Richard Bauckham (éd), La rédaction et la diffusion des Évangiles : Contexte, méthode et lecteurs, Collection « Interprétation », Charols, Excelsis, 2014, EAN : 9782755002256, 280 p., 26 € / 39 CHF.
Les éditions Excelsis proposent la traduction française d’un ouvrage collectif qui a déjà largement trouvé sa place dans les débats en langue anglaise (The Gospel for All Christians. Rethinking the Gospel Audiences, 1998). Il remet en question un consensus presque omniprésent dans la recherche sur les évangiles depuis les années 1960, qu’il vaut la peine de présenter en quelques mots.
En effet, beaucoup de travail a été consacré à déterminer le vécu et la composition sociale des communautés matthéenne, marcienne, lucanienne ou johannique. Cela présuppose que chaque évangile a été écrit au sein d’une communauté bien déterminée et à l’usage de cette communauté. Ces « communautés » sont en outre considérées comme localisées et relativement séparées du restant de l’Église. Sur cette base, les évangiles nous diraient autant, voire plus, sur la situation de leurs communautés d’origine respectives que sur la vie de Jésus.
Le premier chapitre est une conférence de Richard Bauckham. Il y montre que le consensus sur la destination des évangiles pour des audiences très localisées a été largement présumé mais jamais réellement soutenu, et qu’il n’a pas fait l’objet d’un débat indispensable. Comme le restant de l’ouvrage, il argumente pour une destination large des évangiles. Chaque auteur se serait attendu à voir son évangile diffusé de manière très étendue, et aurait visé une audience aussi vaste que possible. Dès lors, on ne peut pas reconstruire les circonstances des destinataires compris comme groupe localisé et identifiable. Au lieu de cela, comme le montre le dernier article (F. Watson), il faut revenir à une lecture des évangiles au niveau littéral : considérer que lorsque les évangiles parlent de la vie de Jésus et de son enseignement, ils transmettent des informations sur la vie de Jésus de Nazareth et sa signification pour le salut de l’humanité plutôt que sur leur propre communauté.
Les différentes contributions développent les principaux arguments, qui sont déjà évoqués brièvement dans le premier chapitre ; ce dernier constitue véritablement une porte d’entrée pour comprendre l’argument général de l’ouvrage.
On peut relever notamment :
- la grande interconnexion des églises au premier siècle, manifeste dans les écrits du Nouveau Testament et rendue possible par les voie de communications de l’époque (M. B. Thompson) ;
- la manière dont les livres étaient produits et circulaient dans l’antiquité gréco-romaine (L. Alexander) ;
- le fait que les évangiles s’inscrivent dans le genre littéraire des biographies antiques (R. A. Burridge). Ce genre implique une focalisation sur la vie du personnage principal, un auteur bien défini, et une audience qui n’est pas limitée au groupe restreint des amis du protagoniste ou de l’auteur ;
- les problèmes méthodologiques que posent l’approche « communautaire » des évangiles ainsi que le manque d’accord entre les différentes reconstructions basées sur un même texte (S. C. Burton).
Tout au long du livre, les auteurs appuient leurs arguments sur les textes antiques comme bibliques. Ils présentent aussi de bons résumés sur l’évolution du regard porté sur les évangiles qui a mené au consensus qu’ils remettent en question.
Le livre comporte encore un second article de R. Bauckham avec une portée plus spécifique. Il y défend que l’évangile de Jean a été écrit en pensant à un lectorat qui connait celui de Marc ; Jean éviterait de répéter les épisodes présentés en Marc, mais donnerait les indices permettant d’harmoniser les deux récits. Il montre au passage que Jean suppose que ses lecteurs connaissent les personnages importants de Marc, mais présente en détail ceux qui lui sont propres, à l’inverse de ce que l’on attendrait d’un évangile adressé à une communauté johannique recluse.
En tout, la thèse centrale du livre est extrêmement convaincante et mérite d’être prise au sérieux. Sans éliminer l’ancrage historique des évangiles, elle a de quoi recentrer leur étude sur le véritable objet du Nouveau Testament : Jésus-Christ et son œuvre salvatrice.
L’ouvrage sera précieux pour tous ceux qui s’intéressent aux recherches contemporaines sur les évangiles. Il permettra de situer les approches centrées sur la communauté et de prendre du recul sur leur résultat. Même ceux qui ne seront pas convaincus gagneront à connaître ce livre, afin qu’ait lieu en français également le débat dont Bauckham déplorait l’inexistence – et qui a maintenant pris naissance grâce à cet ouvrage. L’intérêt du livre n’est cependant pas limité aux querelles de spécialistes, il donne également un très bon aperçu du cadre culturel et pratique de l’écriture et de la diffusion des évangiles. Il complétera avantageusement l’image que l’on se fait du monde littéraire et matériel où les évangiles sont nés, et ont pris leur essor.
Jean-René Moret
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