Michel Mallèvre, Les évangéliques. Un nouveau visage du christianisme

MallevreMichel Mallèvre, Les évangéliques. Un nouveau visage du christianisme, collection « que penser de… ? », Éditions Jésuites, Namur/Paris, 2015, ISBN 978-2-87356-652-4, 9,50 €.

M. Mallèvre, dominicain, a été le délégué national de l’Église catholique de France aux relations œcuméniques. Directeur de l’Institut Supérieur d’Études Œcuméniques de Paris, président de l’Association Francophone Œcuménique de Missiologie, membre du groupe des Dombes, c’est un acteur et un observateur averti qui met à la disposition du grand public cette sorte de « que sais-je ? » sur le monde évangélique. Il fournit en 120 pages bien documentées (l’auteur se réfère notamment aux travaux de Sébastien Fath) une information précise et nuancée sur les sources historiques, la diversité, les convictions doctrinales, éthiques, l’engagement social, les structures institutionnelles, les réseaux et les dialogues théologiques avec les autres Églises, de ce qu’il reconnaît comme une composante incontournable du christianisme contemporain. Une attention particulière est portée au monde évangélique francophone.

M.M. pointe les réserves que la culture évangélique, sur le plan du culte, de l’évangélisation, voire ses dérives (la théologie de la prospérité, par exemple) peuvent inspirer à la sensibilité catholique, mais il souligne leur dénonciation par le monde évangélique lui-même, et reconnaît que les façons nouvelles d’habiter la foi chrétienne qu’incarne cette composante du christianisme invitent tout catholique à remettre en cause ses propres pratiques et traditions. Tout le livre respire cette objectivité bienveillante, ce n’est pas la moindre des ses qualités.

Christophe Desplanque

Daniel Marguerat, Les Actes des apôtres

MargueratDaniel Marguerat, Les Actes des apôtres, Collection « Commentaire du Nouveau Testament (CNT) », Editions Labor & Fides, Genève.

[vol. 5a] Les Actes des apôtres (1-12), 2007 (2e éd. révisée en 2015), ISBN 978-2-8309-1229-6 (2e éd. : 978-2-8309-1573-0), 448 p., CHF 59 ou 49 €.

[vol. 5b] Les Actes des apôtres (13-28), 2015, ISBN 978-2-8309-1568-6, 394 p., CHF 56 ou 45 €.

Si les études sur les Actes des apôtres se sont multipliées ces dernières décennies, on manquait encore d’un bon commentaire exégétique en français. Avec la parution du second volume du commentaire de Daniel Marguerat sur les Actes des apôtres, le lecteur francophone a désormais un excellent outil de travail à sa disposition. Ce volume fait suite au premier, sur Actes 1 à 12, publié en 2007 et réédité à l’occasion de la sortie du second.

Daniel Marguerat, professeur honoraire de Nouveau Testament à l’Université de Lausanne, est considéré comme l’un des meilleurs spécialistes internationaux en ce qui concerne la recherche autour des Évangiles et des Actes ; sa bibliographie compte plus de 300 titres, et bon nombre de ses monographies ont été traduites en diverses langues. On se réjouira donc qu’il se soit attaché à produire un commentaire sur les Actes, qu’il considère d’ailleurs comme son « œuvre principale »1.

Si les lecteurs peuvent être quelque peu déçus par la petite taille de son introduction (15 pages), celle-ci peut s’expliquer par deux raisons. Premièrement, il s’agit bien d’un commentaire et non d’un ouvrage d’introduction. Dans sa préface au deuxième volume, il explique son approche :

« Le lectorat que je pense majoritaire ne parcourt pas le commentaire du début à sa fin, mais lit par péricopes ; j’ai souhaité lui livrer, dans le cadre de chaque péricope, le maximum d’informations dont il a besoin, sans multiplier les renvois internes ou postuler que telle information a déjà été captée en amont. » (vol. 5b, p. 7)

Deuxièmement, Daniel Marguerat a déjà longuement traité des questions introductives dans un ouvrage qui a fait date, La première histoire du christianisme : les Actes des apôtres (Cerf / Labor et Fides, Paris/Genève, 1999, 2003). L’exégète suisse date l’écriture de l’œuvre double à Théophile entre 80 et 90, et l’auteur, qu’il nomme pourtant « Luc », n’est pas le collaborateur de Paul. Toutefois, bien loin du scepticisme de l’école de Tübingen ou d’un Étienne Trocmé en leur temps, le bibliste se montre optimiste quant à la valeur historique du livre des Actes. Il explique que « Luc n’est pas plus subjectif que n’importe quel historien de l’Antiquité » (vol. 5a, p. 26) et souligne même le « souci d’exactitude de l’historien » (vol. 5a, p. 27). Par rapport à d’autres, Marguerat a tendance à minimiser la voix des sources utilisées par Luc. Ce qui l’intéresse avant tout, c’est le travail du rédacteur des Actes dont il souligne fréquemment le génie. Par exemple, l’exégète attribue souvent les discours des Actes à la plume de Luc plutôt qu’à telle ou telle source. Il montre cependant que Luc a dû le faire à la manière des historiens gréco-romains de son époque : quand ses sources sont silencieuses, il s’agit de reconstituer « sur la base des souvenirs qui lui ont été transmis, le probable discours qu’a pu tenir Paul », Pierre ou Jacques (vol. 5b, p. 38). Autre exemple, Marguerat attribue à Luc (et non à ses sources) les différences entre les trois récits de la conversion de Paul (Ac 9.1-31 ; 22.3-16 et 26.9-18) : elles sont voulues par l’auteur et relèvent ainsi d’une stratégie narrative. Enfin, l’auteur relativise fréquemment les prétendues incohérences historiques soulignées par d’autres exégètes, comme, par exemple, celles entre le récit du « concile de Jérusalem » (Ac 15) et le récit de Galates 2.1-10.

Suivant la ligne éditoriale de la collection du Commentaire du Nouveau Testament, chaque péricope est d’abord traduite de manière assez littérale. On notera l’emploi de quelques tournures assez surprenantes : « Et comme s’accomplissait le jour de la Pentecôte » (Ac 2.1) ; « Il est dur pour toi de ruer contre des aiguillons » (Ac 26.14). Il s’agit, dans ces cas-là, d’attirer l’attention du lecteur sur une formulation particulière du texte grec.

Après une sélection bibliographique bien fournie, s’en suit une analyse générale de la péricope. C’est dans cette partie que l’on trouve les discussions sur la structure du passage, sur les sources éventuelles, ou sur l’historicité du récit. L’analyse est généralement concise et précise ; l’auteur se veut plutôt consensuel et ne s’aventure pas dans d’hasardeuses reconstitutions. Cette approche m’a semblé tout à fait bienvenue : si les questions techniques ou historiques ne sont pas ignorées, l’exégète sait aller à l’essentiel et éviter les débats secs au possible.

Après l’analyse vient l’explication de la péricope : le commentaire proprement dit, verset par verset. Daniel Marguerat allie avec brio les informations sur le contexte historique et l’analyse narrative. On dégustera toute la science de l’auteur en ce qui concerne le monde du Nouveau Testament. Les informations sur le contexte historique sont bien choisies : on appréciera les nombreux éclairages venant de la littérature antique ou les encadrés permettant d’expliquer quelques aspects historiques importants. Quant à l’analyse narrative, elle n’est pas employée à la manière de certains exégètes qui « plaquent » les théories modernes du récit sur le texte biblique. Daniel Marguerat décortique le discours, mais il le fait à la lumière des techniques littéraires ou rhétoriques de l’époque de Luc. L’exégète insiste particulièrement sur la manière dont Luc fait se répéter les scénarios, comment il use de « chaînes narratives », ou comment, à l’aide de la syncrisis, il calque certains épisodes de la vie de Pierre ou Paul sur ceux de la vie de Jésus.

Le commentaire de chaque péricope se termine par un paragraphe intitulé perspectives théologiques. L’auteur, dans son souci de faire se rejoindre exégèse et théologie, y présente les principes théologiques que l’on peut tirer de la péricope. Cette dernière partie sera précieuse pour le prédicateur.

En conclusion, nous avons désormais à notre disposition, en langue française, un des meilleurs commentaires techniques sur les Actes des apôtres. Il ne s’agit pas d’un ouvrage qui révolutionnera l’étude du livre des Actes par de nouvelles théories, mais ce n’est pas forcément ce que l’on attend d’un bon commentaire. Daniel Marguerat condense en 900 pages le meilleur de la recherche sur les Actes (et le champ est vaste !). Il l’agrémente de quelques éclairages personnels généralement judicieux ; le tout dans un style agréable à lire, l’auteur s’exprimant facilement à la première personne du singulier. Je situerais l’ouvrage de Daniel Marguerat dans le « top 3 » des commentaires exégétiques récents sur les Actes : moins technique, un peu moins précis, mais aussi moins sec que le commentaire de C. K. Barrett (A Critical and Exegetical Commentary on the Acts of the Apostles (ICC), T&T Clark, 1994-1998) ; plus condensé que l’œuvre monumentale de l’évangélique Craig Keener dont le commentaire, lorsque le 4e et dernier volume sera publié, devrait compter plus de 4000 pages (Acts : an Exegetical Commentary, Baker, 2012-). Le commentaire de Daniel Marguerat est, à ce jour, un outil de référence incontournable.

Timothée Minard

1 Voir sa page http://people.unil.ch/danielmarguerat/ [consultée le 4 mai 2015].

Richard Bauckham (éd), La rédaction et la diffusion des Évangiles

BauckhamRichard Bauckham (éd), La rédaction et la diffusion des Évangiles : Contexte, méthode et lecteurs, Collection « Interprétation », Charols, Excelsis, 2014, EAN : 9782755002256, 280 p., 26 € / 39 CHF.

Les éditions Excelsis proposent la traduction française d’un ouvrage collectif qui a déjà largement trouvé sa place dans les débats en langue anglaise (The Gospel for All Christians. Rethinking the Gospel Audiences, 1998). Il remet en question un consensus presque omniprésent dans la recherche sur les évangiles depuis les années 1960, qu’il vaut la peine de présenter en quelques mots.

En effet, beaucoup de travail a été consacré à déterminer le vécu et la composition sociale des communautés matthéenne, marcienne, lucanienne ou johannique. Cela présuppose que chaque évangile a été écrit au sein d’une communauté bien déterminée et à l’usage de cette communauté. Ces « communautés » sont en outre considérées comme localisées et relativement séparées du restant de l’Église. Sur cette base, les évangiles nous diraient autant, voire plus, sur la situation de leurs communautés d’origine respectives que sur la vie de Jésus.

Le premier chapitre est une conférence de Richard Bauckham. Il y montre que le consensus sur la destination des évangiles pour des audiences très localisées a été largement présumé mais jamais réellement soutenu, et qu’il n’a pas fait l’objet d’un débat indispensable. Comme le restant de l’ouvrage, il argumente pour une destination large des évangiles. Chaque auteur se serait attendu à voir son évangile diffusé de manière très étendue, et aurait visé une audience aussi vaste que possible. Dès lors, on ne peut pas reconstruire les circonstances des destinataires compris comme groupe localisé et identifiable. Au lieu de cela, comme le montre le dernier article (F. Watson), il faut revenir à une lecture des évangiles au niveau littéral : considérer que lorsque les évangiles parlent de la vie de Jésus et de son enseignement, ils transmettent des informations sur la vie de Jésus de Nazareth et sa signification pour le salut de l’humanité plutôt que sur leur propre communauté.

Les différentes contributions développent les principaux arguments, qui sont déjà évoqués brièvement dans le premier chapitre ; ce dernier constitue véritablement une porte d’entrée pour comprendre l’argument général de l’ouvrage.

On peut relever notamment :

  • la grande interconnexion des églises au premier siècle, manifeste dans les écrits du Nouveau Testament et rendue possible par les voie de communications de l’époque (M. B. Thompson) ;
  • la manière dont les livres étaient produits et circulaient dans l’antiquité gréco-romaine (L. Alexander) ;
  • le fait que les évangiles s’inscrivent dans le genre littéraire des biographies antiques (R. A. Burridge). Ce genre implique une focalisation sur la vie du personnage principal, un auteur bien défini, et une audience qui n’est pas limitée au groupe restreint des amis du protagoniste ou de l’auteur ;
  • les problèmes méthodologiques que posent l’approche « communautaire » des évangiles ainsi que le manque d’accord entre les différentes reconstructions basées sur un même texte (S. C. Burton).

Tout au long du livre, les auteurs appuient leurs arguments sur les textes antiques comme bibliques. Ils présentent aussi de bons résumés sur l’évolution du regard porté sur les évangiles qui a mené au consensus qu’ils remettent en question.

Le livre comporte encore un second article de R. Bauckham avec une portée plus spécifique. Il y défend que l’évangile de Jean a été écrit en pensant à un lectorat qui connait celui de Marc ; Jean éviterait de répéter les épisodes présentés en Marc, mais donnerait les indices permettant d’harmoniser les deux récits. Il montre au passage que Jean suppose que ses lecteurs connaissent les personnages importants de Marc, mais présente en détail ceux qui lui sont propres, à l’inverse de ce que l’on attendrait d’un évangile adressé à une communauté johannique recluse.

En tout, la thèse centrale du livre est extrêmement convaincante et mérite d’être prise au sérieux. Sans éliminer l’ancrage historique des évangiles, elle a de quoi recentrer leur étude sur le véritable objet du Nouveau Testament : Jésus-Christ et son œuvre salvatrice.

L’ouvrage sera précieux pour tous ceux qui s’intéressent aux recherches contemporaines sur les évangiles. Il permettra de situer les approches centrées sur la communauté et de prendre du recul sur leur résultat. Même ceux qui ne seront pas convaincus gagneront à connaître ce livre, afin qu’ait lieu en français également le débat dont Bauckham déplorait l’inexistence – et qui a maintenant pris naissance grâce à cet ouvrage. L’intérêt du livre n’est cependant pas limité aux querelles de spécialistes, il donne également un très bon aperçu du cadre culturel et pratique de l’écriture et de la diffusion des évangiles. Il complétera avantageusement l’image que l’on se fait du monde littéraire et matériel où les évangiles sont nés, et ont pris leur essor.

Jean-René Moret

Eliette Randrianaivo, Cours d’hébreu biblique

RandrianivoEliette Randrianaivo, Cours d’hébreu biblique, Cumbria, Langham, 2015, 210 p., ISBN 978-1783688791, 16 €.

Voici une toute nouvelle méthode d’hébreu biblique proposée par une ancienne étudiante de la Faculté Libre de Théologie Évangélique de Vaux-sur-Seine (FLTE). Titulaire d’une maîtrise en théologie, elle codirige actuellement l’Institut Supérieur de Théologie Évangélique (ISTE) à Antananarivo, Madagascar, avec son mari. L’auteure signale dans la préface à son ouvrage qu’elle n’est pas « une spécialiste de la langue hébraïque » et que l’ouvrage qu’elle propose est la collection de l’enseignement qu’elle a reçu d’Henri Blocher durant sa scolarité à la FLTE. Eliette Randrianaivo a elle-même remanié le contenu de ces cours en arrivant à Madagascar pour les dispenser à son tour à ses étudiants. Cet ouvrage est principalement destiné aux étudiants en théologie d’Afrique francophone.

« Ce cours d’hébreu biblique, composé de 47 leçons, a été conçu pour que les étudiants de 1ère année aient une bonne base en grammaire. En 2e année, ils vont s’initier à la syntaxe et commencer à lire les textes bibliques de la Biblia Hebraica Stuttgartensia (BHS), pris dans divers genres littéraires. » Le but fixé est qu’à la fin d’une année académique les étudiants aient les bases nécessaires pour entrer sereinement dans la traduction des textes de la Bible hébraïque.

La progression dans l’étude de la grammaire de l’outil est classique : les chapitres d’introduction sont suivis des principes phonologiques élémentaires (leçons 3, 4 et 5) puis de la formation des noms (leçons 8 et 9), des pronoms (leçon 10), etc. Vient ensuite l’apprentissage de la conjugaison du verbe qal à l’accompli (leçon 14), puis de la déclinaison des suffixes personnels (leçons 15 et 16) et l’on revient au verbe avec l’apprentissage de l’inaccompli (leçon 18). Les verbes irréguliers et faibles (leçons 34 à 47) sont abordés après avoir parcouru les sept paradigmes. Ainsi, la méthodologie qui consiste à apprendre les verbes faibles après l’ensemble des verbes forts à tous les paradigmes s’apparente à celle que J. Weingreen employait il y a quelques années. T. O. Lambdin, ou plus récemment encore I. Lieutaud, choisissent, quant à eux, d’aborder les verbes faibles au fur et à mesure de l’apprentissage des paradigmes, ce qui nous semble être la meilleure option sur le plan pédagogique.

Le contenu des leçons à proprement parler est assez satisfaisant. Malgré quelques maladresses qui pourront facilement être corrigées dans une éventuelle seconde édition, nous n’avons relevé aucune erreur majeure. Ainsi, nous avons particulièrement apprécié la leçon 1 sur l’alphabet et son tableau sur les modèles d’écritures de l’alphabet (p. 6) où la calligraphie est très clairement expliquée. Les sept règles autour des gutturales de la leçon 6 sont bien rédigées et très utiles pour un hébraïsant tout au long de son apprentissage. De manière générale, les leçons sont assez brèves, illustrées de nombreux tableaux. Elles vont à l’essentiel et se débarrassent de bien des fioritures grammaticales dont un étudiant de première année peut – et doit ! – se passer. En effet, d’autres manuels d’introduction à la langue contiennent certains paragraphes dont la technicité est comparable à celle de la grammaire d’hébreu biblique de P. Joüon. Il faut donc saluer le bel effort pédagogique de ce manuel.

Sur la forme, chaque leçon ou presque est accompagnée d’un encadré contenant un exercice et de quelques mots de vocabulaire. Ici, à l’inverse du manuel d’I. Lieutaud, les exercices sont conçus pour être réalisés sur un cahier à part, ce qui n’est peut-être pas le plus pratique. Généralement, ces derniers sont courts, parfois un peu trop ; l’ajout d’un ou deux exercices supplémentaires pour les leçons les plus difficiles permettrait d’aider l’étudiant à davantage fixer la théorie. Ainsi, on pourrait facilement imaginer qu’un corrigé d’une partie de ces exercices prenne place à côté du lexique hébreu-français à la fin de l’ouvrage.

Comme souvent, ce qui fait la force de l’ouvrage en fait aussi la faiblesse. Par exemple, l’introduction à l’hébreu biblique du premier chapitre est très sommaire et mériterait que l’on s’y attarde un peu plus. Par ailleurs, ne faudrait-il pas translittérer l’hébreu en caractères latins pour les deux ou trois premières leçons afin de rassurer l’étudiant qui se lance dans une langue très différente de celles qu’il a connues jusqu’à présent ? De même, certains tableaux mériteraient quelques indications supplémentaires pour rejoindre pleinement un non-initié.

On pourrait s’interroger sur la méthodologie qui consiste à apprendre les bases grammaticales de l’hébreu biblique la première année pour n’entrer dans les textes que l’année suivante. Selon nous, plusieurs points de grammaire peuvent être abordés tout en traduisant le texte biblique sans passer par un apprentissage systématique préalable. On peut aussi faire le choix de ventiler la grammaire sur deux années pour assurer des bases saines tout en motivant les étudiants les plus récalcitrants face à la grammaire hébraïque. De plus, le recours à la traduction de textes bibliques simples et connus dès le début de l’apprentissage permet de développer certains réflexes avec la langue et notamment avec la syntaxe. Pour certains, l’apprentissage exclusif de la grammaire sur une année pourrait se révéler un peu « sec », alors que la traduction assistée de textes bibliques leur permettrait d’assimiler plus rapidement les notions et leur procurerait une vraie joie de traduire le texte même de l’Ancien Testament. Enfin, nos méthodes françaises d’hébreu biblique, et plus généralement de langues mortes, gagneraient à s’inspirer, au moins en partie, des techniques d’apprentissage appliquées aux langues vivantes. C’est ainsi qu’on apprend l’hébreu moderne en Israël, sous le mode de l’oulpan (centre d’apprentissage intensif). Depuis peu, grâce à la méthode Polis, ces techniques, comme celle de la réaction physique immédiate (Total Physical Response, fondée sur une approche multi-sensorielle et gestuelle), sont appliquées à l’hébreu biblique, au grec koinè ou encore à l’arabe littéraire.

En bref, nous avons là une méthode de bonne facture qui réussit le pari de ne pas surcharger l’étudiant d’informations inutiles. On rejoint Bernard Huck quand il écrit dans la préface que « le cours d’hébreu biblique de Madame Eliette Randrianaivo n’innove pas considérablement, mais se repose sur des valeurs sûres et qui ont fait leurs preuves sur des générations d’étudiants ».

Antony Perrot

Enzo Bianchi, La violence et Dieu – pourquoi tant de cruauté dans la Bible ?

BianchiEnzo Bianchi, La violence et Dieu – pourquoi tant de cruauté dans la Bible ? Traduit de l’italien par      Matthias Wirz. Collection « Parole en liberté », Éditions Cabédita, Bière 2015 – ISBN : 978-2-88295-721-4 – 96 pages, 16 € / 25 CHF.

Fondateur de la Communauté Œcuménique de Bose, en Italie, Enzo Bianchi est bien connu pour ses nombreux ouvrages de spiritualité, très marqués par la Bible. Avec La violence et Dieu, il signe un livre très stimulant qui vise à réhabiliter les Psaumes imprécatoires, où le psalmiste demande le châtiment de ses ennemis. Sont-ils conciliables avec l’Esprit de Jésus, avec le Nouveau Testament ? Beaucoup de chrétiens sont gênés de les lire et encore plus de les prier. C’est ainsi que dans la réforme liturgique entreprise dans la foulée de Vatican II, certains passages imprécatoires des Psaumes ont été supprimés des offices, sur décision expresse du Pape Paul VI.

Enzo Bianchi s’insurge contre cette manière de voir : renoncer aux Psaumes imprécatoires, c’est renoncer à tout dire devant Dieu, c’est s’autocensurer devant lui, c’est se croire meilleur que Dieu qui a inspiré ces pages. Ces Psaumes sont les cris de gens qui souffrent : les mettre de côté, c’est donc dénier la souffrance des victimes et se mettre du côté de leurs bourreaux. C’est, en fait, nier la réalité du mal et du péché. Le refus de ces Psaumes va souvent de pair avec une minimisation du mal et du péché. Le Nouveau Testament va dans le sens de ces Psaumes avec les malédictions de Jésus contre Chorazin et Bethsaïda (Mt 11,21) ; voir aussi 1 Co 5, Phil 3,2, etc.

Les Psaumes imprécatoires demandent à Dieu d’intervenir dans l’histoire pour mettre fin au mal. Mais Enzo Bianchi fait remarquer qu’ils sont une expression de foi, car leur auteur ne se venge pas lui-même, il attend patiemment, dans la foi, l’intervention de Dieu pour faire justice.

Enfin le prieur de Bose rappelle que ces Psaumes imprécatoires, Jésus les a accomplis en subissant sur la croix la malédiction que le psalmiste demandait pour ses ennemis. Il a été humilié, retranché des hommes. En les priant aujourd’hui, nous ne luttons pas seulement contre le mal qui nous est extérieur, mais aussi contre notre mal intérieur.

Bien sûr, il ne faut pas faire une lecture littéraliste de ces prières, mais tenir compte de leur caractère sémite, marqué par le côté concret de ce qui n’est qu’image (l’hébreu pratique peu l’abstraction).

Enzo Bianchi résume sa pensée à la p. 72 par une bonne définition de ces Psaumes imprécatoires et conclut par quelques pistes pour les lire et les méditer. Un tableau (pp. 86-88) en permet une lecture christologique, avec en vis-à-vis la référence du Psaume imprécatoire et son accomplissement par le Christ dans le Nouveau Testament.

Un livre viril, loin de « l’ecclésiastiquement correct » mièvre qu’on rencontre trop souvent aujourd’hui. Un livre qui m’a fait du bien.

Alain Décoppet

Pour une spiritualité du quotidien

Le quotidien comme catastrophe

« Tels furent les jours de Noé, tel sera l’avènement du Fils de l’homme ; car de même qu’en ces jours d’avant le déluge, on mangeait et on buvait, l’on se mariait ou l’on donnait en mariage, jusqu’au jour où Noé entra dans l’arche, et on ne se doutait de rien jusqu’à ce que vînt le déluge, qui les emporta tous. Tel sera aussi l’avènement du Fils de l’homme » (Mt 24,37-39). Avant de se noyer dans le déluge, la génération de Noé, si l’on en croit le texte matthéen, s’est noyée dans sa propre inconscience, dans la non-vigilance, dans l’inattention face à ce qui se préparait. Elle s’est noyée dans un quotidien devenu l’horizon totalisant et assourdissant, capable d’étourdir et d’abrutir, parce que vécu de manière inconsciente. Selon Matthieu, cette génération n’est pas accusée d’une méchanceté particulière, mais de ne s’être rendu compte de rien, de n’avoir rien compris.

La version lucanienne de cet épisode complète le cadre du quotidien de la génération de Noé par la dimension du travail : « On mangeait, on buvait, on achetait, on vendait, on plantait, on bâtissait » (Lc 17,28). Bien entendu, manger et boire, se marier et avoir des enfants, faire du commerce et travailler la terre, tout comme les autres éléments qui constituent l’ossature de la vie quotidienne, n’est en rien répréhensible. Toutefois, le texte nous interpelle sur la possibilité de vivre sans vivre, de vivre sans savoir pourquoi, de vivre de manière inconsciente. Une telle vie, qui constitue –toujours- une possibilité pour chacun, et qui n’est certes pas une prérogative de la génération de Noé, se vérifie quand ce qui est vécu de manière extérieure n’est pas revécu intérieurement ; quand on s’arrête au niveau du fait divers et qu’on se soustrait au travail en profondeur de l’interprétation, quand on se jette dans les bras du démon de la facilité et qu’on se refuse au labeur, à ce qui est difficile. On vit alors comme le fils cadet de la parabole lucanienne : de manière insensée, loin du salut (asôtôs : Lc 15,13), en se fuyant soi-même. On vit hors de soi, à tel point que pour retrouver sa propre existence, le jeune de la parabole devra « rentrer en lui-même » (Lc 15,17).

Ce n’est pas dans la profondeur que l’on se noie, mais dans la superficialité. La catastrophe d’une existence peut se dissimuler dans les plis apparemment inoffensifs du quotidien. Vivre spirituellement le quotidien signifie donc être présent à soi-même, être complètement dans ce que l’on fait, habiter les paroles que l’on prononce, en un mot : devenir conscient, ou pour utiliser le langage de l’Évangile : être vigilant.

La vigilance

Vivre le quotidien dans la foi exige que l’on assume l’attitude de la vigilance, centrale dans le Nouveau Testament (Mc 13,37 ; Mt 24,42-44.45-50 ; 25,1-13 ; Lc 21,34-36 ; 1 Co 16,13 ; Col 4,2 ; 1 Th 5,6 ; 1 Pi 5,8 ; etc.). Il s’agit d’une attitude globale de l’homme, une attention à la présence du Seigneur, une tension intérieure pour discerner sa proximité, une ouverture radicale de tout l’être à sa venue. Puisqu’elle est centrée sur le Seigneur qui est venu, qui vient et qui viendra, elle devient une attention au temps et à l’histoire, au corps et à la parole, à soi et aux autres, en un mot : à tout ; et elle modèle une personne qui adhère à la réalité, qui ne considère plus que les choses vont de soi, qui fuit la superficialité et la banalité, qui se laisse interpeller et étonner par tout. La personne vigilante est lucide, critique, modérée, présente à elle-même et aux autres, à tout ce qui vit.

La vigilance est l’attitude de celui qui reste éveillé et ne se laisse pas étourdir par la répétitivité dont le quotidien est tissé. Il n’est pas étonnant qu’un père du désert, Abba Poemen, ait pu affirmer que « nous n’avons besoin que d’un esprit en éveil »1 et que Basile de Césarée ait conclu ses Règles morales, adressées à tout chrétien et non réservées aux moines, par un portrait du chrétien qui s’achève précisément sur la vigilance. « Qu’est-ce qui est le propre du chrétien ? C’est de veiller à toute heure du jour et de la nuit et de se tenir prêt dans la perfection qui plaît à Dieu, car il sait que le Seigneur vient à l’heure à laquelle il ne pense pas »2. Cette page de saint Basile dessine un itinéraire catéchétique qui, en partant de l’écoute de la Parole de Dieu qui engendre la foi, et en passant par le baptême qui marque la renaissance d’en-haut du chrétien et l’introduit dans le corps ecclésial, et l’eucharistie, qui l’amène à vivre non pour soi-même mais pour le Christ, en faisant quotidiennement mémoire de lui grâce à la vigilance, parvient précisément à la vigilance, pilier soutenant l’édifice tout entier de la vie chrétienne.

De quoi le quotidien est-il fait ?

Pour parler du quotidien, il faut avant tout le voir et le nommer. Puisqu’il s’agit de ce dans quoi l’homme est immergé et de quoi il est constamment contemporain, le quotidien est peu visible et reconnaissable. Le quotidien, c’est la vie telle que nous la percevons normalement. Ce qui le révèle, en effet, est également ce qui le cache. Et en particulier la répétitivité. Tout ce qui est vital doit être répété quotidiennement, mais ce qui est répété est aussi exécuté mécaniquement, sans qu’on y pense, inconsciemment. Assurément, il faut rester attentif lorsqu’on se rase la barbe le matin ; mais le quotidien est tissé d’une quantité de gestes mémorisés et presque automatiques, que rend supportables précisément le fait qu’ils ne doivent pas être objets de réflexion ou de décision : le rite matinal du petit déjeuner, le parcours pour aller au travail et en revenir, les gestes toujours identiques de la vendeuse du supermarché, etc. Le quotidien est ensuite constitué d’une série d’actes « humains » élémentaires comme manger, dormir, travailler, se reposer, parler, etc. Mais on devrait aller plus en profondeur, voire plus dans le détail, et redécouvrir que font partie du quotidien également des gestes comme celui de se préparer un café, de faire une promenade, de contempler un coucher de soleil, de faire la cuisine, de sortir sur le balcon, de lire un journal ou un livre, de saluer ceux que l’on rencontre, de s’entretenir avec une connaissance, de jouer avec son chien, de rire ou de pleurer, de plaisanter ou de s’énerver, d’acheter des vêtements, d’entrer dans un magasin… Et nous devrions encore ajouter le quotidien contemporain, à savoir les éléments qui rendent notre quotidien différent de celui d’il y a quelques années ou décennies : regarder la télévision, naviguer sur Internet, téléphoner avec un portable, utiliser un « téléphone intelligent », un iPad, prendre un avion, etc. Nous sommes face à une technologisation du quotidien : c’est un quotidien à l’épreuve d’Internet.

La question que nous devrions nous poser est celle-ci : que faisons-nous de ce quotidien ? Ou mieux, que faisons-nous de nous-mêmes à travers lui ? Mais plus souvent, nous devons nous arrêter sur la question, qui arrive toujours tard : qu’a-t-il fait de nous ? Comment nous a-t-il transformés ? Qui sommes-nous devenus ? C’est dans la non-vigilance, dans l’accumulation d’heures de vie inconsciente de soi que se cache la banalité du mal et que se prépare la ruine d’une existence personnelle. Deux questions se posent : quels sont les éléments qui doivent contribuer à composer la physionomie d’une « spiritualité » du quotidien ? Et : quel fondement peut inspirer une approche spirituelle chrétienne du quotidien ?

Pour une physionomie spirituelle du quotidien

La vie comme ascèse

Rien n’existe en dehors du quotidien. C’est pourquoi celui-ci exige obéissance et rébellion, sympathie et prise de distance. Le vivre spirituellement signifie le comprendre comme une invitation à aller en profondeur, à entrer dans sa propre intériorité, à habiter son humanité pour inventer des pratiques quotidiennes illuminées par le sens et habitées de gratuité. C’est ainsi que peut s’unifier la multiplicité même du quotidien : le quotidien du rapport avec la nature, le quotidien du travail, le quotidien de la vie en famille, le quotidien des rapports sociaux… Les premières lignes d’un très beau livre d’Emanuele Trevi expriment avec limpidité une approche « spirituelle » d’un phénomène naturel quotidien, le coucher de soleil :

Cher Marco, peut-on faire le compte-rendu d’un coucher de soleil ? Ce soir de décembre, aiguisé par la tramontane, vient d’achever l’exécution de sa géniale série de variations sur les thèmes du rouge-pourpre et du lilas. Apparemment, personne dans les alentours ne semble avoir mérité une telle débauche princière de beauté. Tout au moins, face à ces virtuosités de l’apparence, je me sens un peu dans une situation abusive. Mon sentiment de la Nature est celui d’une personne qui voyage en autobus sans billet : plaisir d’un transport rapide et indolore, attente ineffable du châtiment3.

Capacité de voir, de s’étonner de ce que l’on voit, sens de la gratuité, reflet intérieur du paysage extérieur, dialogue avec le monde extérieur, réponse à ce que l’on a vu, implication personnelle : tous ces éléments entrent dans la configuration d’une posture spirituelle à l’égard d’un élément quotidien. Et ils nous renvoient à l’attitude de la créativité.

La créativité

La créativité est une attitude existentielle, une modalité possible à chacun de se rapporter au monde, c’est un élément que toute personne peut cultiver4. Elle consiste essentiellement dans la capacité de voir et de répondre. Ce qui signifie adhésion à la réalité et lucidité. Le rapport au quotidien nous pose la question de savoir si nous sommes véritablement capables de voir (et non seulement de regarder), si nous sommes capables de répondre à ce qui nous entoure et nous parle : savons-nous écouter le langage des choses, les questions que les réalités nous posent ?

La personne créative se meut dans le monde comme on entre dans un dialogue incessant avec tout et avec tous : elle dialogue avec les arbres et les maisons, elle se laisse interpeller par la couleur du raisin et par les bizarreries du climat, par les comportements d’un animal et par des événements qui sembleraient insignifiants. Rien pour elle ne va de soi. De la créativité fait constitutivement partie la capacité d’étonnement, de rester émerveillé. Mais également celle de rester blessé, indigné, scandalisé par les injustices que le monde présente. La capacité de concentration en fait également partie. Nous sommes toujours jetés hors de nous-mêmes par trop de stimulations, par l’excès de choses qui nous habitent. La concentration est la capacité d’être dans ce que l’on fait. La créativité, à ce point capable de créer le futur, est une réalité extrêmement présente au moment présent. Le respect de l’originalité propre de chacun fait partie d’elle. C’est-à-dire le fait d’être vraiment sujet de ses actes et de ses idées, de ne pas se « laisser agir » par d’autres instances, de ne pas se laisser manipuler. Il s’agit d’être soi-même pour ne pas céder au conformisme, qui est l’attitude contraire de la créativité et laisse la personne non dans la joie mais dans la frustration. Une autre condition de la créativité est l’acceptation des conflits, l’accueil des tensions qui dérivent des polarités. Les conflits sont une source d’émerveillement, de croissance, d’expérience réelle, un lieu de formation de ce qui jadis s’appelait « le caractère ». On se forme en se heurtant avec une réalité qui fait souffrir, avec les résistances que la réalité et les autres nous opposent.

En bref, la créativité est la disposition de la personne à naître à elle-même, à naître chaque jour. La naissance ne se limite pas à un moment précis du passé, mais le développement biologique nous dit aussi que la naissance s’accomplit en de nombreuses phases qui nécessitent des détachements pour permettre des attachements ultérieurs et toujours nouveaux. Erich Fromm a écrit : « être créatif signifie considérer tout le processus vital comme un processus de naissance, et ne pas interpréter chaque phase de la vie comme une phase finale. Beaucoup meurent sans être nés complètement. La créativité signifie avoir porté à terme sa propre naissance avant de mourir. »5

Le courage

Si la créativité ainsi comprise n’est pas réservée à quelques-uns, elle exige toutefois de tous une attitude de courage6. Le courage d’être soi-même, de fuir l’homologation et le conformisme, le courage de la solitude, de faire différemment des autres, d’abandonner les sécurités et les certitudes comme Abraham qui quitta la maison de son père et sa terre pour partir vers un lieu inconnu, le courage de tendre toujours à la vérité de ses actes et de ses paroles. Le courage est la capacité de faire commencer quelque chose même quand il y a des difficultés et des oppositions. Il crée le futur parce qu’il ose commencer : c’est la vertu du commencement qui coïncide avec une décision contestée. L’action courageuse est toujours risquée, exposée au danger, et une société comme la nôtre, qui multiplie les systèmes d’assurance, qui veut éliminer le risque et cherche la sécurité à tout prix, est également une société qui expulse le courage de l’agir humain, qui le rend non nécessaire.

Le courage montre que l’homme est capable de transcendance, qu’il peut avoir pour but non seulement son propre bien-être, mais sait mettre sa vie en jeu pour d’autres. Dans la tradition latine il est appelé fortitudo : le courage est force et volonté de décider dans la nuit, mais la décision courageuse nous saisit comme une illumination, comme une révélation. C’est un geste qui se produit dans la nuit mais qui a la force créative d’un fiat lux, d’un phare qui indique la direction et la route à suivre. Le geste courageux de personnes qui risquent leur vie ou la perdent en tentant d’en sauver d’autres nous frappe comme un éclat de vérité et comme une révélation, au cœur du quotidien, sur le sens de la vie. Le courage montre que celui qui a un motif pour mourir a également un motif pour vivre et qu’il ne place pas la prolongation biologique de ses années au-dessus de tout.

Le courage est la capacité de dire « non », de fuir les comportements grégaires, de désobéir à tout ce qui diminue et avilit l’humain. Le courage est également un geste de rupture, c’est un exercice de liberté, mais responsable, qui peut alors devenir capable d’articuler liberté et devoir. Il s’agit de prendre en charge l’acte courageux comme devoir propre, pour lui donner une continuité au cours du temps. Si le courage est la vertu du commencement, il est aussi appelé à devenir une attitude de persévérance, quotidienne. La personne courageuse est souvent celle qui fait son devoir avec honnêteté et rigueur, sans compromis et sans céder. Aujourd’hui, dans un climat social d’illégalité diffuse, de vulgarité dominante, de mépris des lois, de ruse érigée en système, le courage est le courage de la normalité. C’est à la fois le courage de ne pas fléchir face à son devoir, si ce dernier comporte l’inimitié des puissants du moment, et le « courage d’être »7, d’être à la hauteur de sa propre humanité. Le courage forge ainsi, jour après jour, des personnes tenaces, fidèles, résistantes, persévérantes. Oui, « l’homme est “l’être qui peut dire non”, “l’ascète de la vie”, et à l’égard de tout ce qui n’est que réalité l’éternel protestant »8.

L’otium : pour une sagesse du quotidien

Sympathie et distance à l’égard du quotidien exigent enfin, comme attitude spirituelle de base, l’otium (l’« oisiveté », le « loisir »). Pourquoi ? À quelle fin ? Lisons un passage de Thomas Stearns Eliot :

Où est la Vie que nous avons perdue en la vivant ?

Où est la Sagesse que nous avons perdue dans la connaissance ?

Où est la connaissance que nous avons perdue dans l’information ?9

Vie, sagesse, connaissance, information : en partant de la fin, de l’information, les mots d’Eliot dessinent un climax. Il parle d’une perte dont nous faisons l’expérience. Une perte vitale, la perte d’une vie sensée. On peut perdre la vie en la vivant. Souvent nous sommes désorientés et égarés.

Dans le contexte actuel d’idolâtrie de la communication, nous sommes étouffés par trop d’information, que nous ne savons pas élaborer. Il faudrait un mouvement de prise de distance de soi. « Il faut enseigner et apprendre à savoir se distancier, savoir s’objectiver, savoir s’accepter. Il faudrait aussi savoir méditer et réfléchir afin de ne pas subir cette pluie d’informations nous tombant sur la tête, chassée elle-même par la pluie du lendemain et ainsi sans trêve, ce qui ne nous permet pas de méditer sur l’événement présenté au jour le jour, ne nous permet pas de le contextualiser et de le situer. Réfléchir, c’est essayer, une fois que l’on a pu contextualiser, de comprendre, de voir quel peut être le sens, quelles peuvent être les perspectives. »10 Sans cette prise de distance nous restons prisonniers du présent, de l’immédiat, du fragmentaire ; nous ne construisons aucun avenir et nous nous trouvons nous-mêmes désintégrés, disséminés sur la terre dans un présent irrémédiable.

La connaissance se situe à un niveau supérieur par rapport à l’information. Elle suppose la réflexion et la méditation, une réélaboration rationnelle des informations, elle suppose que les données aient été reliées les unes aux autres, lues de différents points de vue, croisées jusqu’à faire sens, jusqu’à construire une signification. Toutefois, connaître est extrêmement fragile ; et souffre surtout du peu de conscience de sa propre fragilité. Nous connaissons peu la connaissance, ses mécanismes, ses dynamiques, ses erreurs, ses leurres, et nous prenons pour argent comptant ce qui sous peu se révélera caduc. Par ailleurs, la rationalité a ses délires et souffre de méprises. Notre connaissance souvent n’est pas humble, elle ne veut ou ne sait pas voir les duperies et les erreurs qui se produisent en elle. La connaissance doit intégrer le principe d’incertitude ou, pour le dire avec Edgar Morin : « La connaissance est une navigation dans un océan d’incertitudes à travers des archipels de certitudes. »11 Aujourd’hui nous avons en outre besoin d’une connaissance globale et fondamentale qui nous dise qui est un homme, en quoi consiste l’humain ; nous avons besoin que nous soit enseignée la condition humaine ; nous avons besoin d’entrer en amitié avec l’environnement où l’homme vit et grâce auquel il vit. Nous avons besoin d’un savoir non seulement technique et scientifique, parcellisé et spécialisé, mais intégré avec la vie, ami de la vie.

La sagesse, précisément, a à faire avec la vie. La sagesse est une forme de savoir nécessaire aujourd’hui, et dont nous manquons. Bibliquement, elle est l’art de s’orienter dans la vie, l’art de tenir fermement la barre du navire : « L’homme sage tiendra fermement le timon » (Pr 1,5 lxx). Cet art est à la fois politique et éducatif : c’est l’art de celui qui guide, gouverne, instruit, fait traverser, conduit. Mais c’est avant tout l’art de celui qui sait se gouverner lui-même. Un art qui s’obtient par la connaissance de soi, laborieuse et jamais achevée. Ronsart écrivait en 1561 : « Le vray commencement pour en vertu accroistre c’est (disoit Apollon) soy-mesme se cognoistre, celuy qui se cognoist est seul maistre de soi et sans avoir Royaume il est vraiment un roi. »12 En somme, la sagesse est capable d’orienter, d’ouvrir des chemins, de creuser le présent, d’illuminer une vie, de créer de l’avenir. Il en va de la sagesse, ce savoir qui nous enseignerait la grammaire de l’humain, comme de tout autre bien dont on sent la valeur lorsqu’il vient à manquer. Nous avons besoin d’une sagesse contemporaine. La sagesse est un savoir pratique, un art de l’existence qui devrait être capable d’accueillir les défis de l’époque contemporaine, et donc la connaître intimement ; mais elle devrait aussi savoir défier le contemporain, en n’hésitant pas à oser l’actualité de l’inactuel.

C’est dans ce contexte de retour ou de recréation d’une sagesse que se situe l’idée de la revalorisation de l’ancienne notion d’otium. C’est-à-dire une activité personnelle, intellectuelle, contemplative, de rapport intense avec soi et avec la réalité. Comme l’écrivait déjà saint Augustin : « Mon otium (loisir) n’est pas destiné à cultiver la paresse, mais à atteindre la sagesse. »13 Et Augustin disait cela en mettant à profit la leçon biblique : « La sagesse du scribe s’acquiert à la faveur du loisir. Celui qui a peu d’affaires à mener deviendra sage » (Si 38,24). Pour Augustin, le sommet de cette sagesse est la connaissance de Dieu : « Il est écrit : “Tenez-vous en repos, dit Dieu, et vous reconnaîtrez que c’est moi le Seigneur”(Agite otium et agnoscetis quia ego sum Dominus : Ps 46[45],11), non pas dans le repos du désœuvrement, mais le repos de la pensée (otium cogitationis), qui la libère de l’espace et du temps. »14 L’otium n’est pas paresse, mais travail intérieur, c’est-à-dire construction du fondement solide sur lequel peut s’appuyer une vie. L’Otium permet de retrouver le temps, d’habiter finalement le temps.

C’est dans cet art renouvelé de vivre intérieurement le temps que réside le secret pour habiter le quotidien et le vivre spirituellement en parvenant à connaître « la beauté de toutes les heures du jour, comme si chacune était déjà une petite éternité »15. Le temps apparaîtra alors comme le véritable temple, le lieu où il est possible de faire de l’existence une célébration du quotidien.

Fondement chrétien de l’approche spirituelle du quotidie

L’humanité de Jésus de Nazareth

Il va de soi que vivre spirituellement le quotidien, dans une perspective chrétienne, ne signifie rien d’autre que de vivre la vocation baptismale en se laissant guider par l’Esprit saint. Mais le modèle de cette vie est l’humanité de Jésus de Nazareth telle que les évangiles en offrent le témoignage. Jésus fait le récit de Dieu par sa pratique d’humanité, non à travers des rites ou des actions cultuelles, non par des lois ou des oracles, mais par l’art de la parole et du geste, par l’écoute et la compassion, par la rencontre et la relation avec les personnes. Il parle de Dieu à travers les paraboles, qui sont des récits de la normalité qui tirent leur matériau narratif et « révélatif » du quotidien : une femme dans sa cuisine, un paysan qui travaille la terre, un pêcheur qui tire ses filets à terre, un homme qui part pour un voyage, une poule qui rassemble ses poussins sous ses ailes, un figuier…

Jésus fait le récit de Dieu en prenant des décisions et en réalisant des choix sur la base de deux critères condensés : l’obéissance à la volonté de Dieu interprétée dans la conscience que « Dieu ne veut pas la mort du pécheur mais qu’il se convertisse » (voir Ez 18,23), et que toute la Torah se résume dans le commandement d’aimer Dieu et le prochain ; et le respect radical de l’humain en tout homme, ainsi que l’œuvre de réintégration et de guérison de chacun, pécheur ou juste, sain ou malade (voir Jn 8,11 ; Lc 7,36-50).

Mais le modèle qui doit inspirer la vie quotidienne du croyant est la pratique de Jésus en tant qu’humain. Il conviendrait donc de se poser toujours cette question lorsqu’on lit les Évangiles : quelle humanité Jésus habite-t-il ? Quel homme est celui qui chasse du temple les vendeurs d’animaux pour les sacrifices, qui prononce des paroles puissantes et profondes comme les béatitudes, qui embrasse avec tendresse les enfants, qui reprend âprement ses disciples, qui adresse des invectives prophétiques aux scribes et aux pharisiens, qui interprète avec intelligence et originalité l’Écriture, qui rencontre des personnes malades et en prend soin, qui voit l’amour là où les hommes religieux ne reconnaissent que le péché (voir Lc 7,36-50), qui sait parler en public, aux foules, et qui cherche la solitude et les lieux déserts pour penser et pour prier ?

On pourrait continuer longtemps. Mais il suffit de se souvenir qu’en christianisme le rapport avec l’homme Jésus de Nazareth est essentiel en vue de connaître Dieu, et que son humanité simple et sa pratique du quotidien, telles qu’elles sont attestées dans les Évangiles, sont donc le modèle pour le croyant qui, de lui, apprend « à vivre dans ce monde » (Tt 2,12). En effet, « ce que Jésus a d’exceptionnel n’est pas d’ordre religieux, mais humain »16.

Luciano Manicardi, moine de la communauté de Bose

1 Poemen 135, dans Les sentences des pères du désert. Collection alphabétique, L. Régnault (éd.), Sablé-sur-Sarthe, Solesmes, 1981, p. 251.

2 Basile de Césarée, Règles morales 80,22, in Basile de Césarée, Les règles morales et portrait du chrétien, L. Lebé (éd.), Namur, Éditions de Maredsous, 1969.

3 E. Trevi, Istruzioni per l’uso del lupo. Lettera sulla critica, Rome, Elliot, 2012, p. 17.

4 Voir E. Fromm, « L’atteggiamento creativo », in H. H. Anderson (éd.), La creatività e le sue prospettive, Brescia, La Scuola, 1972, pp. 67-78. Traduit de : E. Fromm, “The creative attitude”. In H.H. Anderson (Ed.), Creativity and its cultivation, New York, Harper & Row, 1959, pp. 44-54.

5 E. Fromm, art. cit., p. 77.

6 Voir D. Fusaro, Coraggio, Milano, Raffaello Cortina, 2012.

7 P. Tillich, The Courage to Be, New Haven, Yale University Press, 1952 ; trad. fr.: Le courage d’être, Genève, Labor et Fides, 2014.

8 M. Scheler, La situation de l’homme dans le monde, Paris, Aubier-Montaigne, 1951, p.72.

9 T. S. Eliot, Choruses from The Rock, 1934 (extrait de la première strophe, traduit de l’anglais).

10 E. Morin, Amour, poésie, sagesse, Paris, Seuil, 1997, p. 69.

11 E. Morin, Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, Paris, Seuil, 2000, p. 14.

12 Cité dans M.-M. Davy, La connaissance de soi, Paris, PUF, 1966, p. 14.

13 Otium meum non impenditur nutriendae desidiae, sed percipiendae sapientiae : Augustin, Commentaire de l’Évangile selon saint Jean 57,3.

14 Augustin, La vraie religion, Paris, Desclée de Brouwer, 1951, pp. 118s.

15 J. Guitton, « Préface » à J. H. Newman, Les Bénedictins, Paris 1980, cité dans C. Nys-Mazure, Célébration du quotidien, Paris, Desclée de Brouwer, 1997, p. 12.

16 J. Moingt, « La figure de Jésus », Didaskalia 36/2006, p. 29.

Simon Butticaz : Pâques, et Après ? – Recension

Butticaz_PaquesSimon Butticaz : Pâques, et Après ? – Paul et l’Esperance Chrétienne ; collection « Parole en liberté », Éditions Cabedita 2014 ; ISBN: 2-88295-702-5 – 91 pages, CHF 25.

Simon Butticaz est professeur assistant de Nouveau Testament à l’Université de Lausanne. Titulaire d’un doctorat en théologie, il a déjà publié un commentaire sur l’Épître aux Galates dans le « Nouveau Testament commenté » (Bayard – Labor et Fides, 2012). Il se situe volontiers comme étant à « l’interface de la théorie et de la pratique ». C’est dans ce souci qu’il faut situer la publication de « Pâques et après ? ».

Ce livre m’a plu, car il permet au grand public de redécouvrir le message d’espérance transmis par Paul dans les sept épîtres reconnues unanimement comme étant de sa main, l’Épître aux Romains en particulier. On sent, à l’arrière-plan, tout le travail sérieux et rigoureux de l’exégète, mais avec un réel souci de mettre à la portée de chacun le résultat de ses recherches et de répondre aux questions de l’homme d’aujourd’hui.

Le point de départ de l’ouvrage est la question : « Qu’espérer encore ? » (p. 8), dans notre monde vivant sous les menaces écologiques, économiques, terroristes, etc. L’auteur, avec une solide vision de l’histoire du salut, tourne d’abord nos yeux vers le message apocalyptique de Paul qui nous annonce que Dieu va mettre un terme au mal ; ensuite il nous oriente vers la croix, la mort et la résurrection de Jésus, qui amène dans le temps présent cette victoire divine sur le mal.

Paul, sur le chemin de Damas, a vu, expérimenté Jésus comme Seigneur, et dans le baptême, chaque chrétien est associé à l’histoire du salut (p. 25). Pâques devient pour lui une réalité intérieure. Le chrétien reste fragile, mais l’Esprit lui donne de vivre le « déjà » dans le « pas encore ». Il découvre dans la communion du Christ une nouvelle identité qu’il peut vivre dans l’Église et qui va le mettre parfois en tension avec le monde.

L’auteur consacre un chapitre intéressant à la création, à partir de Rm 8, que Dieu prévoit sauver avec les hommes, d’où l’importance de mettre son corps et sa personne au service de cette création.

Rm 9-11 lui permet aussi un développement très intéressant sur Israël : « L’Église ne peut se passer d’Israël ». Avec Paul nous sommes invités à garder la certitude que la Parole de Dieu sera maintenue et à vivre dans l’espérance que Dieu démontrera sa miséricorde.

La conclusion nous invite à puiser notre espérance à la même source que Paul dont la vie, faut-il le rappeler, fut tout sauf un long fleuve tranquille.

« Pâques et après ? », un livre roboratif à lire et à faire lire !

Alain Décoppet

Paul et Barnabé : une tentative de reconstruction des raisons de leur rupture

  1. Introduction

Certains pensent parfois que l’Église primitive était pure, sans querelle ni problème. Un exemple à suivre, un modèle à recouvrer, une norme à restaurer1. Or, telle n’est pas l’image qui se dévoile d’elle à la lecture, même rapide, du livre des Actes des Apôtres. L’Église qui est décrite dans ce récit n’est pas idéalisée, mais au contraire marquée par un certain nombre de difficultés, de malentendus et de conflits internes. Luc a choisi de conter, plutôt que de dissimuler, des événements ne montrant pas forcément cette toute jeune Église sous son plus beau jour. Par exemple, le péché grossier d’Ananias et Saphira (5,1-11), ou cette dispute plutôt mesquine entre Hébreux et Grecs concernant leurs veuves (6,1). Mais aussi le grand Pierre, porte-parole des apôtres, vacillant dans sa compréhension des intentions de Dieu pour l’Église, notamment concernant l’annonce de l’Évangile aux non-Juifs (10,1-11.18). Et bien évidemment, les nombreuses disputes et divisions autour de la circoncision et du rôle de la Torah dans la vie chrétienne (e.g., 11,2-3 ; 15,1-2, 6-7), le tout aboutissant au concile de Jérusalem en Actes 152. Luc n’épargne donc pas l’Église primitive qu’il dépeint, il n’élude en rien les difficultés rencontrées sur son chemin. Il n’épargne pas non plus les grands « héros » de cette Église, tant ceux-ci avaient aussi, parfois, des pieds d’argile. Mais il est vrai que notre auteur relate également comment le Seigneur guidait l’Église vers la résolution de ces obstacles. Lire la suite »

Sortie du N° 107

HKHM_couv_107Notre 107e numéro vient de sortir.

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Paul et Barnabé : une tentative de reconstruction des raisons de leur rupture, par Nicolas Farelly.

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Christine Prieto, Jésus thérapeute – Recension

PrietoChristine Prieto, Jésus thérapeute Quels rapports entre ses miracles et la médecine antique ? Collection « Le Monde de la Bible » n°69, Genève, Éditions Labor et Fides, 2015 – ISBN: 978-2-8309-1567-9 – 640 pages, € 39 ou CHF 57.

Après des études de théologie à Paris et Lausanne, Christine Prieto est devenue animatrice biblique dans l’Église protestante unie de France, depuis 2002. Elle vient d’achever un doctorat en théologie sur les miracles dans l’évangile de Luc. Cette thèse, dont ce livre est une reprise allégée, a reçu en 2013 le prix Paul Chapuis-Secrétan de l’Université de Lausanne. Elle a publié chez Labor et Fides « Christianisme et paganisme » (2004).

Dans Jésus thérapeute, Christine Prieto étudie les miracles de Jésus dans le contexte de la médecine antique. Elle commence par dresser un tableau complet de la médecine, non seulement en Grèce et à Rome, mais aussi en Mésopotamie, en Égypte et en Israël. On y voit émerger lentement et avec hésitation, la médecine scientifique. Mais les retours en arrière sont fréquents et, dans l’antiquité, médecine scientifique et pratiques magiques restent souvent très mêlées.

Après ce tableau général, l’auteure se lance dans l’analyse de dix récits de guérison, deux de résurrection et cinq exorcismes, tous pris dans l’Évangile de Luc, sans oublier, pour commencer, le discours programmatique de Jésus à la Synagogue de Capharnaüm (Lc 4,14-30). Pour chaque chapitre, elle présente une analyse historico-critique du miracle étudié afin de le situer dans son contexte et en cerner le sens ; l’analyse narrative est aussi souvent invitée dans la démonstration. Ensuite elle présente des textes antiques relatant des traitements ou des guérisons de la maladie dont parle la péricope étudiée : lèpre, cécité, paralysie, fièvre, possession démoniaque. Il y a là une documentation impressionnante et intéressante.

Cet ouvrage établit un rapport entre les médecins de l’école hippocratique et les traits que Luc a mis en évidence dans sa présentation de Jésus : intérêt et dévouement pour la personne, gratuité des soins, attention portée aux pauvres. Mais à mon sens l’auteur met en relief, surtout dans sa conclusion, la différence essentielle entre la pratique des médecins antiques et Jésus. Les premiers, surtout ceux issus de l’école d’Hippocrate de Cos, ont accompli des actes médicaux, à la mesure des connaissances de leur temps, mais qui n’avaient rien de surnaturel, même si les contemporains n’ont pas toujours fait la différence entre médecine et magie. Dans le cas de Jésus, il s’agit de guérisons surnaturelles, par la Parole, sous l’effet de l’Esprit de Dieu, et qui témoignent que le « Règne de Dieu s’est approché ».

Alain Décoppet