Michael L. Satlow, Comment la bible est devenue sacrée, (avec préface de Thomas Römer), Coll. « Le monde de la Bible » No 73, Genève, Labor et Fides 2018 – ISBN 978-2-8309-1669-0 – 424 pages – € 29.
Michael Satlow est professeur d’études juives à l’Université Brown aux États-Unis et spécialiste de l’Ancien Testament.
Dans sa préface, l’auteur raconte comment, après sa bar-mitsva, il a tenté de lire la Bible qu’on lui avait offerte à cette occasion et comment il a été rebuté par la difficulté de cette lecture. D’où sa démarche de comprendre les tenants et les aboutissants de la Bible. D’emblée il énonce clairement qu’il considère la Bible comme un document humain imparfait, composé d’éléments disparates. Il fait siennes les théories critiques, souvent les plus minimalistes, sur l’histoire d’Israël et du texte biblique ; il les tient pour acquises, sans prendre le soin de les étayer ni de les confronter à d’autres approches, comme celle de Kitchen, par exemple, dont le nom ne figure pas dans les 25 pages de la bibliographie anglaise ni dans les 3 pages de bibliographie française rajoutées par Thomas Römer. Notons au passage que Michael Satlow m’a donné l’impression générale d’avoir davantage forgé ses allégations en se basant sur les recherches d’autres spécialistes, plutôt que sur un travail de recherche directe à partir de documents de première main, comme l’a fait par exemple K. Kitchen. Il est vrai que la matière traitée est vaste !
Pour Michael Satlow, la rédaction des premiers textes bibliques commence après 722 av. J.-C. (chute de Samarie), quand des scribes du royaume du nord, plus évolués que ceux Juda, trouvèrent refuge à Jérusalem et apportèrent leurs traditions et leur savoir-faire aux scribes d’Ézéchias. C’est en tout cas à partir de cette époque qu’on peut observer un développement littéraire en Juda. Dans les deux premiers chapitres, il refait l’histoire très hypothétique de la littérature biblique : les scribes du nord ont apporté un code de l’alliance et quelques traditions historiques sur Israël qui ont été fondues dans une perspective judéenne par les scribes d’Ézéchias et leurs successeurs. C’est pourquoi, dans l’histoire deutéronomiste qui en est le produit dérivé, Israël du nord a le mauvais rôle. Mais il insiste sur le fait que jusque là, les écrits étaient le fait d’une élite et que le peuple vivait une religion assez fruste, centrée sur les sacrifices et des oracles prophétiques donnés par les prophètes des temples (donc presque rien d’écrit).
Ensuite il étudie le période de l’Exil où, avec le trito-Ésaïe, émerge l’image d’un Dieu unique, puis l’époque perse au cours de laquelle les prêtres qui dirigeaient le Yehoud élaborèrent le Pentateuque dont la rédaction finale remonte à 200 av. J.-C.
Dès le chapitre 6, il aborde la période hellénistique pour passer en revue Qohéleth, le Siracide et 1 Hénoc. Pour lui, les auteurs de ces 3 ouvrages connaissent les textes bibliques, sans qu’on puisse dire s’ils se réfèrent à un texte écrit ou à une tradition orale ; c’est vrai surtout pour le Siracide, car 1 Hénoc dit qu’il a reproduit des livres se trouvant écrits dans le ciel.
Les chapitres 7 et 8 parlent des époques maccabéenne et hasmonéenne : le livre de Daniel et l’Apocalypse des animaux qui fut ajoutée à 1 Hénoc, reconnaissent une l’autorité à la Torah et à Jérémie ; mais pour Michael Satlow, ces livres bibliques n’étaient pas forcément accessibles à un large public ; c’étaient les prêtres qui les détenaient et pouvaient s’y référer. Le Rouleau du temple retrouvé à Qumrân et le livre des Jubilés témoignent qu’on peut reprendre le texte biblique librement. En fait, pour Michael Satlow, ce fut la traduction de la Bible en grec (Version des Septante) qui a contribué puissamment à donner à la Torah son statut de livre saint : il est devenu la loi des juifs et un livre divin qu’on a commencé à interpréter comme tel. La communauté de Qumrân, issue d’une dissidence des Sadducéens, est un témoin de cette évolution, puisque le texte biblique y est cité, puis expliqué par le Pesher.
Mais pour Michael Satlow, l’usage des écrits bibliques restait très limité, réservé à une élite de scribes et de prêtres. Il fallut attendre le 1er siècle apr. J.-C. pour voir se multiplier les synagogues en Palestine. C’est là, que sous l’influence des Sadducéens, on commença à commenter le texte biblique. Mais ce processus se fit très lentement ; et encore, les synagogues n’avaient pas toutes des rouleaux de la Torah, l’enseignement qu’on y donnait était très limité. Jésus, par exemple, n’avait d’après lui qu’une instruction religieuse sommaire et ne connaissait la Bible que de loin : il ne pouvait citer que quelques versets bibliques appris par cœur. Il enseignait surtout en paraboles et se voyait peut-être lui-même comme un « magicien » (sic – p. 372). Le même scepticisme se retrouve à propos des données bibliques sur Paul auquel il ne donne pas l’impression de comprendre grand-chose : par exemple, il qualifie d’alambiquée, (p. 293), son argumentation combattant la circoncision des païens. Mais il reconnait en lui en rabbin bien formé à Jérusalem, témoin que l’Écriture avait une autorité reconnue dans on milieu.
Aux Chapitres 13 et 14, quand il présente la littérature des deux premiers siècles, il met allègrement sur le même plan les Évangiles canoniques, les apocryphes, les textes gnostiques de Nag-Hamadi, Flavius Josèphe, Justin Martyre et Irénée de Lyon, présente leur approche divergente et ne peut par conséquent pas trouver chez eux une conception homogène des textes bibliques.
Au chapitre 15, on le sent plus à l’aise quand il aborde l’approche rabbinique des textes bibliques. J’ai trouvé stimulante, quoique pas totalement convaincante, son approche de l’opposition entre Rabbi Ishmaël et Rabbi Akiba vue comme les restes de l’opposition entre respectivement les Sadducéens, qui prenaient le texte biblique comme norme et le commentaient, et les Pharisiens qui se fiaient à la tradition des ancêtres. Le conflit se résolut par un compromis, après la révolte de Bar Kochba (135 apr. J.-C.) : les traditions pharisiennes devaient pouvoir fonder leurs traditions sur un texte biblique, ce que l’omnisignifiance des textes bibliques rendait possible (sur ces questions, voir mon article « Le Midrash : une source de la rhétorique biblique », dans Hokhma N°101). Cela amena donc les rabbins à reconnaître une autorité divine aux livres qui sont entrés dans le canon de la Bible hébraïque. Les Chrétiens attendirent le IVe s. pour faire de même – Michael Satlow ne parle pas du Canon de Muratori, au IIe siècle.
Je suis ressorti frustré de cette lecture : l’auteur aurait eu un sujet en or et d’une brûlante actualité. La question du canon qui est sous-jacente à cette problématique me semble rouverte aujourd’hui : la publication des livres canoniques de l’Église orthodoxe dans la TOB 2010 en est un signe ; et puis, dans les milieux évangéliques, le débat est aussi relancé, notamment par la mise au jour, dans la Bibliothèque de Qumrân, d’un texte hébreu de Jérémie ressemblant plus à celui de la LXX qu’au texte massorétique. Lequel est canonique ? Lequel choisir pour nos Bibles ? Il n’aborde pas cette question.
Sur le plan de la méthode, je reste aussi sur ma faim par rapport à son approche minimaliste : je peux parfaitement comprendre le côté scientifique qui dit qu’en cas d’absence de preuve, on se tait : « Passez, il n’y a rien à dire ! » ; mais il me semble problématique, voire paradoxal, de se servir de ces non-preuves comme preuves accréditant des reconstructions très hypothétiques de l’histoire, basées sur une critique littéraire sujette à des remises en question fondamentales.
Il m’apparaît aussi que, dans son traitement du sujet, Michael Satlow ne prend pas suffisamment en compte le phénomène de l’oralité. À l’époque du second Temple, mais probablement déjà plus tôt, Israël était fondamentalement une société d’oralité. Cela veut dire que tout une vie intellectuelle riche a pu se développer et atteindre des franges de la population plus larges qu’on ne l’imagine généralement. Ce travail oral n’a pas laissé de traces tangibles, sinon, après coup, sous la forme d’un résultat cristallisé, comme la Mishna – il est probable que si l’Église ne s’était pas implantée rapidement dans un milieu hellénistique, on n’aurait pas vu de Nouveau Testament au 1er siècle. Ne pas prendre en compte ce phénomène de l’oralité a pour conséquence qu’on ne tient pour acquis des faits qu’au moment où ils trouvent une forme écrite, alors qu’ils ont eu une réalité orale bien antérieure.
Dans la quatrième de couverture, les éditeurs sont conscients que les reconstructions historiques de Michael Satlow sont sujettes à débat. Ce livre a au moins le mérite de nous amener à réfléchir pour nous re-situer face aux textes fondateurs du Christianisme, du Judaïsme, des textes qui ont également modelé une partie importante de l’humanité.
Alain Décoppet
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