André Wénin, Dix paroles pour la vie

WeninAndré Wénin, Dix paroles pour la vie — Bière, Éd. Cabédita, 2918. – ISBN 978-2-88295-836-5 – 96 pages – € 14,50 ou CHF 22.–

André Wénin est un spécialiste de l’Ancien Testament. Il a enseigné à l’Université Catholique de Louvain et publié plusieurs ouvrages de théologie biblique, notamment sur la Genèse.

Beaucoup de présentations ont été écrites sur le décalogue. Celle-ci fait une bonne synthèse de la question, destinée à un large public.

Wénin commence par replacer le décalogue dans son contexte : Dieu a libéré Israël de l’esclavage ; la sortie d’Égypte, avec le passage de la mer rouge, est présentée comme une naissance du peuple qui, désormais en vie, est appelé à la liberté. La première de ces paroles (« Je suis le Seigneur ton Dieu, qui t’ai fait sortir de la terre d’Égypte, de la maison de servitude ») présente Yahwé comme le Dieu qui libère et veut la liberté pour son peuple. Les paroles qui suivent ne sont pas des commandements de choses à faire ; leur forme négative au futur sont des moyens de barrer de fausses pistes, des routes qui conduisent à des impasses, afin de rester libre (p. 34). La Torah vise à prémunir le peuple contre la mort, sous toutes ses formes (Cf. Dt 30,15-20). Les psaumes 19 et 119 vont dans le même sens, ainsi que les textes sapientiaux et même le judaïsme rabbinique ; il cite entre autres Pirke Avoth 6,2 qui (grâce à un Al Tiqra qui lit « liberté » au lieu de « gravée ») voit dans la Torah une source de liberté (p. 36).

Ensuite, dès la p. 40, il fait une présentation intéressante des deux premiers commandements pour dire que la relation de Dieu avec son peuple dépendra de la manière dont celui-ci gardera l’alliance. « Pas d’autre Dieu » : cet autre Dieu est le serpent de Genèse 3, texte qu’il analyse pour montrer que la Torah constitue un rempart contre la convoitise.

L’interdiction de faire des images taillées fait pièce au veau d’or et aux taureaux de Béthel, fabriqués pour palier l’invisibilité de Dieu. L’absence de Moïse a créé un manque, une angoisse qu’on a voulu compenser par l’idolâtrie. Là-derrière, il y a le manque de confiance à une parole de Dieu, comme dans le jardin d’Éden. Le taureau veut représenter la puissance de Dieu, mais celle-ci se trouve figée, par le fait qu’il n’est qu’une image. Plus : si Israël est dans l’angoisse, parce qu’il n’a pas confiance en Dieu, il va projeter son angoisse sur son idole et empêcher Dieu d’être lui-même ; il s’asservit ainsi à lui-même. « Sans le savoir, l’idolâtre est esclave de ce qui, en lui, donne naissance à cet autre Dieu ou le pousse à figer YHWH dans l’image qu’il se fait de lui : la convoitise, qui est aussi bien désir refusant toute limite, qu’angoisse de manquer, de mourir. » (p. 51). Quand la Bible dit que Dieu est jaloux, elle veut dire qu’il aime son peuple et ne peut pas souffrir de le voir se faire du mal à lui-même. Dieu est jaloux de la liberté qu’il a donnée à Israël. Dieu « visite » le péché ; ce verbe implique un examen, et parfois, mais pas toujours, une punition ; et quand celle-ci survient, c’est pour stopper la progression du mal. Pour illustrer et expliquer la conséquence de la faute des pères sur les enfants, Wénin fait une analyse narrative très intéressante et stimulante de l’histoire des patriarches, d’Abraham à Joseph (Genèse 12-50).

Dès la p. 57, il aborde la partie centrale du décalogue, dans la version du Deutéronome : garder le Sabbat et honorer père et mère. Le sabbat rappelle qu’on est libre de l’esclavage du travail et que même ses esclaves sont également libres !

Ensuite, il reprend ce commandement du sabbat dans la version de l’exode, où il est associé à la création. Dieu se limite et se sépare de l’univers, en même temps qu’il crée la place nécessaire à l’alliance (p. 62). Par l’initiation du sabbat (Ex 16), Israël apprend aussi à se limiter, à renoncer à sa convoitise et se rend ainsi disponible à l’alliance. Il est libéré du travail et de la convoitise. L’obéissance à cette parole met en relief la liberté que Dieu donne à son peuple, y compris les esclaves qui ne doivent pas travailler non plus ce jour-là ! Celui qui refuse le sabbat montre qu’il se fait esclave de lui-même et de son travail.

De la p. 67 à 75, il traite des commandements 3 et 5 qui encadrent celui sur le sabbat. Il les voit comme faisant lien entre respectivement le début et le centre du décalogue et entre la fin et le centre. Le commentaire est assez classique.

De la p. 77 à 85, il parle du prochain, objet des dernières demandes du décalogue. La convoitise est à l’origine du meurtre, de l’adultère et du vol, etc. À la fin du chapitre, il illustrera cela par les histoires de Caïn, de David et de Joseph.

La conclusion rappelle que la convoitise est à la base de tout mal, de l’idolâtrie, comme des fautes commises à l’égard du prochain de la seconde table. Le Sabbat forme l’antidote à cela ; il en va de même de la générosité préconisée dans Dt 26 pour les pauvres ; elle est un apprentissage à lutter contre la convoitise.

À part quelques interprétations psychologisantes, voire midrashiques, ici et là, qui ne m’ont pas totalement convaincu, le livre est bien fait ; il est très pénétrant et offre une lecture renouvelante du décalogue.

Alain Décoppet

Michael Razzano (sous dir.) La violence, une fatalité ?

Mila-violence-une-fatalite-chael Razzano (sous dir.) La violence, une fatalité ? – Charols, Éditions Excelsis 2017, – ISBN : 9782755003109 – 216 pages – € 18,00.

Ne dis-t-on pas souvent que la violence trouve son origine dans la religion ? La Bible elle-même contient des récits violents, voire des ordres invitant à massacrer les ennemis. Ce livre aborde le sujet en rapport avec la vie contemporaine.

Dans le premier chapitre, Émile Nicole enquête pour savoir si le monothéisme serait cause de violence, comme on le dit souvent ? Ne dit-on pas qu’une religion monothéiste, incapable de tolérer d’autres Dieu, est forcément violente ? Certes, l’Ancien Testament est exclusif : il n’y a pas d’autre dieu que celui d’Israël ; et le Nouveau Testament poursuit dans la même ligne. Mais au fond ce n’est pas cet exclusivisme qui cause la violence ; celle-ci est engendrée dès que la religion se lie avec le politique ; le Christianisme, au départ non-violent, est devenu violent quand il a été lié à l’Empire. Ce lien à une culture étatique peut se révéler quand des tabous alimentaires, la suprématie d’une langue deviennent de marqueurs religieux. Il remarque que l’Islam va de pair avec un lien politique et imprègne la culture par ses interdits alimentaires et sa langue.

Dans le chapitre 2, Karim Areski traite de « La violence dans l’Islam radical ». Suite aux divers attentats islamistes, Areski se demande ce qu’est le Jihad, prescrit par le Coran (22.78). Aux pp 41-42, il analyse la racine Djihad qui désigne un effort, une tension pour arriver à quelque chose : se maîtriser soi-même, lutter contre le mal, mais aussi lutter avec les armes. Le Jihad offensif a été allégué dès les premières années de l’Islam et encore par l’empire ottoman (pp 44-45).

Dès la p. 46, il indique les textes du Coran qui fondent le djihadisme, la doctrine selon laquelle l’Islam doit conquérir le monde. Pour les djihadistes, l’observation des 5 piliers de l’Islam, n’assure pas le salut, mais si l’on meurt dans le djihad, on peut en être sûr. À la p. 49, est expliquée sommairement la règle du « naskh » selon laquelle les sourates plus récentes abrogent les plus anciennes (plus pacifiques). Ensuite l’auteur explique les trois phases de la vie de Mohammed : 1, la phase de faiblesse pendant laquelle il a été bienveillant envers les chrétiens ; 2, la phase de consolidation où il a pris de la force et 3, la phase guerrière où, avec l’armée financée à partir des raids effectués pendant la phase 2, il est parti à la conquête du monde.

Dans l’esprit des djihadiistes d’ajourd’hui, la phase 1 a lieu quand les musulmans minoritaires font profil bas, la phase 2 quand ils commencent à influencer la société et la phase 3 quand ils prennent le pouvoir. (Il raconte que Mohammed a signé la paix d’Al-Houdaybia où, dans la faiblesse, il a accepté des compromis inadmissibles, en attendant d’être assez fort pour renverser la situation). Pour Areski, cette présentation des djihadistes n’est pas une caricature de l’Islam ; elle se fonde d’une manière sérieuse sur le Coran, les Hadith et la tradition (p. 60). Cependant, il faut souligner que l’exemple de Mohammed n’est pas toujours probant puisqu’il est désavoué comme pécheur à la sourate 80, et que la règle du Naskh est plus compliquée, car elle ne s’applique que dans des circonstances bien précises (pp 61-63).

En conclusion (pp 63-64), il invite à ne pas regarder le djihadisme comme la seule formulation de l’Islam, qui a donné au monde quelques esprits brillants comme Avicenne ou Averroès.

Dans le chapitre 3, « Violence et sacrifice, un dialogue avec René Girard » (pp 67-91), Henri Blocher présente la thèse bien connue de René Girard qui se veut chrétienne, mais qui refuse la valeur expiatoire du sacrifice. « Il nous fait assister à une réduction anthropologique de la théologie de la rédemption » (p. 83). Et de présenter une approche de la doctrine biblique du sacrifice.

Éric de Saint-Germain, dans « Le droit et la violence » (pp 113-132), traite du problème du droit. Selon Pascal, la force sans la justice est tyrannie, mais la justice sans la force est faiblesse. Comment les articuler ? Le but de la Torah, confirmée par le Nouveau Testament, est de mettre un frein à la violence en interrompant le cycle vengeance-représailles. Jésus, en étant Dieu, a pris sur lui, par son sacrifice, au nom de Dieu, le châtiment et la violence que méritaient nos péchés. Il brise ainsi le cercle vicieux de la violence, mais l’homme doit se repentir et accepter ce sacrifice substitutif en sa faveur.

Notons encore trois autres contributions intéressantes sur la violence au cinéma par Jean-Baptiste Separi, les violences familiales par Agnès Blocher et la guerre et le droit international de Charles-Éric de Saint-Germain. Ce dernier traite de la guerre juste ; mais comment faire pour définir des normes, alors qu’on a à faire à des groupes terroristes ? Les autres contributions sont signées de Micaël Razzano et Jean-Baptiste Separi.

C’est un livre stimulant qui fait réfléchir sur une question prégnante dans notre société occidentale. Quelle réponse l’Église va-t-elle lui apporter ?

Alain Décoppet

Stéphane Rhéaume, Le Royaume de Dieu, de Jésus à l’Église

RheaumeStéphane Rhéaume, Le Royaume de Dieu, de Jésus à l’Église entre célébration et attente, Coll. « Théologie biblique », Charols, Éditions Excelsis 2017 – ISBN 9782755003208 –

168 pages – € 12,– ou CHF 14,–.


Stéphane Rhéaume
est pasteur principal de l’Église chrétienne évangélique de Saint-Eustache, au Québec, chargé de cours à l’École de théologie évangélique du Québec et professeur associé à la Faculté de théologie et des sciences religieuses de l’Université Laval.

En préambule, précisons que ce livre fait suite à Jésus et le Royaume de Dieu, une perspective biblique et théologique (452 pages), publié également chez Excelsis en 2016 par le même auteur. Celui-ci y donnait une présentation complète et de bonne facture de cette notion dans une perspective évangélique. Le fait mérite d’être souligné, car à part Christian Grappe
[1], d’ailleurs souvent suivi par Rhéaume, il n’y a en français que peu d’ouvrages récents d’envergure sur le sujet.

Dans ce nouvel ouvrage, Rhéaume répond au problème suivant : dans leur présentation de Jésus, les

Évangiles parlent souvent du Royaume de Dieu (ou des Cieux). En revanche les Épîtres n’en parlent que très peu. Qu’est-ce que cela signifie ? La notion de Royaume de Dieu serait-elle secondaire ? Non, répond l’auteur ; tout son exposé vise à démontrer que si le Royaume de Dieu n’est pas souvent nommé explicitement, il demeure en arrière-plan de toute la théologie du Nouveau Testament.

Il commence par passer en revue les quelques textes des épîtres où le Royaume est explicitement mentionné, pour en arriver à la thèse principale de son livre : l’Église apostolique a remplacé le Royaume par la Personne qui le révèle et l’établit, Jésus ; entrer dans la vie, c’est entrer dans le Royaume (p. 35). Justification, vie éternelle (p. 36), Seigneurie sont des variations sur la manière paulinienne de parler du Royaume. À la p. 37, Rhéaume écrit, citant Mortimer Arias : « La seigneurie de Christ, dans la vie du croyant, de l’Église et dans le monde, est devenue, en fait, l’équivalent du Royaume de Dieu ». De son côté, Jean parle de lumière et de vie, mais ce sont d’autres manières d’exprimer la réalité du Royaume.
La jeune Église a dû adapter la présentation de son message au contexte gréco-romain pour qui la notion « juive » de Royaume était difficilement accessible. Pour les premiers chrétiens cette notion n’est donc pas abandonnée, mais réactualisée, à la lumière de la résurrection qui introduit un paradigme nouveau dans la monde.
Dès la p. 45, il décrit en quatre points comment l’Église primitive a réalisé cette adaptation :

Les apôtres annoncent Jésus comme celui par qui advient le Royaume, mais c’est bien le même royaume que Jésus a déjà proclamé.

L’Église est le peuple du Royaume plus étendu que l’ancien Israël ; la citoyenneté céleste transcende celle des humains : il n’y a plus ni juifs ni grecs, ni esclaves ni hommes libres, ni hommes ni femmes, ni noirs, ni blancs, etc.

L’Esprit donné à la Pentecôte fait expérimenter la vie du Royaume : par lui, le Royaume futur est déjà présent.

Ce que nous goûtons du Royaume par l’Esprit, lors de la cène aussi, nous fait soupirer après la venue du Royaume dans sa pleine manifestation. L’attente du Royaume est liée à l’attente de Jésus qui, lors du jugement, enlèvera toute forme de mal et cause le malheur.
Le chapitre 3, dès la p. 77, pose la question de savoir si Paul est le fondateur du Christianisme. Rhéaume répond par la négative : Paul a adapté pour le monde gréco-romain le message de Jésus destiné au départ à un contexte juif. C’est Jésus qui a apporté le Royaume, Paul n’en est que le messager. L’auteur termine ce chapitre en se demandant si l’on pourrait accéder à Jésus, sans Paul ? Il répond par la négative : on ne peut accéder à Jésus que par ceux qui nous en ont parlé ; Paul est un témoin, au même titre que les auteurs des Évangiles. Les recherches sur le Jésus historique sont utiles, elles nous ont permis de le situer dans son cadre juif, mais le passage par les témoins est le seul chemin pour le connaître.
Conclusion : les Évangiles attestent que la prédication du Royaume de Dieu remonte bien au Jésus de l’histoire et qu’elle était encore une réalité au temps de l’Église apostolique. Mais comment actualiser le Royaume ? Faut-il abolir l’expression « Royaume de Dieu » dans nos Bibles, nos prédications ? Les auteurs du NT, même s’ils n’ont pas toujours parlé explicitement de Royaume, n’ont jamais cessé d’en proclamer la réalité. À leur exemple, l’Église d’aujourd’hui doit l’annoncer à son tour en veillant à garder un sain équilibre entre son ancrage divin et christocentrique et son incarnation qui doit se traduire, en attendant sa pleine réalisation finale, par la manifestation de ses effets transformateurs dans les individus et la société.
Un appendice traite du Royaume dans l’AT avec la problématique : l’AT dit que Dieu règne, mais le NT affirme qu’avec Jésus, le Règne de Dieu s’est approché. N’est-ce pas un paradoxe ? Comment l’interpréter ? Rhéaume voit deux manières pour le Royaume d’être présent : une royauté générale sur le monde et une royauté plus effective dans le peuple qui obéit à l’alliance. Traduit sur le plan temporel, on pourrait le décrire par le fameux
déjà et
pas encore . Il y a une progression dans le plan de Dieu pour le monde qui commence dans l’Ancien Testament, trouve une réalisation en Jésus et sera pleinement accompli à son avènement.
Alain Décoppet

  1. Le Royaume de Dieu, avant, avec et après Jésus, Genève, Labor et Fides, 2001 et L’au-delà de la Bible : le temporel et le spatial , Genève, Labor et Fidès 2014.

La pauvreté à la lumière de la Bible : quelques propositions dans une perspective de doctrine sociale

Le sujet de l’engagement social du chrétien et de l’Église a été l’occasion de débats passionnés parmi les évangéliques au niveau international ces dernières décennies1, mais ces controverses nous sont parvenues sous une forme atténuée en France. Bien qu’on en ait également discuté, les positions en présence ont moins polarisé (ce qui est plutôt une bonne chose), mais aussi moins intéressé (ce qui est dommage). Je voudrais ici faire quelques propositions en lien avec le sujet de la pauvreté. J’espère qu’elles pourront ouvrir des discussions pour aller plus loin.

Le pauvre Lazare et l'homme riche

Le pauvre Lazare et l’homme riche

La pauvreté à la lumière de la Bible : sens de l’expression

Comment réfléchir au sujet de la pauvreté à la lumière de la Bible ? Le sujet est souvent abordé aujourd’hui dans le cadre de la missiologie , avec des notions comme la mission intégrale ou la missio Dei . Sans discuter ici de l’intérêt ou des limites de cette approche2, je proposerai plutôt de penser à la pauvreté pour elle-même.

Une manière d’approcher la pauvreté à la lumière de la Bible consiste à examiner et à synthétiser les textes qui abordent ce thème puis à se demander comment les appliquer aux situations sociales contemporaines3. Cette démarche est pertinente à condition que l’on soit attentif au travail de discernement nécessaire pour distinguer les différentes catégories de textes bibliques qui parlent de pauvreté et pour faire la transposition du contexte original aux situations qui nous intéressent aujourd’hui.

Notre début de 21e siècle est en effet différent des temps bibliques, en particulier en raison du phénomène de la mondialisation . Comment fait-on pour appliquer un texte qui parle d’une relation personnelle proche (le pauvre couché au portail du riche dans l’histoire racontée par Jésus, Luc 16.20), à ma place au sein d’un système ultra-complexe (avec des pauvres qui souffrent des effets cumulés de milliards de gestes quotidiens dont certains sont accomplis par moi) ? Il y a certainement un rapport, mais aussi des différences.

D’autres questions se posent qui sont plus directement théologiques. Le Compendium de la doctrine sociale de l’Église (catholique) affirme que «  [l]e commandement de l’amour mutuel, qui constitue la loi de vie du peuple de Dieu , doit inspirer, purifier et élever tous les rapports humains dans la vie sociale et politique  »4(n.33). Cette thèse me paraît non seulement recevable mais également féconde et avoir eu quelques réalisations heureuses dans l’histoire, par exemple avec l’abolition de l’esclavage5, à condition que l’on sache marquer en même temps les différences qui existent entre la vie du peuple de Dieu et la vie sociale et politique. Un grand nombre de textes du Nouveau Testament consacrés aux pauvres concernent la vie de l’Église et s’ils peuvent certainement « inspirer, purifier et élever » notre action au sein de la société, ce sera dans un second temps et de manière assez dégradée. Attention au risque d’aller trop vite dans les transpositions !

Si l’on se tourne vers l’Ancien Testament, on peut relever que quand l’Écriture parle de pauvreté et de questions sociales au sein de l’Israël vétérotestamentaire, nous avons, comme Henri Blocher le met en valeur, un modèle « du plus haut intérêt » : « Dieu lui-même nous offre l’exemple d’un arrangement réaliste dans le monde pécheur, la meilleure approximation de la Justice qu’on puisse édicter au sein d’un peuple « à la nuque indocile »6. » Mais il souligne aussi que les conditions matérielles ont beaucoup changé et encore « le statut d’Israël sous l’Ancienne Alliance préparatoire » qui « n’est plus celui d’aucune nation aujourd’hui ». Le caractère typologique de certaines dispositions (par exemple du jubilé ou de la loi sur la remise des dettes) gagnerait à être davantage souligné si on veut les comprendre selon leur intention profonde7.

Traiter de la pauvreté à la lumière de la Bible peut également emprunter un chemin un peu différent et c’est ce que j’aimerais tenter dans cet article. Je partirai du présupposé selon lequel la Parole de Dieu a une autorité principielle
8
dans tous les domaines de la réalité sans exception et donc aussi dans le domaine social9, mais je ne présupposerai pas que la Bible serait une sorte de manuel de doctrine sociale répondant assez directement à toutes les questions que nous nous posons aujourd’hui. Les textes bibliques qui abordent la question de la pauvreté ont bien évidemment des enseignements à nous transmettre pour la construction d’une doctrine sociale, mais parfois moins directement que ce que nous aurions pu penser, et plutôt par déduction, par des considérations latérales par rapport aux textes ou des applications secondes.

« Inversement », pour réfléchir à la pauvreté à la lumière de la Bible, il n’y a aucune raison de se limiter aux textes qui parlent explicitement de pauvreté. C’est avec raison que, posant les fondements de la responsabilité sociale du chrétien, la Déclaration de Lausanne évoque des vérités aussi larges que notre doctrine de Dieu et de l’homme, l’amour du prochain et l’obéissance à Jésus-Christ10. Le cadre global création / chute / rédemption est particulièrement utile pour traiter de la pauvreté à la lumière de la Bible . Nous essaierons donc d’appréhender le phénomène de la pauvreté en nous demandant comment ce que la Bible dit l’éclaire et nous guide face à une réalité sombre et source de tant de souffrances.

Le phénomène de la pauvreté

Que faut-il entendre par « pauvreté » ? Une définition de dictionnaire donne : « État d’une personne qui manque de moyens matériels, d’argent ; insuffisance de ressources11. » C’est un point de départ utile, qui donne une idée de ce dont on veut parler, mais qui pose tout de suite une série de questions : quand on parle d’insuffisance de ressources, que sont des ressources « suffisantes » ? Parle-t-on des ressources suffisantes pour survivre ? Pour vivre sans souffrir de carences dans des domaines élémentaires ? Pour vivre d’une manière acceptable par rapport à une moyenne sociale admise ? De quels manques parle-t-on ? De manques « vitaux » ? Où loger la question des inégalités dans cette définition ?

Certaines approches de la pauvreté sont dites « absolues », d’autres « relatives ». Une approche absolue donne un seuil ou des critères qui permettent de dire que quelqu’un vit dans la pauvreté indépendamment de toute comparaison avec d’autres personnes. Une approche relative fixe le seuil de pauvreté par rapport à la situation d’une population donnée (par exemple les x% les moins favorisés ou les personnes qui doivent vivre avec 60% ou moins du revenu médian)12.

D’autres approches mettent l’accent sur les droits humains : pour elles, le pauvre est essentiellement un « détenteur de droits » dont certains droits, par exemple le droit à l’alimentation, ne sont pas respectés.

D’autres encore insisteront sur le fait que les pauvres sont privés de diverses possibilités d’agir, d’entreprendre, de mener des projets. L’économiste Amartya Sen utilise ainsi le terme de « capabilités » pour parler du fait qu’un individu est capable « de faire les choses qu’il a des raisons de valoriser »13.

D’autres encore essaieront des définitions plus englobantes qui prennent en compte plusieurs des aspects qui viennent d’être mentionnés. C’est le cas de ce texte que l’on trouve sur le site de l’UNESCO :

[…] La pauvreté peut être définie comme étant la condition dans laquelle se trouve un être humain qui est privé de manière durable ou chronique des ressources, des moyens, des choix, de la sécurité et du pouvoir nécessaires pour jouir d’un niveau de vie suffisant et d’autres droits civils, culturels, économiques, politiques et sociaux. (Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations Unies, 2001)14.

Relevons dans cette citation le caractère « durable » ou « chronique » de la pauvreté : on n’est pas pauvre parce que l’on souffre d’un manque, même aigu, pendant quelques heures ou quelques jours seulement.

Chacune de ces approches – et d’autres encore – a son intérêt, sa pertinence et ses limites, notamment quand il s’agit de déterminer combien de personnes sont pauvres et comment les situations de pauvreté évoluent dans le temps15. Plusieurs cherchent à établir une distinction entre pauvreté et misère / indigence ou entre pauvreté et extrême pauvreté16. Cela peut amener à combiner des approches différentes : avoir une compréhension absolue pour la définition de l’extrême pauvreté17, mais relative pour celle de la pauvreté18.

La Bible ne nous donne pas une définition de la pauvreté et ne nous amène pas non plus à trancher entre celles qui existent par ailleurs (à supposer qu’il faille le faire). Les définitions sont libres comme a bien su le dire Blaise Pascal19. Mais elles sont rarement neutres et ne présentent pas toutes le même intérêt ou la même utilité. Il me semble que la Bible attire notre attention sur certaines caractéristiques de la pauvreté : on peut souligner en particulier ce qui relève des carences dans la satisfaction des besoins de base , de la vulnérabilité face aux injustices et des relations abîmées ou brisées .

Les besoins de base

La nourriture et le vêtement peuvent servir à désigner la catégorie des « besoins de base ». L’apôtre Paul affirme nettement : « Si donc nous avons la nourriture et le vêtement, nous nous en contenterons » (1 Timothée 6.8). Lui-même n’a pas toujours eu ce minimum, comme il le souligne en rappelant aux Corinthiens qu’il s’est retrouvé à subir « faim et soif, jeûne souvent […] froid et dénuement » (2 Corinthiens 11.27). Quand Jésus, appelant ses disciples à rejeter les inquiétudes, leur dit que leur Père sait de quoi ils ont besoin, il fait allusion à ce que nous allons manger, à ce que nous allons boire ou de quoi nous allons nous vêtir (Matthieu 6.31-32). Au commencement, le Créateur pourvoit généreusement au besoin en nourriture de la créature faite en son image (Genèse 1.29) et, quand la chute est intervenue, lui procure lui-même des vêtements (Genèse 3.21).

Les questions de nourriture et de vêtement sont mentionnées dans plusieurs passages parlant de pauvreté. Jacques, évoquant une situation typique de pauvreté, décrit « un frère ou une sœur [qui] n’ont rien à se mettre et pas de quoi manger tous les jours… » (2.15). De même, le livre de Job, dans une description saisissante de la situation des pauvres parle de celui qui est « nu, privé de vêtement » et immédiatement après des « affamés… » (24.10). Dieu, qui aime l’immigré (l’une des figures bibliques du pauvre), lui donne « du pain et un manteau » (Deutéronome 10.18). Job, vantant sa justice à l’égard des pauvres du temps de sa prospérité demande : « Ma ration, l’ai-je mangée seul, sans que l’orphelin en ait eu sa part… » et encore : « Voyais-je un miséreux privé de vêtement, un indigent n’ayant pas de quoi se couvrir, sans que ses reins m’aient béni et qu’il fût réchauffé par la toison de mes brebis ? » (Job 31.17, 19-20, voir toute la section 16-23) Il réplique ainsi à Elifaz qui l’accusait d’avoir dépouillé ses frères « de leurs vêtements jusqu’à les mettre nus » et de ne pas avoir donné d’eau à l’homme épuisé, ainsi que d’avoir refusé le pain à l’affamé (22.6b-7). Le prophète Ésaïe appelant à agir à l’égard des pauvres parle de partager son pain avec l’affamé et de couvrir celui qui est nu (Ésaïe 58.7). Ézéchiel, dans les mêmes termes, décrit le juste qui « donne son pain à l’affamé » et « couvre d’un vêtement celui qui est nu » (18.7). Jean-Baptiste dit à ceux qui veulent savoir comment produire des fruits dignes de la repentance : « Si quelqu’un a deux tuniques, qu’il partage avec celui qui n’en a pas ; si quelqu’un a de quoi manger, qu’il fasse de même » (Luc 3.11).

Le pauvre souffre donc de carences dans des domaines aussi élémentaires que la nourriture et le vêtement : il s’agit là d’une vision concrète et qui correspond assez bien à ce que le sens commun comprend quand on parle de pauvreté. À ce stade, la compréhension reste plutôt « absolue » (on n’est pas pauvre parce qu’on a moins à manger que son voisin ou que la moyenne dans son pays, mais parce qu’on a faim), mais la caractérisation reste assez vague. Elle ne nous dit pas quel type de manque de nourriture ou de vêtement caractérise le pauvre : manque significatif mais supportable ou dénuement extrême. L’expression « nourriture et vêtement » peut être prise comme une synecdoque dans laquelle une partie des besoins de base de l’être humain tient lieu de l’ensemble. Quand on voit cela, on peut ajouter plusieurs considérations supplémentaires.

Si la nourriture et le vêtement servent à désigner les besoins de base de l’être humain, ils ne sont pas exactement sur le même plan. La nourriture paraît être le besoin le plus fondamental. Bien que certains textes bibliques mentionnent uniquement le vêtement, comme ce passage de Jacques qui évoque l’hypothèse qu’« un pauvre vêtu de haillons » (2.2) entre dans l’assemblée ou la disposition de l’Exode sur le vêtement du prochain pris en gage (22.25-26), la nourriture vient plus souvent au premier plan. Les récits de famine sont finalement assez nombreux (divers épisodes dans la Genèse, mais aussi dans Ruth, 2 Rois 6-7, les descriptions des Lamentations, notamment 1.11 2.11-12, 20 et jusqu’aux Actes des Apôtres, 11.27-30). Le sage demande : « … ne me donne ni indigence, ni richesse, dispense-moi seulement ma part de nourriture…. » (Proverbes 30.8) et tout croyant prie : « Donne-nous aujourd’hui le pain dont nous avons besoin… » (Matthieu 6.11) La solidarité envers le pauvre peut être résumée avec la parole suivante : « Qui a le regard bienveillant sera béni pour avoir donné de son pain au pauvre. » (Proverbes 22.9) Le pain peut représenter à lui tout seul tout ce dont nous avons réellement besoin.

Si l’on peut « réduire » le duo « nourriture et vêtement » pour ne plus parler que du pain, il faut ajouter qu’il est aussi possible d’élargir la liste des besoins de base de l’être humain. Les prolongements les plus évidents seraient de rajouter la boisson à la nourriture, comme le fait Jésus dans le sermon sur la montagne (Matthieu 6.31) et le logement au vêtement, comme le fait Ésaïe en parlant d’héberger les pauvres sans abri (58.7). Le logement est un prolongement du vêtement et sert les mêmes buts : la protection de l’intimité, mais aussi le refuge face au froid et aux intempéries. Le texte du jugement des nations en Matthieu 25, quelle que soit l’interprétation que l’on en donne (en particulier sur l’identité de « ces plus petits qui sont mes frères20 »), évoque la faim, la soif, la nudité, mais aussi la condition de l’étranger, du prisonnier et du malade. Ce texte ne parle pas uniquement de pauvreté au sens restreint du terme mais nous place bien sur le registre des besoins fondamentaux et des manques : une vie qui répond à l’intention créatrice de Dieu va avec la santé, la liberté et des relations humaines au sein d’une société. Pour les trois derniers points abordés, c’est bien l’accueil ou le fait de venir vers la personne en question qui sont soulignés (et non pas les soins, comme on aurait pu s’y attendre pour le malade).

Jusqu’où peut-on élargir la catégorie des besoins de base ? Le mandat créationnel du début de la Genèse assigne aux humains une tâche qui ne pourra être accomplie que par l’humanité toute entière : être féconds et prolifiques, remplir la terre et la dominer. Chacun a son rôle à jouer et la pauvreté entrave la participation au mandat commun, non seulement quand le minimum vital manque, mais aussi quand les conditions pour mener une vie « normale »21, insérée dans une société humaine, ne sont pas réunies. C’est pour cela que, dans le contexte d’une société agraire comme l’était l’Israël de l’Ancien Testament, Dieu avait voulu que chaque famille ait accès à la terre. Ron Sider a suggéré de manière très intéressante que ce qui correspond à une telle disposition dans de nombreux contextes aujourd’hui serait d’assurer le droit à l’éducation pour tous – car l’éducation dans une société mondialisée remplit un rôle analogue à l’accès à la terre dans une société agraire : la possibilité de pourvoir à ses besoins et à ceux des siens par la création de richesse22.

Nous ferons donc bien de rajouter quelques éléments au seul couple « nourriture et vêtement » en tenant compte de la diversité des contextes. Il y a un élément de vérité dans les définitions plus relatives ou contextuelles de la pauvreté. Il est même légitime, comme on l’a fait dans une théologie chrétienne classique (tant thomiste que calviniste), de distinguer différents états de vie qui ont des exigences différentes : on ne définira pas de la même manière ce qui est un manque pour un roi et ce qui l’est pour un artisan23. Ce qui complique considérablement l’analyse aujourd’hui est la disparité énorme qui coexiste entre les états de vie sur la surface de notre globe.

Et pourtant… il faut immédiatement avertir du danger à aller trop loin sur la route des définitions relatives. La parole de l’apôtre Paul sur le fait de se contenter de la nourriture et du vêtement (1 Timothée 6.8) évoque à l’évidence des conditions de vie assez minimales – mais qui semblent suffisantes pour ne pas être considérées comme méritant le nom de pauvreté.

Une dernière question se pose concernant les manques dont souffrent ceux qui vivent dans la pauvreté : j’ai beaucoup parlé des besoins de base de l’être humain mais peu de la question de l’argent. Qu’en est-il de ce sujet ? Je ne suis pas sûr que la Bible en parle tant que cela pour nous aider à cerner la nature de la pauvreté. Dans un article très intéressant, Jacques E. Blocher insiste sur la distinction à faire entre l’argent et la richesse24. L’argent n’est « qu’ »un moyen (d’échange) pour obtenir des biens qui sont, eux, la véritable richesse. Si cette perspective est juste, comme je serais prêt à le dire, le fait de posséder peu ou pas d’argent n’est pas à soi seul une condition suffisante pour être pauvre : cela ne le devient qu’à partir du moment où ce manque d’argent empêche de se procurer nourriture et vêtement (c’est-à-dire de satisfaire à ses besoins de base) et empêchent la vie « normale » dans son contexte social. Dans la plupart des cas aujourd’hui, pauvreté et manque d’argent sont de fait indissociables. Mais une distinction conceptuelle subsiste et les définitions de la pauvreté qui se réfèrent uniquement au revenu monétaire risquent toujours d’appauvrir (!) la compréhension de ce que l’on vise quand on combat la pauvreté25.

Les injustices

Outre le sujet des carences dans la satisfaction des besoins de base, la Bible mentionne à de nombreuses reprises les injustices dont les pauvres sont régulièrement victimes. Mentionnons ici quelques textes à titre d’échantillon : il ne serait pas possible d’indiquer tous les passages pertinents.

Le 24e chapitre de Job (versets 2-12) donne une description détaillée des injustices dont souffrent les plus démunis : il parle de bornes déplacées (c’est-à-dire des limites de la propriété qui sont élargies aux dépens du voisin qui n’a pas les moyens de se défendre), du bœuf de la veuve retenu en gage, de l’âne des orphelins qui est emmené ; de personnes qui ont un travail harassant mais qui ne peuvent pas vivre dignement du fruit de leur travail. Job embarque ces constatations dans la défense de sa propre cause (il n’est pas clair qu’il s’intéresse au sujet de la pauvreté en tant que tel !), mais le tableau qu’il brosse n’en est pas moins saisissant et instructif. Il semble toujours très actuel.

La loi de Moïse met en place toute une série de dispositions pour protéger les pauvres26. Elles devaient restreindre la tendance du fort à abuser des avantages que lui donnait sa position. Les prophètes dénoncent régulièrement l’oppression des pauvres. Dieu ne supporte pas le fait qu’un culte formellement impeccable, voire grandiose, se conjugue avec l’oppression du prochain (Ésaïe 1.10-20). Une manière injuste de vivre le travail et le commerce, qui se fait notamment aux dépens des pauvres, reçoit des reproches cinglants du prophète Amos (8.4-10).

L’importance du souci de la justice en rapport avec la situation de ceux qui vivent dans la pauvreté est encore souligné par des affirmations et des injonctions positives : le Deutéronome souligne que Dieu donne du pain et un manteau à l’émigré et qu’il rend justice à l’orphelin et à la veuve (10.17-18). Ésaïe, dans le passage qui parle de partager son pain avec l’affamé, enjoint de dénouer les liens provenant de la méchanceté et de détacher les courroies du joug (58.6) et ailleurs de faire droit à l’orphelin et de prendre la défense de la veuve (1.17). La responsabilité de ceux qui sont en situation d’autorité politique et judiciaire (les deux sont moins dissociées dans la Bible que dans nos démocraties contemporaines) d’ouvrir la bouche au service du muet, pour la cause de tous les vaincus du sort, de juger avec équité et de défendre la cause des humbles et des pauvres, est fortement affirmée (Proverbes 31.8-9, texte qui s’adresse à un certain roi Lemouël, probablement hors du contexte d’Israël). L’ensemble de la société judéenne (roi, serviteurs du roi et peuple) est interpellé en ces termes : « Défendez le droit et la justice, délivrez le spolié de la main de l’exploiteur, n’opprimez pas, ne maltraitez pas l’immigré, l’orphelin et la veuve, ne répandez pas de sang innocent en ce lieu ! » (Jérémie 22.2-3).

Dans le Nouveau Testament, l’épître de Jacques tonne contre les riches qui ont frustré de leur salaire les ouvriers agricoles qu’ils avaient employés (5.1-6) et Jésus annonce une condamnation « particulièrement sévère » aux scribes qui « dévorent les maisons des veuves » tout en donnant l’apparence de la piété (Luc 20.45-47). La description de la Babylone d’Apocalypse 18 implique aussi le sujet des injustices sociales.

Les pauvres se retrouvent donc souvent dans la situation d’être opprimés. Le trait est relevé suffisamment souvent pour être fortement affirmé dans l’élucidation de la nature de la pauvreté. Plusieurs questions difficiles se posent néanmoins.

La première question est celle de savoir comment on définit justice et injustice. Le sujet est explosif parce que le sens du juste et de l’injuste est en chacun de nous à la fois viscéral, implanté en nous par notre Créateur et déformé par le péché et par notre parcours de vie. Il faudra se contenter ici d’indications très schématiques27.

Le Deutéronome déclare : « Pour nous la justice sera d’observer et de mettre en pratique tous ces commandements devant l’Éternel, notre Dieu, comme il nous l’a commandé. » (Deutéronome 6.25) Je propose de dire que la justice, c’est la satisfaction des exigences de la loi de Dieu
28
. Puisque la loi nous commande d’aimer notre prochain comme nous-même, donner son pain à l’affamé est affaire de justice – c’est pourquoi cela rentre dans la description du juste en Ézéchiel 18.5-9 – et l’égoïsme est une forme d’injustice dont le pauvre fait les frais.

Le langage de la justice nous place naturellement dans l’univers du tribunal . Une situation d’injustice typique subie par le pauvre, dans une perspective biblique, est celle qui se déroule dans ce contexte-là. Dans la parabole du juge inique, Jésus nous parle d’une veuve qui demande justice de son adversaire (Luc 18.1-8). C’est à la porte de la ville, c’est-à-dire au lieu où se rendait la justice29, que les pauvres sont déboutés dans Amos 5.12 (la TOB n’utilise d’ailleurs même pas le mot « porte » contrairement à la Bible à la Colombe , et met directement : « tribunal »). La loi de Moïse avertit contre la tentation de porter atteinte au droit du pauvre dans son procès (Exode 23.6). L’une des pires injustices possibles est celle qui consiste à tordre la loi elle-même, la norme, pour opprimer le pauvre (cf. Ésaïe 10.1-2, Psaume 94.20).

On peut transposer la caractérisation générale de la justice en affirmant que la justice sociale, définie dans une perspective biblique, consistera dans la satisfaction des exigences de la loi de Dieu pour la vie humaine en société. Mais une distinction doit immédiatement être introduite entre l’intention créatrice de Dieu pour l’humanité et l’adaptation nécessaire pour rendre la vie possible dans un monde corrompu. La justice que nous cherchons à faire prévaloir dans notre société et la justice que les autorités politiques et judiciaires ont pour vocation de promouvoir n’est pas la justice sociale au sens plein du terme : les efforts pour instaurer le Royaume de Dieu sur la terre sont non seulement futiles, mais dangereux. Nous ne pouvons pas faire autrement que de chercher à faire toujours mieux tout en tolérant une certaine mesure d’injustice (encadrée si possible)30. La loi civile de l’Ancien Testament nous donne un tel modèle de législation faite pour des pécheurs. Émile Nicole a su montrer comment les dispositions en faveur des pauvres se conjuguent à l’absence totale, voire brutale, de toute perspective utopique31.

Une deuxième question qu’il nous faut aborder est celle de savoir si l’injustice est une composante essentielle de la pauvreté. Autrement dit : faut-il penser que tous les pauvres sont nécessairement victimes d’injustice, voire que la pauvreté elle-même serait une injustice ?

Exode 23.3 enjoint de ne pas favoriser un faible (ou un indigent) dans son procès. Cette parole surprenante, mais combien profonde, montre l’importance de rappeler un principe d’ impartialité (cf. aussi Lévitique 19.15) : le pauvre n’a pas toujours raison et on ne doit pas systématiquement lui donner l’avantage. Il n’est pas toujours victime de l’injustice dans tous les cas.

Contrairement au riche, le pauvre n’est généralement pas en mesure de faire un cadeau au juge, de lui donner un pot-de-vin. Mais il n’y a pas que les présents qui peuvent faire dévier la sentence dans un tribunal. Dans son commentaire sur Exode 23.3, Calvin évoque entre autres cas :

  • Une «  compassion mal placée » envers un pauvre qui serait coupable, compassion dont la tentation est d’autant plus dangereuse qu’elle peut se couvrir de l’apparence de la vertu (ça « fait bien » de se mettre du côté de la veuve et de l’orphelin).
  • Le fait de céder devant la ténacité et les lamentations des pauvres – même si ceux-ci sont dans leur tort
    32 .

Il vaut donc mieux dire, je crois, que la pauvreté rend toujours vulnérable à l’injustice. Mais elle ne rend pas les hommes bons ou saints. Comme le dit Henri Blocher, l’homme pèche tant qu’il peut33. Le réalisme de la vision biblique du péché doit nous amener à nous attendre à ce que les pauvres se rendent aux aussi coupables d’injustices s’ils en ont la possibilité. Mais précisément parce qu’ils ont moins de possibilités de ce genre, nous pouvons penser que les pauvres courent tous ou presque un risque plus élevé que la moyenne des humains de subir des injustices. En cas de problème, ils auront souvent plus de mal que les autres à faire valoir leurs droits.

Mais peut-on dire, de façon plus globale, que la pauvreté est elle-même une injustice ? Si l’on affirme que la justice est la satisfaction des exigences de la loi de Dieu, il me semble qu’il faut souligner que ce que la loi de Dieu commande c’est que notre cœur

soit disposé d’une certaine façon (l’amour de Dieu et du prochain) et que nous agissions d’une certaine façon (au sein du « territoire » balisé par les commandements divins). De cela découleront des conséquences (heureuses ou malheureuses) et des situations (pour nous et pour les autres), y compris parfois la pauvreté ou la disparation de certaines situations de pauvreté. Notre responsabilité concerne d’abord ce que nous faisons et l’orientation de notre cœur et beaucoup moins directement (voire pas du tout, dans certains cas) la situation dans laquelle nous vivons. La loi de Moïse disait, en substance : pratiquez la justice, c’est-à-dire obéissez à ma loi, et il n’y aura pas de pauvreté (cf. Deutéronome 15.1-11). Elle ne disait jamais : éradiquez la pauvreté car c’est cela que veut dire pratiquer la justice ! On peut donc dire qu’une société où règnerait une justice parfaite (les nouveaux cieux et la nouvelle terre où la justice habitera – 2 Pierre 3.13) serait sans pauvreté. Mais dire que la pauvreté est une injustice ressemble à un raccourci ou en tout cas à un usage dérivé ou par extension du mot « injustice ».

Les relations

Si l’on veut approfondir le sujet de la pauvreté à la lumière de la Bible, je crois qu’il est intéressant de relever l’expression toute faite et bien connue « la veuve et l’orphelin », à laquelle s’ajoute parfois l’« émigré » ou l’« immigrant ». Il me semble qu’il s’agit là encore de désigner un tout (l’ensemble des pauvres) en nommant une partie de ce tout (les veuves et les orphelins), même si la synecdoque est sans doute un peu moins évidente que pour l’expression « nourriture et vêtement ».

Les textes qui utilisent ces termes sont nombreux. Ils se situent essentiellement dans l’Ancien Testament, mais Jacques affirme aussi que « [l]a religion pure et sans tâche, devant Dieu le Père, la voici : visiter les orphelins et les veuves dans leur détresse ; se garder des souillures du monde pour ne pas se souiller34 » (1.27) et porte une attention particulière à la situation des veuves à l’intérieur de l’Église (cf. Actes 6.1-7 ; 1 Timothée 5.3-16)35. Le Psaume 68 affirme que Dieu est « Père des orphelins, justicier des veuves » (verset 6) Ce texte est d’autant plus intéressant qu’il est assez rare que Dieu soit appelé « Père » dans l’Ancien Testament. En Deutéronome 24.17-22 la triade veuve / orphelin / émigré apparaît quatre fois. Certains textes ajoutent le lévite (Deutéronome 14.29) ou le pauvre (Zacharie 7.10)36.

Cette expression nous dit certes quelque chose sur qui étaient les pauvres aux temps bibliques. Il n’est pas impossible que, dans un autre contexte, la majorité des pauvres se trouvent dans des situations différentes. Mais considérer ces trois catégories de personnes nous fait aussi faire un pas supplémentaire dans notre compréhension de la pauvreté. Il ne s’agit plus tant de contribuer à la définition de la pauvreté, mais plutôt de décrire quels types de personnes sont les pauvres, de comprendre qui est susceptible de devenir pauvre et comment la pauvreté peut s’installer. Savoir quelque chose des causes peut nous guider dans la recherche des remèdes .

La veuve, l’orphelin et l’émigré sont des personnes pour lesquelles une relation clé a été abîmée ou brisée37. La veuve a perdu son mari ; l’orphelin a perdu son père ; l’émigré est isolé par rapport à la communauté dont il est originaire. La rupture des relations peut conduire à la pauvreté ; tout comme la pauvreté renforce l’isolement.

Certains versets des Proverbes permettent de prolonger la réflexion : « La richesse multiplie le nombre des amis, mais le faible est coupé même de son ami. » (19.4) « Tous ses frères détestent l’indigent, à plus forte raison ses amis s’éloignent-ils de lui. Tandis qu’il poursuit ses discours, ils ne sont plus là ! » (19.7)

Il est donc intéressant de noter que le pauvre est atteint non seulement dans ses besoins physiques (nourriture et vêtement), mais aussi dans ses besoins relationnels. Fragilisés et atteints dans les relations humaines et sociales qui contribuent tant à la stabilité d’une vie, les pauvres ne sont pas en mesure de rentrer dans les rapports de « donnant-donnant » qui caractérisent bien plus que nous ne l’admettons parfois les réalités humaines. Jésus souligne cet aspect de la pauvreté lorsqu’il dit :

« Quand tu donnes un déjeuner ou un dîner, n’invite pas tes amis, ni tes frères, ni tes parents, ni de riches voisins, sinon eux aussi t’inviteront en retour, et cela te sera rendu. Au contraire, quand tu donnes un festin, invite des pauvres, des estropiés, des boiteux, des aveugles, et tu seras heureux parce qu’ils n’ont pas de quoi te rendre : en effet, cela te sera rendu à la résurrection des justes. »

(Luc 14.12-14) Cela ne signifie pas que les pauvres n’ont rien à apporter dans des relations personnelles ou pour la construction de la société ou de l’Église (cf. Ecclésiaste 9.13-16), mais que ce qu’ils peuvent apporter n’est pas « socialement équivalent » à ce que des personnes riches – ou en tout cas qui ne sont pas pauvres – peuvent donner.

L’isolement explique la vulnérabilité à l’injustice et l’enfermement dans un cercle vicieux de pauvreté. Il peut empêcher d’accéder aux moyens de gagner sa vie, comme on peut le voir dans l’histoire de la veuve secourue par Élisée (cf. 2 Rois 4.1-7). C’est ce qui explique l’importance de la loi du jubilé qui redonnait à chacun les moyens de produire ce dont il avait besoin avec sa famille (Lévitique 25.8-17).

Le cadre d’un monde déchu

Jusqu’à présent, nous avons cherché à éclairer le phénomène de la pauvreté en relevant certaines caractéristiques des textes bibliques qui touchent le sujet : le couple « nourriture et vêtement » ; la mention récurrente des injustices auxquelles les pauvres sont exposés ; l’expression « la veuve, l’orphelin et l’émigré ».

Le cadre biblique global, souvent présenté à l’aide de la triade création / chute / rédemption38, jette lui aussi une lumière sur la réalité de la pauvreté. C’est sur l’arrière-plan de ce que l’Écriture nous dit d’un monde déchu qu’il faut l’appréhender.

La Bible raconte comment, au commencement, Dieu a créé toutes choses et affirme que tout était bon à l’extrême (cf. Genèse 1.31). Dans Genèse 1 et 2, on ne trouve pas de trace de pauvreté. Le lecteur retire plutôt une impression d’abondance dans laquelle l’ensemble des besoins humains sont pleinement satisfaits. C’est cela l’intention créatrice de Dieu pour l’humanité.

La désobéissance des humains au commandement de Dieu a introduit dans le monde une situation profondément anormale . Le théologien Auguste Lecerf utilisait l’expression « anormalisme » pour caractériser la vision biblique du monde39. Ni les humains, ni la société, ni la création ne « fonctionnent » comme ils le devraient aujourd’hui. Il s’agit de beaucoup plus que d’un dysfonctionnement, même grave, que l’on pourrait régler avec le temps ou par des efforts (réformistes ou révolutionnaires). Cet état subsistera jusqu’à l’intervention finale du Christ.

L’apôtre Paul dit que la création a été soumise à la vanité (Romains 8.20 – il me semble sous-entendu que c’est Dieu qui l’y a soumise suite au péché originel). L’être humain a été créé pour une relation harmonieuse avec son Dieu et avec son prochain et pour trouver une place au sein de la société et en relation avec la terre. Tout cela a été atteint par la chute comme les chapitres 3 et suivants de la Genèse le montrent : l’homme se cache devant son Dieu (3.8) ; les relations entre l’homme et la femme ou entre les frères sont marqués par la tension, jusqu’au meurtre (3.12, 16 ; 4.3-8) ; la société humaine se corrompt et se remplit de violence (6.5, 11 ; cf. 8.21 ; 9.2, 5-7) ; il devient plus difficile pour l’homme de réussir à satisfaire ses besoins de base : la terre produit des chardons et des broussailles (3.17-19). Derrière les malheurs de Job – un riche ayant tout perdu – la Bible nous apprend même à voir l’action d’une puissance personnelle mauvaise (voir Job 1-2). C’est dans ce tableau général que l’on peut inscrire les différents « ingrédients » de la pauvreté dont nous avons parlé : les carences dans la satisfaction des besoins de base, les injustices et les ruptures de relations qui caractérisent la situation de la veuve, de l’orphelin et de l’émigré.

Cependant il faut aussi ajouter que Dieu limite les dégâts consécutifs à la chute. Il pose un cadre qui rend la vie humaine possible (cf. Genèse 8.21-22), et continue à faire du bien à tout ce qu’il a créé (cf. Psaume 145.9). Jésus souligne qu’il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons et tomber la pluie sur les justes et sur les injustes (Matthieu 5.45) et Paul qu’il ne manque pas de témoigner sa bienfaisance aux nations en envoyant aux humains du ciel pluies et saisons fertiles, et même en comblant de nourriture et de satisfaction le cœur de personnes qui lui tournent le dos (Actes 14.16-17). C’est à cette action de grâce commune qu’il convient de rapporter toutes les bonnes choses qui subsistent dans un monde déchu et qui devraient inciter ceux qui ont plus à se conduire de façon solidaire et juste à l’égard de ceux qui possèdent moins40.

S’il faut inscrire la réalité de la pauvreté dans le cadre d’un monde déchu, il est nécessaire de souligner que le lien entre péché et pauvreté est global et complexe . L’expression « monde déchu » plante le décor et permet de poser quelques points de repère, mais il serait très naïf de penser que, pour une situation de pauvreté donnée, on pourrait trouver dans tous les cas « le » péché unique qui en est la cause directe : que ce soit le péché des riches, des puissants, des gouvernants ou celui des pauvres ou encore celui du diable. Même le péché originel ne conduit à la pauvreté que via tout un circuit de conséquences imbriquées les unes dans les autres – si la chose était directe et automatique, nous serions tous pauvres parce que tous pécheurs et marqués par le péché originel ! Face à la question des causes de la pauvreté, la Bible nous apprend à résister aux généralisations simplistes et aux réponses trop rapides.

Pistes d’assimilation

L’enseignement biblique jette une lumière sur ce phénomène si sombre qu’est la pauvreté. Il ne se substitue pas aux analyses des spécialistes ou des professionnels de l’action sociale, de l’aide humanitaire, du développement ou du plaidoyer. Mais il est susceptible de guider celui qui le reçoit sur le chemin d’une réponse chrétienne à la pauvreté. Contentons-nous de suggérer rapidement quelques pistes en reprenant les éléments que nous avons passés en revue, mais dans un ordre inversé.

Sur le cadre biblique global d’abord : j’ai utilisé l’expression « monde déchu ». Mais si nous voulons nous situer face à la détresse humaine, il faudra préciser : « monde déchu pour lequel Dieu a un avenir  ». La grâce commune est déjà tournée vers Jésus-Christ car elle est ordonnée à la grâce du salut. Dès Genèse 3, l’histoire humaine est orientée par la promesse de la délivrance. C’est en considération de son œuvre que Dieu préserve le monde. Grâce à Jésus, notre vie peut être placée toute entière – c’est-à-dire aussi dans sa dimension de responsabilité sociale – sous le signe de l’ espérance .

Nous vivons dans une situation anormale et il serait illusoire de penser que nous serions en mesure de rétablir la situation « normale » du commencement, le paradis perdu, en y mettant suffisamment d’argent et de moyens ou même de passion, de foi et d’amour. Et pourtant , parce que Dieu est vraiment bon et que Jésus est vraiment venu, il faut dire non seulement qu’il est toujours bien d’aimer son prochain, de pratiquer la justice, d’aimer la miséricorde, de faire pour les humains ce que nous voudrions qu’ils fassent pour nous, mais aussi que cela en vaut toujours la peine . Dans le présent ou dans l’avenir41, Dieu fera porter du fruit à ce que nous faisons pour lui.

Nous avons naturellement tendance à osciller entre une confiance exagérée entre ce que nous pouvons accomplir (à titre individuel, collectivement ou via l’État) et un cynisme désabusé, désengagé, voire paresseux, mais la Bible voudrait nous débarrasser de nos utopies tout en nous remplissant d’espérance. Il est bon de rappeler ici les mots de la Déclaration de Lausanne  :

… nous rejetons, comme rêve orgueilleux et présomptueux, l’idée que l’homme puisse jamais édifier sur terre un règne de paix et de bonheur. Nous croyons que Dieu rendra parfait son royaume et, avec un ardent désir, nous attendons ce jour ainsi que les nouveaux cieux et la nouvelle terre où la justice habitera et où Dieu règnera pour toujours. Entre-temps, nous nous consacrons de nouveau au service du Christ et à celui des hommes, en nous soumettant avec joie à son autorité sur nos vies tout entières42.

Plutôt que « changer le monde dès aujourd’hui », la Bible nous invite dans le présent à servir en attendant Jésus.

L’importance des relations abîmées et brisées dans le phénomène de la pauvreté nous dit quelque chose sur la manière d’agir face à la pauvreté. Si l’on peut caractériser la pauvreté en termes de carences dans la satisfaction des besoins de base, cela ne signifie pas pour autant que l’on peut régler le problème en se contentant de fournir des biens matériels manquants ou d’ injecter de l’argent . Steve Corbett et Brian Fikkert ont écrit un livre intitulé de façon significative Quand aider fait du tort . Sans valider l’ensemble de leurs analyses, nous aurions intérêt à nous laisser interpeller par leur message. Ils arguent que la restauration des relations fait partie de l’essence de la réduction de la pauvreté43et combattent vigoureusement le paternalisme consistant à faire pour les autres ce qu’ils sont capables de faire pour eux-mêmes44. S’il est des situations où il faut se contenter de l’assistance, sur le long terme, le mot d’ordre serait plutôt de fortifier le faible (cf. Ézéchiel 34.4 et 16). Tim Chester affirme :

« Faire reprendre des forces aux faibles », cette formule résume bien ce que représente une bonne action sociale. L’engagement social ne peut se réduire à fournir des biens et des services aux démunis. On peut parler d’œuvre sociale réussie quand les pauvres ont les moyens de faire des choix et d’induire des changements45.

Cette manière de voir les choses rejoint partiellement, après un détour, certaines des propositions présentées plus haut comme celle d’Amartya Sen sur les « capabilités ».

La démarche décrite par Tim Chester demande une implication personnelle approfondie avec ceux qui vivent dans la pauvreté pour leur permettre de trouver pleinement leur place dans la société humaine. Elle demande du temps, d’être prêt à cheminer avec les pauvres, et parfois d’échouer. Toutes les situations de détresse ne peuvent pas être redressées ici-bas. Mais certaines le peuvent : cela vaut donc la peine d’essayer !

L’accent biblique sur les injustices en rapport avec la situation de ceux qui vivent dans la pauvreté devrait nous faire réfléchir dans trois directions au moins.

Tout d’abord, chacun peut réfléchir à la question de l’injustice dans sa vie personnelle. Nous nous retrouvons tous, à un moment ou à un autre, dans une situation de force face à quelqu’un de plus faible que nous – et il arrivera probablement parfois qu’il s’agisse d’une personne en situation de pauvreté. Le livre des Proverbes avertit implicitement contre la dureté de la réponse du riche au pauvre (18.23) et explicitement contre le fait de refuser de faire du bien à qui en a besoin quand on peut le faire (3.27). La générosité est une question de justice46et c’est sans doute à ce niveau que nous péchons le plus souvent.

Nous pouvons ensuite réfléchir au problème de notre participation à un système injuste dont les pauvres font souvent les frais. Ici la question se fait beaucoup plus complexe. La Bible a quelque chose à dire sur le mal systémique (cf. la figure de Babel / Babylone, de la Genèse à l’Apocalypse), mais transposer des textes (comme Ésaïe 58 par exemple) qui parlent d’injustices dans les relations personnelles à des situations d’injustices systémiques demande plus que du doigté : une attention aux effets de seuil qui atténuent (voire exténuent) la responsabilité. Même ceux qui utilisent l’expression contestée (et contestable47) de « péché structurel » sentent bien qu’il y a une différence entre le fait de maltraiter son employé et celui d’acheter un produit qui est arrivé dans notre magasin en suivant une longue chaîne dans laquelle des choses mauvaises, voire abominables, se sont produites48 : dans le premier cas, je suis directement responsable. Qu’en est-il dans le deuxième ?

Je propose de dire que le seul fait de participer à un système mauvais ne suffit pas à nous rendre coupables ou complices personnellement : c’est le discernement de la vocation de chacun (qui peut varier considérablement d’une personne à l’autre – il suffit de penser à la différence entre un enfant et un président de la république !) qui va déterminer le rôle que nous avons à jouer et la responsabilité qu’il nous faut assumer au sein des structures dans lesquelles nous sommes insérés. Il faut être conscient du fait que sur ce sujet des différences d’analyse considérables risquent de se présenter parmi les chrétiens49.

Nous pouvons enfin élargir la réflexion sur les injustices à partir de l’injonction de ne pas favoriser un faible dans son procès : si l’on passe du jugement au cours d’un procès au jugement que l’on se forme dans le travail intellectuel, je crois que ce verset est particulièrement utile à méditer aujourd’hui. Il existe une tendance à favoriser idéologiquement le pauvre ou les pays pauvres, à présupposer, même sans avoir examiné la question et les différents éléments d’une problématique, que si un être humain ou un pays sont pauvres, c’est forcément qu’il y a de mauvais riches quelque part qui en sont les responsables, voire les principaux ou les seuls responsables. Il est possible qu’il en soit (souvent) ainsi, mais quand nous portons un jugement sur une situation, veillons néanmoins à ne pas favoriser le faible, mais à rechercher tout simplement la vérité – qui est souvent complexe. L’inverse est vrai : l’injonction de ne pas fausser le droit du pauvre dans son procès devrait amener les chrétiens à refuser les jugements à l’emporte-pièce, les généralisations négatives et les idées reçues caricaturales à l’égard des pauvres que l’on rencontre encore trop souvent aujourd’hui.

Enfin concernant l’accent biblique sur les besoins de base , nous ramène à des considérations terre-à-terre : l’idéal est que chacun ait assez pour satisfaire, et même largement, à ses besoins tels que Dieu les a voulus. Nous devons travailler dans ce sens pour nous et pour notre prochain. Il ne s’agit pas pour autant que tous nos désirs plus ou moins pécheurs soient exaucés, que nous ayons forcément autant que les autres ou que notre niveau de vie augmente indéfiniment. Peut-être même faudrait-il qu’il baisse un peu pour que celui de notre prochain soit plus acceptable ?

En nous parlant de nourriture ou de vêtement, de logement ou de boisson, la Bible nous plonge dans la réalité la plus ordinaire. Nous pouvons (presque) tous contribuer à notre façon en partageant notre pain – la veuve qui a nourri Élie ne pourrait-elle pas en servir d’illustration (cf. 1 Rois 17.8-16) ?

Si la pauvreté apparaît comme l’une des caractéristiques d’un monde déchu, l’action chrétienne face à elle sera, dans notre quotidien et selon notre vocation, un reflet de la grâce du Dieu qui a un avenir pour l’humanité en Jésus-Christ : en partageant notre pain, nous confessons que si nous vivons, c’est parce que Dieu nous a donné le Pain vivant descendu du ciel. Le Dieu d’Ésaïe 58 qui parle d’action en faveur du pauvre est le Dieu d’Ésaïe 55 qui offre le salut comme un repas gratuit sur la base de l’œuvre accomplie par celui qu’il appelle « mon Serviteur » et qui a été décrite en Ésaïe 53.

  1. En 1982 s’est déroulée à Grand Rapids aux États-Unis une consultation sur la relation entre l’évangélisation et la responsabilité sociale sous les auspices du comité de Lausanne et de ce qui s’appelle aujourd’hui l’Alliance Évangélique Mondiale. John Stott avouera s’y être rendu « avec un degré d’appréhension considérable », « presque désespéré ». Tim Chester raconte que « dans un groupe de discussion un des participants en accusa un autre de défendre cet autre évangile qui était anathème pour Paul {…}  ». Cf. Timothy Chester, Awakening to a World of Need , The recovery of evangelical social concern , Leicester, Inter-Varsity Press, 1993, p.122. Je traduis. Le même auteur présente de manière schématique quatre personnages représentant quatre positions différentes sur l’engagement social que l’on peut rencontrer dans le monde évangélique : Tim Chester , La responsabilité du chrétien face à la pauvreté , trad. Annick Tchangang, Marne-la-Vallée, Éditions Farel, 2006, p.3-5.
  2. J’ai eu l’occasion de développer quelques pensées sur le sujet lors d’une journée du REMEEF (Réseau de missiologie évangélique pour l’Europe francophone) à Nogent-sur-Marne le 21 novembre 2018. Une publication devrait voir le jour à ce sujet. On peut également se référer à mon article « Does Integral Mission include everything that God requires of us and does God require of us everything included in Integral Mission » sur le site Internet de Micah Global : http://www.micahnetwork.org/sites/default/files/doc/page/does_im_include_everything_that_god_requires_of_us_daniel_hillion.pdf
    Page consultée le 15 mars 2019.
  3. On peut consulter le petit ouvrage de Jacques Blandenier, Les pauvres avec nous , La lutte contre la pauvreté selon la Bible et dans l’histoire de l’Église, Valence, Éditions LLB, coll. Défi Michée, 2006.
  4. Compendium de la doctrine sociale , établi par le Conseil Pontifical Justice et Paix, Paris, Les Éditions du Cerf – Bayard – Fleurus Mame, 2005, n.33, p.19.
  5. Sur ce sujet, cf. Jacques Buchhold, « Paul et l’esclavage » dans Théologie Évangélique , volume 4, n°2, 2005, p.29-38
  6. Henri Blocher, « Un regard sur la théologie africaine » dans Théologie Évangélique , volume 15, n°3, 2016, p.27-28.
  7. 1 Corinthiens 9.9 avec sa question rhétorique pour savoir si Dieu se met en peine des bœufs qui peut être si surprenante pour le lecteur occidental du 21e siècle (défenseur de la cause animale ou pas) peut nous instruire utilement sur l’écart entre notre lecture du texte et celle, normative, du Nouveau Testament. Sur ce texte (et sur la question de la souffrance animale), voir en particulier Henri Blocher, « L’évolution favorise-t-elle l’athéisme ? » dans De la Genèse au génome , Perspectives bibliques et scientifiques sur l’évolution, sous dir. Lydia Jaeger, Charols, Nogent-sur-Marne, Paris, Excelis, Éditions de l’Institut biblique, Groupes bibliques universitaires, coll. La Foi en Dialogue, 2011, p.139-142 (notamment la note 30).
  8. J’emprunte cette expression à Auguste Lecerf, « De l’impulsion donnée par le calvinisme à l’étude des sciences physiques et naturelles » dans
    Études calvinistes , Aix-en-Provence, Éditions Kerygma, 1999 (première édition 1949), p.123 : « Sans doute, l’autorité de l’Ecriture ne se limite-t-elle pas au dogme et à la vie spirituelle. Elle a son mot à dire dans toutes les sphères de la pensée et de l’activité humaine. Elle a une autorité principielle même en matière scientifique. » Cette manière de s’exprimer récuse l’idée d’une autonomie absolue de quelque domaine de la réalité par rapport à l’autorité de Dieu qui parle dans l’Écriture sans pour autant obliger à croire que la Bible parlerait de tout de façon directe ou quasi-directe. Elle fait droit à ce que l’Église catholique désigne avec l’expression peu heureuse d’« autonomie des réalités terrestres ». Sur cette notion, cf. Compendium de la doctrine sociale , op . cit ., n.46, p.25-26.
  9. Tout autre présupposé me semblerait pencher dans le sens du dualisme : il y a une partie de la réalité qui échappe à l’autorité de Dieu qui parle dans l’Écriture.
  10. Cf. « La Déclaration de Lausanne », dans Évangéliser, témoigner, s’engager , sous dir. Jean-Paul Rempp, Charols, Excelsis, 2017, §5, p.22.
  11. Le Petit Robert , Dictionnaire alphabétique & analogique de la langue française, par Paul Robert, rédaction dirigée par A. Rey et J. Rey-Debove, Paris, Dictionnaire le Robert, 1977, p.1381.
  12. L’article de Wikipédia sur la pauvreté peut donner un premier aperçu intéressant :
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Pauvret%C3%A9 Page consultée le 15 mars 2019.
  13. Sur cette approche cf. Sylviane Guillaumond Jeanneney, L’aide au développement sous un regard chrétien , Paris, Salvator, 2018, p.69.
  14. Voir http://www.unesco.org/new/fr/social-and-human-sciences/themes/international-migration/glossary/poverty/ Page consultée le 06 mars 2019.
  15. On touche du doigt ces problèmes en lisant l’article de Stéfan Lollivier, « La pauvreté : définitions et mesures », accessible sur
    https://www.cairn.info/revue-regards-croises-sur-l-economie-2008-2-page-21.htm Page consultée le 06 mars 2019.
  16. Cf. Sylviane Guillaumond Jeanneney, L’aide au développement sous un regard chrétien , op . cit ., p.49.
  17. Aujourd’hui vivre avec moins de 1,90 dollar par jour en parité de pouvoir d’achat.
  18. Cf. l’article de Stéfan Lollivier, « La pauvreté : définitions et mesures », art. cit.
  19. Blaise Pascal, « De l’esprit géométrique », section 1, dans De l’esprit géométrique, Entretien avec M. de Sacy, Écrits sur la grâce, et autres textes , introduction, notes, bibliographie et chronologie par André Clair, GF Flammarion 436, 1985, p.69.
  20. Sur ce sujet cf. les articles suivants : Samuel BÉnÉtreau, « ‘Ces plus petits de mes frères’. Étude de Matthieu 25.31-46 » dans Ichthus , 1970, n°8, p.21-27 et Pierre Marcel, « Frères et sœurs du Christ » dans La Revue Réformée , 1964/4, 15, p.18-30 et 1965/1, 16, p.12-26.
  21. Cf. Sylvain Romerowski, « Justice », dans Dictionnaire de théologie biblique , coll. Or, Charols, Excelsis, 2006, p.709-710. Je rajoute des guillemets en raison de ce qu’Auguste Lecerf appelait l’« anormalisme » de la vision biblique du monde : dans un monde déchu, on ne vit jamais vraiment « normalement ». Sur ce sujet cf. infra.
  22. Cf. Ron Sider, The Scandal of Evangelical Politics, Why are Christians Missing the Chance to Really Change the World? , Grand Rapids, BakerBooks, 2008, p.126.
  23. Cf. sur ce sujet Daniel Hillion, « Responsible Generosity » dans Evangelical Review of Theology , volume 37, n°1, Janvier 2013, p.43-45 où je renvoie à un texte de Saint Thomas d’Aquin ( Somme théologique , II-II, qu.32, art.6) et à l’encyclique de Léon XIII Rerum Novarum avec les distinctions sur deux sens différents du mots « nécessaire » et l’idée de vivre d’une manière qui convient à son état ainsi qu’à Auguste Lecerf, « Calvinisme et capitalisme », dans Études calvinistes , op . cit ., p.99-106, où Lecerf se réfère à la théorie aristotélicienne du droit analogique selon laquelle « chaque état de fortune ou de rang a ses exigences » (p.105).
  24. Cf. Jacques E. Blocher, « Le chrétien et l’argent » dans Les cahiers de l’Institut biblique de Nogent , n°159.
  25. Cf. les remarques de Sylviane Guillaumond Jeanneney, L’aide au développement sous un regard chrétien , op . cit ., p.49-50.
  26. Sur ce sujet, cf. l’excellent article d’Émile Nicole, « L’attitude à l’égard du pauvre dans l’Ancien Testament », dans Croquis de randonnées bibliques , Vaux-sur-Seine, Édifac, 2011, p.59-77, notamment, p.64-65. Il relève en particulier : la libération de l’esclave hébreu au bout de 6 ans (Exode 21.2) ; l’interdiction du prêt à intérêt (Exode 22.24) ; la protection de l’emprunteur contre certaines réclamations excessives du créancier (Deutéronome 24.6, 10-14) ; l’autorisation du glanage et du grappillage (Lévitique 19.9-10) ; la remise des dettes tous les 7 ans (Deutéronome 15.1-11) ; la loi du jubilé (Lévitique 25.8-17).
  27. Pour aller plus loin, on se reportera d’abord à l’article cité plus haut de Sylvain Romerowski (« Justice » dans Dictionnaire de théologie biblique , coll. OR, Charols, Excelsis, 2006, p.704-727). On pourra aussi consulter Andrew Hartropp, What is Economic Justice , Biblical and Secular Perspectives Contrasted , Milton Keynes, Colorado Springs, Hyderabad, Paternoster, 2007.
    J’ai commencé à faire quelques propositions dans plusieurs publications notamment Daniel Hillion, « Pauvreté et injustices : le Mouvement de Lausanne et la justice sociale » dans La Revue Réformée , n°286, 2018/2, tome LXIX, p.63-83.
  28. Sylvain Romerowski, dans « Justice », art. cit., étaie ce lien entre les notions de justice et de loi.
  29. Pour le mot « porte », le glossaire de la Bible à la Colombe indique : « C’est l’endroit où l’on rendait la justice et traitait des affaires, si bien que le mot peut servir à désigner les autorités elles-mêmes. »
  30. Sur ce sujet, cf. l’article éclairant d’Henri Blocher, « Loi, liberté et grâce. Quelle éthique proposer à la société civile ? », in Pour une éthique biblique, ouvrage collectif, Dossier Vivre n°22, Bevaix (Suisse), Imprimerie de Radio Réveil, 2004, p.9-33.
  31. Cf. Émile Nicole, « L’attitude à l’égard du pauvre dans l’Ancien Testament », art. cit., p.66-70.
  32. J’ai consulté ce commentaire en ligne, en traduction anglaise sur http://www.ccel.org/ccel/calvin/calcom05.ii.iv.ii.xv.html Page consultée le 20 mars 2019.
  33. Cf. Henri Blocher, « Un regard sur la théologie africaine », art. cit., p.27.
  34. Il est tentant de considérer les deux éléments de ce verset comme une synecdoque avec le soin de la veuve et de l’orphelin comme résumé de la face « positive » de la religion pure et sans tache et le fait de se garder du monde comme résumé de sa face « négative ». Que le souci des pauvres puisse jouer un tel rôle de résumé devrait nous faire réfléchir sur son importance.
  35. Sur les veuves dans le Nouveau Testament, voir aussi, entre autres, Marc 12.41-44 et Actes 9.39.
  36. Voici quelques références supplémentaires : Exode 22.20-23 ; Deutéronome 16.11, 14 ; 26.13 ; 27.19 ; Psaume 94.6 ; 146.9 ; Ésaïe 1.17, 23 ; 9.16 ; 10.2 ; Jérémie 7.5 ; 22.3 ; 49.11 ; Lamentations 5.3 ; Ézéchiel 22.7 ; Malachie 3.5.
  37. J’ai été amené à cette pensée par la lecture de Tim Chester, La responsabilité du chrétien face à la pauvreté , Quel équilibre entre évangélisation et travail social ?, trad. Annick Tchangang, Marne-la-Vallée, Farel, 2006, p.154. Voir tout le chapitre « Faire bon accueil aux exclus de la société », p.149-169.
  38. On rajoute parfois à cette triade la « consommation » finale. C’est ainsi que l’ Engagement du Cap parle de « l’histoire universelle de la création, de la chute, de la rédemption au cours des âges et de la nouvelle création ». Voir « L’Engagement du Cap » dans Évangéliser, témoigner, s’engager , op . cit ., première partie, 6, B, p.160.
  39. Cf. Auguste Lecerf, Du fondement et de la spécification de la connaissance religieuse , Aix-en-Provence, Édition Kerygma, 1999 (1ere ed. 1938), p.49.
  40. La Bible tire explicitement la conséquence de la grâce commune au thème de l’ amour de l’ennemi , mais la même logique peut s’appliquer à l’action envers le pauvre.
  41. Je comprends dans ce sens la promesse de l’Apocalypse d’après laquelle la gloire et l’honneur des nations seront apportés dans la nouvelle Jérusalem (21.24 et 26) : rien de ce qui est bon dans le monde présent ne sera perdu dans l’état final.
  42. « La déclaration de Lausanne » § 15 dans Évangéliser, témoigner, s’engager , op . cit ., p.29.
  43. Cf. Steve Corbett et Brian Fikkert, When Helping Hurts , How to Alleviate Poverty without Hurting the Poor… and Yourself, Chicago, Moody Publishers, 2009, 2012, p.123.
  44. Ibid ., p.109.
  45. TimChester, La responsabilité du chrétien face à la pauvreté , op . cit ., p.179.
  46. Cf. Le livre de Timothy Keller, Pour une vie juste et généreuse , Grâce de Dieu et pratique de la justice , Charols, Éditions Excelsis (sous la marque des éditions Farel), 2018, par exemple p.21-23.
  47. J’ai apprécié la finesse des explications du Pape Jean-Paul II dans l’encyclique Sollicitudo rei socialis , n.35-37 et 46 et note 65. Je synthétise : une structure n’est pas sujet d’actes moraux, la responsabilité est celle des personnes, mais l’accumulation de péchés personnels leur donne une forme de consistance propre.
    http://w2.vatican.va/content/john-paul-ii/fr/encyclicals/documents/hf_jp-ii_enc_30121987_sollicitudo-rei-socialis.html Page consultée le 21 mars 2019.
  48. Cf. Les échanges dans la pièce de théâtre de Corentin et Rebecca Haldemann, Salomé Haldemann et Marie-Noëlle Yoder, Voyage vers la simplicité , Pièce en trois actes , Montbéliard, Éditions Mennonites, 2018, p.26.
  49. J’ai fait quelques propositions dans Daniel Hillion, « Relations, responsabilité, pauvreté : quelle éthique dans l’usage de l’argent aujourd’hui ? », dans Théologie Évangélique , volume 17, n°2, 2018, p.125-140. Ma solution théorique est largement inspirée par la pensée de Ron Sider, mais les conséquences pratiques que j’en tire sont sans doute quelque peu différentes de celles qu’il adopterait.

Sortie de Hokhma N°115

Couv_115_HokhmaNotre numéro 115 est sorti!

Consultez la table des matières via la couverture ci-jointe, découvrez un article complet : L’IVRAIE DANS LE MONDE – UNE PROTESTATION ANABAPTISTE, de Claude Baecher.

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Ou encore, consultez les recensions du numéro :

 

Bonne lecture à chacun!

 

Deux livres sur l’éducation chrétienne

GreeneAlbert E. Greene, à la reconquête de l’éducation chrétienne : une vision qui transforme, Saint-Louis, ACSI-Francophonie, 2013 – ISBN 978-2-918472-05-6 – 316 pages.

BussiereOuvrage collectif, Luc Bussière et al., Un espoir pour l’école : l’éducation chrétienne, une offre alternative, Charols, Excelsis et les éditions Farel, 2018 – ISBN 978-2-86314-479-4 – 150 pages – € 13.

Deux livres récents font le point sur l’éducation chrétienne.

Le premier est la traduction, par la branche francophone de l’ACSI (Association Internationale des écoles Chrétiennes) d’un ouvrage d’Albert Greene, Reclaiming the Future of Christian Education, publié en 1998. Albert Greene a commencé son ministère comme pasteur puis directeur d’école dans la région de Seattle. Après avoir complété ses études de théologie par un doctorat en science de l’éducation, Albert Greene a consacré la suite de son ministère d’enseignant et d’orateur au développement de l’éducation chrétienne.

Dans les deux premiers chapitres, l’auteur commence par poser les enjeux de la post-modernité et leur impact sur le domaine éducatif, avec une réflexion sur ce que pourraient être les bases d’une philosophie (comprendre « vision du monde ») chrétienne dans ce contexte. Plusieurs éléments sont soulignés, comme l’influence sur la pensée éducative occidentale de la philosophie des Lumières et le développement d’une anthropologie progressivement détachée de la vision chrétienne/biblique.

C’est surtout à partir de la deuxième moitié de l’ouvrage (à partir de la p. 167) que l’auteur développe les spécificités d’une éducation chrétienne. L’auteur reprend d’abord la centralité du concept d’alliance dans la Bible pour montrer ensuite que Dieu, le Dieu Créateur, est souverain sur tous les domaines de sa création. En ce sens, les matières scolaires et leurs contenus ne font que rendre compte de « l’expérience humaine » dans un monde créé par Dieu, et dans lequel Dieu se révèle. Un certain nombre de valeurs sont mises en avant en tant que valeurs caractéristiques d’une éducation chrétienne, notamment « la place de l’Amour dans l’apprentissage » (p.249) et l’accueil bienveillant de chaque enfant considéré comme créé à l’image de Dieu.

à cet ouvrage s’ajoute celui, plus récent, du collectif un espoir pour l’école. Cette fois ce sont divers auteurs impliqués dans l’éducation chrétienne dans le contexte français qui contribuent à la réflexion. Parmi eux on citera notamment Luc Bussière et Patrick Schmitt, respectivement co-fondateur et directeur de l’école Daniel à Guebwiller. Luc Bussière est président de l’Association des établissements Scolaires Protestants évangéliques Francophones (AESPF ou « Réseau Mathurin Cordier »). Cet ouvrage vient à point nommé dans une période où les écoles chrétiennes privées (hors contrat) se développent de plus en plus en France.

L’objectif de ce livre est de faire réfléchir le lecteur sur la légitimité biblique et la pertinence de l’éducation chrétienne aujourd’hui. Les différents auteurs abordent de façon synthétique des thèmes importants tels que : éducation et vision chrétienne du monde (R. Mewton) ; histoire de la relation église-école (L. Bussière) ; les fondements bibliques et théologiques de l’éducation chrétienne (J.-C. Huet) ; le triptyque église-famille-école comme pilier de l’éducation (L.-M. et J. Fillatre) ; réflexion sur la pertinence des écoles chrétiennes évangéliques aujourd’hui (L. Bussière) ; les principales objections et idées fausses concernant les écoles chrétiennes (R. Mewton) ; les spécificités d’une pédagogie chrétienne (P. Schmitt et M. Dufournet). Ce petit livre se termine par des considérations pratiques sur la création et la gestion d’une école privée hors contrat (D. Neuhaus) et des témoignages d’enseignants et de parents impliqués. Une bibliographie d’ouvrages en français, anglais et sites internet de référence vient clore le tout.

Ces deux livres sont des incontournables pour qui souhaite en savoir plus et réfléchir sur l’éducation chrétienne et ses enjeux aujourd’hui.

Michaël de Luca

Michael L. Satlow, Comment la bible est devenue sacrée

SatlowMichael L. Satlow, Comment la bible est devenue sacrée, (avec préface de Thomas Römer), Coll. « Le monde de la Bible » N73, Genève, Labor et Fides 2018 – ISBN 978-2-8309-1669-0 – 424 pages – € 29.

Michael Satlow est professeur d’études juives à l’Université Brown aux États-Unis et spécialiste de l’Ancien Testament.

Dans sa préface, l’auteur raconte comment, après sa bar-mitsva, il a tenté de lire la Bible qu’on lui avait offerte à cette occasion et comment il a été rebuté par la difficulté de cette lecture. D’où sa démarche de comprendre les tenants et les aboutissants de la Bible. D’emblée il énonce clairement qu’il considère la Bible comme un document humain imparfait, composé d’éléments disparates. Il fait siennes les théories critiques, souvent les plus minimalistes, sur l’histoire d’Israël et du texte biblique ; il les tient pour acquises, sans prendre le soin de les étayer ni de les confronter à d’autres approches, comme celle de Kitchen, par exemple, dont le nom ne figure pas dans les 25 pages de la bibliographie anglaise ni dans les 3 pages de bibliographie française rajoutées par Thomas Römer. Notons au passage que Michael Satlow m’a donné l’impression générale d’avoir davantage forgé ses allégations en se basant sur les recherches d’autres spécialistes, plutôt que sur un travail de recherche directe à partir de documents de première main, comme l’a fait par exemple K. Kitchen. Il est vrai que la matière traitée est vaste !

Pour Michael Satlow, la rédaction des premiers textes bibliques commence après 722 av. J.-C. (chute de Samarie), quand des scribes du royaume du nord, plus évolués que ceux Juda, trouvèrent refuge à Jérusalem et apportèrent leurs traditions et leur savoir-faire aux scribes d’Ézéchias. C’est en tout cas à partir de cette époque qu’on peut observer un développement littéraire en Juda. Dans les deux premiers chapitres, il refait l’histoire très hypothétique de la littérature biblique : les scribes du nord ont apporté un code de l’alliance et quelques traditions historiques sur Israël qui ont été fondues dans une perspective judéenne par les scribes d’Ézéchias et leurs successeurs. C’est pourquoi, dans l’histoire deutéronomiste qui en est le produit dérivé, Israël du nord a le mauvais rôle. Mais il insiste sur le fait que jusque là, les écrits étaient le fait d’une élite et que le peuple vivait une religion assez fruste, centrée sur les sacrifices et des oracles prophétiques donnés par les prophètes des temples (donc presque rien d’écrit).

Ensuite il étudie le période de l’Exil où, avec le trito-Ésaïe, émerge l’image d’un Dieu unique, puis l’époque perse au cours de laquelle les prêtres qui dirigeaient le Yehoud élaborèrent le Pentateuque dont la rédaction finale remonte à 200 av. J.-C.

Dès le chapitre 6, il aborde la période hellénistique pour passer en revue Qohéleth, le Siracide et 1 Hénoc. Pour lui, les auteurs de ces 3 ouvrages connaissent les textes bibliques, sans qu’on puisse dire s’ils se réfèrent à un texte écrit ou à une tradition orale ; c’est vrai surtout pour le Siracide, car 1 Hénoc dit qu’il a reproduit des livres se trouvant écrits dans le ciel.

Les chapitres 7 et 8 parlent des époques maccabéenne et hasmonéenne : le livre de Daniel et l’Apocalypse des animaux qui fut ajoutée à 1 Hénoc, reconnaissent une l’autorité à la Torah et à Jérémie ; mais pour Michael Satlow, ces livres bibliques n’étaient pas forcément accessibles à un large public ; c’étaient les prêtres qui les détenaient et pouvaient s’y référer. Le Rouleau du temple retrouvé à Qumrân et le livre des Jubilés témoignent qu’on peut reprendre le texte biblique librement. En fait, pour Michael Satlow, ce fut la traduction de la Bible en grec (Version des Septante) qui a contribué puissamment à donner à la Torah son statut de livre saint : il est devenu la loi des juifs et un livre divin qu’on a commencé à interpréter comme tel. La communauté de Qumrân, issue d’une dissidence des Sadducéens, est un témoin de cette évolution, puisque le texte biblique y est cité, puis expliqué par le Pesher.

Mais pour Michael Satlow, l’usage des écrits bibliques restait très limité, réservé à une élite de scribes et de prêtres. Il fallut attendre le 1er siècle apr. J.-C. pour voir se multiplier les synagogues en Palestine. C’est là, que sous l’influence des Sadducéens, on commença à commenter le texte biblique. Mais ce processus se fit très lentement ; et encore, les synagogues n’avaient pas toutes des rouleaux de la Torah, l’enseignement qu’on y donnait était très limité. Jésus, par exemple, n’avait d’après lui qu’une instruction religieuse sommaire et ne connaissait la Bible que de loin : il ne pouvait citer que quelques versets bibliques appris par cœur. Il enseignait surtout en paraboles et se voyait peut-être lui-même comme un « magicien » (sic – p. 372). Le même scepticisme se retrouve à propos des données bibliques sur Paul auquel il ne donne pas l’impression de comprendre grand-chose : par exemple, il qualifie d’alambiquée, (p. 293), son argumentation combattant la circoncision des païens. Mais il reconnait en lui en rabbin bien formé à Jérusalem, témoin que l’Écriture avait une autorité reconnue dans on milieu.

Aux Chapitres 13 et 14, quand il présente la littérature des deux premiers siècles, il met allègrement sur le même plan les Évangiles canoniques, les apocryphes, les textes gnostiques de Nag-Hamadi, Flavius Josèphe, Justin Martyre et Irénée de Lyon, présente leur approche divergente et ne peut par conséquent pas trouver chez eux une conception homogène des textes bibliques.

Au chapitre 15, on le sent plus à l’aise quand il aborde l’approche rabbinique des textes bibliques. J’ai trouvé stimulante, quoique pas totalement convaincante, son approche de l’opposition entre Rabbi Ishmaël et Rabbi Akiba vue comme les restes de l’opposition entre respectivement les Sadducéens, qui prenaient le texte biblique comme norme et le commentaient, et les Pharisiens qui se fiaient à la tradition des ancêtres. Le conflit se résolut par un compromis, après la révolte de Bar Kochba (135 apr. J.-C.) : les traditions pharisiennes devaient pouvoir fonder leurs traditions sur un texte biblique, ce que l’omnisignifiance des textes bibliques rendait possible (sur ces questions, voir mon article « Le Midrash : une source de la rhétorique biblique », dans Hokhma N°101). Cela amena donc les rabbins à reconnaître une autorité divine aux livres qui sont entrés dans le canon de la Bible hébraïque. Les Chrétiens attendirent le IVe s. pour faire de même – Michael Satlow ne parle pas du Canon de Muratori, au IIsiècle.

Je suis ressorti frustré de cette lecture : l’auteur aurait eu un sujet en or et d’une brûlante actualité. La question du canon qui est sous-jacente à cette problématique me semble rouverte aujourd’hui : la publication des livres canoniques de l’Église orthodoxe dans la TOB 2010 en est un signe ; et puis, dans les milieux évangéliques, le débat est aussi relancé, notamment par la mise au jour, dans la Bibliothèque de Qumrân, d’un texte hébreu de Jérémie ressemblant plus à celui de la LXX qu’au texte massorétique. Lequel est canonique ? Lequel choisir pour nos Bibles ? Il n’aborde pas cette question.

Sur le plan de la méthode, je reste aussi sur ma faim par rapport à son approche minimaliste : je peux parfaitement comprendre le côté scientifique qui dit qu’en cas d’absence de preuve, on se tait : « Passez, il n’y a rien à dire ! » ; mais il me semble problématique, voire paradoxal, de se servir de ces non-preuves comme preuves accréditant des reconstructions très hypothétiques de l’histoire, basées sur une critique littéraire sujette à des remises en question fondamentales.

Il m’apparaît aussi que, dans son traitement du sujet, Michael Satlow ne prend pas suffisamment en compte le phénomène de l’oralité. À l’époque du second Temple, mais probablement déjà plus tôt, Israël était fondamentalement une société d’oralité. Cela veut dire que tout une vie intellectuelle riche a pu se développer et atteindre des franges de la population plus larges qu’on ne l’imagine généralement. Ce travail oral n’a pas laissé de traces tangibles, sinon, après coup, sous la forme d’un résultat cristallisé, comme la Mishna – il est probable que si l’Église ne s’était pas implantée rapidement dans un milieu hellénistique, on n’aurait pas vu de Nouveau Testament au 1er siècle. Ne pas prendre en compte ce phénomène de l’oralité a pour conséquence qu’on ne tient pour acquis des faits qu’au moment où ils trouvent une forme écrite, alors qu’ils ont eu une réalité orale bien antérieure.

Dans la quatrième de couverture, les éditeurs sont conscients que les reconstructions historiques de Michael Satlow sont sujettes à débat. Ce livre a au moins le mérite de nous amener à réfléchir pour nous re-situer face aux textes fondateurs du Christianisme, du Judaïsme, des textes qui ont également modelé une partie importante de l’humanité.

Alain Décoppet

Thomas Krüger, Job

Job, Coll. Nouveau Testament commenté, Paris et Genève, Bayard et Labor et Fides 2018 – ISBN : 978-2-8309-1666-9 – 120 pages – € 21,90.

Thomas Krüger est professeur d’Ancien Testament et spécialiste des religions et langues orientales à l’Université de Zurich. C’est un exégète renommé dans les pays germanophones.

Le livre que nous présentons ici est l’adaptation française du commentaire de la Bible de Zurich. Il veut permettre à un large public de non spécialistes d’accéder aux connaissances générales nécessaires pour comprendre la Bible. Cette série de commentaires bibliques en français a été inaugurée par le « Nouveau Testament commenté » en un volume, suivi de deux commentaires, l’un sur la Genèse, l’autre sur l’Exode. L’objectif est de fournir au lecteur un bref commentaire dont la longueur n’excède pas celle du texte biblique. Comme dans chacun des ouvrages de cette collection, le commentaire est précédé d’une traduction intégrale du texte biblique, ici celui de la Nouvelle Bible Segond. En plus on trouve une fiche signalétique présentant succinctement le livre, des notices éclairant un point particulier du texte (par exemple la « nuit » dans Job), des références de passages bibliques parallèles, et enfin, des reproductions de documents archéologiques anciens, comme des sceaux, pour illustrer tel ou tel détail du texte biblique.

Le commentaire met les recherches récentes de l’exégèse historico-critique à la portée de ses lecteurs. Les autres approches ne sont pas discutées. Par exemple pour le chapitre 1, les versets 6-12 sont considérés comme un ajout au texte primitif. L’auteur final a voulu, par ce rajout faire ressortir pourquoi un homme aussi pieux que Job a été si sévèrement éprouvé. Mais il ne dit pas pourquoi un auteur original n’aurait pas pu faire ce qu’a fait le rédacteur final. Cela dit, pour un livre comme Job dont le message est intemporel, ces a priori sont secondaires : que le livre soit une fiction littéraire comme le pense le commentateur ou un récit poétique ayant un fond historique ne change rien à son message. Or le commentaire donne les bons éléments globaux, essentiels pour saisir le message de chaque chapitre et du livre entier. Signalons qu’on ne trouve pas ou peu de notes discutant la traduction ou des interprétations différentielles. Mais joint à une bonne Bible d’étude, ce commentaire dit l’essentiel, ce qui correspond bien à son but.

Deux petits regrets cependant : 1) que le texte poétique ne soit pas disposé en vers, mais que les hémistiches ne soient séparés que par une double barre oblique. 2) le manque d’une bibliographie, même sommaire, pour poursuivre l’étude.

Le livre de Job pose des questions essentielles et toujours actuelles, comme celle de la souffrance inexpliquée. Le mérite de ce petit commentaire est de nous faire comprendre qu’il faut se méfier des réponses toutes faites et qu’il est parfois plus sage de laisser la question ouverte, tout en faisant confiance à Dieu.

Alain Décoppet

Charles-Éric de Saint-Germain, Écrits philosophico-théologiques sur le Christianisme

StgermainCharles-Éric de Saint-Germain, Écrits philosophico-théologiques sur le Christianisme, Charols, Excelsis 2016 – ISBN : 978-2-7550-0293-5 – 266 pages – € 19.

Charles-Éric de Saint Germain est philosophe et théologien. Ancien élève de l’École normale supérieure de Fontenay-Saint-Cloud-Lyon, il est agrégé et docteur en philosophie. Il enseigne la philosophie en classes préparatoires B/L (Lettres et Sciences sociales) à Nancy (Lycée Saint-Sigisbert), après avoir enseigné à l’université Lyon-III, à l’université de Nantes et chez les maristes à Lyon. Il est spécialiste de philosophie moderne. Il a publié plusieurs ouvrage de philosophie de grande technicité, notamment L’avènement de la vérité (L’Harmattan, 2003), Raison et Système chez Hegel (L’Harmattan, 2004), ainsi que les Cours particuliers de philosophie (en 2 tomes de près de 2000 pages aux éditions Ellipse, 2010 et 2011). Citons encore La défaite de la raison : essai sur la barbarie politico-morale, (Salvator 2015), etc.

L’ouvrage présenté ici est un recueil de diverses contributions de l’auteur sur des sujets variés où il fait le pont (dans les deux sens) entre la philosophie et une théologie qui tâche d’être fidèle à la révélation biblique.

Ce livre est resté trop longtemps sur mon bureau à attendre d’être recensé. Vu les antécédents de l’auteur, je m’attendais à un texte ardu et difficile, raison pour laquelle je l’ai mis de côté, renvoyant à une période où j’aurais plus de temps pour le lire à mon aise. J’ai été agréablement surpris : la pensée est clairement énoncée et se suit bien. L’auteur, bon pédagogue, prend la peine, au début de chaque chapitre, après avoir exposé la problématique, de nous donner un plan très clair de ce qu’il va dire, ce qui aide à bien suivre sa pensée. De plus le vocabulaire est généralement à la portée de n’importe quel lecteur cultivé.

Parmi les thèmes de chapitres, citons : Le christianisme et le plaisir ; les stades de l’existence chez Kierkegaard ; Aimer : sagesse ou folie ? Une réponse à Comte-Sponville sur le sens de l’espérance ; Peut-on être chrétien et franc-maçon ? La laïcité est-elle une religion ? Le droit et la violence ; Pascal et la Bible ; La prédestination ; etc.

Présenter chacun de ces chapitres n’entrerait pas dans le cadre de cette recension, mais d’une manière générale, on peut dire que l’auteur apporte, avec son regard de philosophe, une approche chrétienne pertinente et souvent perspicace des problèmes qu’il traite. À part la Bible, Calvin et Pascal sont souvent cités.

Par exemple, à propos de la notion de plaisir, il montre que la pensée grecque ignore la notion de péché : il faut simplement que ceux qui recherchent le plaisir le fasse avec mesure (maîtrise de soi). Mais alors que les grecs méprisaient le corps, « tombeau de l’âme », le christianisme primitif, religion de l’incarnation, lui a rendu toute sa dignité ; le mal peut venir de l’âme quand elle entraîne le corps dans le péché, mais sous la direction du Saint-Esprit, le corps peut connaître le plaisir. Saint-Augustin, influencé par le platonisme et le manichéisme a confondu la « chair » (au sens paulinien) avec le corps. Sa pensée dénigrant le plaisir du corps a marqué le christianisme jusqu’à peu. Par contrecoup, nos contemporains se sont livrés à toutes les transgressions pour jouir jusqu’à l’excès –puisque l’interdit pimente le plaisir – à tel point qu’on peut voir, à notre époque où a disparu tout idée de tabou, une « exténuation du désir », comme le dit Jean-Claude Guillebaud.

Dans « Aimer : sagesse ou folie ? », il bat en brèche l’amour passion qui confine à l’idolâtrie et à l’aliénation : « Ce que nous nommons amour d’ordinaire, c’est surtout une dépendance affective. » Mais pour que l’amour ne soit pas le besoin de remplir un vide pour se trouver soi-même (un amour centré sur soi), il doit reconnaître l’autre tel qu’il est, c’est-à-dire différent de soi. L’amour voulu par Dieu, dans la ligne de 1 Co 13, se donne pour enrichir l’autre ; il est un ordre, non pas un sentiment qui peut s’étioler et passer. Le commandement d’amour arrache l’homme à son égoïsme.

L’article sur christianisme et franc-maçonnerie met en évidence la différence inconciliable entre ces deux « religions » : la franc-maçonnerie en proposant fondamentalement une connaissance est dans la ligne du serpent qui poussa Ève à manger du fruit défendu pour être comme Dieu. Elle veut lever le voile pour connaître par soi-même ; à l’opposé, le christianisme confesse l’homme incapable par lui-même de connaître Dieu ; il faut que Dieu se révèle, et que l’homme reçoive cette révélation par la foi.

Dans sa réponse à Comte-Sponville sur l’espérance, Charles-Éric de Saint-Germain fait remarquer que la philosophie contemporaine, s’alignant souvent sur le bouddhisme, tend à fuir le désir, cause de désillusions, mais ce faisant, elle refuse l’espérance. Comte-Sponville défend cette idée du « gai-désespoir » ; « Seul est heureux celui qui a perdu tout espoir, car l’espoir est la plus grande torture qui soit, et le désespoir le plus grand bonheur », dit un sage hindou. Dans la vision chrétienne, l’espérance est liée à la foi et à l’amour, elle vient de l’Esprit-Saint qui en est la garantie. Notre espérance est basée sur quelque chose de concret que nous expérimentons déjà maintenant par le Saint-Esprit. Si ce n’est pas encore complètement réalisé, cela se réalisera pleinement un jour. Par ce que Calvin appelle le « témoignage intérieur du Saint-Esprit », nous avons l’assurance que ce qu’on espère n’est pas une illusion.

Je terminerai cette présentation par « La laïcité est-elle une religion ? », où l’auteur, par sa connaissance philosophique, nous aide à prendre du recul par rapport à ce thème brûlant, surtout en France. Il distingue fondamentalement deux formes de laïcité : l’une inspirée par Locke, vise une séparation de l’état et de la religion, sans ingérences mutuelles ; l’autre, inspirée par Rousseau, est une sorte de religion civique, où l’état, de peur de se voir concurrencer par une religion quelconque. demande une sorte de profession de foi civique pour s’assurer de l’allégeance des citoyens. Si la loi de séparation entre l’Église et l’État de 1905, en France, s’inspirait de Locke, on voit actuellement un très net glissement vers la religion civile de Rousseau (Charte de la laïcité de 2013). Celle-ci intime l’ordre aux citoyens de reporter la foi religieuse dans la sphère privée, afin de constituer le corps (public) de citoyens. Mais ce faisant, elle ne peut qu’instrumentaliser les religions pour qu’elles œuvrent au bien de l’État. La liberté de conscience est donc violée. L’école de la République vise à éradiquer les particularismes religieux pour les remplacer par les « valeurs de la République » – à la la page 161, il donne une citation de Ferdinand Buisson, très éloquente à ce sujet.

C’est un ouvrage très roboratif, qui nous aide à penser notre foi dans un monde influencé par toutes sortes de pensées dont la Bible n’est plus le fondement.

Alain Décoppet

Jean-Jacques Meylan, Maladie et guérison

Meylan

Jean-Jacques Meylan, Maladie et guérison sous le regard de Dieu, Le Mont-sur-Lausanne, Éd. Unixtus, 2018 – ISBN : 978-2-940619-00-9 – 128 pages – CHF 13,50.

Jean-Jacques Meylan, après une formation d’ingénieur en génie civil, a effectué des études à la Faculté de Théologie de Lausanne, puis exercé le ministère pastoral dans diverses Églises de la Fédération Romande d’Églises Évangéliques (FREE) et présidé pendant plusieurs années la Communauté des Églises Chrétiennes dans le Canton de Vaud. Son livre Maladie et guérison est bienvenu, car il permet de faire le point sur une question sensible, à laquelle chacun de nous se trouve confronté, au moins indirectement, et qui peut le toucher jusqu’au plus profond de lui-même.

L’auteur commence par présenter l’enseignement biblique de base sur la maladie : celle-ci est le résultat global du péché, ce qui ne veut pas dire qu’une maladie donnée est forcément due à un péché particulier. Dieu a voulu une création bonne, mais le péché à rompu cette harmonie. L’Ancien Testament présente Dieu comme celui qui guérit (Ex 15,26). Jésus est venu rendre témoignage à cette volonté divine en annonçant le Royaume, chassant les démons et guérissant les malades. Après lui ses disciples ont poursuivi cette proclamation.

Qu’en est-il aujourd’hui ? Les guérisons font-elles encore partie de la proclamation de l’Évangile ? Jean-Jacques Meylan le pense et il donne tout une série de témoignages de personnes guéries miraculeusement. Cela n’empêche pas Dieu aussi de guérir par des médecins.

Mais s’il y a des guérisons, il y a aussi des personnes qui sont appelées à témoigner de la grâce de Dieu à travers la maladie ou le handicap. Il donne plusieurs témoignages actuels connus comme ceux de Joni Eareckson, de Nick Vujicik, Henriette Cheveaux, etc., des personnes qui dans la souffrance ont trouvé un sens à leur vie dans la communion avec Christ. Ce sont de très beaux témoignages parmi lesquels il convient de noter celui de Michel Karlen qui souffre d’une maladie peu décelable au premier abord : pas facile à vivre quand les autres ne reconnaissent pas votre handicap, voire pensent que vous jouez la comédie et profitez de la société…

À partir de la page 59, l’auteur aborde la partie théologique de son ouvrage : le but de l’existence humaine est la gloire de Dieu. Celle-ci peut se manifester dans la puissance, mais aussi dans l’abaissement de la croix, un thème important dans l’Évangile de Jean : « Maintenant, le Fils de l’homme a été glorifié, et Dieu a été glorifié par lui » (Jn 13,31). Le sacrifice de Jésus sur la croix a souvent choqué, voire scandalisé. Comment un Dieu d’amour a-t-il pu vouloir cela ? Pour Jean-Jacqques Meylan, il est important de saisir l’implication des trois personnes de la Trinité dans l’œuvre du salut. Dieu a donné son Fils qui s’est incarné par le Saint-Esprit. Dieu était en Christ à la croix. Cet abaissement de Dieu tout entier en Jésus est une révélation que rejettent toutes les autres religions humaines, y compris, en tout cas dans leur pratique, les chrétiens adeptes de la théologie de la prospérité. En Jésus, Dieu a voulu sauver l’humanité de l’intérieur en participant à sa souffrance. A l’instar de Job dans l’Ancien Testament, Jésus nous ouvre à une vie d’amour gratuit pour Dieu sans que cet amour soit lié aux bienfaits divins. Marie, Jésus et Paul ont dit « oui » à Dieu alors qu’il leur proposait un chemin difficile, qu’ils n’auraient pas choisi. Le consentement que Dieu nous demande dans nos épreuves, n’est pas de renoncer au désir comme dans le Bouddhisme, mais d’accepter la situation, de « laisser Dieu être Dieu en nous, … choisir ce que nous n’avons pas choisi, en nous appuyant sur l’amour de Dieu… (Cette acceptation) permet d’acquérir une liberté intérieure… Même lorsque la liberté extérieure se trouve entravée ». (p. 84).

Jean-Jacques Meylan attire notre attention sur le fait que dans les Évangiles, les récits de miracles sont souvent mêlés à des controverses, ce qui montre qu’ils visent à nous faire aller plus loin: À la p. 95, il remarque que le mot hébreu pour maladie a la même racine que « ronde, cercle » : « Guérir, c’est sortir du cercle », pas forcément par la guérison physique, (cela sera à l’avènement du Christ), mais en faisant confiance et en obéissant à la parole de Jésus, comme l’aveugle allant à Siloé.

L’auteur termine sa présentation par le tableaux de la passion de Jésus qui reste un homme digne, (« voici l’homme! » Jn 19,5), malgré les coups, les insultes, la croix… Dieu a mis son sceau sur l’œuvre et la personne de Jésus en le ressuscitant.

Trois annexes contenant de très beaux extraits du journal d’Etty Hillesum, un poème de Christian Glardon et une prière de Pierre-Yves Zwahlen, permettent de poursuivre la réflexion.

J’ai beaucoup aimé ce livre qui, sans remettre en cause la guérison divine, aidera tous ceux qui, n’étant pas guéris maintenant, cherchent à trouver un sens chrétien à la présence de la souffrance dans leur vie. Un livre équilibré, destiné à un large public. À recommander !

Alain Décoppet