L’autre Dieu ? Recension critique à deux voix


Par Gérard PELLA (pasteur réformé, Attalens, Suisse) et Yvon KULL (chanoine de la congrégation religieuse du Grand-Saint-Bernard, Martigny, Suisse)

Autre_DieuPartant d’une expérience personnelle – l’angoisse au chevet de son fils gravement malade – Marion Muller-Colard remet en question sa compréhension d’un Dieu censé nous protéger de toute menace. De son ministère pastoral en milieu hospitalier, « elle retient la plainte de patients soudain privés des repères d’un Dieu avec lequel ils croyaient pourtant avoir passé un contrat. (…) Au-delà de la plainte et de la menace, Marion Muller-Colard fait miroiter la grâce dans ce texte très incarné, composé pour tout lecteur en recherche d’une pensée théologique originale, accessible et exigeante. »1

Couronné du Prix Spiritualités d’Aujourd’hui et du Prix Ecritures & Spiritualités en 2015, le livre de Marion Muller-Colard a été reçu avec enthousiasme par la plupart des lecteurs. Il faut donc beaucoup de témérité pour oser écrire un écho critique, comme nous allons le faire. Avant cela, soulignons les aspects positifs de cet ouvrage :

  • son style très soigné. Marion Muller-Colard a trouvé des formules magnifiques pour exprimer sa pensée. Les extraits que nous allons citer en donneront un aperçu.
  • sa dénonciation d’un Dieu contractuel, censé nous protéger si nous respectons notre part du contrat : « Job a perdu la confiance en ce Dieu contractuel qui protégeait sa vie » (p. 52) ; « la piété ne protège de rien » (p. 55).
  • sa grande authenticité. Marion Muller-Colard ne cache pas sa détresse et ses tâtonnements : « Fâchée avec mon Dieu imaginaire qui avait rompu sans préavis mon contrat inconscient de protection, je manquais de secours spirituel. Je ne trouvais pas de prière qui puisse être autre chose qu’une immense contradiction, une négociation régressive avec la peau morte d’un Dieu qui ne tenait pas » (p. 82).
  • une articulation réussie entre autobiographie et réflexion théologique. L’auteure nous permet de comprendre comment la maladie de son fils a remis en cause sa théologie : « Pour ma part, j’avais perdu l’insouciance. Et cela revient à dire que j’avais moi aussi perdu la sécurité de l’enclos. Comme Job, je ne pouvais plus compter sur ce Dieu gardien que j’avais désigné plus ou moins consciemment » (p. 53).
  • une compréhension de la foi qui se manifeste comme une relation et non comme un système de croyances. Sa parole à Job est probablement le centre de sa thèse. Job s’écrie « Je sais bien, moi, que mon Défenseur ( goël ) est vivant, que le dernier, il surgira de la poussière (Jb 9,24) ». Et Marion Muller-Colard lui répond: « Voilà, mon ami Job. Tu tiens dans ta main la peau morte d’un Dieu que tu avais mandaté pour garder ton enclos. Mais tu sais, à présent, que ton Rédempteur est vivant. Ton goël , ton avocat, ton défenseur. Celui qui ne défend pas ton enclos mais ta quête d’un autre Dieu, celui qui mettra au monde avec toi une autre foi, qui t’accouchera d’une autre confiance. Tu passes d’une religiosité enfantine à une foi d’adulte, tu passes d’un système à une relation. Tu as perdu un Dieu fonctionnel qui s’est avéré, de surcroît, ne pas bien fonctionner. Tu as trouvé un Dieu vivant, qui t’échappe et que tu cherches » (p. 77).
  • son émerveillement devant la vie. La prise de conscience de Marion Muller-Colard au chevet de son fils gravement malade est probablement le cœur de son expérience spirituelle : « La détresse m’avait dilatée et, en quelque sorte, elle avait élargi ma surface d’échange avec la vie. Et près de ce petit corps, se superposait à ma supplication muette pour qu’il vive, la conviction profonde que, quoi qu’il arrive , ce qui était incroyable et sublime, c’était qu’il fût né. Et que cela, jamais, ne pourrait être retiré à quiconque. Ni à lui, ni à moi, ni au monde, ni à l’histoire » (p. 82).

Pourquoi donc – devant tant de merveilles – risquer une critique ? Parce que nous avons l’impression désagréable que Marion Muller-Colard, dans sa quête d’une foi adulte, abandonne plusieurs points forts de la foi chrétienne.


Le Dieu berger

Certes, nous ne pouvons pas demander à Dieu de nous protéger en échange de notre fidélité. Nous connaissons tous des exemples de croyants durement éprouvés, à commencer par Jésus !

Certes, il n’y a pas d’enclos – un terme central dans ce livre – qui nous garantirait contre les menaces de la maladie ou du malheur. Il n’y a pas d’enclos… mais il y a un Berger, qui nous accompagne jusque dans « un ravin d’ombre et de mort » (Ps 23,4). Même là, « je ne crains aucun mal car tu es avec moi » ( ibid. ).

Cette foi biblique contraste avec le constat désabusé de Marion Muller-Colard : « Rien de ce qui arrive à mon vieux frère Job, à mon fils, aux milliers d’humains sur qui s’abat un violent malheur, aucune maladie de ceux à qui j’ai rendu visite, aucun accident n’est injuste. Cela voudrait dire qu’il existe un enclos et un Gardien à cet enclos » (p. 74).

On rétorquera peut-être que l’image de Dieu comme Berger appartient à l’Ancien Testament. Notons pourtant qu’elle nourrit encore la foi de Jésus2
, de Paul3
ou de Pierre4
. La Bible ne nous garantit pas une protection contre tous les dangers mais elle nous promet une Présence dans toutes les circonstances, même les plus douloureuses ou les plus décapantes. Le bon Berger n’abandonne pas ses brebis.


La résurrection

Marion Muller-Colard a trouvé « une foi sans filet dogmatique » (p. 107). Elle savoure la vie et ne s’intéresse pas à une quelconque « espérance eschatologique » (p. 93). «  Quoiqu’il m’arrive, il est juste et bon que le monde soit, il est juste et bon que je participe, de façon tout à fait éphémère, à quelque chose de plus grand que moi. Et que ma marche fragile prenne appui sur la solidité des montagnes qui me survivront longtemps encore » (p. 107).

Dieu sait que j’apprécie énormément les montagnes ! J’organise depuis 1990 des semaines « Montagne et Foi » avec beaucoup de joie. Mais les montagnes ne me donnent aucun réconfort face à la vulnérabilité et à la mort… L’espérance chrétienne est ailleurs, dans le Christ ressuscité qui nous a ouvert le chemin de la résurrection. Notre vie n’est pas seulement éphémère ; elle est promise à la vie éternelle. Bien entendu, Marion Muller-Colard est libre de croire autrement mais cette foi ne ressemble alors plus vraiment à la foi chrétienne. L’apôtre Paul est formel : « S’il n’y a pas de résurrection des morts, Christ non plus n’est pas ressuscité. Et si Christ n’est pas ressuscité, alors notre prédication est vide et vide aussi votre foi » (1 Co 15,13-14).


L’action de Dieu et l’espérance

Dans son cheminement spirituel, Marion Muller-Colard abandonne toute croyance en une protection de Dieu mais elle continue à croire en Dieu comme Créateur : « Pour le monde comme pour chacun, ce Dieu indifférent à mes comptabilités avait proclamé : ‘Que la lumière soit !’ Et la lumière s’était faite sur la terre. Elle s’était faite sur mon fils, sur chacun d’entre nous, petits êtres vulnérables…» (p. 89).

L’action de Dieu semble se borner pour Marion Muller-Colard à cette œuvre créatrice. Pour le reste, c’est à nous d’agir : « J’ai entrevu un Autre Dieu qui ne se porte pas garant de ma sécurité mais de la pugnacité du vivant à laquelle il m’invite à participer » (p. 93).

« Quoi qu’il arrive, réjouis-toi que le soleil, chaque matin se lève sur le monde et invite tous les désespérés à brandir avec lui une opposition inconditionnelle à la nuit. Respire, prends courage, ouvre tes volets. Tant qu’il fait jour, travaille aux œuvres de celui qui a créé la vie » (p. 101).

J’ai beau lire et relire le chapitre intitulé « La Grâce », Dieu semble se borner à donner la vie ; il semble s’être retiré de l’histoire du monde… et c’est à nous de prendre le relais. Aurions-nous affaire ici à une forme de déisme ?5
Ou peut-être de stoïcisme ?6

On est à mille lieues des évangiles, qui nous ouvrent à l’espérance en nous donnant à voir l’action de Dieu parmi les humains, dans la personne de Jésus. Les Actes des Apôtres montrent à leur tour que Jésus continue d’agir parmi nous. La foi chrétienne articule magnifiquement l’action de Dieu et l’action des humains : « Si nous peinons et si nous combattons, c’est que nous avons mis notre espérance dans le Dieu vivant, qui est le Sauveur de tous les hommes, surtout des croyants » (1 ™ 4,10).

Nous ne sommes pas abandonnés à nos propres ressources ! Et nous pouvons prendre appui sur la fidélité de Dieu, la résurrection du Christ et le dynamisme de l’Esprit plutôt que sur le soleil et les montagnes.

Quand les montagnes s’en iraient,
quand les collines vacilleraient,

ma fidélité envers toi ne s’en ira pas,

et mon alliance de paix ne vacillera pas,

dit le SEIGNEUR, qui a compassion de toi

(Es 54,10).

* * *

Marion Muller-Colard nous offre une relecture très personnelle du livre de Job. Risquons-nous à en proposer une autre !

Une autre lecture de Job
J’entends plusieurs niveaux de réponse au problème du mal et de la souffrance dans le livre de Job :

– les « discours » des amis de Job sont enfermés dans une stricte logique de la rétribution : « si tu souffres, c’est que tu as péché ». Je rejoins Marion Muller-Colard pour remettre en cause cette logique. Un simple système rétributif, donnant-donnant, ne parvient pas à rendre compte de la complexité du réel
7
– les « discours » de Job
protestent à la fois contre les accusations lancées par ses amis et contre les souffrances qui l’accablent. « C’est trop injuste !!! » Marion Muller-Colard abandonne toute idée de justice immanente (p. 71) mais Job continue à crier que ce n’est pas juste (voir par exemple sa « protestation d’innocence » au chap. 31).

Job n’a pas de réponse au problème du mal mais il continue à croire qu’il doit y avoir « quelque part » une justice et un « défenseur » (9,24). Et Job a raison de trouver que c’est injuste ! Cette protestation n’a rien d’une « religiosité enfantine ». Je note que le SEIGNEUR, à la fin du livre, lui donnera raison (42,7) : « Vous n’avez pas parlé de moi avec droiture comme l’a fait mon serviteur Job ».

– les « discours » de Dieu
questionnent Job et l’amènent à reconnaître qu’il n’est pas en situation de se poser en juge : « Veux-tu vraiment casser mon jugement, me condamner pour te justifier ? » (40,7).

Marion Muller-Colard interprète les nombreuses allusions à la nature comme une invitation à y puiser le courage de vivre : « Mais je réappris ce jour-là avec lui la réponse de Dieu à Job : s’il n’existe aucun système explicatif du mal, aucun dogme ni grigri qui fassent l’économie de notre vulnérabilité, il existe la solidité des montagnes, la fidélité des paysages, le foisonnement végétal qui redonne fidèlement ses fruits chaque saison. Et nous pouvons appuyer les petits pas de notre marche précaire sur la stabilité du minéral et le renouvellement du vivant » (p. 95). On comprend qu’une amie lui adresse cette remarque pertinente: « Tu crois en la Nature comme en un Dieu » (p. 99).

J’entends plutôt les chapitres 38 à 41 comme des défis que le SEIGNEUR lance à Job pour lui montrer qu’il n’est pas en position de saisir toute la complexité du monde :

« Où est-ce que tu étais quand je fondais la terre ? » (38,4)

« Es-tu parvenu jusqu’aux sources de la mer ? (38,16)

« Est-ce toi qui donnes au cheval la bravoure ? » (39,19)

Et Job comprend le message : « Je ne fais pas le poids, que te répliquerai-je ? » (40,4).

Pourquoi Marion Muller-Colard interprète-t-elle ces chapitres dans le sens d’une célébration de la nature – sur laquelle je peux prendre appui – plutôt que du respect du mystère ? Là encore, Job a compris le message :

« Qui est celui qui dénigre la providence sans y rien connaître ? Eh oui ! J’ai abordé, sans le savoir, des mystères qui me confondent » (42,3).

La présence de Dieu dans la souffrance est effectivement de l’ordre du mystère. Nous y reviendrons.


– le prologue
(en prose) nous permet d’entrevoir que la souffrance de Job n’est ni injuste ni absurde. On y découvre une toute autre logique que celle de la rétribution. Dans ce mystérieux dialogue entre le SEIGNEUR et l’Adversaire, Job n’apparaît pas comme un coupable qui mériterait de souffrir mais comme un juste qui reçoit – sans le savoir – la mission de répondre au défi de l’Adversaire : « Est-ce pour rien que Job craint Dieu ? Ne l’as-tu pas protégé d’un enclos, lui, sa maison, et tout ce qu’il possède ? » (1,9).

L’action de l’Adversaire n’est pas une explication globale du problème du mal mais c’est un des éléments de réponse à ne pas négliger. Jésus y fait allusion dans la parabole de l’ivraie et du bon grain. Aux serviteurs qui l’interrogent : « Seigneur, n’est-ce pas du bon grain que tu as semé dans ton champ ? D’où vient donc qu’il s’y trouve de l’ivraie ? », le maître répond : « C’est un ennemi qui a fait cela » (Mt 13,27-28).

Notons cependant que Job ignore tout de ce dialogue céleste. Rester fidèle à Dieu même quand je ne comprends plus ce qui m’arrive – même quand l’enclos est renversé – est le défi que rencontrent tous les persécutés, voire tous les souffrants. La présence de la souffrance n’indique pas l’absence de tout enclos et de toute justice. Même si je ne parviens pas à comprendre, je peux continuer à croire que le SEIGNEUR veille sur nous8
.

Gérard Pella, pasteur réformé, Attalens.

Le vrai visage de Dieu
Je tiens tout d’abord à souligner que j’adhère en tout point à la critique « positive » de Gérard Pella. Mais si je suis plein d’admiration devant les aspects positifs du livre de Marion Muller-Colard, je constate moi aussi que cette théologienne protestante a bel et bien jeté le bébé avec l’eau du bain. A la critique « négative » de Gérard Pella, à laquelle je souscris entièrement, et toujours dans un esprit de « dialogue », je me permets d’ajouter les considérations suivantes.
Quand elle parle de l’Autre Dieu, Marion Muller-Colard nous donne à penser que nous allons découvrir, au-delà des fausses images de Dieu, le vrai visage de Dieu. Mais quel théologien pourrait prétendre parler du Vrai Visage de Dieu à partir du seul livre de Job – ou même à partir de l’Ancien Testament seulement ?

L’Autre Dieu, le vrai Dieu, le « seul vrai Dieu » (Jn 17,3), c’est celui qui s’est révélé en son Verbe fait chair. On ne peut parler de cet Autre Dieu – le Vrai – qu’à partir de celui qui est « resplendissement de sa gloire et expression de son être » (He 1,3 ; cf. Jn 1,18 ; 14,9). Or tout ceci est totalement absent de la pensée théologique de Marion Muller-Colard. Si cette pensée théologique semble « originale », elle n’est pas authentiquement chrétienne puisqu’à aucun moment on ne voit cette pensée fondée sur la révélation du Vrai Dieu en son Verbe incarné. Cette lacune rejaillit sur la manière d’aborder le mystère du mal. Il est absolument impossible de parler du Vrai Dieu dans sa relation au mystère du mal en dehors du mystère de la passion et de la croix du Christ :

  • la passion et la croix nous révèlent que Dieu n’est pas l’auteur du mal mais qu’il en est la première victime !
  • la passion « visible » du Fils révèle la compassion « invisible » du Père.
  • de plus, dans son agonie à Gethsémani et dans sa mort sur la croix, Jésus révèle qu’en lui Dieu « épouse » notre condition humaine déchue avec toutes ses conséquences. Dieu nous a créés pour nous « épouser ». Quand sa fiancée s’est retrouvée « défigurée », vouée à la déréliction et à la mort, Dieu n’a pas abandonné son projet. En son Fils, il est venu nous rejoindre en « enfer » et il est venu nous « épouser » sur la croix dans notre condition de damnés. « Celui qui n’avait pas connu le péché, il l’a, pour nous, identifié au péché, afin que, par lui, nous devenions justice de Dieu » (2 Co 5,21).

La véritable profondeur du mal, telle qu’elle apparaît dans la passion et dans la mort de Jésus-Christ, est totalement absente du livre de Marion Muller-Colard, qui semble bien ignorer la nature même du péché. Et par conséquent la véritable profondeur de l’amour de Dieu, qui vient nous rejoindre en « enfer », est totalement absente de son livre elle aussi. Il est impossible de parler du Vrai Dieu en relation avec le mystère du mal en se contentant du livre de Job.

L’Autre Dieu
de Marion Muller-Colard ne ressemble pas vraiment au Dieu de Jésus-Christ, le seul vrai Dieu. Voilà ce qu’un chrétien doit avoir le courage d’affirmer. Comprenez-moi bien : je ne veux forcer personne à partager ma foi chrétienne… mais je trouverais malhonnête que quelqu’un mette du Goron dans une bouteille étiquetée « Cornalin » !
9

Yvon Kull, Martigny, chanoine de la congrégation religieuse du Grand-Saint-Bernard, auteur du livre
Revisiter l’enfer ou comment devenir immortel, Editions Parole et Silence, 2017.

  1. Présentation de L’Autre Dieu. La Plainte, la Menace et la Grâce, en 4ème page de couverture. L’Autre Dieu a été publié en 2014 par les éditions Labor et Fides, dans la collection Spiritualité.
  2. « Ne vous inquiétez pas pour votre vie (…) Il sait bien, votre Père céleste, que vous avez besoin de toutes ces choses. (…) Ne vous inquiétez donc pas pour le lendemain » (Mt 6,25-34).
  3. « Qui nous séparera de l’amour du Christ ? La détresse, l’angoisse, la persécution, la faim, le dénuement, le danger, le glaive ? (…) Non ! Rien ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu, manifesté en Jésus Christ, notre Seigneur » (Rm 8,35-39).
  4. « Déchargez-vous sur lui de tous vos soucis, car il prend soin de vous » (1 P 5,7).
  5. « Kant lui-même donne une définition du déiste, qu’il distingue du théiste. Pour lui, le déiste admet l’existence d’un « être primitif » qui est « toute réalité », mais il renonce à le définir davantage ; au contraire, le théiste tient qu’on peut déterminer davantage « cet objet de pensée » et affirmer qu’il est « le principe premier de toutes choses ». À quelque degré, l’usage philosophique a retenu cette distinction : le déisme équivaut à une croyance en Dieu qui reste volontairement imprécise, par refus soit de l’enseignement des Églises, soit des prétentions de la métaphysique ; le théisme accorde à la raison le pouvoir de démontrer l’existence de Dieu et de déterminer sa nature créatrice par analogie avec la nature créée. Avec le recul du temps, on aperçoit que le déisme fut en réalité une étape vers l’athéisme, ce qui n’en supprime ni la modération ni la sincérité ». Henry Duméry dans Universalis.edu.
  6.   « La différence entre le christianisme et le stoïcisme tient en un seul mot. Péguy appelait ce mot la petite fille de rien du tout qui est venue au monde le jour de Noël : l’espérance. Elle est évoquée dans un passage de l’épître aux Romains qui dit que la création est soumise à la vanité, elle soupire et souffre les douleurs de l’enfantement (Rm 8,18-25). Ce passage affirme la réalité du mal : la création est dans la douleur, le monde n’est pas achevé, il est habité par la présence du mal. La mort d’un enfant, les tremblements de terre et la cécité des mendiants relèvent de cette réalité du mal. Il ne faut pas les assimiler à la volonté de Dieu mais les imputer à l’inachèvement de la création. Dans ce passage, Paul ne confond pas la volonté de Dieu avec le réel comme le font les stoïciens. La volonté de Dieu, c’est le royaume alors que le réel révèle un monde traversé par les forces du mal. Si Paul dit que la création souffre, il ajoute qu’elle soupire, qu’elle attend, qu’elle est tendue vers une libération à venir. Au nom du principe d’espérance, nous ne sommes pas invités à nous résigner au mal, mais à attendre ce qu’il appelle la glorieuse liberté des enfants de Dieu ». Antoine Nouis, L’aujourd’hui de l’Évangile , Lyon, Réveil Publications, 2003, p. 309.
  7. Il serait excessif de supprimer pour autant toute notion de rétribution de la théologie biblique. Même l’apôtre Paul, dans une épître aussi libératrice que celle qu’il adresse aux Galates, ose s’écrier : « Ne vous faites pas d’illusion : Dieu ne se laisse pas narguer ; car ce que l’homme sème, il le récoltera » (Ga 6,7). Voir aussi l’article d’Henri Blocher, « Justice rétributive et théologie », Hokhma N°110/2016, pp. 69-85.
  8. J’ai approfondi cette question dans plusieurs articles : « Gémissements et espérance », Hokhma No 88/2005 ; « Puis-je donner un sens aux souffrances ? », Hokhma No 95/2009 ; « Démuni, ouvert et confiant », Hokhma No 98/2010. Voir aussi : J.D. Searle et C.H. Gobat, « Dieu veut-il la souffrance ? », Hokhma No 85/2004 ; Shafique Keshavjee, « Gémissements et espérance », Hokhma No 110/2016.
  9. Note de l’éditeur : le Cornalin du Valais est un cépage suisse renommé.

L’IVRAIE DANS LE MONDE – UNE PROTESTATION ANABAPTISTE

 

Ivraie

Cet exposé comprend deux parties principales, l’une en forme d’analyse de la parabole de l’ivraie et du bon grain (Mt 13, 24-30 et 36-43), avec les difficultés et les enjeux de l’interprétation qui y sont liés, et l’autre qui livre un commentaire de l’anabaptiste Pilgram Marpeck sur cette même parabole.

Relevons les éléments de la parabole ainsi que son explication livrée par Matthieu et évoquons des éléments de l’histoire de son interprétation des débuts de la Réforme.

I. LA PARABOLE ET DE SON EXPLICATION

Je me souviens dans mon enfance de cette vision de champs de blés piqués de coquelicots et de bleuets, avant que l’agriculture moderne ne fasse usage de la chimie sélective aux effets aujourd’hui controversés… La « mauvaise herbe », c’est ce que les agriculteurs redoutent. De nos jours, nous luttons contre la monoculture et la vision de ces fleurs autrefois indésirables nous réjouit plutôt, ce qui n’était certainement pas le cas du temps de Jésus avec la plante appelée l’ivraie… La mauvaise graine en question, porte le nom révélateur de zizania  ; c’est le mot qui a donné le terme français de zizanie , en lien avec la discorde. Le diabolos, nous précise le texte, est l’ennemi qui a semé cette mauvaise graine et le champ dont parle Jésus c’est le monde (Mt 13,38). La situation à laquelle se réfère Jésus est une situation de confusion introduite par le père du mensonge qui est meurtrier. Bien malin durant ce temps qui sait démêler le vrai du faux, le mal du bien. Au-delà de ce constat, cette parabole reste empreinte d’espérance, car c’est un Dieu d’amour qui ne peut supporter le mal sous toutes ses formes, qui reste aux commandes. Cette conviction fondamentale fait partie de la joie d’anticipation de toute vie de disciple du Christ. Cette parabole décrit adéquatement l’attente de l’intervention divine ainsi que la démarche prescrite aux disciples par le Maitre, et donc s’inscrit dans l’eschatologie chrétienne.

L’ordre central, a priori surprenant pour les disciples est : « Laissez l’un et l’autre croitre ensemble jusqu’à la moisson ! » (13,30). Trois raisons sont avancées pour que les disciples comprennent le bien fondé de cet ordre :

1. le tri se fera à la « moisson » seulement,

2. le risque d’anticiper le tri met en péril le bon grain, et enfin

3. ce sont d’autres serviteurs qui s’en chargeront.

Le commentaire de l’anabaptiste Marpeck en ajoutera une autre : laisser ouverte la possibilité d’un changement d’attitude.

1. La mauvaise herbe doit à terme, « à la fin de l’ère », précise Matthieu (13,39-40), être rassemblée, puis brulée et le bon blé rassemblé lui aussi dans le Royaume. Ce terme ce ne sont pas les disciples qui le fixent, mais le propriétaire du champ. L’ivraie sera donc détruite à terme. Elle n’est pas récupérable dans le projet divin, bien que, comme le blé, elle fasse partie de la famille des graminées. De plus – mais le texte ne le dit pas explicitement – elle ne doit pas ensemencer la récolte future. La différence entre l’ivraie et le blé n’apparait nettement en fait qu’à la moisson. Le blé lui, est semé par le Seigneur (v. 27), appelé aussi « le fils de l’homme » (v. 37) et l’ivraie, par l’ennemi (grec. echtros , v. 25 et 29) appelé aussi le diable (v. 39).

2. On ne peut faire le tri avant ce terme et lutter contre l’ivraie en la déracinant, car, nous précise l’Évangile, on arracherait le bon grain. Les racines sont entremêlées. La particularité de cette graine est qu’il est très difficile, avant que le fruit ne révèle vraiment sa nature, de distinguer sa plante de celle du blé. Elle a été semée dit l’Évangile « pendant que les hommes dormaient », pendant que ces derniers n’étaient pas vigilants. L’ivraie représente les personnes caractérisées par des comportements qui font « scandale » (« causes de chute », selon la NBS ou qui « incitent les autres à pécher », selon Semeur 2000) et commettent « des actes d’iniquités » (13,41). On se rappelle ici que dans la parabole qui précède, dite du semeur, on retrouve parmi les auditeurs de Jésus, celui qui reçoit la Parole dans les épines, et pour lequel « le souci du monde et la séduction des richesses étouffent la Parole, et il reste sans fruit » (13,22). La peur et l’égoïsme dominent dans ce cas et empêchent une maturité du fruit digne du royaume. Ce contexte semble se rapprocher de celui de l’ivraie.

3. Les disciples à Jésus demandent à Jésus, et sans doute est-ce caractéristique de la nature humaine inquiète devant l’évidence du mal : « veux-tu que nous recueillions ou ramassions l’ivraie » ? Et la réponse surprenante est : « laissez-les croitre ensemble… de peur de déraciner le bon blé… jusqu’à la moisson ». C’est le maitre de la moisson qui donnera le signal du tri final avec du personnel particulier. Alors il dira à une autre catégorie de serviteurs de les ramasser pour les bruler. Ces derniers sont appelés les « moissonneurs » (v. 30), également « les anges (du fils de l’homme) » (v. 41). L’effet final précisé est que la confusion disparaitra, les « justes resplendiront comme le soleil… dans le Royaume de leur Père » (v. 43, avec une possible allusion à Juges 5,31, la fin du cantique de Débora et de Baraq).

Le disciple du Christ face au mal

Il existe une diversité d’interprétations… même autour de la précision du texte : le champ en question, nous précise l’Évangile, « c’est le monde » (13,38). Parmi les commentateurs de cette parabole, les réformateurs magistériaux ont d’abord appliqué la parabole à l’Église, nécessairement corpus mixtum. Quant à l’interprétation des « anges » destinés à faire le tri et à bruler l’ivraie, leur référence était certes au jugement dernier introduit par la venue du Seigneur, mais cette patience était entachée par leur éthique sociale. En effet, lorsqu’ils incitaient le magistrat, les princes, par peur de contagion, à sévir par le glaive ou le feu lorsque la loi de Dieu ou l’exercice de la vraie religion étaient en jeu1
, cette patience prenait un terme avant la « moisson ». À croire que les autorités terrestres avaient, comme les « anges » de la parabole, mandat d’anticiper le tri final ou du moins de contraindre à la bonne morale et au bon culte. Là se trouve au sein des familles de la réformation une différence majeure de l’interprétation de la parabole, du mandat du magistrat.

Deux temps sont pourtant nettement distingués dans la parabole : « laisser croitre ensemble » et « ramasser/récolter l’ivraie ». Les deux temps sont clairement distincts et il s’agit ni de confondre les missions spécifiques des serviteurs et des anges ni de se tromper de mandat s’agissant des disciples.

Les mesures préconisées ailleurs par Jésus contre les faux prophètes relèvent de l’évitement, pas des mesures coercitives, et comme dans la parabole ce sont les « fruits » qui permettent de les discerner (par ex. Mt 7,15-20). « Gardez-vous des faux prophètes ; ils viennent à vous en vêtement de brebis, mais au-dedans ce sont des loups ravisseurs. Vous les reconnaitrez à leurs fruits ». C’est donc que les disciples ne sont pas invités à attendre la « fin de l’ère » sans rien faire, mais à discerner dans le comportement moral, la fidélité à Jésus. Les propos des prétendus porte-paroles de Dieu en font partie (on se rappelle les accents des épitres de Jean par exemple), et même si ces « porte-paroles de Dieu » ont l’air inspiré. C’est sur ces critères qu’il s’agira ou non de les éviter ou de les suivre. Il appartient à la communauté chrétienne d’opérer ce discernement dans le temps.

L’ennemi du fils de l’homme a semé l’ivraie, c’est lui qui est l’origine du mal. Cette mise en scène rappelle le récit de la création de Dieu et l’irruption du serpent qui ne peut que tordre la bonne création divine et la pervertir. L’hostilité subie par les disciples, intérieure par les tentations et extérieure par les humains, n’a pas, elle non plus, Dieu pour auteur, mais l’ennemi à l’œuvre. Le bon fruit, c’est celui que Jésus par sa présence, ses paroles et actes et son Esprit, met dans la vie d’hommes et de femmes. C’est son œuvre d’engendrement, de régénération (cf. 1 P 1,23). Ainsi, les bonnes semences sont les « fils du royaume », l’ivraie ce sont les « fils du malin » ou du diable. Un engendrement du diable est aussi évoqué dans une parole de Jésus adressée à des pharisiens qui voulaient faire tuer Jésus : « vous avez pour père le diable, et vous voulez accomplir les désirs de votre père. Il a été meurtrier dès le commencement » (cf. Jean 8,44). Si l’ivraie est décelable dans le fait – comme certains pharisiens à l’époque de Jésus – de chercher à tuer des opposants au nom d’une certaine compréhension de la gloire de Dieu ou de la pureté de doctrine ou de la rivalité ou d’intérêts financiers, on a un éclairage sur ce que l’acte d’arracher pouvait signifier. Les serviteurs du diable aussi peuvent se déguiser en serviteurs de la justice – la leur ! – même divine.

Nous sommes appelés à ne pas chercher à éradiquer les méchants, sous quelque forme qu’ils soient pour les raisons invoquées. Pourtant nous sommes appelés à résister au mal et à le dénoncer, à faire œuvre d’éducation, d’annonce de la loi éternelle de Dieu, de pratiquer une justice restauratrice. Le discours de Jésus a, selon notre lecture, trait à la manière de cette résistance. Le pharisaïsme meurtrier, comme la tentation zélote (avec les armes des sicaires contre « le mal »), comme le retrait du monde (la communauté de Qumran le vivra un temps) sont autant de démarches exclues par cette parabole qui promeut le « croitre ensemble ».

Les temps de la moisson comme les Jour de l’Éternel ?

L’une des difficultés de l’interprétation est en lien avec la compréhension du « temps de la moisson » auquel se réfère la parabole. Ce temps a-t-il un accomplissement unique ? En effet, s’il s’agit d’un « jour de l’Éternel » intra-historique, comme entre autres le fut la prise de Jérusalem par les troupes juives zélotes rivales puis par les troupes romaines en 70 après Jésus-Christ. L’interprétation sera différente si elle ne représente que la parousie finale préludant le jugement dernier. Dans le premier cas, les « anges » envoyés par le « fils de l’homme » sont des entités politiques2
et non des anges purement angéliques. Mais même dans le cas d’entités politiques, il ne s’agit pas de l’action des disciples du Christ et encore moins d’actions qui seraient à légitimer moralement par ces derniers. Ils relèvent de la seule souveraineté divine qui peut appeler à cette tâche qui il veut (les Assyriens – cf. Es 6,26ss, Cyrus le Perse, – cf. 2 Chr 36,22-23 – Titus, etc.). Cette approche permet de concevoir une parousie de Jésus-Christ en gloire aussi de manière intra-historique, envoyant les « anges… du fils de l’homme » faire le tri et « bruler » l’ivraie.

Une lecture intra-historique n’exclut pas, à notre sens, une parousie ultime et corporelle du Christ. Le Christ appliquera à sa parousie un jugement « sans miséricorde pour qui n’a pas fait miséricorde » (Jc 2,13). Dans l’épitre de Jacques, le « scandale et les actes d’iniquités » sont présentés ; on peut se demander si les « riches » qui capitalisaient « dans les derniers jours » et dont parle l’épitre ne seraient pas à l’esprit de l’auteur de notre parabole… Une génération de profiteurs, accumulant les biens de ce monde et qui font peu de cas du sort des pauvres qu’ils exploitaient au contraire en accaparant leurs terres (cf. Jc 2,6 et 5,3). L’ivraie de la parabole représente bien des personnes qui sont des « occasions de chutes » pour d’autres et donc qui agissent mal envers Dieu et le prochain. Le remède préconisé par le Christ n’est pas le recours à l’insurrection et à la révolution violente, mais à l’annonce de l’évangile du Royaume de Dieu incluant l’appel à la repentance.

Autres exemples d’impatience

Nous avons évoqué l’attitude des pharisiens, des « riches » de l’épitre de Jacques, mais les évangiles font aussi état de l’impatience des disciples du temps de Jésus. Ces derniers, comme du reste les chrétiens en général, sont prompts à la condamnation. Agir ainsi donne l’illusion de nous croire du bon côté de la barrière, d’être enfin débarrassés du problème, d’être les justiciers du monde. Nous pensons que le mélange est intolérable… au nom de la haine même du mal. L’indignation doit être travaillée. Comme l’a souligné Paul Tournier, « le grand drame du mal, c’est qu’il se glisse jusque dans nos vertus. Et c’est souvent la peur d’être mal jugés et non l’amour qui nous rend vertueux ». Des exemples, s’il en faut, on en trouve dans la Bible et dans les actualités récentes. Dans la Bible on pensera à l’épisode du passage de disciples dans les villages des Samaritains. Nous savons que les Samaritains n’aimaient pas les juifs et vice-versa… Jésus avait interdit à ses propres disciples de vouloir précipiter le jugement divin par le feu, car les Samaritains n’accueillaient pas leur maitre (Luc 9,51-56). Ces derniers n’auraient pourtant eu, pensons-nous souvent, que ce qu’ils méritent ! On comprendra que le mode de conquête du Seigneur, dans tout le temps de Sa patience, est l’annonce de l’Évangile, une vie aimante de tous et l’appel à la foi. Chaque fois que nous devançons le Seigneur, pensant que le mélange est intolérable d’une part et qu’il faut écarter, ou plus subtil, faire écarter d’autres personnes, nous passons à côté de notre mission de disciples du Christ. Nous n’en avons pas l’autorisation du Seigneur. Même dans le cas de l’application dans l’Église, ce n’est qu’après avoir ôté la poutre de nos propres yeux que nous avons une chance de voir la paille dans l’œil du frère pour l’ôter (Mt 7,5). C’est dire la difficulté – mais pas l’impossibilité – de bien agir en matière de discipline ecclésiastique.

Lorsque nous jugeons sous le coup de l’indignation, nous pouvons facilement nous tromper ! Souvenons-nous par exemple des pratiques d’épuration en France après la Deuxième Guerre mondiale. Que de bavures, de réels motifs cachés, que d’injustices et de victimes parfois innocentes salies, de grosses pointures du système du mal qui ont passé entre les mailles du filet, aussi du côté des « vainqueurs »… On nous explique ces temps également, à quel point – par exemple – nous avons été manipulés – par les informations tronquées qui se sont révélées fausses par la suite et qui étaient destinées à provoquer exactement le même réflexe interventionniste que chez les disciples, à trouver l’approbation par rapport à des interventions militaires. Ainsi des tyrans, un temps soutenus et armés par des nations, sont du jour au lendemain mis au pilori des médias à cause de prétendues armes nucléaires ou chimiques ou de viols massifs… Pour s’autoriser des interventions armées, jamais bien entendu retenues comme crimes de guerre par la suite, des nations ont trompé l’opinion de leurs propres citoyens pour « éradiquer le mal » ou « faire la guerre à la terreur ». La confusion dont nous parlions plus haut de celui qui « sème la nuit pendant que les disciples dormaient » continue à agir ! Quelques années après, des reportages dignes de foi, eux, lèvent le voile sur la supercherie, mais le mal est fait. Des vies nombreuses à l’étranger et dans les troupes ont été sacrifiées sur l’autel de l’impatience créée de toutes pièces par les idéologues au service d’intérêts particuliers, qui disent rarement leur nom (« séduction des richesses » disait la parabole du semeur en Mt 13,22).

Le mal se trouve à l’échelle individuelle, comme à l’échelle sociale. Les commandements contre le vol, le mensonge à charge, l’orgueil et la convoitise doivent aussi être appliqués à de grands groupes appelés nations ou multinationales ! Pour le Seigneur, dans le temps de sa patience, justice et amour concordent, ce qui est si rarement le cas dans nos jugements. « Le fils de l’homme n’est pas venu pour perdre les âmes des hommes, mais pour les sauver » (Luc 9,56). L’éthique de la patience des disciples doit aussi prolonger la mission du fils de l’homme.

Le recours à la guerre ne crée que si rarement la paix ou les conditions nécessaires à celle-ci… « Seigneur faut-il arracher l’ivraie ? » Des questions concrètes épineuses se posent : comment avons-nous à lutter contre le mal réel ? Comment intervenir dans des situations de crise ? Pour ne pas rester naïf ou crédule, il s’agit déjà de croiser les informations qui nous parviennent… Et comme beaucoup reste néanmoins caché, il s’agit d’être le plus restauratif possible dans les relations et de se distancier des va-t-en-guerre et de la mentalité de ceux qui veulent vouer rapidement les méchants « au feu ». Le Seigneur n’est pas indifférent au mal pour autant.

Zizanie dans les interprétations protestantes

Les interprétations de la parabole étaient diverses et les leçons à en tirer n’étaient pas unanimes, entre les réformateurs magistériaux
3
et les réformateurs anabaptistes et spiritualistes. Les magistériaux, comme Luther et Calvin, disaient pourtant très clairement qu’il ne fallait pas réprimer des personnes en matière de foi ; ils reprochaient aux partisans de l’ancienne foi une telle attitude. Ils voulaient certes combattre l’ivraie par la seule Parole de Dieu, mais ont incité les puissants, quand ils le pouvaient, à agir par le glaive. Cela équivaut à un double discours, dérogeant à leur tour à leur propre principe. De cette parabole ils ont de ce fait d’abord dégagé une leçon par rapport à l’Église et non par rapport à la société ou au monde. Ce faisant ils prolongeront l’interprétation anti donatiste d’Augustin.

Calvin quant à lui, selon l’analyse du théologien suisse Pierre Bühler, oscillera entre la nécessité d’une « discipline ecclésiastique sévère » et la « mixité constitutive de l’Église »4
. « Globalement, dira Pierre Bühler, on peut donc parler d’un plaidoyer en faveur d’une certaine indétermination de l’Église, par rapport à des surdéterminations comme celle à laquelle tend Thomas Müntzer, entre autres. »5
Müntzer fut l’un des idéologues importants du soulèvement paysan de 1524-25 et avait considéré l’époque qu’il vivait comme la « moisson » qui permettait au peuple de séparer le blé de l’ivraie, d’abord par l’appel à la repentance puis par le soulèvement armé. La question centrale de la parabole est celle du rapport des disciples du Christ à la violence ou à la contrainte de corps. Thomas Müntzer avait été lui aussi qualifié d’anabaptiste, alors qu’il pratiquait le baptême des nourrissons.
À sa suite, l’anabaptiste Hans Hut a lui aussi voulu envisager de coopérer avec les anges une fois que le Christ sera revenu en 1533. Pour cet enseignement Hut a été mis en garde par les autres enseignants anabaptistes de son temps. D’autres, dont les Frères suisses, les Marpeckites ont tenu dès les débuts à faire usage de la seule parole de Dieu pour vaincre le mal et faire avancer la cause de l’Évangile. Il est à remarquer qu’à la fois les réformateurs magistériaux et les réformateurs radicaux ont cru pouvoir identifier l’ivraie à l’œuvre de l’antichrist. Ils auraient été d’accord avec la phrase de Calvin tirée de la préface de son Institution de la Religion Chrétienne

adressée à François 1er  : « il (le diable) s’efforce par violence et mains des hommes, d’arracher ceste vraye semence : et d’autant qu’il est en luy, il tasche par son yvroye de la supplanter, afin de l’empescher de croistre et rendre son fruit » (1535). À n’en pas douter Calvin pensait vraiment lutter contre l’ivraie par la pure doctrine seule. Mais il avait été précédé quatre années auparavant (1531) par le réformateur Zwingli qui avait lui aussi adressé son « Exposé de la pure doctrine »
6
au « très saint Roi très chrétien » François 1er. Zwingli le mettait en garde tant contre les exactions des « papistes » que contre l’ivraie des « catabaptistes »
7
, l’incitant d’une part à ne pas écouter tous ceux qui attribuent à Zwingli leur sédition. Zwingli l’avertit ensuite qu’il fallait remédier contre les « catabaptistes », sinon « il en résulterait un tel désordre de toutes choses dans l’ensemble de ton royaume qu’il serait difficile d’y porter remède. »
8
De là à voir dans la confession de Zwingli une incitation à se servir de l’épée et du feu, il n’y a qu’un pas que le « Roi très chrétien » franchira par des buchers dans son royaume, entre 1533 et 1535. Il se justifiera du reste auprès de la Ligue (protestante) de Smalkalde en leur disant qu’il n’avait que remédié contre les « catabaptistes »… La confession de foi de Zwingli se situe six ans après la rupture violente avec les anabaptistes zurichois
9
. C’est dire que le contentieux entre ces deux types de réformation était profond et que l’impact de ces lectures différentes de la parabole sur le royaume de France et la diffusion des idées réformatrices radicales, était tragique dans ces années charnières.

L’ Institution de Calvin (1535) est également en lien avec les évènements qui se déroulent à Paris entre 1533 et 1535. Alors qu’en 1532 François 1er était encore relativement ouvert à une réformation de l’Église, en janvier 1535 il mène une « procession expiatoire » contre l’offense faite par des « évangéliques » dans l’affaire des Placards. François 1er cherchera par la suite à justifier ses actions répressives des dissidents français entre 1533 et 1535 face à des Suisses et Allemands de la ligue de Smalkalde qui lui demandent des comptes par rapport à la vague de répression. Il expliquera, via ses ambassadeurs Guillaume et Jean du Bellay, avoir voulu « châtier quelques anabaptistes en révolte contre son autorité, et des coupables dont les crimes méritaient le dernier supplice. »10

Calvin emboitera le pas à la démarche de Zwingli, comme le montre sa préface de l’Institution de la religion chrétienne . Les deux grands et premiers représentants du courant appelé plus tard « réformé » ont fortement cherché à se démarquer de ce qui pouvait le plus effrayer un monarque de droit divin, soit la remise en question de l’ordre établi. Cette volonté apologétique éclaire la pensée et les actions tant de Zwingli que de Calvin. Il y a bien eu chez Luther comme chez d’autres réformateurs tel Calvin, une évolution allant dans le sens d’un durcissement des mesures de répression, c’est à dire légitimant le recours de moyens de contrainte des consciences ou des corps11
.

Pour « la seule gloire de Dieu », il est arrivé à des réformateurs aussi brillants que Calvin, de cautionner, d’encourager les extraditions, de renseigner même l’inquisition et à de rares occasions aussi de pousser le magistrat à mettre à mort pour des raisons religieuses. Je pense ici à l’exécution à Genève de l’hérétique Michel Servet (1511-1553). Ayant trouvé refuge à Genève, l’accusation se portait sur des sujets en rapport avec la première table de la loi : l’antitrinitarisme, sa doctrine de la régénération et du baptême des croyants professants.

Mais, en recourant au pouvoir des Princes, des rois ou des magistrats urbains, les réformateurs magistériaux auront, selon une lecture anabaptiste, rejoint les rangs de ceux qu’ils dénonçaient, c’est-à-dire les forces antichristiques à l’œuvre au cours des siècles. Vieux et profond contentieux entre familles héritières des premières heures de la Réformation. De récentes demandes de pardon ont ici et là grandement contribué aux réconciliations entre familles héritières de la réformation.

Faire punir les personnes perçues comme « hérétiques », sous le couvert du péché de « blasphème », c’est ouvrir la boite de pandore. C’est là une différence majeure entre deux sortes de réformations. L’enjeu est le rapport entre le recours au glaive et la conduite des disciples du Christ qui n’usent que de la force de la Parole par l’Esprit, laissant le jugement au Seigneur et à ses anges. Si de nos jours la non-contrainte en matière religieuse semble partagée en Occident, elle reste fragile, aussi parmi les tenants d’une réformation biblique. Le sujet mérite d’être pensé théologiquement, car il met en évidence des différences herméneutiques dans le rapport entre les deux testaments et la compréhension de la mission de l’Église.

II. PILGRAM MARPECK (1495-1556) ET LA PARABOLE DE L’IVRAIE12

Voici un commentaire de la parabole du bon grain et de l’ivraie issu des premières décennies de la réformation. Il est tiré du traité « Dévoilement de la prostituée babylonienne et des antichrists… »13
L’anabaptiste Pilgram Marpeck14
en est de toute vraisemblance l’auteur, selon plusieurs recherches relativement récentes de Walter Klaassen et de Neal Blough15
. La date de rédaction se situe autour des années 1531-1532 en réaction à la mise en place de la Ligue de Smalkalde, donc d’une coalition armée protestante qui cherchera à protester contre l’empereur germanique et à défendre sa compréhension de la vérité.

« Laisser croitre ensemble… jusqu’au temps de la moisson ! » Une voix anabaptiste16
explique que cette parabole relève tant de l’éthique sociale chrétienne que de la discipline d’Église.

Voici le document :

S’il arrive comme précédemment qu’un nouvel antichrist naisse ou soit fabriqué, j’espère que le Seigneur va nous en délivrer
17
pour sa propre cause et pour que les siens ne deviennent pas victimes des truies qui ravagent le vignoble de Dieu (Psaume 79 et 80)18
, mais que les brebis et les bergers des brebis soient préservés, qui plantent son vignoble sans le brouter19
et que le Christ demeure notre souverain berger maintenant et à jamais. Amen.

Enfin, et en conclusion, à tous ceux qui voudraient mélanger le royaume du Christ et le pouvoir temporel et qui distinguent le bien et le mal et veulent le déraciner20
autrement que par la Parole et l’Esprit de Dieu, je voudrais répondre par le décret21
de la parabole du Christ qui se trouve en Matthieu 13 (24-30).

Il en va du Royaume des cieux comme d’un homme qui a semé du bon grain dans son champ. Pendant que les gens dormaient, son ennemi est venu ; par dessus, il a semé de l’ivraie en plein milieu du blé et il s’en est allé. Quand l’herbe eut poussé et produit l’épi, lors apparut aussi l’ivraie. Les serviteurs du Maitre de maison virent lui dire : « Seigneur, n’est-ce pas du bon grain que tu as semé dans ton champ ? D’où vient donc qu’il s’y trouve de l’ivraie ? » Il leur dit ; « C’est un ennemi qui a fait cela ». Les serviteurs lui disent : « Alors veux-tu que nous allions la ramasser ou la déraciner ? »22
« Non, dit-il, de peur qu’en ramassant l’ivraie vous ne déraciniez le blé avec elle. Laissez l’un et l’autre croitre ensemble jusqu’à la moisson, et au temps de la moisson je dirai aux moissonneurs : ramassez d’abord l’ivraie et liez-la en bottes pour les bruler ; quant au blé, recueillez-le23
dans mon grenier. »

Alors les disciples lui ont demandé la signification de la parabole. Que les contradicteurs écoutent et jugent eux-mêmes si le Christ a donné aux siens le glaive du pouvoir temporel24
ou l’ordre de ramasser l’ivraie avant la fin du monde. Jésus répondit en disant à ses disciples :

Celui qui sème le bon grain, c’est le Fils de l’homme ; le champ, c’est le monde ; le bon grain, ce sont les sujets du Royaume ; l’ivraie, ce sont les sujets du Malin ; l’ennemi qui l’a semée, c’est le diable ; la moisson, c’est la fin du monde, les moissonneurs, ce sont les anges. De même que l’on ramasse l’ivraie pour la bruler au feu, ainsi en sera-t-il à la fin du monde ; le Fils de l’homme enverra ses anges ; ils ramasseront, pour le mettre hors de son Royaume, toutes les causes de chute et tous ceux qui commettent l’iniquité, et ils les jetteront dans la fournaise de feu ; là seront les pleurs et les grincements de dents. Alors les justes resplendiront comme le soleil dans le Royaume de leur Père. Entende qui a des oreilles !

Nos contradicteurs doivent bien le noter ; dans ce temps le Seigneur Christ est un Sauveur25
et non pas quelqu’un qui ruine26
. Tous les hommes peuvent être sauvés27
jusqu’au temps déterminé du jugement dernier28
, où il n’y aura plus de possibilité de repentance. Jésus commande à ses serviteurs et aux hommes de juger les affaires extérieures et du moment, et non pas les affaires futures et intérieures (notes, les croyances). Autrement la grâce de Dieu serait raccourcie et le blé déjà arraché. Sinon pourquoi le Christ aurait-il raconté cette parabole ? Aussi longtemps que l’homme est dans cette vie corporelle29
, et aussi mauvais soit-il, il peut être converti à l’amélioration par la grâce du Christ et par le témoignage de patience et l’amour des siens. Car il y a douze heures dans la journée, comme le Christ lui-même le dit (Jn 11,9). S’il avait était arraché, il est certain que cela ne pouvait se produire. Ainsi, le Christ doux et humble a commandé aux siens d’apprendre de lui (Jn 13 v. 36 [?] et Mt 11,29) et de donner tout son temps à l’homme et d’attendre fidèlement. Par cette parabole il ordonne aux siens d’attendre et ne commande à personne de juger ou de condamner par l’épée. Presque tout le chapitre 5 de l’évangile selon Matthieu nous dit de ne contraindre30
personne ni de dominer31
, mais plutôt de se laisser contraindre32
et se laisser dominer33
, et présenter ces doctrines en toute patience. Ceux qui font autrement sont du monde et non du Christ, infidèles et non fidèles. Ceux qui prennent l’épée pour se battre doivent être jugés par l’épée, comme le décrit Jean au chapitre 13 de l’Apocalypse (v. 10) et également Mt 1634
.

Le temps de la « patience » est pour ce type d’anabaptiste communautaire et pacifique un temps de la patience divine, mais également de la patience des disciples du Christ. Comme leur maitre, ces derniers laissent ouvert un temps où, grâce à la proclamation de l’Évangile, une repentance est encore envisageable, car les protagonistes peuvent, avant le temps de la moisson, se rendre à l’évidence de leurs mauvais comportements et de l’origine de leur égarement et changer de vie…

Les réformateurs magistériaux, de leur côté, s’appuient directement ou indirectement sur le pouvoir pour promouvoir leurs réformes, et restent de ce fait encore prisonniers des concepts de chrétienté. Une
ecclésiologie de type anabaptiste n’imagine pas devoir promouvoir dans la société une répression en matière religieuse – précisément à cause de l’eschatologie qui la motive : le jugement appartient au Seigneur. Elle agira par l’annonce de la Parole et maintiendra la nécessité d’une discipline fraternelle et aimante dans l’Église (Mt 18). Elle sera perçue comme séparatiste, mais du coup sera aussi vue comme plus missionnaire ou prophétique par rapport à la société. Sa tentation sera le repli du monde, ce qui n’est qu’un autre moyen de penser – à tort ! – faire le tri avant la moisson. Ces ecclésiologies au fond différentes se manifestent encore de nos jours, parmi les partisans du sola scriptura , bien que les évolutions de la société moderne occidentale vers une société sécularisée et pluraliste rendent les enjeux concrets moins prégnants.

L’anabaptiste Balthasar Hubmaïer avait rédigé, dès 1524, un traité s’élevant contre la répression des hérétiques, et fonda son raisonnement par des raisons bibliques parmi lesquelles l’œuvre de Jésus-Christ et la parabole de l’ivraie
35
. J’ai été frappé, en relisant les échanges plus tardifs de Jean Calvin et de Sébastien Castellion combien la parabole du bon grain et de l’ivraie revenait souvent dans leurs propos, après la mise à mort de Michel Servet à Genève, ce qui met aussi en lumière leurs interprétations divergentes. Sébastien Castellion (1515-1563) était devenu lui aussi pour diverses raisons, persona non grata à Genève36
. Castellion reprendra et développera vingt années après Marpeck, en 1554, ce que des anabaptistes et d’autres avaient soutenu. En matière de respect des consciences et des convictions, nous sommes en dette envers la réforme radicale, pour des raisons bibliques, et bien avant les Lumières humanistes.

L’anabaptisme n’est pas un épiphénomène sans incidence dans l’histoire de la Réforme surtout si on considère qu’aujourd’hui il a une large progéniture spirituelle parmi le christianisme évangélique mondial. Les professants hésitent pourtant souvent à se réclamer, par méconnaissance, de certaines figures anabaptistes des débuts de la réformation, privilégiant « les grands réformateurs ». La pensée de la « réformation radicale » pour reprendre une formule de l’historien Richard Stauffer, l’anabaptisme, reste pourtant, sous ses aspects importants, encore largement ignoré.

Il s’agit bien dans cette parabole de trouver des moyens fidèles au Christ et aux apôtres pour résister aux hérétiques et aux impies, mais sans les « arracher », c’est-à-dire sans « forcer les consciences », « laissant leur punition par Dieu, au moment qu’il aura choisi, et non par les hommes. »37
Cela concerne alors aussi le péché de « blasphème » que Calvin a inclus dans son troisième usage de la loi. Castellion lui, dira avec une grande lucidité, en rapport avec la parabole : « Nous apprenons par ce texte comment il nous faut gouverner envers les hérétiques et faux docteurs, c’est de ne les extirper, et ne les mettre pas à mort : car Christ le démontre ici évidemment, quand il dit : ‘Laissez croitre l’un et l’autre’. Il faut procéder à l’encontre d’eux par la seule parole de Dieu. »38
« On peut voir ici à quel point nous avons mal agi, nous qui avons voulu conduire les Turcs à la foi par la guerre, les hérétiques par le feu, les Juifs en les menaçant de mort, ou par d’autres injustices. Nous qui avons voulu arracher l’ivraie par nos propres forces, comme si nous avions le pouvoir d’agir sur les cœurs et les esprits, comme si nous avions en main la puissance de conduire tous les hommes à la justice et à la piété. Ce que Dieu unique ne fait pas, cela n’est pas à faire… Nous les mettons à mort, leur interdisant de jamais changer. »39

Claude Baecher, enseignant et pasteur dans la FREE, Lausanne

  1. On lira le développement bien documenté sur l’attitude concrète de Calvin, dans François Dermange, L’éthique de Calvin , Labor et Fides, 2017, pp. 212-237.
  2. On se souviendra de la lecture des signes du Fils de l’homme dans les évangiles que fait Pierre Courthial, Le jour des petits recommencements. Essai sur l’actualité de la Parole (évangile-loi) de Dieu , Messages, L’âge d’Homme, Lausanne 1996, pp. 113.
  3. 6 Voir Pierre Bühler, « Le ble et l’ivraie. Réception de la parabole dans la periode de la Reforme  », dans Revue d’histoire et de philosophie religieuses , 85 (2005), pp. 89-101 (aussi paru dans : Cristianesimo nella storia , 26 (2005), pp. 265-278, sous le titre « La reception de la parabole du ble et de l’ivraie dans la periode de la Reforme »). Voir également Roland Bainton, « The Parable of the Tares as the Proof Text for Religious Liberty to the end of the 16th century », Church History 1, 1932, pp. 67-89.
  4. Pierre Bühler, op. cit., p. 93.

  5. Pierre Bühler, op. cit., p. 100. A l’analyse de Pierre Bühler sur l’interprétation de cette parabole au XVIe siècle, il manque la prise en compte du rôle du magistrat en rapport avec la répression de l’hérésie.

  6. On lira la traduction française faite d’après le texte latin de 1531 parue dans Etudes théologiques et religieuses. Textes réformateurs inédits. Textes réunis et édités par Chrystel Bernat, tome 92, 2017/1, spécialement pp. 192-196.
  7. Litt. contre le baptême – entendre celui des nourrissons.
  8. Ibid., p. 195.
  9. Et trois ans avant la venue éphémère au pouvoir d’anabaptistes illuminés à Münster en Westphalie (1534-35).
  10. cf. l’introduction à l’Institution de la Religion Chrétienne , Paris, 1859, p. ix.
  11. Nous nous référons entre autre au travail des historiens des entretiens luthéro-mennonites, auxquels nous avons eu le privilège de participer. Voir Guérir les mémoires : se réconcilier en Christ. Rapport de la Commission internationale d’études Luthéro-Mennonite (Fédération luthérienne mondiale et Conférence mennonite mondiale), 2010. Y figure, en langue française, le traité de 1536 incitant les princes chrétiens à punir physiquement et par l’épée les anabaptistes, et signé par Martin Luther et Philippe Melanchthon, etc. ; en « annexe A » du volume cité, pp. 113-118.
  12. Extrait traduit en langue française par Neal Blough et Claude Baecher à partir d’une reproduction du traité parue dans Mennonite Quarterly Review janvier 1958, vol. xxxii, par Hans J. Hillerbrand, « An early anabaptist Treatise on the Christian and the State », pp. 45ss.
  13. Le titre complet de ce traité : « Mise à nu de la prostituée babylonienne et des antichrists, les vieux et nouveaux mystères et abominations mis en lumière. Aussi de la victoire, de la paix et de la souveraineté des chrétiens authentiques, de leur manière d’obéir aux autorités, de porter la croix sans sédition et sans réplique avec le Christ en toute patience et amour, pour la louange de Dieu et le service, le renforcement et l’amélioration de toutes les personnes pieuses, cherchant Dieu ».
  14. Pour sa pensée, cf. Neal Blough, Christologie anabaptiste. Pilgram Marpeck et l’humanité du Christ , coll. Histoire et société, 4, Labor et Fides, Genève, 1984, 280 p.
  15. On lira l’article de Neal Blough au sujet du traité l’ Aufdekung (« La mise à nu de la prostituée babylonienne »), dans Eschatologie et vie quotidienne (sous dir. Neal Blough), Excelsis, collection Perspectives Anabaptistes, 2001, « Eschatologie, christologie et éthique : la fin justifie les moyens », pp. 13-37.

  16. Voir plus généralement sur l’anabaptisme George Huntston Williams, 3



    e



    édition, vol. XV de Sixteenth Century Essays & Studies, The Radical Reformation, 1992 .


  17. fürkommen = dans le sens d’en prendre soin, nous en délivrer cf. Ps 29,9

  18. La métaphore est celle de la vigne, symbole du peuple de Dieu, qu’il convient de soigner pour qu’elle porte du bon fruit. Pour la relation de la vigne du Seigneur et l’antichrist, dont il est aussi fait allusion chez Marpeck, voir la littérature wycliffite ou hussite du début à la fin du XVe

    siècle, etc. (cf. Mernard Mc Ginn, Anti-Christ. Two thousand years of the human fascination with evil, SanFrancisco, Harper,1994, p. 184-187). Les peintres Lucas Cranach le vieux et le jeune ont su s’inspirer de la différence de traitement de l’antichrist et des bons bergers dans la vigne, dans certaines de leurs œuvres au XVIe siècle.

  19. aberzen.
  20. mag aussreüten.
  21. Urteil.
  22. ausjetten oder aussreürren.
  23. sammelent.
  24. das schwerdt des leiblichen gewalts.
  25. ein säligmacher.
  26. ain verderber.
  27. erloesung.
  28. den gestrengen gerichts.
  29. leiblichem leben.
  30. zwingen.
  31. herschen.
  32. bezwingen.
  33. begwältigen lassen.
  34. sic. il s’agit de 26,52.
  35. Neal Blough , Les révoltés de l’Évangile. Balthasar Hubmaier et les origines de l’anabaptisme , Paris, Cerf, 2017, 318 p. Voir la traduction française livrée en annexe de son livre : son traité contenant 36 courtes thèses Concernant les hérétiques et ceux qui les brûlent (1524), pp. 255-261. Hubmaier est proche des thèses d’Erasme dans sa lecture de Matthieu 13 (ses thèses 8, 9, 11 et 13).
  36. Par exemple Sébastien Castellion, Contre le libelle de Calvin après la mort de Michel Servet , traduit du latin, présenté et annoté par Etienne Barilier, Editions Zoe, 1998, p. 91-92. Mettre à mort c’est interdire aux gens de jamais changer, dira-t-il… Ce livre fut écrit en 1554 l’année suivant la mise à mort de Servet (1553), mais immédiatement censuré, il ne paraîtra finalement qu’en… 1612.
  37. Castellion, Contre le libelle de Calvin , p. 98. Il plaidera aussi, comme une solution à la guerre des religions – de ne pas forcer les consciences, aussi de « différer le châtiment des hérétiques jusqu’à l’arrivée du Juge » (p. 98). Notons qu’il parle du châtiment, non pas du fait de confronter les idées, ni d’annoncer l’évangile.
  38. Sébastien Castellion, Traité des Hérétiques. A savoir, si on les doit persécuter, et comment on se doit conduire avec eux, selon l’avis, opinion, et sentence de plusieurs auteurs, tant anciens, que moderne s (traité de 1554), Genève 1913, p. 52, pp 136, 138s (réédité depuis aux Editions Ampelos, 2009).
  39. Castellion, Contre le libelle de Calvin, p. 91.

Shafique Keshavjee, L’Islam conquérant

Shafique Keshavjee, L’Islam conquérant – textes, histoire, stratégies, édition IQRI 2019, © chez l’auteur 2018 – ISBN 978-2-8260-1120-0 – 232 pages –CHF 19,–.

Shafique Keshavjee, après des études en sciences sociale et politique et en théologie, a obtenu Kesh_Islamun doctorat en Science des religions. Il est pasteur de l’Église Évangélique Réformée du Canton de Vaud et a été professeur à la Faculté de théologie de Genève. Il est connu du grand public pour divers ouvrages comme « Le roi, le sage et le bouffon » et récemment, « Pour que plus rien ne nous sépare », dont Hokhma a fait la recension.

Dans ce nouveau livre, qui sans doute devrait faire date, il écrit : « Une des tâches les plus urgentes de notre temps est de mettre en lumière les dimensions normatives et effectives de l’Islam. Avec ses beautés et ses violences » (p. 65). Et c’est à cela qu’il s’attelle, avec compétence.

Pour présenter sa thèse, l’auteur constate que dans l’histoire, l’homme a toujours voulu dominer son semblable. Mais certaines idéologies ou religions se sont établies en « Système suprême », un concept qu’il a élaboré pour définir les systèmes qui visent à s’imposer au monde entier. Le Christianisme, l’Islam, le Marxisme, le Capitalisme, le Relativisme, etc. se sont érigés en systèmes suprêmes. Pour évaluer l’un de ces systèmes, il propose de l’examiner sous trois aspects différents :

  1. Normatif – les textes, les enseignements qui fondent le système. Pour les Chrétiens, ce sont la Bible, les confessions de foi, les décisions des Conciles, etc ; pour l’Islam : le Coran, les Hadith (paroles du prophète transmises par la tradition orale) et la Sirah (vie de Mahomet) ;

  2. Effectif – ce qu’a été et est le système dans la réalité, hier et aujourd’hui ;

  3. Interprétatif – que dit-il de lui-même, que prétend-il être. Cette présentation discursive peut varier en fonction de l’interprétation qu’en donne celui qui parle, du but qu’il cherche à atteindre et du public visé.

Si ces trois aspects (normatif, effectif et interprétatif) sont à distinguer, on ne saurait les séparer. Il est utile de comparer deux systèmes, en mettant ces trois aspects en regard.

A cette lumière, Shafique Keshavjee commence par balayer devant sa porte de chrétien en montrant que le Christianisme, souvent allié au Capitalisme, s’est conduit de façon répétée d’une manière contraire à l’enseignement de Jésus. Il est donc tout à fait conscient de la poutre qui est dans notre œil, avant de vouloir enlever la paille du voisin.

Pour expliquer l’Islam, il considère trois dimensions qui peuvent sur superposer sur trois niveaux :

  1. une dimension spirituelle communautaire,

  2. une dimension sociale, avec un projet politique,

  3. une stratégie militaire.

En s’inspirant d’Henri Boulad qui a écrit la préface du livre, S. Keshavjee classe les musulmans en six catégories qui ne sont pas étanches les unes aux autres :

  1. laïque libérale – ne retenant que l’aspect cultuel et adoptant les valeurs démocratiques occidentales ;

  2. mystique (soufis – généralement paisible, mais qui peut compter des individus avec un projet politique) ;

  3. populaire – mêlée d’éléments religieux préislamiques, comme en Afrique ;

  4. étatique officielle – comme dans les pays donnant la prééminence à l’Islam ;

  5. radicale – islamisant par infiltration (Frères musulmans) ;

  6. radicale révolutionnaire – islamisant par la force (Al-Quïda, Daesh).

Les musulmans qui soutiennent le projet politique de l’Islam et a fortiori sa stratégie militaire en font par là une religion conquérante.

Aujourd’hui, beaucoup de spécialistes essaient de dire que l’Islam est fondamentalement une religion de paix et qu’il ne faut pas tenir compte des agissements particuliers qui n’ont rien à voir avec l’Islam. Ces allégations ne tiennent compte ni de ses fondements ni des faits de la réalité. C’est ce que démontre S. Keshavjee, dans la deuxième partie (pp 67ss) intitulée : « L’islam conquérant comme système suprême ».

La majorité des Musulmans vivent paisiblement leur religion sans la considérer comme un système suprême : souvent ils connaissent mal les sources de leur religion. Ils gardent l’image d’une religion qui a permis le développement d’une brillante civilisation et a beaucoup apporté au monde (souvent d’ailleurs en récupérant par les chrétiens syriaques les connaissances accumulées antérieurement). Mais pour ceux qui connaissent les fondements et veulent les mettre en pratique, l’Islam est un système suprême dont il résume le programme en quinze directives. Il n’est pas question de les énumérer ici, mais retenons que l’Islam est un système à sens unique où il est facile d’entrer, mais presqu’impossible de sortir (peine de mort pour les apostats – pas de liberté). Il vise la conquête du monde, avec persévérance : lorsqu’il est faible, il avance masqué, tâchant de convaincre, usant de la carotte ou du bâton suivant les circonstances, anesthésiant ses adversaires, attendant le moment favorable pour agir. Mais dès qu’il en a les moyens, il s’impose par la force.

La force du livre de Shafique Keshavjee et d’avoir été chercher non seulement dans le Coran – ce que déjà peu de Chrétiens on fait – mais encore dans les Hadith et la Sirah (la vie de Mahamet) – que quasiment personne n’a lus – ce que dit l’Islam dans ses sources. Il donne une moisson de citations très significatives et arrive à la conclusion : l’Islam est le seul système suprême religieux qui a reçu mission de conquérir le monde par la force. Et ce n’est pas que du passé, car les déclarations (citées aux pp 111-112) de Khomeiny comme celles de Al-Banna, le fondateur des Frères musulmans et grand-père de Tariq Ramadan vont dans le même sens. On doit tenir compte du fait que l’Islam n’est pas une simple religion spirituelle, mais qu’elle a un projet politique et une stratégie militaire ! Lorsque des musulmans demandent à prendre leur place dans nos sociétés occidentales, il faut leur demander de se situer clairement face à la violence prescrite dans leurs textes normatifs qui se présentent comme Parole de Dieu ! Cet état de fait pose un réel problème, car il est de bon ton de présenter l’Islam comme une religion de paix. Que faire quand on s’aperçoit qu’elle est une religion de guerre ?

Un glossaire et une bonne bibliographie complètent l’étude.

Il faut être reconnaissant à Shafique Keshavjee d’avoir eu le courage de publier un livre que certains vont peut-être qualifier d’islamophobe. Je connais l’auteur depuis le temps de nos études à Lausanne et puis témoigner de son amour et de son respect pour les personnes et de sa capacité à voir la beauté des choses ; mais je connais aussi son amour de la vérité qui libère et son aversion pour l’injustice. Je vois derrière « L’Islam conquérant » le même esprit qui le faisait dénoncer les injustices de la mondialisation dans « La princesse et le prophète ». Prions pour que ce livre soit pris au sérieux avant qu’il ne soit trop tard !

Alain Décoppet

Sortie de Hokhma N°114

Couv114

Le numéro 114 de la revue de réflexion théologique Hokhma est sorti!

Nous mettons en ligne un article complet, La folie et le disciple du Christ, de David Rossé.

Tous les articles peuvent être achetés en format électronique sur le site de notre partenaire Croire Publication. C’est ce même site que vous pourrez commander un numéro papier ou vous abonner.

Nous mettons également à disposition les recensions de ce numéro :

En souhaitant le meilleur à nos lecteurs actuels et futurs,

L’équipe Hokhma

À la découverte de la prière du cœur

Claude Vilain, À la découverte de la prière du cœur, Dossier Vivre No 41, Saint-Prex, Éditions Je Sème, 2017, 253 pages – ISBN 978-2-9700982-8-7 – 15.– € ou 17.90 CHF.

Vilain_coeurClaude Vilain est un pasteur belge bien connu dans les milieux évangéliques francophones. Il a été secrétaire général des GBU de son pays, puis responsable des émissions protestantes à la RTBF. Membre de la Fraternité des Veilleurs, il œuvre depuis quelques années à faire découvrir dans le monde protestant évangélique, des trésors de l’Église universelle jusque là trop largement méconnus dans ces milieux.
C’est dans cette optique qu’il a écrit ce livre sur la prière du cœur qu’il présente en même temps que la lectio divina. Mais avant d’aborder directement ces thèmes spécifiques, il fait, en bon pédagogue, une longue préparation pour aider le lecteur à bien situer la prière du cœur et la lectio divina dans le contexte plus large de la relation avec Dieu que chaque chrétien est appelé à entretenir. En effet, les cinq premiers chapitres sont consacrés à la prière d’une manière générale : celle-ci est trop souvent vécue comme l’énumération de besoins, sans entraîner une rencontre réelle et vivante avec Dieu ; et même si nous avons une réelle rencontre avec Dieu lors de nos moments de culte personnel, que se passe-t-il entre deux quand nous nous retrouvons pris par nos activités journalières ? Pourtant, Dieu qui nous aime, aimerait avoir avec chaque être humain, une relation intime et permanente qui soit réponse de l’homme à son amour. Jésus et les apôtres nous donnent l’exemple d’une telle intimité avec Dieu.
Il faut donc attendre le chapitre 6 pour aborder à proprement parler la prière du cœur ou la prière du nom de Jésus qui est la répétition de la prière : « Seigneur Jésus, Fils de Dieu, aie pitié de moi, pauvre pécheur » ; elle nous permet, comme une respiration, d’être en communion constante avec Dieu. Cette prière qui remonte aux premiers siècles de l’Église, nous est parvenue par l’intermédiaire de l’Orthodoxie, notamment « Le pèlerin russe » et l’ouvrage qui lui sert de livre de chevet :« La philocalie ». Ce monde de l’orthodoxie est souvent étranger, voire suspect, à nombre de chrétiens protestants et évangéliques. Claude Vilain aborde franchement les questions qui peuvent leur faire problème : lui-même, au début de sa quête, a été gêné par exemple par la formule : « Aie pitié de moi, pauvre pécheur ». N’est-t-elle pas une négation du salut parfait acquis en Jésus ? En cheminant, il en est arrivé à la comprendre comme une expression de sa fragilité et de sa dépendance de la grâce de Dieu(p. 109). De même la répétition d’une même phrase ne devient-elle pas une sorte de mantra ? Il répond que la répétition d’une même formule est biblique (Ps. 136) ; et puis l’invocation répétée du nom de Jésus aide à se recentrer, humble et confiant, sur la présence de Dieu dans la vie de tous les jours, en plein milieu du stress quotidien, face à une tentation, une situation difficile… De toute manière, il ne s’agit pas de tomber dans une loi, ni sur la manière de pratiquer ni sur la formulation de la prière. Il s’agit de déterminer « La prière dont nous avons besoin » (p. 132). Il consacre notamment quelques pages à « La prière de la présence » typique de la spiritualité des carmes et rendue populaire par les écrits de Frère Laurent de la résurrection (cité à plusieurs reprises).
Au chapitre 8, il aborde la lectio divina, cette lecture priante de la Bible qui remonte aussi à l’antiquité chrétienne et dont le but est de nous placer en présence de Dieu : « L’Écriture ne nous parle pas de Dieu sans nous le faire rencontrer » (Frère Pierre-Yves Emery  de Taizé – p. 141). Il en présente ensuite les quatre composantes : lecture, méditation, prière, contemplation, suivant la méthode élaborée par Guigues le chartreux au Moyen Âge et exposée au XXe s. par Enzo Bianchi dans son « Prier la Parole ».
Il poursuit par quelques conseils pratiques, notamment sur la nécessité de se ménager du temps et un espace tranquille pour prier. C’est un combat dans notre monde moderne ; et pourtant, c’est important, car la prière nous transforme, nous rend lucide et apte à être sel de la terre. Notre monde souffre d’un manque de vraie spiritualité. C’est la responsabilité de chaque chrétien d’être en communion priante avec le Seigneur pour témoigner qu’Il répond à cette soif qui se trouve dans le cœur de tout homme.
Des appendices pratiques permettent aux lecteurs d’« aller plus loin ».
Un petit regret : ce livre qui vise, me semble-t-il, un public protestant évangélique, aurait gagné à avoir un développement consacré à la prière en langues ou prière « en esprit » qui, à mon sens, a beaucoup de points communs avec la « prière du cœur ».
Notre souhait est que ce livre du pasteur Vilain serve à rendre accessibles les richesses de l’Église universelle aux chrétiens protestants évangéliques. Il est précieux de découvrir comment des frères et sœurs d’autres Églises, vivent aussi une relation de prière avec Dieu et de se laisser enrichir par eux.

Alain Décoppet

Jésus de Nazareth – Études contemporaines

Andreas Dettwiler (éd), Dettw_jesus Jésus de Nazareth – Études contemporaines; collection « Le Monde de la Bible », No 72 ; Genève, Éditions Labor et Fides, 2017, 304 pages – ISBN : 978-2-8309-1642-3 – 29.– CHF ou 24.– €.
Cet ouvrage regroupe une dizaine de contributions de spécialistes de la vie de Jésus 1, présentées lors d’un cours publique remontant au printemps 2016. Pourquoi un nouvel ouvrage sur Jésus ? Dans l’introduction, Andreas Dettwiler, Professeur de Nouveau Testament à la Faculté de Théologie de Genève, note que trois éléments ont renouvelé notre compréhension du Jésus historique :

  1. les découvertes archéologiques,
  2. l’étude systématique de la littérature apocryphe,
  3. l’avancée des disciplines issues des sciences humaines et sociales.

Remarquons pour commencer que le point de vue des contributeurs est marqué par la méthode historico-critique, seule susceptible, à leurs yeux, de nous permettre de retrouver, sinon le Jésus historique authentique, du moins un Jésus possible, avec le risque, reconnu par A. Dettwiler (p. 41), qu’on en arrive à la reconstitution d’une « image de Jésus qui convient au chercheur et conforte ses convictions ». C’est là, à mon avis, une faiblesse de la méthode : elle déconstruit un édifice littéraire bien construit (en l’occurrence celui de chacun des Évangiles), pour éliminer tout ce qui n’est pas corroboré par le témoignage croisé de plusieurs témoins indépendants, tout ce qui paraît un lieu commun ou une banalité, pour mettre en exergue les points originaux, comme la prédication du Règne de Dieu ou la passion de Jésus. Insister sur ces deux points est juste, mais on peut ainsi dresser un portrait réducteur de Jésus en laissant de côté les autres points jugés moins bien attestés, comme le fait par exemple A. Dettwiler (p. 35) quand, parlant de Paul comme témoin du Jésus historique, il ne mentionne pas la résurrection (1 Co 15) ? J’ai été frappé par exemple par la grande confiance que les contributeurs accordent souvent, soit à la littératures apocryphe du Nouveau Testament (cf. Norelli à la p. 97), soit à des reconstructions de documents hypothétiques, comme la source Q, pour reconstituer soit la vie, soit le message du Jésus de l’histoire. On ne se demande pas si cette source Q, à supposer qu’elle ait jamais existé, était utilisée comme document isolé ou si elle faisait partie d’une catéchèse incorporant les récits de miracles qui témoignent d’une autre vision de Jésus ? Les contributeurs sont encore très marqués par la critique littéraire qui traite les sources des Évangiles comme des documents écrits, sans prendre suffisamment en compte, à mon sens, le fait qu’ils ont d’abord été transmis dans un milieu sémitique de tradition orale où l’on ne mémorisait pas seulement de petites unités littéraires, mais des séquences entières de récits ou de discours, et où la transmission se faisait avec une grande fidélité. Le contexte juif de Jésus me semble encore sous-estimé par certains auteurs, par exemple Norelli (p. 102), quand il voit la relation entre Jésus et sesadeptes(sic) davantage sur le modèle du philosophe cynique itinérant que sur celui du rabbi juif avec ses disciples.
Cela étant dit, j’ai trouvé l’ouvrage très intéressant : il nous apporte une synthèse facile d’accès, sans une surabondance de notes, de ce que la recherche historique actuelle peut dire de Jésus. La contribution de Jürgen K. Zangenberg (pp 45-64) nous apprend quantité de choses intéressantes sur ce que l’archéologie a découvert en Galilée : le contexte où Jésus a grandi s’en trouve éclairé. L’article de Christian Grappe, sur l’irruption du Royaume (pp 125-146), m’a semblé lumineux. On y trouve, synthétisées et mises à jour, les idées déjà présentes dans ses ouvrages « Le royaume de Dieu » (Labor et Fides 2001) et « L’au-delà dans la Bible » (Labor et Fides 2014) : la prédication de Jésus, dans l’Esprit, puis de ses disciples, fait advenir le Royaume dans ses dimensions temporelles, spatiales et cultuelles. De son côté, Daniel Marguerat a fourni une contribution stimulante (pp 147-172) sur Jésus poète (au sens de créateur), vu comme un sage d’Israël maniant le mashal qui, par sa prédication en paraboles, fait advenir le Royaume. Autre contribution stimulante, celle de Martin Ebner surJésus critique fervent de la Torah(pp 195-214). Il défend l’idée intéressante que Jésus, dans le Sermon sur la montagne, ne s’en prend pas à la tradition pharisienne d’interprétation de la Torah, mais se présente, à l’égal de Moïse, comme interprète des Dix Paroles. Il allègue pour cela une conception, attestée par Flavius Josèphe (Ant. J. 3.90-94 -voir déjà 3.87), selon laquelle seul le Décalogue écrit sur des tables de pierre serait Parole de Dieu – le reste de la Torah n’en serait qu’une interprétation. Enfin, la contribution de Jean Zumstein (pp 235-249), qui clôt l’ouvrage, apporte des éléments intéressants pour réfléchir sur la manière dont la foi en la résurrection éclaire le Jésus de l’histoire, avec des réflexions de théologie biblique très judicieuses. Mais, s’il cerne bien que les présupposés de la méthode historico-critique ne permettent pas de « se prononcer sur l’événement même de la résurrection » (p. 238), qui n’est pas « la réanimation d’un cadavre », il bute sur « l’impossible possible » que le divin soit observable au sens du monde (p. 239). Mais le message biblique de l’incarnation ne nous affirme-t-il pas, précisément, que le Verbe de Dieu s’est manifesté en chair et qu’il s’est rendu visible et palpable ? (1 Jn 1,1ss ; Lc 24,39ss ; etc).

Alain Décoppet


  1. Andreas Dettwiler (éd.), Martin Ebner, Christian Grappe, Daniel Marguerat, Annette Merz, Enrico Norelli, Adriana Destro et Mauro Pesce, Gerd Theissen, Jürgen K. Zangenberg et Jean Zumstein

Pour que rien ne nous sépare

Claude Ducarroz, Noël Ruffieux, et Shafique Keshavjee, Pour que rien ne nous sépare.

Bière, Cabédita, 2017, 308 pages –  ISBN : 978-2-88295-800-6, 36.– CHF ou 24.– €.

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Plus qu’un simple plaidoyer pour l’unité des chrétiens, ce nouveau livre sur l’œcuménisme est le témoignage interactif de trois amis suisses, représentant les trois grandes traditions chrétiennes. Son originalité se trouve dans sa structure sous forme de dialogue entre un prêtre catholique, un pasteur réformé et un laïc orthodoxe. A chaque fois qu’un sujet est présenté par l’un d’entre eux, les deux autres lui font écho en expliquant leurs accords et désaccords, le cas échéant. Soucieux de faire œuvre de réconciliation, tous trois s’expriment ensemble d’une seule voix par diverses prises de positions partagées.
Les différents chapitres de l’ouvrage abordent trois grandes thématiques : la Bible, l’Église et la société. On y examine la question herméneutique en lien avec la lecture des Écritures et la compréhension de la Tradition dans leurs contextes respectifs. Par-delà les questions fondamentales de communion et d’autorité dans l’Église, les trois auteurs entament une riche réflexion à trois niveaux sur la nécessité de changement, voire de réformes dans la vie de l’Église : un renouveau des ministères, une rénovation de l’épiscopat et une réforme de la papauté.
Le livre ne cache pas les différences d’appréciation réelles et profondes qui demeurent entre protestants et catholiques/orthodoxes, que ce soit sur le rôle de Marie ou la vénération des saints martyrs, voire sur la réalité et présumée valeur de leur intercession. Mais là où les divergences restent les plus durables et les plus difficiles à résoudre, c’est au niveau de la compréhension de l’Eucharistie (Sainte-Cène). Le sujet est traité avec beaucoup de sensibilité pour nous aider à mieux saisir toute la dimension dramatique d’un paradoxe autant incompréhensible qu’insurmontable. Alors que l’Eucharistie se veut festin du Royaume qui rassemble tous les chrétiens, il n’est pas lieu de communion, mais reste le lieu par excellence de la division des Églises, visible pour tous.
Si les sujets de société traités incluent l’économie, la politique et l’écologie (la création), le troisième grand volet souligne aussi l’importance de la culture et de l’inculturation de l’Évangile (mission et évangélisation), et tout particulièrement la nécessaire démonstration de solidarité face à la pauvreté dans nos sociétés.
En regardant de plus près la table des matières, on notera les sous-points faisant ressortir différents accents christologiques de l’ouvrage et qui sont au nombre de quatre : l’autorité du Christ ; Christ, notre réconciliation ; Jésus, le missionnaire et l’évangéliste ; et ce que Jésus pense des pauvres. On pourra s’étonner du peu de cas fait de l’Esprit-Saint qui n’apparait à aucun moment dans la structure du livre (ni même dans les sous-points). Évidemment, mention en est faite ponctuellement tout au long du livre et l’épiclèse finale le met tout particulièrement en valeur, mais on aurait espéré un traitement plus systématique de la personne et de l’œuvre du Saint-Esprit, et de son rôle-clé dans une Église en quête d’unité qui l’invoque incessamment. On aurait aimé connaitre le témoignage des auteurs sur comment peuvent (ou pourraient) concrètement se conjuguer expérience de communion et vie de l’Esprit, tenant compte de l’inspiration et du discernement donnés par l’Esprit-Saint, et sur comment écouter, par-delà les intérêts partisans des uns et des autres, ce que l’Esprit dit aux Églises.
Raymond Pfister

La Bibliothèque de Qumrân , 3b : Torah

Katell Berthelot, Michaël Langlois et Thierry Legrand (sous dir.),
La Bibliothèque de Qumrân
, 3b : Torah : Deutéronome et Pentateuque dans son ensemble. Édition et traduction des manuscrits hébreux, araméens et grecs ; Paris, Éditions du Cerf, 2018, 760 pages – ISBN  978-2-204-11147-8, 75.– €.

La collection de La Bibliothèque de Qumrân

Le chantier entrepris par les éditeurs de La Bibliothèque de Qumrân (BdQ) est colossal : publier une édition bilingue de l’ensemble des manuscrits retrouvés près de la mer Morte. Sur la page de gauche, le texte original du manuscrit (en hébreu, en araméen, voire en grec) accompagné de notes de critique textuelle. Sur la page d’en face, une traduction française inédite du texte, accompagnée de notes de traduction et de commentaires explicatifs. Chaque texte est précédé d’une brève introduction.
Dès les années 1950-1960, les lecteurs francophones ont pu avoir accès à des traductions françaises de certains manuscrits importants découverts près de la mer Morte 1. Néanmoins, ces traductions ne concernent qu’une partie des textes retrouvés à Qumrân. De plus, elles ne pouvaient pas tenir compte de l’ensemble des manuscrits attestant ces textes, puisque l’édition officielle de certains d’entre eux ne fut publiée que dans les années 2000-2010 2. Enfin, aucune édition bilingue hébreu/araméen-français n’avait encore été réalisée.
La collection de La Bibliothèque de Qumrân répond donc à un besoin. Réalisée par les meilleurs spécialistes francophones, elle constitue un outil de premier choix pour le lecteur francophone ayant quelques connaissances des langues bibliques. Une des particularités de cette édition est qu’elle contient non seulement le texte des manuscrits dits « non bibliques » mais aussi le texte des manuscrits des livres « bibliques » lorsque celui-ci diffère significativement du texte hébreu massorétique (celui de la BHS). La manière dont les textes sont classés au sein de cette « bibliothèque » est assez déroutante. En effet, les éditeurs ont fait le choix de publier les textes en fonction de leur rapport aux livres de la Bible hébraïque. Si cette approche permet de souligner les relations avec les livres bibliques, elle implique des choix sujets à discussion. De plus, le lecteur se trouve un peu perdu lorsqu’il s’agit de savoir dans quel volume se trouve l’édition de tel manuscrit. Ainsi, le premier volume, sorti en 2008, est intitulé « Genèse ». Cependant, il ne présente aucune édition de manuscrits du livre de la Genèse puisque les quelques fragments retrouvés à Qumrân ne diffèrent pas significativement du texte massorétique. Le volume « Genèse » contient donc uniquement des manuscrits non bibliques ayant un rapport – de près ou de loin – avec le livre de la Genèse : la littérature reliée à Hénoch, des textes araméens en lien avec Noé ou les « Géants » (cf. Gn 6,1-4), un apocryphe sur l’Histoire des Patriarches(1QapGen), le Testament de Joseph, etc. Trois autres volumes ont été publiés jusqu’à présent : le volume 2 inclut les textes en rapport avec les livres de l’Exode, du Lévitique et des Nombres (dont, notamment, les manuscrits du livre des Jubilés) ; le volume 3 est dédié aux manuscrits en rapport avec le Deutéronome ainsi que le « Pentateuque dans son ensemble ». Ce dernier volume a été publié en deux tomes distincts (3a et 3b).

Le tome 3b : Torah : Deutéronome et Pentateuque dans son ensemble.Qumran3b

Sorti début 2018 (même si le dépôt légal est daté de 2017), le tome 3b est donc le dernier-né de la série. Malgré son titre, il s’agit d’une édition des manuscrits de textes dits « règlementaires » dont le célèbre Écrit de Damas(CD) et la fameuse Règle de la Communauté(1QS). D’autres « règles » plus brèves – ou dont on ne dispose que des fragments – sont également incluses dans ce volume. Les éditeurs leur ont donné un titre qui se veut « clair et suggestif » (p. IX) : Voies de justice (4Q420-421), Règle de la Congrégation (1QSa), Règle des bénédictions (1QSb), Règles diverses (4Q265), Registre des réprimandes (4Q477), Règles relatives à la nourriture des Éminents (4Q284a),Cérémonies communautaires (4Q275),Les lots des membres de la communauté (4Q279),Règle avec préambule historique  (5Q13), Hommes dans l’erreur (4Q306).
Dès la découverte de ces textes, on a suggéré qu’ils avaient pour objectif de règlementer la vie de communautés appartenant au mouvement essénien. Si ce point de vue a longtemps fait consensus, il a été contesté ces vingt dernières années. Quelques spécialistes ont remis en cause le lien entre la « Communauté » et les Esséniens. Certains se demandent même si la « Communauté » décrite par ces textes a réellement existé ou s’il s’agit plutôt d’une communauté idéalisée 3. Malgré l’actualité de ces débats, les éditeurs du présent volume privilégient nettement l’hypothèse traditionnelle 4. Ainsi, les introductions à l’Écrit de Damaset à laRègle de la Communauté ne disent rien des études discordantes et soulignent simplement les parallèles entre ces textes et la manière dont Flavius Josèphe décrit les Esséniens (pp 5, 285-286). Ce choix interprétatif se retrouve également au fil des notes qui font régulièrement le rapprochement entre les textes retrouvés à Qumrân et ce que Josèphe dit des Esséniens (par ex., pp 12-13, n. 6 ; p. 25, n. 10 ; p. 41, n. 7 ; p. 43, n. 6 ; p. 299, n. 3 ; p. 305, n. 3 ; p. 323, n. 12 ; p. 357, n. 8).
Les éditeurs de l aBibliothèque de Qumrân proposent une édition diplomatique des manuscrits : ils n’ont visiblement pas souhaité proposer une reconstruction des textes à partir de l’ensemble des manuscrits. Prenons l’exemple de l’Écrit de Damas. Ce texte est attesté par douze manuscrits et il est aujourd’hui possible de rassembler ces manuscrits afin de proposer une édition éclectique du texte 5. Toutefois, les éditeurs de la BdQ ont fait le choix de reproduire chaque manuscrit l’un après l’autre (dans l’ordre de leur numérotation classique). Les parallèles avec les autres manuscrits du même texte sont signalés par un système de soulignement et de notes. Cette présentation s’avère surtout utile pour le spécialiste qui voudrait comparer les manuscrits. Une édition diplomatique a aussi l’avantage d’être moins hypothétique qu’une édition éclectique. Ce format est néanmoins plus difficile à appréhender pour le non-spécialiste ou celui qui s’intéresse davantage au contenu du texte. Pour l’Écrit de Damas, on regrettera notamment l’absence d’un tableau synoptique permettant au lecteur non averti de comprendre comment assembler le puzzle des manuscrits s’il souhaite lire le texte dans l’ordre. Un effort plus conséquent a été réalisé pour l’édition de la Règle de la Communauté. Pour cet écrit, les éditeurs proposent un tableau utile permettant de situer le contenu des 12 ou 13 manuscrits de la Règle(p. 289). De même, on apprécie la synopse portant sur la partie centrale du texte (1QS V), cette partie de la Règle variant significativement en fonction des manuscrits (pp 491-495).
Les transcriptions du texte original des manuscrits sont normalement reprises de l’édition de référence : généralement celle des Discoveries in the Judean Desert(DJD) ou, lorsque le manuscrit n’y a pas été publié, une autre édition de référence (cf. p. IX). Quand le manuscrit est en mauvais état, les différentes possibilités de lectures et de reconstructions sont habituellement signalées. Ce principe général n’est toutefois pas toujours suivi. Ainsi, pour le manuscrit 1QS (Règle de la Communauté), l’éditeur nous a indiqué avoir procédé à sa propre transcription, ce qui est plutôt un atout 6. Sur certains détails, nous avons aussi constaté quelques choix discutables. Par exemple, une correction conjecturale est proposée en 1QS IV 6 : cette conjecture inédite ne nous paraît pas être la meilleure solution à la difficulté du texte7. 4Q258 [4QSd ] I 7 est un témoin important de l’évolution de la Règle de la Communauté au fil du temps. En effet, il diffère significativement du passage parallèle en 1QS V : le rôle spécifique que 1QS attribue aux « fils de Sadoq » dans la transmission des « révélations » au sujet de la Torah est absent du passage parallèle en 4Q258. Pour ce passage, la BdQsuit visiblement la reconstruction proposée par le volume des DJD et n’indique pas l’existence d’une autre proposition de reconstruction qui, pourtant, semble plus probable8.
La traduction française se veut littérale et précise : elle cherche, autant que possible, à reproduire la syntaxe hébraïque. Le lecteur ne doit donc pas s’attendre à un beau texte français agréable à lire, ce qui n’a guère d’importance pour ce genre d’ouvrage. L’objectif est avant tout d’aider le lecteur hébraïsant à comprendre le texte original en vis-à-vis. De plus, les notes de bas de page permettent de préciser le sens et d’indiquer les différentes compréhensions possibles. Dans ce cadre, il nous semble que la traduction, accompagnée des notes, joue bien son rôle : elle sert efficacement la compréhension du texte original sans trop orienter le lecteur. Les commentaires en bas de page renvoient fréquemment à la littérature parallèle pouvant éclairer le sens du texte, que ce soient d’autres manuscrits de la mer Morte, les textes scripturaires, les écrits intertestamentaires ou d’autres écrits juifs anciens (Philon, Josèphe, Mishna, etc.). Les notes sont de qualité, réalisées par des experts.

Avis général

Étant donné le format des volumes de la Bibliothèque de Qumrân, il semble que le lectorat visé soit plutôt celui des institutions académiques et des lecteurs habitués à fréquenter les manuscrits de la mer Morte. On peut regretter que davantage d’effort n’ait pas été réalisé pour rejoindre un lectorat plus large. De plus, étant donné le prix élevé des volumes, on aurait pu espérer disposer d’un « bel » ouvrage. Or, la reliure est de piètre qualité, et la mise en page souffre la comparaison avec les beaux volumes bilingues à destination du public anglophone. Enfin, la consultation est peu pratique : une fois que l’on a réussi à découvrir dans quel volume se trouve tel texte, on met encore du temps à trouver le passage qui nous intéresse, faute d’indication précise des références en haut de page.
Malgré ces quelques défauts, la collection de La Bibliothèque de Qumrân constitue d’ores et déjà un outil de référence pour les étudiants et chercheurs francophones. Ceux-ci disposent ainsi d’une édition bilingue des manuscrits de la mer Morte d’excellente qualité, au fait de la discussion scientifique.

Timothée Minard

  1. Voir, par exemple, André Dupont-Sommer, Les Écrits esséniens découverts près de la Mer Morte (Bibliothèque historique), Payot, Paris 1959 ; Jean Carmignac et al. (dir.), Les textes de Qumran (Autour de la Bible), Letouzey et Ané, Paris 1961-1963. Le volume de la Bibliothèque de la Pléiade dédié aux Écrits intertestamentaires contient également la traduction de plusieurs textes importants découverts à Qumrân (cf. André Dupont-Sommer et Marc Philonenko (dir.), La Bible. Écrits intertestamentaires (Bibliothèque de la Pléiade), Gallimard, Paris, 1987).
  2. Une traduction anglaise de la quasi-totalité des manuscrits non bibliques de la mer Morte a été traduite en français (Michael Wise et al. (dir.), Les manuscrits de la mer Morte(Tempus), traduit par Fortunato Israël, Paris, Perrin, 2003). Certes, le volume est très bon marché (10.50 € pour le format poche), mais il s’agit d’une traduction de traduction qui, de plus, n’est pas à jour des avancées récentes de la recherche.
  3. Pour un point de vue particulièrement sceptique, on pourra consulter l’ouvrage d’André Paul,Qumrân et les Esséniens : l’éclatement d’un dogme, Paris, Cerf 2008.
  4. Il faut dire que l’hypothèse traditionnelle reste encore largement majoritaire parmi les spécialistes, tant elle conserve de bons arguments en sa faveur.
  5. Pour une édition critique, bilingue et récente, voir David Hamidovic,L’Écrit de Damas : le manifeste essénien(Collection de la Revue des études juives, No 51), Paris / Louvain / Walpole, Peeters 2011.
  6. On peut regretter que cela ne soit pas signalé au sein de l’introduction particulière à la Règle de la Communauté alors même que cela diffère du principe indiqué dans l’introduction générale de l’ouvrage (p. IX).
  7. Le texte d’1QS IV 6 indique que « l’Esprit de vérité » pousse les « fils de vérité » à « cacher (?) la vérité des mystères de la connaissance (חבא לאמת רזי דעת) ». L’édition de la Bibliothèque de Qumrân propose, en note, de lire חבה (avec la vocalisation « ḥiba ») au lieu de חבא et traduit par « l’amour de la vérité des mystères de la connaissance » (pp 320-321). Toutefois, le terme ḥiba (amour) n’est pas attesté par le texte de la Bible hébraïque, ni ailleurs dans les manuscrits de la mer Morte : il n’apparaît qu’au sein de la littérature rabbinique. Malgré la construction syntaxique surprenante (l’objet du verbe est introduit par un ל), il nous paraît plus plausible d’y lire l’infinitif absolu Piel du verbe חבא (cacher), un verbe attesté à Qumrân. Plusieurs passages de la Règle évoquent l’idée d’une connaissance spécifique dont bénéficient les membres de la Communauté et qu’il convient de ne pas divulguer (cf. 1QS VIII 11-12 ; IX 17-21 ; XI 6). Dans ce contexte, il est tout à fait compréhensible que l’Esprit de vérité aide le croyant à « cacher la vérité des mystères » (pour une formulation assez proche, voir 1QHa XVII 24).
  8. D’après la reconstruction retenue par les éditeurs de la Bibliothèque de Qumrân, ceux qui entrent dans la Communauté sont invités à se convertir à la Loi de Moïse selon « tout ce qui a été révélé de la T{orah se}lon {l’autorité du} conseil des homme{s} de la Communau{té (כל הנגלה מן הת{ורה ע}ל{ פי} עצת אנש{י} הׄיׄחׄ{ד) » (p. 462-463 ; comparer avec Philip S. Alexander et Geza Vermes, Qumran cave 4. XIX. Serekh ha-yaḥad and Two Related Texts (DJD, No XXVI), Oxford : Clarendon,1998, p 93‑94). À la place de « מן הת{ורה ע}ל{ פי} », Elisha Qimron propose de lire «  מן הת{ורה }ל{רוב} », ce qui donnerait la traduction suivante : « tout ce qui a été révélée de la T{orah }à{ la multitude} du conseil des homme{s} de la Communau{té » (cf. James H. Charlesworth et Elisha Qimron, The Dead Sea Scrolls : Hebrew, Aramaic, and Greek Texts with English Translations. Volume 1, Rule of the Community and Related Documents, Tübingen : Mohr Siebeck, 1994, pp 62‑63). Non seulement cette reconstruction est plus probable d’un point de vue paléographique, mais elle peut aussi s’appuyer sur le texte parallèle d’1QS V 9 qui mentionne « la multitude des hommes de leur alliance (ולרוב אנשי בריתם) ».

Les ministères dans l’Église ancienne

Les-ministeres-dans-l-Eglise-ancienneEnrico Cattaneo, Les ministères dans l’Église ancienne : Textes patristiques du Ierau IIIesiècle. Collection Théologies, Pris, Éditions du Cerf, 2017, 672 pages – ISBN : 978-2-204-11542-1, 50.– €.

La question de la continuité entre Jésus, les Apôtres et l’Église s’est posée à toute la tradition chrétienne, quand même elle a été diversement appréciée par catholiques et protestants. Elle n’a pas non plus conduit à une même vision de l’Église et du ministère, terme qui de nos jours semble connaitre une certaine inflation, au risque d’en affaiblir la signification. Soucieux de valoriser la seule autorité des Saintes Écritures, le monde évangélique a souvent limité sa recherche pour une meilleure compréhension des ministères dans l’Église à l’étude des écrits néotestamentaires.
Comment les chrétiens ont-ils, dès l’origine, compris la responsabilité pour autrui et le service de la communauté ? Si l’interrogation reste d’actualité, le champ d’investigation s’élargit ici à une sélection de textes jugés pertinents par l’auteur. Ceux pour qui ce questionnement s’est ouvert au monde de la patristique, la traduction en français de l’étude exhaustive du théologien italien Enrico Cattaneo est une véritable manne qui les aidera à jeter un regard nouveau sur les communautés chrétiennes primitives. Elle le fait grâce à une série de riches dossiers étudiant les documents les plus pertinents des trois premiers siècles qui nous viennent de la plume d’acteurs ou de témoins directs tels Ignace d’Antioche, Justin, Irénée, Origène ou encore Cyprien de Carthage, pour ne citer que les principaux.
L’ouvrage est divisé en cinq grandes parties précédées d’une ample introduction synthétique. Celle-ci traite de données lexicographiques en liaison avec différents rôles et fonctions dans l’Église (par ex., apôtres, prophètes, docteurs, évêques, presbytres, diacres), mais aussi de questions relatives aux notions d’apostolicité, de service ou ministère, d’ouverture à l’Esprit, d’ordre, de responsabilité, d’autorité et de subsidiarité, avec une attention particulière au rôle de la femme dans les premières communautés chrétiennes. Une première partie parcourant des écrits majeurs des Ier et IIe siècle est suivie d’une deuxième et d’une troisième partie qui se tournent respectivement vers les Églises d’Orient et les Églises d’Occident. Dans la quatrième partie, l’auteur examine les « Ordonnances ecclésiastiques » du IIIe siècle, avant de conclure avec une cinquième et dernière partie consacrée aux écrits pseudépigraphes et apocryphes.
Les trois premiers siècles de notre ère recouvrent un moment privilégié de l’origine et des premiers développements des ministères ecclésiaux dans une Église qui apprend à s’adapter à de nouvelles situations et à de nouveaux problèmes. Dans ce contexte, il est tout particulièrement intéressant de découvrir la réception patristique des données scripturaires et de la tradition apostolique.
Cattaneo souligne que parmi les perspectives théologiques qui sont aujourd’hui au cœur du débat moderne sur les ministères, on note une importance croissante accordée à la pneumatologie, à la compréhension du ministère comme service, mais aussi au thème plus complexe de la succession apostolique. La lecture des textes patristiques qui nous est proposée tient compte d’un nombre de changements d’orientation importants au sein de l’Église catholique depuis Vatican II : (1) l’abandon du schéma pyramidal de l’Église (avec des ecclésiastiques au sommet et une base laïque), au profit d’une vision globale de l’Église avant tout comme peuple de Dieu ; (2) la redécouverte de la dimension charismatique de l’Église et, par extension, de la reconnaissance d’un ministère charismatique ; (3) l’affirmation de la sacramentalité de l’épiscopat, plutôt qu’un simple pouvoir de juridiction.
Voici certainement une pièce essentielle à verser au dossier du débat contemporain sur les questions que soulèvent aussi la pluralité et l’articulation des différents ministères dans les Églises évangéliques.

Raymond Pfister

Comme une nouvelle Pentecôte et La grâce du baptême dans l’Esprit Saint

Patti Gallagher Mansfield,
Comme une nouvelle Pentecôte
 : Le Renouveau charismatique courant de grâce dans l’Église catholique, Nouan-le-Fuzelier, Éditions des Béatitudes 2016, 366 pages – ISBN : 979-10-306-0027-8, 22.– €. Jean-Baptiste Alsac,
La grâce du baptême dans l’Esprit Saint
 : Fondements scripturaires et théologique, Nouan-le-Fuzelier, Éditions des Béatitudes 2016, 236 pages – ISBN : 979-10-306-0023-0, 19.80 €.
Le Jubilé d’or du Renouveau charismatique catholique (1967-2017), a été l’occasion pour les Éditions des Béatitudes, fondées en 1984 par la Communauté catholique du même nom, de poursuivre leur publication d’ouvrages ayant trait à la vie de l’Esprit. Deux d’entre eux retiennent ici tout particulièrement notre attention. La Communauté des Béatitudes est née au début des années 70 dans l’élan du Renouveau charismatique français, un mouvement de réveil spirituel qui en France marquera, semble-t-il, bien plus l’Église catholique romaine que le protestantisme français, même évangélique.Pentecote
Patti Mansfield retrace dans une deuxième édition révisée les tout débuts du Pentecôtisme catholique, très vite appelé une « nouvelle Pentecôte » (d’où le titre du livre), maintenant plus connu sous le nom de Renouveau charismatique catholique. Une première édition française traduite de l’américain fut publiée en 1997. C’est en février 1967 que Patti Gallagher (de son nom de jeune fille) participe au week-end de retraite d’un petit groupe d’étudiants de l’Université Duquesne (Pittsburg, États-Unis). Celui-ci est souvent considéré comme le point de départ d’un réveil charismatique catholique au retentissement mondial, touchant plus de cent vingt millions de catholiques. C’est surtout à cette nuée de témoins (américains pour l’essentiel) partageant une même expérience spirituelle pendant et après le week-end de Duquesne qu’est consacré cet ouvrage dans lequel elle leur donne largement la parole. Ce Renouveau donnera naissance aussi en France à une multitude de groupes de prière et communautés de vie caractérisés par une expérience du Saint Esprit, c’est-à-dire par une ouverture aux charismes et aux dons que l’Esprit suscite pour renouveler l’Église.
Tout comme les pentecôtistes protestants, toutes ces personnes se réclament explicitement de « la grâce du baptême dans l’Esprit Saint », expression qui sera reprise par le Pape François. Elles nous permettent de mieux comprendre l’itinéraire de chrétiens de confession catholique – de la prière à l’Esprit Saint à la nouvelle évangélisation – souhaitant résolument marcher sous la conduite du Saint-Esprit. Le lecteur protestant évangélique pourra sans nul doute apprécier le parallèle fait par certains entre leur oui à l’Esprit Saint et le oui de Marie à l’action de l’Esprit en vue de la réalisation du plan de Dieu. Très peu habitué de penser à Marie en termes de maternité spirituelle, il sera peut-être perplexe de lui voir attribuer le titre d’épouse du Saint-Esprit. Parmi les figures plus connues du renouveau, on notera les récits de plusieurs docteurs en théologie catholiques américains (dont Ralph Martin et Kevin Ranaghan, connus par certains de leurs écrits traduits en français), mais aussi le témoignage du cardinal belge Léon-Joseph Suenens, figure de proue du pentecôtisme catholique, notamment en Europe. On notera l’impact du livre du pasteur pentecôtiste David Wilkerson, La croix et le poignard (publié aux États-Unis dès 1963) qui est mentionné dans plusieurs témoignages. Ce dernier raconte en effet les débuts de son ministère parmi les gangs des bas-fonds de New York dans les années 50 en lien avec sa propre expérience du baptême dans l’Esprit.Alesac
Avant de conclure, en annexe, avec la mention des paroles de soutien au renouveau charismatique catholique des différents papes depuis Paul VI, Mansfield nous fait part dans une trentaine de pages de ses propres réflexions sur le baptême dans l’Esprit Saint. Elle insiste sur le fait que l’expérience charismatique est une grâce pour la vie de toute l’Église, non pas le privilège de certains.
Alors même que le pentecôtisme protestant, longtemps tributaire de la théologie évangélique, tarde à développer une réflexion biblique et théologique propre, le pentecôtisme catholique bénéficiera rapidement d’ouvrages de référence sur le Saint-Esprit – avec en France l’opus magnum d’Yves Congar Je crois en l’Esprit Saint (1979-80) en tête. Toute comparaison gardée, l’ouvrage du prêtre catholique Jean-Baptiste Alsac, membre de la Communauté de Verbe de Vie, s’inscrit résolument dans ce travail d’interprétation des Écritures et de la Tradition.
Alsac reconnait au baptême de l’Esprit une dimension œcuménique, soulignant l’affiliation historique entre le Renouveau charismatique catholique et le pentecôtisme protestant, que ce soit au niveau de l’expérience vécue ou celui de la terminologie utilisée (baptême dans l’Esprit). Contrairement aux pentecôtistes évangéliques de type conversioniste, l’auteur fait remarquer que les catholiques charismatiques voient leur expérience de l’Esprit Saint s’inscrire dans la spécificité catholique de la théologie des sacrements (baptême et confirmation), et donc dans la vie sacramentelle de l’Église.
Alors que rapprochements et divergences entre pentecôtistes protestants et catholiques sont tour à tour examinés, cette spécificité catholique n’a rien d’étonnant puisque l’interprétation de l’expérience du baptême dans l’Esprit donne lieu à différentes positions théologiques qui varient selon le cadre ecclésial et institutionnel, cela même au sein du protestantisme.
L’auteur ne se contente pas d’offrir une synthèse de l’apport de l’étude scripturaire sur le sujet. Il examine aussi tour à tour l’éclairage apporté par l’enseignement patristique (de Tertullien à Jean Chrysostome, en passant notamment par Cyrille de Jérusalem et Augustin), la théologie classique (en particulier la perspective de Thomas d’Aquin sur l’œuvre de la grâce et le don de l’Esprit), pour enfin analyser certains développements contemporains (Vatican II). Il conclut son ouvrage en incluant d’une manière succincte une perspective pastorale cherchant à encourager et à « enseigner les baptisés sur la puissance de l’Esprit ».

Raymond Pfister