; Lc 6, 38-45).

Quelques petites « coquilles » à corriger : p. 19, 1ère ligne : lire : repoussé ; p. 259-haut : Dt 6, 4-9, au lieu de : 49 (!) ; p. 296-haut : Ramsès II.

Découvertes archéologiques récentes :

En effet, toute une série de découvertes archéologiques récentes vient conforter ces vues : outre les traités de Mari et de Leilan déjà évoqués, la découverte, en 2008, d’une copie du traité de vassalité du roi assyrien Assarhaddon dans le temple de Tell Tayinat, près d’Antakya en Turquie, a non seulement confirmé l’idée que les formules de malédictions du Deutéronome, ch. 13 et 28, et du Lévitique, ch. 26, pouvaient constituer un emprunt littéraire à la tradition assyrienne (cf. les travaux de H.-U. Steymans), mais le fait qu’un trou de suspension traverse cette tablette du traité (voir p. 249, Fig. 7-4) conforte l’idée qu’un document inscrit de ce genre ait été également présenté dans le Temple de Jérusalem, sans doute dès l’époque du roi Manassé (687-642 av.), donc avant le renouvellement de l’alliance par le roi Josias (p. 250).

De même, le minuscule cachet dédié : « Au gouverneur (de la) ville » en ce même VIIe siècle av. J.-C. (?), découvert en 2018 à Jérusalem aux abords de l’esplanade du Temple (Fig. 6), illustre bien le mode de transmission de cette thématique picto-idéographique de l’alliance, ces petits objets servant alors en multiples de médias dédiés et facilement transmissibles en tout lieu et dans toutes les couches de la société.

Et la frise d’un petit vase en albâtre de la Djézirèh (Syrie du Nord-Est), conservé au Musée de Damas (Fig. 5-b), reprend exactement – en réduction simplifiée – le modèle monumental de la base du trône du roi Salmanasar III du palais de Nimrud (vers 850 av. – Fig. 5) et a sans doute servi à l’accomplissement, par onction, d’un rituel d’alliance contemporain (cp. Os 12, 2-b – cf. Heintz, pp. 335-349). À Ebla déjà, au XXIVème siècle av. n. è., un texte de traité est désigné au début du texte, comme titre, simplement par : « tablette d’offrande d’huile » (p. 128 – cp. Gn 1, 1), ce qui illustre bien l’importance du rite.

Fig. 1 : Sceau-cylindre de la collection De Clercq, N° 390-ter (début du IIème millénaire av. n. è.).

Fig. 2 : Sceau-cylindre de la collection Pierpont Morgan, N° 950.

Fig. 3 : Empreinte de sceau sur une tablette d’Alalakh (niveauAlalakh VII, 1850-1750 av. n. è.).

Fig. 5 : Base du trône de Salmanasar III provenant du palais de Nimrud

(vers 850 av. n. è.), British Museum. – Registre central (détail).

Fig. 5-b : Vase d’albâtre de l’époque de Salmanasar III (vers 850 av. n. è.), provenant de la Djézirèh, Musée de Damas. – Profil et frise centrale développée.

Fig. 6 : Bulle (= empreinte de cachet cuite, diam. : – de 1cm. !) découverte à Jérusalem, fouilles officielles de la « Western Wall Plaza », le 1er Janvier 2018 : deux hommes, vêtus de manteaux striés, se font face, soutenant ensemble le croissant lunaire. L’inscription paléo-hébraïque, en bas, mentionne : « Au gouverneur (de la) ville », cette ville étant (peut-être ?) Jérusalem, 7ème s. av. n. ère (Remerciements à B. Sass).

« Détails » et indices :

Mon regretté collègue à l’École du Louvre, Daniel Arasse, a bien étudié l’importance du « détail » pour l’interprétation fine des œuvres d’art, dans son bel ouvrage : Le Détail. – Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Éd. Flammarion, 1992, 288 pp. : en retrouve-t-on des exemples dans notre « iconographie de l’alliance » ?

On peut en effet en citer au moins deux exemples :

(a) on note sur plusieurs des représentations, notamment les sceaux-cylindres (Figs. 1-2, 5) un traitement particulièrement soigné des « franges » du manteau cérémoniel que portent les deux protagonistes. Or l’une des expressions babyloniennes pour dire : « conclure une alliance » est : « nouer la frange (du manteau) ». Un texte de Mari (p. 86) dit bien : « Une frange éternelle (sissiktumdarêtum) sera nouée entre nous ». Est-ce là pur hasard ou véritable insistance graphique ?

(b) le sceau-cylindre de la collection De Clercq, N° 390-ter (Fig. 1), un exemplaire rare, bien présenté ici (p. 59, mais non utilisé dans le commentaire), est à mes yeux une représentation précise du rite du lipitnapishtim – « le toucher de la gorge » (pp. 48 ss., 67, 71-78, 172). La gorge est le principe de vie (cp. l’hébreunéphèsh !) qui est mise en jeu lors de ce rituel de l’alliance, soit positivement pour l’engagement des deux protagonistes (la vie), soit négativement en cas de parjure (la mort) – cp. Dt 13, 9 (voir p. 242), et cf. Am 5, 14s. et Jr 21, 8. Il faudrait sans doute revoir la légende, un peu réductrice : « deux rois en train de s’embrasser » (p. 59, Fig. 2-2 – cf. déjà Heintz, p. 318) !

Cet objet n’est pas isolé et joue un autre rôle essentiel pour la datation des documents iconographiques : en effet, P. Amiet le date de « la grande époque du classicisme syrien », au début du IIème millénaire av. J.-C., précisément celle (ou peu avant) des traités de Mari et de Tell Leilan. Et B. Teissier (en 1995, voir « Note additionnelle, 2« ) a établi un riche dossier comparatif de ces objets d’art miniature, largement diffusés et de facture égyptisante(?), en Syrie-Palestine et couvrant toute la première moitié du IIème millénaire avant notre ère.

La réserve énoncée à ce sujet par l’auteur : « même si l’on doit noter qu’elles sont plus tardives » (p. 258) n’est sans doute pas de mise ici, car ces sceaux-cylindres confirment au contraire la haute antiquité de notre modèle iconographique. Mais D. Charpin m’informe qu’il a sous presse un article sur « l’iconographie de l’alliance » : nul doute que celui-ci constituera une nouvelle avancée sur le sujet. Dies diem docet !

Conséquences méthodologiques pour l’exégèse :

Toutes ces découvertes devraient inciter les exégètes à plus de respect par rapport au texte massorétique (™) de la Bible, qui est à lire sans corrections inutiles et sans datations systématiquement « tardives », tant cette thématique de l’Alliance s’enracine historiquement dans la longue durée, dès avant la Loi mosaïque et le « livre de l’Alliance » (Ex 24, 7), dont elle fonde également le caractère binaire. Ce point serait d’ailleurs à approfondir …

Je plaiderais, pour ma part, pour une approche historico-critique renouvelée, fondée sur le triple socle de l’exégèse, la critique littéraire interne (I), mais aussi des études comparatives avec les textes orientaux anciens (II), ces deux niveaux étant fondés visuellement (et pas seulement « illustrés » !) par la riche tradition iconographique du Proche-Orient antique (III). De ce trépied méthodologique dépendra la validité de l’enquête historique … et théologique – comme le présent ouvrage le démontre avec brio en redonnant toute sa substance historique au concept d’Alliance (voir D. Bodi, cf. « Note additionnelle, 3 »).

La question de l’Alliance dans le Prophétisme :

En effet, si l’on s’en remet aux données statistiques, qui sont bien consignées dans les Concordances de la Bible, le Prophétisme semble à première vue presque ignorer cette thématique. Mais il s’agit là d’une impression fausse, car ici la structure de pensée (Denkform – ainsi déjà J. Begrich dans ZAW 1944) fonctionne comme une entité englobante et évidente … donc non exprimée ! On en trouve la double-preuve, d’une part dans la reprise des formules de béné-/malédictions des traités d’alliance par les oracles, respectivement de salut et de jugement prophétiques (voir supra, § « Détails »/b); et d’autre part, dans les condamnations du parjure et de la rupture de l’Alliance (cp. Jr 22, 9), qui prouve bien – a contrario – combien ce thème leur importait !

Le message des prophètes prend ainsi tout son sens, à la fois en reprise et en rupture avec ce modèle oriental: – en reprise, car l’image de l' »espace intermédiaire » du pacte conclu est empruntée au langage et aux représentations de l’époque, – mais en rupture, car ce plan purement humain et politique est dépassé pour tenter d’exprimer cette réalité indicible, celle d’une « Alliance » du Dieu unique et vivant avec Israël et – par son intermédiaire – avec l’humanité!

Parmi les théologiens de l’Ancien Testament, rares ont été ceux qui ont osé placer cette thématique au centre de leur œuvre, à l’exception de Walther Eichrodt (Bâle), dans sa : Theologie des Alten Testaments, 3 volumes (1933-35). Mon maître Edmond Jacob a repris en partie cette thématique dans sa Théologie de l’Ancien Testament (Neuchâtel, 1955), souvent rééditée et traduite, mais en l’équilibrant avec celle de l’Élection.

En Jérémie, chap. 31, la « Nouvelle Alliance » est une création de ce prophète au cœur de la crise de l’Exil en Babylonie, mais l’expression berît ‘olâm – « alliance éternelle » constitue bien chez Jérémie et chez Ézéchiel une référence à la tradition sacerdotale du Temple de Jérusalem, réactivée en réponse à la déportation – et qui fonde toute la vitalité de cette tradition (B. Renaud).

Histoire de la réception du thème :

Cette conception a-t-elle perduré en dehors de la tradition proprement biblique ? – On peut noter que cette « pensée structurante » (Denkform) de l’Alliance se poursuivra à travers les âges, surtout dans le Judaïsme où le texte fondateur se trouve dans le Talmud de Jérsalem, au traité Taanit, § 68c:

Les Tables de la Loi avaient une largeur de six palmes. Deux palmes étaient entre les mains de Dieu. Deux palmes étaient entre les mains de Moïse. Au milieu (be-émtsa), deux palmes étaient vides!

que reprend la pensée du Maharal de Prague (1512-1609), ainsi résumée par André Néher :

La Loi, en tant que èmsta – « moyen terme », constitue le fondement-même de l’Alliance théologique entre la Torâh de Dieu et la nature de l’homme. … Cet espace, ce vide, c’est l’Alliance elle-même, c’est le face-à-face de l’homme vivant devant Dieu, c’est l’en-train-de-se-faire de l’Alliance, c’est la relation et la communication à l’instant même où elles s’établissent (Le puits de l’exil, Paris, 1966, pp. 60ss., 92s.; – cp. Heintz, p. 349).

Et dans un ouvrage ultérieur d’André Néher, Faust et le Maharal de Prague, (Paris, 1987), pp. 110ss., cet auteur établit un parallèle éclairant entre les deux grandes figures de l’humanisme de la Renaissance, qui furent contemporains en cette fin du XVIème siècle : le Maharal et Michel-Ange. Réfléchissant tous les deux sur la relation de la créature à son Créateur, mais aussi sur le rapport inéluctable entre la raison et la foi, ces deux chercheurs d’absolu l’expriment par la même image de cette distance infime, cette èmsta: dans la célèbre fresque de « la Création » en la Chapelle Sixtine (Fig. 7), Michel-Ange donnera ainsi la plus prégnante des représentations artistiques de « cet espace sacré …, ce petit espace où tient l’infini de l’invisible et du mystère » (Émile Zola, Rome, Paris, 1900, p. 226).

Fig. 7 : Michel-Ange, Chapelle Sixtine, Rome : « La Création »

Dans la pensée juive du XXème siècle, cette thématique de la « Zwischenmenschlichkeit » – telle la résurgence d’une veine géologique ou celle d’un fleuve disparu – va constituer le pivot de la réflexion anthropologique et éthique de Martin Buber, comme principe d’un dialogue possible :

l’entre-deux (dasZwischen), représente une catégorie originelle de la réalité humaine qui transcende aussi bien le ‘Je’ et le ‘Tu’ que leur relation et qui fonde l’authenticité de la rencontre (die Begegnung), le fait de dire ‘Tu’ et de devenir ‘Je’  » (C. Schütz, Art. : « Buber, Martin (1878-1965), in : TheologischeRealenzyklopädie, Vol. VII (1981), pp. 253-258 (p. 255), – ma traduction).

Voici un extrait de cet ouvrage fondamental, publié en 1924, dans ce style admirable que je renonce ici à traduire :

« Der Mensch wird am Du zum Ich. … Geist in seiner menschlichen Kundgebung ist Antwort des Menschen an sein Du. Geist ist Wort. … Geist ist nicht im Ich, sondern zwischen Ich und Du » (M. Buber, Ich und Du. – Das dialogische Prinzip (1924), rééd. Gütersloh, 2006, p. 32s.).

Ce qu’un interprète récent de ce sujet exprime en ces termes :

L’espace intermédiaire, dasZwischen, est le lieu du vivre ensemble et du devenir, devenir de l’un et devenir de l’autre autant que du devenir ensemble. L’espace intermédiaire est l’espace de tous les enjeux et de toutes les possibilités, l’espace du je où l’un et l’autre se mettent en jeu (A. Kressmann, sur le site <ethikos.ch>, blog du 27/7/2010).

Ne dirait-on pas un commentaire bien tardif certes – puisqu’actuel -, mais combien pertinent de l’iconographie « en miroir » de nos scènes d’alliance (voir Figs. 1-6) ?

Et au terme de cette enquête, n’est-il pas frappant de retrouver la simple préposition babylonienne : birît – « entre », érigée sous sa forme substantivée (exactement comme dans le texte de Mari – ARM, 26/2, 404, ll. 9-12 : « ils se sont tous rejoints … (pour) discuter awatbirišunu = ‘de l’affaire de leur entre-deux’ (= de leur alliance) » – cf. Charpin, p. 55) en structure fondamentale de l’éthique et de la communication contemporaines – à près de 4000 ans de distance ? (cp. P. Bühler, Im Dazwischen – die Beziehung als Seelenmodell bei Martin Buber, 2013).

Alliance et Création, les deux pôles théologiques sont ainsi fixés dans l’attente de la « Nouvelle Alliance » en Jésus-Christ. Pour une époque (la nôtre !) où cette notion-même de « pacte » est fortement remise en cause par les plus puissants de ce monde, il vaut peut-être la peine d’y réfléchir et d’en rechercher les racines profondes sur la base de recherches historiques et exégétiques plus précises, telles que les offre ce remarquable ouvrage.

Jean-Georges Heintz,

Professeur hon. d’Ancien Testament à la Faculté de Théologie Protestante de l’Université de Strasbourg & d’Épigraphie sémitique à l’École du Louvre, Paris.

Ouvrages en français :

B. Renaud, Nouvelle ou éternelle alliance ? – Le message des prophètes, coll.: « Lectio Divina », Vol. 189, (Paris, Éd. Le Cerf, 2002), 378 pp.

Cahiers Évangile : B. Renaud, L’Alliance au cœur de la Torah, N° 143 (Avril 2008), et : E. Di Pede, L’Alliance chez les Prophètes, N° 172 (Juin 2015), ainsi que : J. Briend, R. Lebrun, É. Puech, Traités et serments dans le Proche-orient ancien, N° 81 (1992).

J.-G. Heintz, Prophétisme et Alliance. – Des Archives royales de Mari à la Bible Hébraïque, coll. Orbis Biblicus et Orientalis, Vol. 271, Fribourg-Göttingen, 2015, 373 pp. ill. (voir pp. 265-349).

Trois Notes additionnelles (pour poursuivre la recherche) :

Trois ouvrages fondamentaux, publiés en anglais, seraient ici à prendre en compte pour alimenter des recherches futures :

1) K.A. Kitchen – P.J.N. Lawrence, Treaty, Law and Covenant in the Ancient Near East, – Vol. I :The Texts, – Vol. II : Text, Notes and Chromogramms, (Wiesbaden, Éd. Harrassowitz, 2012) – (Abrév. : TCL), pour les documents-sources :

– Il s’agit d’une anthologie très utile de (presque) tous les textes concernés, que D. Charpin utilise (voir « Index », pp. 330s.), mais qu’il critique également, notamment en ce qui concerne les comparaisons et les datations, donc l’interprétation, par ex. celle des/par « chromogrammes » (voir pp. 251-254) : « un travail considérable, mais qui n’est absolument pas convaincant », notamment parce que « la comparaison thématique est faite à partir de l’index des sujets, ce qui est très dangereux » (p. 254), – même si celui-ci est en couleurs ! Il est vrai que depuis J.G. Frazer et son Rameau d’or (The Golden Bough. – A Study in Magic and Religion, 1ère éd., 2 vols., 1890) et ses fameux « Indices », on a fait des progrès ; mais, tout comme son célèbre prédécesseur, la valeur documentaire de cet ouvrage subsiste, permettant à l’avenir un dialogue à la fois plus ouvert et plus précis sur ces vastes sujets, comme un socle documentaire indispensable en vue de futurs progrès.

2) B. Teissier, Egyptian Iconography on Syro-Palestinian Cylinder Seals of the Middle Bronze Age, in coll. : « Orbis Biblicus et Orientalis – Series Archaeologica », Vol. 11, (Fribourg – Göttingen, 1995), 224 pp. (268 figs.) :

– Cette enquête approfondie fournit de nombreux exemplaires de notre « iconographie en miroir » de l’Alliance : voir p. 18, figs. 76 (g.), 100 (dr.), 263 et 266 (?) ; p. 52, figs. 21 (dr.), 97 (g.) & 100 (dr.) ; p. 70, figs. 102 et 104 ; p. 73, fig. 114. Ce riche dossier comparatif de sceaux-cylindres, objets d’art miniature de facture égyptisante (?) en Syrie-Palestine, largement diffusés et couvrant toute la première moitié du IIème millénaire avant notre ère, permet également de préciser la représentation de l’ « embrassade » (mais ici avec des déesses !) – par différenciation avec celle du rituel de « toucher de la gorge » (?) : voir p. 23, figs. 6, 7 et 8 (= p. 51, figs. 6, 7 et 8).

3) D. Bodi, « Mesopotamian and Anatolian Iconography », in (Collectif) :Behind the Scenes of the Old Testament, (Grand Rapids, Éd. Baker, 2018), pp. 165-171 :

– Notre méthodologie exégétique triple d’approche d’un thème est ici exposée (pp. 166s., et voir supra) : de son application précise dépendra la validité de l’enquête exégétique et historique du thème de l’alliance, bien sûr en maintenant comme objet d’étude central le corpus canonique de la Bible hébraïque (BH). – Cet ouvrage collectif donne par ailleurs un bon aperçu des diverses méthodologies actuellement utilisées dans le domaine de l’exégèse biblique : en dépassant le conflit des interprétations, une convergence des méthodes peut redonner toute sa substance historique au concept d’Alliance – comme le montre le bel ouvrage de D. Charpin.

Ces trois ouvrages (et même ce quatrième !) : le premier de l’ordre dutexte, le second de celui de l’image – et le troisième combinant cesdeux approches (« Texte et Image« ), illustrent bien toute la richessethématique de l’Alliance, ainsi que la dense et riche évolution historique de cette « Denkform » : nous n’avons voulu en illustrer ici qu’un aspect particulier, mais sans doute originel et fondamental à nos yeux.

PS : Si j’ai encore rédigé cette note sur l’ « Alliance », c’est en pensant aux jeunes chercheurs qui aborderont ce thème et pour leur présenter ces perspectives nouvelles – qui sont souvent d’anciennes à approfondir !

« Nos élèves nous forment, nos travaux nous édifient », Martin Buber.

Sortie de Hokhma N°117

Couverture du numéro


Le n°117 de Hokhma est maintenant sorti, avec un dossier spécial consacré aux mouvements confessants au sein des Églises réformées, avec des contributions de chacun de ces mouvements – plus de détails dans l’Editorial de Michaël de Lucas

Découvrez également au complet la préface du numéro par Pierre Berthoud.

Les autres articles peuvent être achetés au détail sur le site de notre partenaire Croire Publications (Lien vers la page du numéro), et un aperçu gratuit de chacun d’entre eux est disponible. Le numéro papier peut aussi être commandé.

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Préface N°117

Préface

C’est avec beaucoup d’intérêt que j’ai pris connaissance de ce numéro de la revue Hokhma consacré au renouveau réformé et évangélique au sein des Eglises historiques protestantes d’Europe, en particulier en France, en Suisse, en Belgique et aux Pays Bas. Un vent de fraîcheur porteur de vérité, de vie et d’espérance souffle au sein de nos Eglises. Certes, cette renaissance qui tire sa substance et sa vitalité du terreau biblique n’en est qu’à ses débuts, mais elle est porteuse d’espoir. En effet, elle est accompagnée par une prise de conscience suscitée par le Christ lui-même de l’importance de la réflexion théologique et éthique, de la centralité d’une spiritualité individuelle et communautaire et de l’urgence d’un témoignage évangélique contribuant à la revitalisation, au rayonnement ainsi qu’à la croissance des Eglises.

Au sein de ces mouvements des sensibilités différentes s’expriment, selon qu’on se dit confessant, orthodoxe, calviniste, charismatique ou évangélique. Si tous se réclament de la réforme, d’autres références historiques sont évoquées, tels le piétisme du 18 ème siècle, l’esprit missionnaire du 19 ème siècle et les mouvements de l’Esprit du 20 ème siècle. Une vive conscience des enjeux et défis œcuméniques en vue de l’unité des Eglises est aussi manifeste chez certains.

On a reproché à ces mouvements en particulier en France, en Suisse et en Belgique de s’être positionnés essentiellement par rapport aux décisions des instances synodales des Eglises protestantes/réformées en faveur de l’ouverture du mariage à la conjugalité homosexuelle et de la mise en place d’un rituel permettant la bénédiction de couples de même sexe mariés civilement ou au bénéfice d’un partenariat enregistré. De fait, l’ensemble de ces décisions synodales n’ont été que « le catalyseur qui en ont permis la création » Plusieurs études mettent d’ailleurs en évidence que ce processus de renouveau était déjà bien engagé avant ce débat et qu’il avait pour finalité de contribuer plus largement, sans doute modestement, mais de manière décisive, au renouveau des Eglises. Pour parvenir à cette fin ces courants :

– cherchent à rassembler les personnes de même sensibilité autour d’une identité théologique, spirituelle et pratique redéfinie à la lumière des Ecritures et le reflet d’un large consensus ( Le Manifeste Bleu en Suisse, Le Manifeste Evangélique aux Pays Bas) ;

– adoptent une démarche permettant de contribuer de manière réfléchie, constructive et concrète à la vie et au témoignage des Eglises. En plus des Manifestes mentionnons les études, Les caractéristiques d’une Eglise qui grandit  et « Churches should be Famous for their Love » ;

– choisissent de participer aux débats d’Eglise en vue de faire entendre une voix évangélique et apostolique afin de mettre en évidence les conséquences éthiques, spirituelles et pratiques qui en découlent pour le renouveau et la croissance des communautés locales ;

– mettent l’accent plus sur l’édification et le témoignage que sur le fonctionnement et l’administration sans pour autant renoncer à se structurer en association.

Les noms de ces différents mouvements reflètent bien cette vision aux multiples facettes qui s’enracine dans le terreau biblique et favorise la renaissance d’une foi vivante qui se partage et d’une vie communautaire locale généreuse : Les Attestants et La Fraternité de l’Ancre en France, Le rassemblement pour un renouveau réformé et le Landeskirchen Forum en Suisse, Unio Reformata en Belgique, Evangelisch Verband aux Pays Bas et Ensemble pour l’Europe au niveau européen. (( Mouvement spirituel de grande envergure qui a aussi des antennes nationales. )) Il s’agit donc pour ces courants divers de témoigner, de vivre la communion fraternelle, de rassembler, d’œuvrer au renouveau, de participer aux débats, de rechercher l’unité et de rayonner vers l’extérieur tout en étant ancrés dans la parole écrite et incarnée de Dieu. En effet, c’est en étant au service de Jésus-Christ, la deuxième personne de la trinité, que l’Eglise est édifiée et le Règne de Dieu se manifeste. Comme le dit si bien Blaise Pascal, « Non seulement nous ne connaissons Dieu que par Jésus-Christ, mais nous ne nous connaissons nous-mêmes, que par Jésus-Christ. Nous ne connaissons la vie, la mort, que par Jésus-Christ. … Ainsi sans l’Ecriture qui n’a que Jésus comme objet, nous ne connaissons rien et ne voyons qu’obscurité et confusion dans la nature de Dieu et dans notre propre nature » (( Blaise Pascal, Pensées, in Œuvres Complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1954, p 1310. On trouve une pensée similaire au début de l’Institution de la Religion Chrétienne de Jean Calvin (I.1.1). )) .

Cela nous amène au cœur du débat, que d’ailleurs l’ensemble des études de ce volume identifie, à savoir le statut et l’interprétation des Ecritures qui rendent témoignage au Dieu trine, Père, Fils et Saint Esprit. Dans un contexte ultra-moderne qui remet en question la notion même d’autorité et dans des Eglises de multitude et pluralistes qui pratiquent la diversité d’approches, souvent contradictoires, des Ecritures et par conséquent laissent une trop grande liberté interprétative, il n’est pas aisé de se positionner. En effet notre démarche herméneutique suppose l’unité de la révélation divine qui s’exprime dans les catégories du langage humain. Elle prône une lecture historico-grammaticale des textes qui inclut l’étude des genres littéraires tout en insistant sur l’analogie de la foi et le rôle du St Esprit dans la juste compréhension et la mise en pratique du message biblique. Confesser notre relation personnelle avec Jésus-Christ, le chemin la vérité et la vie, implique une perspective globale qui s’articule autour du motif de base, création chute/faute et rédemption et implique une cohérence doctrinale, anthropologique et éthique. Dans ces conditions il est difficile de ne pas se démarquer et se différencier au sein d’Eglises qui incarnent la pluralité doctrinale, anthropologique et éthique. Même au sein d’Eglises (Anglicane en Angleterre et Protestante aux Pays Bas) qui pratiquent un pluralisme plus généreux les incompréhensions, les tensions et les difficultés de cohabitations existent (( Telle fut en effet l’expérience de la Faculté libre de théologie réformée (Faculté Jean Calvin) à ses débuts. Certes elle était une institution libre de l’état et de toute union d’Eglise, mais se voulait au service, dans un premier temps, des Eglises réformées. Cela a plutôt bien marché jusqu’au Synode de Ste-Foy-la-Grande (1978) ou effectivement l’Eglise réformée de France a adopté une politique ecclésiale dissuadant les futurs candidats au pastorat de poursuivre leurs études à Aix-en-Provence. La FLTR a cherché à trouver un terrain d’entente avec l’ERF, en particulier par le biais de discussions avec l’IPT (Montpellier) qui se sont déroulées pendant plusieurs années, mais sans pour autant aboutir. Tout en étant d’accord avec l’analyse de Christophe Desplanque, je ne parlerais donc pas de « stratégie de rupture. » A l’époque, trois des six professeurs étaient membres de l’ERF (je le suis toujours). L’autonomie de la FLTR avait et a pour finalité de mieux exercer son ministère auprès de l’ensemble des Eglises. Malheureusement un partenariat avec l’ERF n’a pas pu se mettre en place. )) . Cela n’est sans doute pas étonnant, car sur le fond pluralisme théologique et théologie confessante qu’elle soit réformée et/ou évangélique sont difficilement conciliables.

Comment alors vivre la communion et l’unité au sein de nos mouvements et de nos Eglise et quels en sont les fondements ? Le fidéisme est-il suffisant ? Dans un de ses derniers ouvrages (( John Stott, La foi évangélique, un défi pour l’unité , Valence, LLB, 2000. Traduction de l’un de ses derniers livres, Evangelical Truth, a Personal Plea for Unity , Leicester, IVP, 1999. )) qu’il présente comme son testament, John Stott, le célèbre Pasteur et théologien anglican, nous propose son plaidoyer personnel pour l’unité. Considérant que la foi chrétienne historique reflète l’enseignement apostolique, il propose une démarche qui s’articule autour de la trinité pour mettre en relief les trois vérités centrales de la Foi chrétienne évangélique :

– Dieu le Père a pris l’initiative de se révéler, de se faire connaître aux hommes. L’autorité ultime de l’Écriture est liée à son inspiration divine. Cette parole, dont l’ultime révélation est en Jésus-Christ, éclaire tous les aspects de la pensée et de l’existence humaine.

– Dieu le Fils a dévoilé et accompli l’œuvre rédemptrice en faveur des hommes. En Jésus de Nazareth, le Messie attendu, le Fils, par son incarnation, sa mort sacrificielle et sa résurrection a manifesté sa majesté et l’immensité de son amour envers les hommes prisonniers de leurs révoltes et de leurs péchés.

– Dieu, le Saint-Esprit, quant à lui, met en œuvre les transformations et changements individuels et communautaires qui sont liés au salut divin. Il exerce une diversité de ministères vitaux selon les dons de chacun au sein de l’Église et de la cité.

D’autres aspects importants de l’identité chrétienne évangélique tels la conversion, la rencontre personnelle avec Dieu, l’évangélisation, le témoignage personnel et la communion des croyants au sein de l’Eglise, sont perçus par John Stott comme des conséquences voire des développements de ces trois points centraux.

Au sein de nos mouvements et de nos Eglises Protestantes/réformées, cette approche trinitaire pourrait être un moyen de rechercher, sous le regard de notre Seigneur, une forme d’unité, certes imparfaite, mais substantielle. En effet, elle permet de distinguer entre les vérités qui constituent le fondement de la foi chrétienne de celles sur lesquelles subsistent des désaccords qui peuvent limiter la communion sans pour autant l’entamer. Il s’agit en fait de fonder et de vivre une communion et une unité réelles qui laisse une place adéquate à une diversité non contradictoire dans l’intelligence, l’expression et la pratique de la foi. Cette démarche rejoint d’ailleurs celle des Réformateurs qui, conscients de l’importance de l’unité, faisaient la même distinction entre les fondements de la foi évangélique et les adiphora. Malheureusement leurs efforts n’ont pas abouti, mais il importe de ne pas oublier que la rupture de communion avec l’Eglise catholique romaine et les divisions au sein de la famille protestante ont été vécues dans la douleur et la souffrance ! Certes, bien des tensions, conflits et scissions sont liés aux carences humaines, mais l’unité, aussi importante soit-elle, ne peut se bâtir au détriment de l’intégrité, de la sûreté, de la vérité et de la vitalité de l’Evangile.

Jean Calvin, dans ses commentaires, a le souci de mettre en évidence non seulement le contenu de sens des Ecritures, mais aussi leurs richesses spirituelles et pratiques pour la vie en Eglise et dans la cité. Il souligne sans cesse l’importance du dialogue entre la Parole et l’Esprit, essentiel au témoignage prophétique de l’Eglise, à sa renaissance et a sa croissance. En plus du renouveau théologique, anthropologique et éthique, les Réformes du 16 e siècle ont incarné l’un des temps forts de l’histoire de la spiritualité chrétienne.

En cherchant à articuler théologie et spiritualité, vie pratique et communautaire, proclamation de la parole et témoignage, les mouvements décrits dans les pages qui suivent se situent dans la continuité de ce bel héritage protestant et évangélique et plus encore dans la suite de l’Eglise chrétienne qui plonge ses racines dans le terreau apostolique. Certes ces mouvements représentent peu de choses à vue humaine, sont fragiles et souvent marginalisés, mais lorsque le Seigneur est à l’œuvre il importe de ne pas mépriser le jour des petits commencements. Ils portent en eux l’espérance d’une renaissance et d’une revitalisation au sein de nos Eglises en vue du salut de nos contemporains.

En conclusion, voici une citation de l’Apôtre Paul en guise d’encouragement et de feuille de route :

« S’il y a quelque encouragement dans le Christ, s’il y a quelque consolation dans l’amour,

s’il y a quelque communion de l’Esprit, s’il y a quelque tendresse et compassion, comblez

ma joie en étant bien d’accord ; ayez un même amour, un même cœur, une unité de pensée »

Ph 2. 1 et 2

Pierre Berthoud

Professeur émérite

Faculté Jean Calvin

Editorial Hokhma N°117

Chers lectrices et lecteurs,

Le numéro de la revue Hokhma que vous tenez entre les mains est un numéro spécial qui mérite à plus d’un titre ce qualificatif. Ce N°117 est, en effet, constitué d’un dossier de diverses contributions sur les « mouvements confessants » au sein de l’ église réformée, principalement en France (le mouvement des « Attestants »), en Suisse (le mouvement R3) et en Belgique (le mouvement Unio Reformata ). à ces trois principaux mouvements se sont ajoutés des groupes moins connus, comme la Fraternité de l’Ancre pour le cas de l’Alsace Lorraine. De plus, ce dossier est élargi et enrichi de perspectives internationales, nous donnant un éclairage particulier sur les Pays-Bas, le Royaume-Uni et les mouvements oecuméniques en Europe.

Conscient de l’aspect potentiellement polémique d’un tel dossier, le comité de la revue Hokhma a voulu « laisser le micro », pour ainsi dire, aux acteurs et représentants de chacun des mouvements cités. Il a été demandé à chaque mouvement d’exposer son origine, son développement et ses enjeux actuels. Le lecteur pressé lira avec intérêt le liminaire de P. Berthoud pour se faire une idée du contenu de ce dossier spécial.

Le comité souhaite ainsi que ce numéro soit profitable pour l’information et la réflexion des pasteurs, des théologiens, des historiens et de toute personne intéressée par l’ecclésiologie contemporaine de façon générale.

à la suite de ce dossier, nous publions la réponse apportée par le pasteur Charles Nicolas à l’article de Daniel Hillion, publié dans notre précédent N°116, sur le thème de la pauvreté et de la vocation de l’ é glise à aider son « prochain ».

Ce N°117 se termine par l’habituelle chronique de livres où l’on notera plusieurs recensions d’ouvrages touchant à la vie et l’oeuvre de Jésus, y compris le roman Soif d’Amélie Nothomb publié en 2019.

Il ne me reste qu’à vous souhaiter une excellente lecture, au nom de tout le comité de la revue Hokhma .

Michaël de Luca, président du comité.

Miroslav Volf, Foi chrétienne et sphère publique

Miroslav Volf, Foi chrétienne et sphère publique, Nîmes 2017, Éditions VIDA, ISBN 9782847002911 – 175 pages – € 14, 95.

Malheureusement encore très peu connu du monde francophone, car jamais traduit en français jusqu’alors, le professeur Miroslav Volf (d’origine croate et d’arrière-plan pentecôtiste) est pourtant une figure incontournable de la théologie contemporaine. Disciple de Jürgen Moltmann, il occupe depuis 1998 une chaire de théologie systématique à l’université américaine de Yale où il est aussi directeur fondateur du centre d’études Foi et Culture (« Yale Center for Faith and Culture »). Celui-ci a pour mission d’examiner avec un œil critique les pratiques religieuses afin de promouvoir celles qui participent à l’épanouissement authentique de l’être humain et au bien commun dans le monde. Volf considère en effet que la foi est un mode de vie et que la théologie en est l’articulation.

Miroslov Volf plaide pour un pluralisme religieux et politique qui s’inspire de la règle d’or : « Tout ce que vous voudriez que les hommes fassent pour vous, vous aussi, faites-le de même pour eux » (Mt 7, 12). Il dénonce le danger d’un totalitarisme religieux qui souhaiterait imposer le diktat d’une religion dominante tout comme celui d’un sécularisme laïciste qui chercherait à exclure le religieux de la sphère publique. L’alternative qu’il propose se veut fidèle aux convictions chrétiennes.

Pour Volf, il s’agit tout d’abord de dénoncer et remédier aux différents types de dysfonctionnements que rencontre la foi chrétienne dans le monde moderne. Le caractère prophétique de la foi chrétienne le fait distinguer entre les problèmes liés à la rencontre avec Dieu (la « montée » vers le divin) et ceux liés à l’interaction avec le monde (le « retour » vers l’humain). Il distingue entre une foi atrophiée qui n’est pas réellement agissante dans ce monde – ce qu’il qualifie de « foi oisive » – et une foi tyrannique et oppressive qui nuit au bien commun – ce qu’il appelle une « foi coercitive ».

Pour l’auteur, la relation du chrétien à la culture s’articule ainsi autour de six points (pages 12 à 14) :

1. Christ est venu dans ce monde pour tous les hommes. La foi chrétienne a pour vocation d’être une foi active et agissante dans toutes les sphères de la vie, qui cherche à guérir le monde. Elle ne peut être ni oisive ni inopérante.

2. En annonçant le Royaume de Dieu, Christ est porteur d’un message de grâce qui ne cherche pas à s’imposer par la contrainte.

3. Suivre le Christ signifie prendre soin de son prochain et œuvrer en vue de son épanouissement.

4. Le chrétien doit adopter une position nuancée dans ce monde qui a été créé par Dieu. Il ne s’agit ni de tout accepter, ni de tout rejeter d’une culture en constante évolution, mais plutôt de s’adapter, voire de la transformer.

5. En tant que témoin du Christ, il s’agit d’incarner la vision de la vie par excellence qui nous est donnée par Dieu en partage, et non pas de l’imposer aux autres.

6. Christ ne s’étant pas fait l’avocat d’un modèle politique unique et exclusif, la foi chrétienne est tout à fait compatible avec le contexte pluraliste de nos sociétés. En tant que chrétien, on peut donc avoir de fortes convictions tout en étant disposé à accorder aux autres communautés religieuses les mêmes libertés religieuses et politiques que celles qu’on revendique pour soi-même.

Pour vivre dans ce monde la foi chrétienne de façon authentique, nous faut-il donc comprendre la foi comme devant être ni peu pertinente, ni impertinente ? Pour le professeur Volf en tout cas, seule une réponse positive est envisageable.

Raymond Pfister

Marie-Jo Thiel et Marc Feix(éds.), Le défi de la fraternité,

Marie-Jo Thiel et Marc Feix(éds.), Le défi de la fraternité, Theology East-West European Perspectives, Vol. 23 – Zurich 2018, LIT Verlag — ISBN 9783643910189 — 636 pages – € 39, 90.

Ce n’est pas un livre d’éthique chrétienne comme les autres, non pas à cause de son épaisseur et de sa densité (plus de 600 pages), ni même parce qu’il utilise trois langues, le français (22 chapitres), l’anglais (11 chapitres) et l’allemand (5 chapitres), mais du fait qu’il permet de redécouvrir dans une perspective européenne et chrétienne la place et le rôle de la fraternité et de son utilisation dans la sphère publique.

Les éditeurs de ce volume enseignent tous deux à la Faculté de théologie catholique de l’université de Strasbourg. Marie-Jo Thiel est professeure d’éthique philosophique et théologique et Marc Feix, Maître de conférences en éthique et théologie morale.

Face à un nombre croissant de défis éthiques, allant de l’environnement au terrorisme en passant par la médecine et la migration, il ne suffit pas de constater que le christianisme a joué de par le passé un rôle déterminant dans la compréhension du concept de « fraternité ». Approfondir théologiquement l’expérience chrétienne de la fraternité aujourd’hui est précisément ce que propose cet ouvrage multi-auteurs (présentés par ordre alphabétique en fin d’ouvrage).

La réflexion construite en quatre parties est une invitation à l’espérance autant qu’à la responsabilité de tous et de chacun(e). La première partie pose le défi de la fraternité dans le cadre sociopolitique européen. Parmi les questions traitées, il y a le lien entre fraternité et libéralisme (texte en français) et le lien entre fraternité et solidarité (texte en anglais). La deuxième est autant une redécouverte des sources bibliques (de la Genèse aux textes pauliniens – avec N.T. Wright – en passant par les Évangiles) comme des sources patristiques (notamment Grégoire de Nysse). La troisième partie interroge l’expérience chrétienne de la fraternité en explorant un certain nombre de chantiers comme la discipline ecclésiastique ou le vivre-ensemble fraternel. Tout particulièrement intéressant est le regard porté sur une christologie contribuant à penser la communion fraternelle en termes de processus de « fraternisation » (texte en français). La quatrième et dernière partie – sept des neufs textes sont ici en français – est consacrée à la dimension pratique de la fraternité. Elle commence par une analyse de textes chez Tolstoï, géant de la littérature russe, mais aussi homme d’action ayant souligné l’exigence de fraternité en actes. Suit ensuite une discussion sur la notion de fraternité dans le cadre de la construction européenne, qui situe entre autre la question migratoire entre les deux extrêmes qui se dessinent : « Au nom de l’Évangile il y aurait une ouverture totale et au nom de l’identité un refus total » (page 477). Parmi les autres sujets pertinents traités, on trouvera les relations familiales primaires, le monde la santé, les nouvelles technologies ou encore « le tournant écologique de la théologie chrétienne » (texte en allemand) sous la plume du théologien allemand réformé Jürgen Moltmann, avec sa théologie de la Terre et d’une nouvelle Création ancrée dans le Christ cosmique.

En présentant l’enjeu de la fraternité dans une perspective chrétienne renouvelée, c’est une vision eschatologique du Royaume de Dieu, source d’inspiration, qui est présentée pour une vie chrétienne transformée par la proclamation de l’Évangile, et dont ne pourra que profiter le monde évangélique.

Raymond Pfister

Cardinal Walter Kasper, La Miséricorde : Notion fondamentale de l’Évangile

Cardinal Walter Kasper, La Miséricorde : Notion fondamentale de l’Évangile, Clé de la vie chrétienne, – 4 e édition, Collection « Theologia » 5 – Nouan-le-Fuzelier 2015, Éditions des Béatitudes – ISBN 9782840248187 – 214 pages – € 20, 00.

Cet ouvrage traduit de l’allemand en est à sa quatrième édition. Il est probablement passé inaperçu chez nombre de pasteurs et chrétiens évangéliques qui n’ont pas pour habitude de consulter des auteurs catholiques pour aiguiser leur réflexion biblique et théologique sur les valeurs évangéliques qu’ils défendent. En reprenant un cycle de conférences, le cardinal allemand Walter Kasper, président émérite du Conseil pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens, rend un grand service à ses lecteurs en évoquant en neuf chapitres « un thème d’actualité, malheureusement tombé dans l’oubli » (p. 9), celui de l’appel de Dieu à exercer la miséricorde face à la souffrance et l’injustice de ce monde.

Dans le Sermon sur la montagne, Jésus a beau déclarer bienheureux les miséricordieux (Mt 5, 7), le message de la miséricorde divine ne semble pas avoir eu l’impact souhaitable et nécessaire chez les chrétiens qui leur permettrait de contribuer de manière significative à « la construction d’une société plus juste, plus humaine et plus miséricordieuse » (p. 133). Devant le constat d’un tel déficit, l’auteur entame une réflexion systématique qui se veut bien plus qu’un simple exercice académique. Il souhaite reposer les jalons d’une spiritualité favorisant une vie renouvelée de l’Église.

Le lecteur moins habitué à des considérations d’ordre philosophique (chapitre 2) se tournera sans doute plus volontiers vers les chapitres 3 et 4 qui posent le fondement du message biblique dans les deux testaments. Partie intégrante de la révélation de Dieu et donc de l’histoire du salut, la notion de miséricorde divine met autant en lumière le mal et le désespoir inhérents à la condition humaine que le remède de l’espérance manifesté ultimement dans le Christ, sa personne et son œuvre.

Les réflexions systématiques qui suivent (chapitres 5 et 6) examinent les implications d’une miséricorde conçue comme « attribut fondamental de Dieu » pour notre compréhension de la toute-puissance de Dieu et de sa justice, mais aussi pour notre expérience de l’œuvre du salut dont nous sommes les bénéficiaires. Pour le Cardinal Kasper, être disciple de Jésus et témoin du Christ signifie devenir témoin de la miséricorde de Dieu en faisant preuve d’une miséricorde humaine et donc d’ « œuvres de miséricorde » concrètes dont l’aboutissement ne saurait cependant être un humanisme sans Dieu.

Là où le monde évangélique a quelquefois tendance à souscrire à une lecture très personnelle de l’Évangile (à chacun son salut !), il est des plus utiles de reconsidérer les implications essentielles de l’expérience de la miséricorde, non seulement pour l’individu, mais aussi pour la pratique ecclésiale, c’est-à-dire pour la nature et la mission de l’Église (chapitre 7) en tant que communauté de foi et société nouvelle. L’auteur n’oublie pas d’aborder les questions sociétales quand il examine la dimension politique de la miséricorde (chapitre 8).

C’est probablement le contenu du dernier chapitre du livre sur « Marie, mère de miséricorde » qui sera le moins familier à une théologie protestante et évangélique de l’Écriture, généralement peu consciente de son enracinement dans la foi et la conscience des traditions catholique et orthodoxe.

Raymond Pfister