Les anges comme auxiliaires de la providence divine.

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Introduction

Si la piété populaire évangélique manifeste un certain intérêt pour les anges -peut-être surtout les mauvais anges ! -, la théologie protestante en général, évangélique en particulier, s’est peu intéressée à eux. Ce désintérêt est souvent perçu comme un héritage des Réformateurs, Calvin en particulier, lesquels ont aboli toute invocation, « mystique » ou pratique de piété concernant ces êtres. En effet, dans son chapitre consacré aux anges dans l’Institution, Calvin fait montre d’une grande sobriété. Il admet certes, avec l’Ecriture leur existence, mais il spécule peu sur leur nature et insiste plutôt sur leur rôle de messagers et d’auxiliaires de la providence divine. A plusieurs reprises, il met en garde contre les spéculations oiseuses : « A propos des anges, je m’efforcerai de garder la réserve que Dieu demande, afin de ne pas troubler la foi des lecteurs en nous livrant à plus de spéculations que nécessaire… »1. Il est peu convaincu par l’angélologie du Pseudo-Denys l’Aréopagite car ce dernier « a traité de beaucoup de choses avec subtilité mais, si on y regarde de plus près, on s’aperçoit que la plus grande partie n’est qu’une fable »2. On a l’impression ironise Calvin, qu’il est comme tombé du ciel et raconte non seulement ce qu’il a appris, mais ce qu’il a vu. Alors que Paul, ravi au troisième ciel, n’a rien enseigné de tel, mais a plutôt affirmé qu’il ne lui était pas permis de révéler ce qu’il avait vu3.

Ainsi, par sa retenue, Calvin aurait ouvert la porte au scepticisme protestant à l’égard des anges qui a culminé avec Schleiermacher. Ce dernier s’est montré fort sceptique quant à la réalité de leur existence et a insisté sur le peu d’intérêt qu’ils représentaient du point de vue théologique : « La seule proposition que nous puissions émettre sur la doctrine des anges, c’est que si ces êtres existent, cette doctrine ne peut exercer aucune influence sur notre conduite, et que des manifestations de leur existence ne sont plus à attendre »4.

La sobriété, la retenue si l’on veut, voire le scepticisme, protestant à l’égard des anges tranche avec l’intérêt catholique. En effet, beaucoup de penseurs catholiques ont porté leur réflexion sur les anges, tant au niveau de la théologie spéculative que de la mystique. Fleurit en milieu catholique toute une littérature mystique notamment à partir de spéculations sur l’échelle de Jacob, épisode biblique revisité par la philosophie néoplatonicienne. Dans une telle perspective, on soutient que le Dieu inconnaissable en lui-même ne peut se manifester que sous la forme des anges qui sont comme son émanation. Les anges apparaissent ainsi comme les transmetteurs des énergies divines ; comme des pédagogues spirituels chargés d’enseigner la pratique des vertus mystique et la contemplation aux humains5. Ils sont des accompagnateurs spirituels, des aides dans la lutte contre la tentation et les démons, des intercesseurs et des protecteurs : on sait l’importance du thème de l’ange gardien dans la théologie et la piété populaire catholiques.

Philippe Faure6, s’en prend tant aux fondamentalistes qu’aux rationalistes étriqués qui, pense-t-il, sont « destructeurs de toute dimension mystique » ; contre eux, il s’assigne la tâche de « dégager les enjeux de l’angélologie et la fécondité symbolique des figures médiatrices, de montrer que l’homme, l’univers, la Divinité même, ne prennent réellement sens, que par le monde angélique, océan spirituel qui met l’Etre en mouvement et le transfigure »7.

S’il serait injuste d’accuser les protestants d’avoir déserté le sujet, on peut néanmoins reconnaitre qu’ils n’ont pas apporté de contributions majeures à l’angélologie. Les quelques pages consacrées aux anges dans les différentes théologies systématiques évangéliques, quoique bien enracinées dans le texte biblique, ne sont pas particulièrement novatrices. Celui qui serait à la recherche d’une réflexion théologique approfondie et stimulante à propos des anges, d’un point de vue protestant, ne pourra éviter le détour par Karl Barth. En effet, le théologien suisse a consacré plusieurs pages de sa Dogmatique à l’angélologie et a apporté une réflexion solide et originale.

Nous nous proposons dans les lignes qui suivent d’aborder l’angélologie à partir d’un questionnement particulier : celui de la médiation. En effet, il est commun d’affirmer que la transcendance divine implique nécessairement l’existence d’intermédiaires. Philippe Faure, s’inspirant d’Henri Corbin, affirme que « toute l’histoire comparée des religions témoigne (…) de la force de l’universalité de la notion de puissance médiatrice entre l’Absolu et l’humain ». L’étude des trois grands monothéismes, soutient-il, montre qu’ils ne peuvent être conçus sans une angélologie. Il plaide alors pour rendre au concept d’ange toute sa densité : « l’ange n’est pas simplement le messager, il est fondamentalement la condensation d’une énergie divine, une intelligence céleste et le prototype d’une réalité créée (…) le monde angélique apparaît comme le fondement de l’ordre universel, qu’il régit et maintient dans la durée, et comme ce qui assure une liaison spirituelle entre tous les degrés de la réalité »8. Dans une telle perspective, l’angélologie correspond à une nécessité profonde, celle d’une manifestation de l’Absolu qui soit accessible à l’homme et le rende participant à la connaissance divine. Selon Antoine Mazurek, « dans le christianisme, les anges sont chargés d’atténuer l’inaccessibilité du divin par leur rôle de médiateur dans la communication entre les hommes et Dieu mais aussi par le moyen qu’ils représentent de comprendre Dieu par leur existence même (… ). Il y a là un des fondements du développement de l’angélologie dans la théologie occidentale depuis l’époque du Moyen Âge central »9.

Que penser de ce thème de la médiation angélique ? De l’affirmation de la nécessité ontologique de l’ange et de sa fonction de pédagogue du point de vue de la connaissance du divin ? Comment penser cette médiation dans le cadre d’une théologie chrétienne monothéiste et trinitaire, qui fait pleinement droit à l’incarnation du Verbe, unique médiateur entre Dieu et les hommes, à l’effusion de l’Esprit, lequel régénère de manière immédiate les cœurs, et habite la création de Dieu ?

Une méditation sur la médiation angélique, à partir de l’œuvre de karl Barth, pourrait par conséquent être fructueuse, même si, à cause de son originalité, le théologien suisse, oblige aussi à prendre quelques distances avec sa pensée…

L’angélologie de Karl Barth

Karl Barth, est probablement le dogmaticien protestant d’envergure qui a accordé le plus d’importance aux anges10 et il a, sans conteste, donné une impulsion nouvelle à l’angélologie du côté protestant, si bien que S. Noll l’a qualifié de « docteur angélique postcritique »11.

Critique de l’angélologie traditionnelle

Barth débute son angélologie par une longue section méthodologique très éclairante. Il signale d’emblée deux écueils à éviter : « la mythologie par trop intéressante des anciens » et la « « démythisation » par trop inintéressante des modernes » (p. 82). Sa discussion méthodologique est une critique de l’angélologie traditionnelle, laquelle peut être qualifiée de théologie naturelle, dans la mesure où elle importe dans le discours théologique des concepts philosophiques étrangers. Il consacre de longs développements à l’étude de l’angélologie des Pères, du Pseudo-Denys l’Aréopagite, et surtout de Thomas d’Aquin. Il semble à première vue, assez impressionné par l’angélologie du Docteur angélique : « Cette doctrine se distingue par son extraordinaire acribie scientifique où rien n’est laissé de côté : elle va au fond de toutes les questions qu’on peut se poser au sujet des anges et elle passe en revue toutes les réponses possibles – soit en développant, soit en appliquant simplement la notion reçue ; enfin, elle utilise tout ce qu’on peut tirer de l’Écriture et de la tradition sur le problème » (p. 105). Mais en dernière analyse, l’angélologie thomasienne ne peut être retenue car trop abstraite et philosophique. En effet, selon l’Aquinate, des raisons philosophiques imposent de reconnaître l’existence des anges, car comme le note Weber, « entre Dieu, Intellect ou pensée pure et infinie, et l’homme en sa raison liée au sensible, il faut, selon lui, admettre la réalité d’êtres doués d’une intelligence supérieure à la nôtre, comme en juge l’expérience philosophique de l’ouverture transcendante propre à la pensée. La nature de ces êtres reste inconnue, on n’en entrevoit quelque chose qu’à partir de l’intellection et du vouloir humains et moyennant les corrections apportées par la théologie négative. »12 Du point de vue du docteur angélique, l’ange remplit une sorte d’espace vide dans l’échelle des êtres, de manière nécessaire. Cependant, Barth pose le jugement sévère à l’égard de l’angélologie de Thomas : « les êtres que la Bible appelle des anges ne sont absolument pas touchés par la démonstration de Thomas d’Aquin relative à l’existence des substantiae separatae » ( p. 107).

Mais Barth conteste également une certaine tendance de la théologie traditionnelle à traiter l’angélologie comme une sorte de préface à l’anthropologie. Il relève que cette tendance se trouvait déjà avant Augustin. Les Pères estimaient que les anges et les humains peuvent être rassemblés comme membres d’un même genre : ils sont des créatures rationnelles, dotées du libre arbitre, créées par Dieu pour la communion avec lui. Le monde angélique est aussi conçu comme un miroir de l’élection de l’humanité. Les bons et mauvais anges représentent d’une certaine manière, la détermination divine également pour chaque humain. Il serait par conséquent logique de traiter l’angélologie comme une préface à l’anthropologie. Les anges seraient une sorte de projection ou de parallèle de la doctrine de l’être humain, mais dans un monde second, plus élevé. Barth considère que Calvin lui aussi traite l’angélologie comme une préface à l’anthropologie. En effet, dans sa partie consacrée aux anges, Calvin signale que son intérêt porte principalement sur l’anthropologie : « Avant de traiter plus en détail de la nature de l’homme, il faut insérer quelques remarques sur les anges » (IRC I,14,3). Barth remet en cause cette approche habituelle de l’angélologie comme préface à l’anthropologie. De la même manière qu’il s’était insurgé contre la théologie libérale qui trace une ligne continue entre l’humanité et Dieu, il critique aussi cette tendance à tracer une ligne ininterrompue entre l’humanité et les anges.

Plutôt que d’intervenir comme préface à l’anthropologie ou comme remplissant l’espace vide dans l’échelle des êtres, les anges trouvent leur cadre de référence, dans la pensée barthienne, au sein de la doctrine de la providence divine. Barth insiste lourdement : les anges n’ont pas d’existence indépendante, ils n’existent que pour Dieu et pour son service et ne peuvent être connus que de cette manière. Etant donné que les anges ne sont pas des sujets propres, indépendants, « ils ne peuvent donc être l’objet d’une réflexion pour elle-même. Ils n’existent que parce qu’ils se rattachent à la personne et à l’œuvre de Jésus-Christ pour être au service de Dieu et de l’homme (…) Ils accomplissent ce service, puis quittent la scène. Ils sont essentiellement des figures marginales. Leur honneur est tout entier dans leur subordination à l’histoire qui se passe entre Dieu et l’homme » (p. 84).

Barth en conclut qu’il est totalement non scripturaire de vouloir les connaître « en soi ». On ne peut les connaître que dans et à travers leur service providentiel. Toute thèse « angélologique » sera toujours, à strictement parler, une thèse auxiliaire ou supplémentaire, une explication ajoutée à ce qu’il convient de dire, non pas des anges, mais –conformément à leur nature et à leur œuvre de serviteurs – de l’action de Dieu en Jésus-Christ. De ce point de vue, l’angélologie de Thomas d’Aquin illustre bien, selon Barth, ce qu’il ne faut pas faire en théologie (p. 106), bien que certains tenants de l’orthodoxie protestante, comme Quensdedt, en sont restés, avec quelques nuances, à la conception thomasienne (p. 120) : « Nous devons constater que dans les 118 questions qu’il développe, il ne donne pas de réponse à la vraie question, celle dont dépendent à la fois la légitimité et l’utilité pratique de sa doctrine des anges. En conséquence, on serait bien mal inspiré, en tant que théologien évangélique attentif et lié au témoignage biblique, de se placer sur le terrain qu’il a choisi… » (p. 114).

Le « Royaume des cieux » et les anges

Après la partie méthodologique et avant de se consacrer à l’interprétation des textes bibliques concernant les anges, Barth développe le contexte plus vaste dans lequel s’inscrit l’angélologie biblique, à l’aide de la notion de « Royaume des cieux ». Les anges sont d’abord dans les cieux, en présence de Dieu, et c’est de là que vient le Christ, le Fils de Dieu incarné. Le ciel, où sont les anges, est le lieu que Dieu, dans sa grâce, a choisi comme le point de départ pour son action vers la créature13. Si l’homme […] rencontre l’invisible réel ou le réel invisible également sur la terre, cela tient au fait que la terre existe sous le ciel, qu’elle possède en lui son vis-à-vis et qu’elle est en relation avec lui » (p. 139-140]).

Il s’agit de considérer la logique de l’économie divine. Dieu règne déjà dans les cieux. Le règne des cieux signifie l’obéissance des anges à la volonté divine et à son dessein de sauver l’homme. Dieu a choisi de faire du ciel, où sont les anges, le point de départ créé de son mouvement vers la créature : « Dans le ciel et du haut du ciel, [les anges] accomplissent un service qui consiste à précéder, à accompagner et à suivre le royaume qui vient » (p. 166). De ce point de vue, nul besoin d’un quelconque argument de théologie naturelle ou philosophique pour affirmer leur existence : elle est implicite dans la structure de l’histoire du salut.

Le ministère des anges

C’est surtout la question du ministère des anges qui intéresse le théologien protestant. Pour définir leur ministère, Barth part du texte du Nouveau Testament qui est traditionnellement considéré comme proposant une définition des anges : « Tous les anges ne sont-ils pas des esprits liturgiques envoyés au service de ceux qui hériteront du salut ? » (Hb 1,14). Barth reproche à la théologie traditionnelle de se concentrer à tort sur le substantif pneumata (esprits) et de chercher ainsi à identifier les anges avec ce que le monde (ou la philosophie ambiante) autour d’eux a compris comme des esprits. Il affirme qu’il convient plutôt de se concentrer sur l’adjectif leitourgika, (liturgique/officiants/ministres) et sur le participe apostellomena (envoyés)14. En d’autres termes, on comprend que selon Barth, la vision biblique de l’ange est entièrement fonctionnelle. Les anges n’existent que dans leur fonction : « nous ne savons rien de son être en soi, de son essence spécifique. Par conséquent, nous ne savons rien de la nature des « êtres célestes ». Nous ne connaissons ces derniers que par leur faire, par le service qu’ils accomplissent en tant que messagers de Dieu. Il est donc inutile de chercher à savoir ce qu’ils sont, quel aspect ils ont ou quels sont leurs attributs, indépendamment de ce qu’ils font, de leur action. »15

Les anges nous mettent en relation avec l’œuvre de Dieu en Christ. Autrement dit, toute affirmation angélologique ne peut être qu’une auxiliaire, une explication, une élucidation de l’action divine en Jésus-Christ. Barth insiste sur le fait que l’existence totalement dépendante des anges, cruciale pour leur fonction, n’est ni un défaut ni une défaillance dans leur mode d’existence. Au contraire, leur dépendance à l’égard de Dieu et leur service de Dieu sont constitutifs de leur dignité même. Leur dépendance n’est pas une privation, mais un aspect intrinsèque de leur perfection créaturelle singulière.

Barth rappelle opportunément quelques limites de l’action angélique : ils ne peuvent faire ce que Dieu seul peut faire.

« Ils ne peuvent donc prononcer aucune parole, ni accomplir aucune oeuvre qui serait de nature divine en tant qu’elles procèdent d’eux. Ils n’ont pas le pouvoir de sauver, de racheter ou de libérer la créature terrestre. Ils sont incapables de pardonner le moindre péché et d’abolir la moindre souffrance. Ils ne peuvent contribuer si peu que ce soit à la réconciliation du monde avec Dieu. Les anges ne sont en effet ni juges, ni créateurs. Par conséquent, il leur est impossible de condamner ou de faire grâce. Ils ne sont pas les auteurs de l’alliance que Dieu a établie avec l’homme, de sorte qu’ils ne sont pas en mesure de la maintenir, de la renouveler ou de la confirmer. Ils ne dominent pas la mort. Ils ne régissent ni l’histoire du salut, ni l’histoire en général, ni n’importe quelle histoire vécue par l’homme. Sinon ils ne seraient pas les anges de Dieu » (p. 175).

Leur activité consiste en une louange de l’œuvre divine ; auprès des hommes, cette louange devient témoignage voire même prédication. Barth insiste lourdement : le véritable ministère des anges est celui du témoin16 ou du messager hautement qualifié (p. 229). Ils sont les ambassadeurs de Dieu en un sens éminent. En outre, le rôle du témoin ne se limite pas à la proclamation verbale : ils sont témoins de Dieu dans leur activité de service. C’est en tant qu’agents de la providence divine qu’ils portent témoignage à la seigneurie du Christ.

Quelques éléments d’évaluation 

On est reconnaissant à Barth d’avoir tenté de développer une angélologie biblique et proprement théologique et non philosophique, métaphysique ou mystique. La lecture de ses quelques pages, est de ce point de vue un très bon antidote contre les spéculations métaphysico-mystiques, contre une angélologie néoplatonicienne à la manière du Pseudo-Denys, que l’on rencontre chez de nombreux penseurs anciens ou modernes.

Si l’on apprécie les critiques adressées à l’encontre des angélologies abstraites et philosophiques, on se demande s’il a réussi à éviter lui-même dans ce travers, en particulier au niveau de sa démonologie. Il considère en effet, qu’il n’y a aucune symétrie entre les anges et les démons. Les anges sont des créatures de Dieu tandis que les démons sont finalement le néant. « Les démons existent. On ne saurait contester leur existence, pas plus qu’on ne saurait contester celle du néant. Ils sont “néant”, et par conséquent ils ne sont pas rien. Mais ils n’existent que de la seule manière qui puisse leur revenir : improprement. Ils ne participent ni à l’être de Dieu, ni à celui de la créature, céleste ou terrestre. Car ils ne sont ni d’essence divine, ni d’essence créée » (p. 240).

Si on veut se fonder sur l’Ecriture, comme il prétend le faire, il faut affirmer que « l’Ecriture ne connaît aucun être réel non créé en dehors de Dieu »17.

En outre, le refus d’une angélologie philosophique n’implique pas nécessairement le refus de toute réflexion sur la nature des anges et l’adoption d’un point de vue purement fonctionnel à propos d’eux.

Pourquoi, dans la « définition » du texte d’Hébreu 1,4, vouloir mettre l’accent exclusivement sur les mots « liturgiques » et « envoyés » et se désintéresser du mot « esprits » ? Que les anges soient « esprits » est une information que communique l’Ecriture. De cette affirmation, et des paroles que Jésus prononce en Luc 23,39, « un esprit n’a ni chair ni os », il est possible de déduire certaines propositions, comme le fait Thomas d’Aquin. Malgré la critique barthienne, il semble bien que les propos suivants de saint Augustin soient en harmonie avec les enseignements des Ecritures : « « Anges » désigne la fonction non pas la nature. Tu me demandes comment s’appelle cette nature ? -Esprit. Tu me demandes la fonction ? -Ange ; d’après ce qu’il est, c’est un esprit, d’après ce qu’il fait, c’est un ange »18. Les discussions scolastiques sur la finitude ontologique des anges et leur caractère non corporel ou encore sur leur rapport à l’espace ne sont pas dépourvus d’intérêts. Peut-être que la proposition selon laquelle les anges possèderaient un corps subtil, éthéré, pourrait aider à penser l’anthropologie de l’état intermédiaire. En outre, l’idée thomasienne selon laquelle les anges n’ont pas de nature commune, qu’ils ont été créés chacun selon séparément, directement par Dieu, et qu’il n’y a pas de lien génétique qui les unissent les uns aux autres, semble éclairante et Augustus Strong a fait valoir que cet élément pourrait expliquer qu’il n’y ait pas eu de plan de salut pour eux. Le Verbe a pu s’unir l’humanité en assumant la nature humaine. Or il n’y a pas de nature commune aux anges, ils ne peuvent pas être « capités », comme les hommes, sous un chef d’alliance19.

La fonction médiatrice des anges

Mais qu’en est-il de la médiation angélique ? Les anges assurent-ils une sorte de médiation entre Dieu et l’homme ? Il est clair que le texte de 2 Timothée 2,5 reste la référence biblique incontournable. Et peut-être qu’Augustin en a offert l’une des plus belles méditations :

« Qui trouver pour me réconcilier avec toi ? Devais‑je faire la cour aux anges ? Avec quelle prière ? Quels rites sacrés ? Bien des gens qui s’efforçaient de revenir vers toi, et ne le pouvaient par eux‑mêmes, ont tenté ces moyens, comme je l’entends dire (…) Or, un médiateur entre Dieu et les hommes devait avoir quelque chose de semblable à Dieu, quelque chose de semblable aux hommes : en tout semblable aux hommes, il eût été trop loin de Dieu ; en tout semblable à Dieu, il eût été trop loin des hommes, et ainsi il n’eût pas été médiateur. »20

Néanmoins, Dieu agit au travers des anges, envoyés pour différentes missions. Comment penser ce service des anges auprès des hommes ?

Ambiguïtés bartiennes quant à la fonction médiatrice des anges

La pensée de Barth à propos de la notion de médiation angélique comprend une certaine complexité ou peut-être ambiguïté.

Il nous rend attentif à la prudence qu’il convient d’avoir devant la notion de « médiation angélique » :

« Même la formule courante selon laquelle le ministère des anges consiste à opérer une médiation entre Dieu et la créature terrestre ne doit donc être utilisée qu’avec la plus grande prudence. Dieu se communique lui-même, il n’a pas besoin d’un tiers. Il le fait par sa Parole et son Saint-Esprit, sans le concours d’une créature céleste ou terrestre. C’est lui qui jette le pont sur l’abîme et qui le consolide de toutes parts (…) Il se suffit à lui-même, et c’est à lui seul que l’homme doit s’attendre. Tout cela éclate au centre de son œuvre : dans l’incarnation de sa Parole, dans la réconciliation du monde avec lui, dans l’événement de Golgotha et de Pâques. Il est clair ici comme ailleurs, les anges ne font qu’être attentifs, écouter, s’étonner, adorer et louer : ils n’ont collaboré en rien au grand œuvre de Dieu. Comme créatures précisément, ils ont simplement participé à l’événement. Et ce qui vaut pour le centre vaut aussi pour la périphérie. Il n’y a pas de domaines secondaires où les anges auraient à jouer un rôle particulier, où ils seraient des intermédiaires tels qu’ils auraient droit à une attention, à une reconnaissance ou à une obéissance en soi. On ne peut parler d’une médiation des anges entre Dieu et la créature que dans la mesure où, au centre comme à la périphérie, ils participent, selon la volonté et sur l’ordre de Dieu, à l’œuvre qu’il accomplit lui-même, et où ils n’y participent pas en vain, mais pour le glorifier… »

Malgré de tels propos, Barth considère que les anges sont médiateurs de notre expérience de Dieu.

« La visitation par Dieu de la créature terrestre implique toujours la présence de la créature céleste : rencontrer Dieu ici-bas, veut toujours dire rencontrer ses anges -qu’on en soit conscient ou non. Là où se trouve Dieu -le Dieu qui agit et se révèle dans le monde qu’il a créé -il y a aussi le ciel, les anges » (nous soulignons, p. 193).

« La vraie question doit être posée ainsi : existe-t-il pour nous une expérience de Dieu et de Jésus-Christ (c’est-à-dire une rencontre et une communion avec le Seigneur) qui ne se produise pas en fait en présence des anges et avec leur collaboration … » (p. 193, nous soulignons)

« Dieu existe-t-il, agit-il, nous parle-t-il et nous sauve-t-il, suscite-t-il notre foi et notre obéissance, les nourrit-il et les conduit-il au but – gouverne-t-il l’Église et le monde, régit-il l’univers dans son ensemble et dans le détail, sans que les anges interviennent pour collaborer à son œuvre comme ses serviteurs ? » (p. 194s, nous soulignons)

Il est vrai que l’on trouve d’autres propos qui éclairent, précisent, nuancent, les excès des affirmations précédentes :

Lorsque le Dieu de la grâce agit et parle, c’est toujours dans cette médiation. Non pas qu’il soit tout à coup un second sujet, ni qu’il ait à côté de lui une foule d’autres sujets : c’est toujours lui-même qui agit et parle. Mais c’est par l’intermédiaire de la créature céleste qu’il manifeste sa puissance, sa sainteté et sa gloire, comme aussi sa grâce, son amour et sa patience sur la terre. Dans le cadre de la médiation dont nous parlons, l’accomplissement de la volonté de Dieu sur la terre est vraiment son œuvre à lui, l’œuvre du Dieu vivant ; mais comme telle précisément, cette œuvre se trouve tout à fait concrètement adaptée à notre propre domaine. Quand nous prions en disant : « que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel », cela implique nécessairement que la volonté divine doit prendre ici-bas une forme céleste, qu’en d’autres termes elle ne peut s’accomplir qu’à travers une médiation céleste (p. 194).

Certes, Dieu est aussi présent sur la terre sans les anges. Comment en irait-il autrement ? Mais c’est par l’action des anges que sa présence devient événement, expérience, décision, pour la créature terrestre. C’est par les anges que Dieu signale qu’il est là. Certes, ce ne sont pas les anges qui font que Dieu rencontre l’homme. Leur présence en elle-même ne signifierait rien. Mais, par leur présence, Dieu permet à l’homme de percevoir sa propre présence. » (p. 212)

Il est clair que tous s’accorderont à dire que les anges sont signes de la présence divine, que Dieu gouverne le monde et l’Église par leur intermédiaire, qu’ils ont un rôle important dans la communication du message du salut, dans l’interprétation de la Parole de Dieu (notamment dans les songes et les visions). Actes 7,38.53, Ga 3,19 et Hb 2,2 signalent qu’ils ont été médiateurs du don de la loi (Paul en tire d’ailleurs la conclusion de la supériorité de la nouvelle alliance).

En outre, ce n’est pas que Dieu soit inaccessible dans sa révélation sans la médiation des anges, mais c’est notre faiblesse humaine qui requiert ce type de médiation. Calvin l’avait aussi noté :

« Pourquoi Dieu, au lieu de tout faire par lui-même, utilise les anges pour manifester sa puissance dans le salut des croyants et pour leur accorder ses bienfaits. Cela n’est certes pas indispensable, car Dieu n’en a nul besoin. En effet si cela lui plaît, il accomplit ce qu’il a décidé sans aucune aide (…) Dieu utilise les anges par égard à notre faiblesse, afin que nous ne soyons privés de rien qui peut être source d’espérance pour rassurer notre cœur. Nous devrions nous suffire de ce que Dieu promet d’être notre protecteur. Mais en voyant comment nous sommes en prise avec tant de dangers, de méchancetés et de divers ennemis, nous serions tentés parfois de céder à la frayeur ou de perdre courage, à moins que Dieu ne nous rende sensible sa grâce à la mesure de notre faiblesse et de notre ignorance »21.

Le péché des humains, suggère également la convenance du ministère des anges. Le Seigneur, du ciel, intervient par le moyen d’intermédiaires angéliques. C’est, selon le message de l’Apocalypse, uniquement dans la nouvelle création que la distance entre le ciel et la terre sera abolie, Dieu habitera avec son peuple, il n’y aura plus de médiations.

Cependant, on notera également que de nombreux textes bibliques mettent Dieu directement à l’œuvre, là où on aurait pu s’attendre à voir des anges : il confectionne des habits de peaux pour Adam et Eve, il ferme les portes de l’arche, il descend à l’occasion de la construction de la Tour de Babel, etc. Même dans le rêve de Jacob, on s’aperçoit qu’au sommet de la rampe, se tient Dieu. Et c’est lui qui parle directement et fait la promesse : « je serai avec toi » (Gn 28,13). L’auteur de l’épître aux Hébreux a discerné que la confiance excessive que les juifs du judaïsme du second temple pouvaient accorder aux anges pour la délivrance du peuple ou leur protection personnelle pouvait porter ombrage à la prééminence du Christ parmi les chrétiens d’origine juive. Plutôt que de chercher l’aide auprès des anges, il exhorte ses lecteurs à maintenir fermement leur confiance en Jésus, lequel est capable d’aider dans la tentation (2,18 ; 4,16).

Barth se demande s’il existe pour nous une expérience de Dieu et de Jésus-Christ (c’est-à-dire une rencontre et une communion avec le Seigneur) qui ne se produise pas avec la collaboration des anges. Oserions-nous suggérer que selon le témoignage des Ecritures il existe bien des expériences de Dieu non médiées par les anges ? Que l’on considère par exemple l’expérience de l’Esprit (illumination, régénération, baptême, plénitude, etc.) : ne s’agit-il pas d’expériences immédiates de Dieu, qui n’exigent pas la collaboration des anges ?

Peut-être que dans une théologie chrétienne trinitaire, qui prend au sérieux l’incarnation du Verbe, son unique médiation ; l’effusion de l’Esprit qui illumine, habite, régénère le croyant de manière immédiate, les anges ne doivent pas être considérés comme les agents médiateurs de la providence régulière et commune de Dieu, mais comme ministres de sa providence spéciale dans les affaires de son Église.

  1. Calvin, Institution de la Religion Chrétienne I.14.3. Nous citons d’après le texte mis en français moderne par Marie de Védrines et Paul Wells, Aix-en-Provence/Charols, Kérygma/Excelsis, 2009.
  2. Ibid., I.14.4.
  3. Ibid.
  4. F. Schleiermacher, Glaubenslehre,cité par A. Grétillat, Exposé de théologie systématique, Paris/Neuchâtel, Fischbacher/Delachaux et Niestlé, 1885-1992, p. 437.
  5. Philippe Faure, Les Anges, Paris, Cerf, 2004, p. 39.
  6. Maître de conférences d’histoire médiévale à l’Université d’Orléans, considéré comme le grand spécialiste

    Français de l’angélologie au Moyen Âge.

  7. Faure, p. 10.
  8. Faure, p. 8ss.
  9. A. Mazurek, « L’ange gardien, entre théologie, dévotion et spiritualité (XVIe-XVIIe siècles) », Revue de l’histoire des religions 2016/1, p. 21.
  10.  « L’Ecriture sainte contient une matière suffisamment dense et positive pour que nous y appliquions toute notre réflexion mais à aborder sans idées préconçues. Toujours selon l’Ecriture, le problème des anges n’est pas tel que l’on puisse rapidement le laisser de côté, sous prétexte qu’il serait secondaire : lorsqu’on veut bien considérer sans préjugé les anges tels que la Bible en parle, ceux-ci prendront une telle importante – à leur place bien entendu -qu’on ne pourra plus en faire abstraction en étudiant le centre et la substance mêmes du message biblique. » (K. Barth, Dogmatique III/3**, trad. F. Ryser, Genève, Labor et Fides, 1963, p. 125).
  11. Stephen Noll, « Angels, Doctrine of », dans K. Vanhoozer (dir.), Dictionary of Theological Interpretation of the Bible, Grand Rapids, Baker, 2005, p. 47.
  12. Edouard-Henri Weber, « Anges », dans J.-Y. Lacoste et O. Riaudel (dir.), Dictionnaire critique de théologie, Paris, PUF, 20073, 54b.
  13. Le ciel, dit-il, « représente l’ensemble de ce qui, dans la création, est insaisissable pour l’homme, hors de portée, étranger, inquiétant, insolite […
  14. P. 168.
  15. P. 228. Encore : « Il n’est pas question, bien entendu, de contester ou de passer sous silence l’existence des anges : il s’agit simplement de comprendre qu’ils n’existent que dans leur fonction. L’erreur de nombre d’angélologies anciennes ou modernes, positives ou négatives, c’est précisément d’avoir voulu considérer les anges indépendamment de leur fonction… » (p. 229).
  16. P. 176ss.
  17. H. Blocher, La Doctrine du péché et de la rédemption, Vaux-sur-Seine, Edifac, 2000, p. 63.
  18. Saint Augustin, Discours sur les Psaumes, 103,1,15.
  19. Voir Augustin Strong, Systematic Theology, Philadelphie, Judson Press, 1907, p. 447s.
  20. Augustins, Confessions X,42,67.
  21. Calvin, Institution I,14.11.

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