Category Archives: Recension

Thierry Lenoir – L’âme du violon

L-ame-du-violon – pour que chante la vie – Éditions Cabédita, Bières 2017, ISBN : 9782882957801 – 72 pages – € 16.– ou CHF 23.–

L’auteur est pasteur, aumônier d’hôpital, violoniste et écrivain. Il a publié plusieurs ouvrages remarqués chez le même éditeur et ailleurs.

Ce petit livre est fascinant : d’abord il est beau, avec de belles photos de violons, et il en émane une atmosphère pleine de poésie. Ensuite il nous permet de découvrir les perfections invisibles de Dieu (Rm 1,20) par la beauté, dans le sens où la définit Lalande : « La beauté correspond à certaines normes d’équilibre, de plastique, de proportions harmoniques, de perfection en son genre… ». Cette beauté qui est dans l’univers, Thierry Lenoir la trouve surtout dans la musique et particulièrement dans le violon.

Sa rencontre avec un luthier lui a ouvert l’esprit à tout un monde fascinant d’harmonie où les nombres, les proportions justes se combinent avec les vibrations et les sons. « La beauté est ce qui donne à la vérité le caractère d’une grâce » (page 26).

Et Thierry Lenoir de nous faire entrer dans les mystères du violon, de la table d’harmonie, des cordes, de l’archet, et surtout de l’ âme du violon, cette fine baguette d’épicéa, à l’intérieur, dans le vide du violon, qui transmet au fond du violon, les vibrations de la table d’harmonie, et donne à l’instrument toute la plénitude de sa sonorité.

Mais, demandera-t-on peut-être, l’auteur ne tombe-t-il pas dans la théologie naturelle en faisant du beau le chemin vers Dieu ? Pas vraiment : la thématique vient plutôt de la littérature sapientiale. Il amène à découvrir le Christ disséminé dans toute sa création. Le Christ était présent à l’esprit des anciens luthiers et les violons, produits de leur art, en sont une représentation symbolique : les cordes traditionnellement confectionnées en boyaux d’agneaux (pas d’un autre animal) étaient tendues sur le violon comme le Christ fut étendu sur la croix. La colophane composée traditionnellement d’or, d’encens et de myrrhe évoque aussi Jésus, de sa naissance à sa mort ; et je ne parle pas du vernis, dont la base était d’une teinture rouge pour rappeler le sang versé à la croix.

Et puis l’auteur, que son ministère d’aumônier met en contact avec l’âme des gens, fait tout un développement allégorique entre le violon, son âme, et celle des humains. Parfois, l’âme du violon peut être déplacée par la pression qu’elle subit ; le luthier doit alors entreprendre de la repositionner ; c’est un travail minutieux et délicat comme une opération chirurgicale. La table d’harmonie peut avoir été fissurée, mais elle ne sera pas remplacée. Ce sont des accidents qui peuvent arriver et font partie de la vie d’un violon, des cicatrices qui en feront une pièce unique. De même la table d’harmonie gardera des traces des artistes qui auront possédé le violon et auront joué dessus.

Le violon, dans sa confection et dans son vécu, est une allégorie de la création et de la vie de chacun de nous, entre les mains du divin luthier-violoniste !

Alain Décoppet

Jean-Georges HEINTZ, Prophétisme et Alliance

HeintzJean-Georges HEINTZ, Prophétisme et Alliance – Des archives royales de Mari à la Bible hébraïque, Academic Press Fribourg, Vandenhoeck & Ruprecht, Göttingen, 2015, coll. « Orbis Biblicus et Orientalis », vol. 271, 23 cm. XXXV+349 pp. -ISBN 978-3-7278-1765-6, 103 €.

Cet ouvrage est dû à la volonté éditoriale d’Othmar Keel de l’Université de Fribourg/CH et de Manfred Weippert de l’Université de Heidelberg (voir son « Vorwort », pp. XIII-XXXV), en hommage à « la continuité de la réflexion et la rectitude de la recherche » de l’auteur des études qui nous sont proposées là. Jean-Georges HEINTZ a été professeur d’Ancien Testament à la Faculté de Théologie protestante de Strasbourg, depuis 1965, et a enseigné l’Épigraphie sémitique à l’École du Louvre à Paris (1969-2000). L’ouvrage est destiné à un public universitaire, d’étudiants et de chercheurs, mais aussi aux lecteurs cultivés et curieux de l’histoire du texte de la Bible. L’auteur examine le vaste univers du prophétisme et de l’alliance tel qu’on peut le rencontrer dans la Bible hébraïque, en le relisant à la lumière de l’étude des archives royales babyloniennes (plus de 16.000 tablettes cunéiformes) qui furent mises au jour à Tell Harîri, l’antique Mari, en Syrie. « Le volume réunit dix neuf études, parues entre 1969 et 2001 qui concernent les origines, les formes et la fonction du prophétisme ainsi que de la littérature prophétique dans l’aire ouest-sémitique, et leurs liens avec la théologie de l’alliance et de la souveraineté divine ». Ces textes sont répertoriés selon trois grandes sections : les études sur le prophétisme, de Mari essentiellement et de l’Ancien Testament, les études thématiques et, enfin, celles des représentations et rituels de l’Alliance.

Les études sur le prophétisme regroupent plusieurs chapitres. Ainsi une étude des 45 tablettes en écriture cunéiforme trouvées à Mari et concernant le phénomène prophétique et l’idéologie de la « guerre sainte ». Ces tablettes y dévoilent une proche parenté des textes prophétiques de Mari avec ceux de l’Ancien Testament, comme en Ez. 17,19-20, avec la mention du filet divin, déjà présent sur la stèle de victoire « dite des Vautours » (Musée du Louvre) dans la cité sumérienne de Lagash (vers 2450 av. J.-C). Le style de cour, où, dans un court texte, l’auteur montre « une antique connexion entre ce “style de cour” propre aux fonctionnaires […] ainsi que les attaches cultuelles de nombre d’intermédiaires divins », susceptible de trouver une correspondance historique en Israël dans le prophétisme de cour et le prophétisme cultuel, voire dans les formulations messianiques.

Les études thématiques proposent plusieurs entrées pour une réflexion approfondie sur une réelle antiquité des livres de l’Ancien Testament, avec des thèmes tels que : « Le feu dévorant », symbole de la souveraineté divine, ou bien : « Ressemblance et représentations divines selon l’A.T. et le monde sémitique ambiant », « Les dieux captifs et voyageurs », etc. « De l’absence de la statue divine au “Dieu qui se cache” (Es. 45, 15) : aux origines d’un thème biblique » est un texte passionnant qui étudie la problématique de « l’instance du pouvoir à structure absente » (U. Eco) – thème que l’on découvre avec l’absence de la statue babylonienne, celle de la déesse Bêlet-ekalim de son temple, et que l’on retrouve au temps de l’Exil, loin de Jérusalem, d’où le prophète Ésaïe oppose de manière allusive et critique la « souveraineté de son Dieu, unique et invisible » à l’inanité des « dieux étrangers, fabriqués de main d’homme » (40,19s. ; 41,1-7 & 21-29 ; 44,6-20 ; etc.).

La troisième section est composée de cinq « Études sur l’alliance » à partir des documents épistolaires et diplomatiques de Mari, confrontés aux documents figurés de l’époque (voir infra), ainsi : « Genèse 31,43 – 32,1 un récit de pacte bipartite », ou bien « ‘Dans la plénitude du cœur’ : à propos d’une formule d’alliance à Mari, en Assyrie et dans la Bible », qui présentent toutes la même rigueur d’analyse et de méthodologie.

Ces trois thématiques sont introduites par une passionnante réflexion historique et méthodologique de l’A.T., à partir de la conférence de Fr. Delitzsch, le 13 Janvier 1902 à Berlin, sur le thème « Babel und Bibel », conférence qui a eu un grand écho dans le monde de la recherche biblique occidentale. L’auteur présente de façon très claire l’histoire de l’exégèse biblique confrontée aux découvertes de l’archéologie. Ainsi assiste-t-on alors à la naissance d’un « pan-babylonisme », selon lequel peu de thèmes bibliques échappaient à un principe d’imitation ou de copie par rapport à des documents « originaux » babyloniens – jusqu’à l’émergence de la méthode historico-critique. Sont présentés les courants qui ont traversé cette méthode d’analyse de l’Ancien Testament, ceux recherchant les points d’insertion des récits bibliques dans les origines des tribus, avec un intérêt pour le « pays biblique » au sens strict du terme, ou ceux beaucoup plus ouverts sur les résultats de l’archéologie orientale dans son ensemble, notamment la relation – essentielle – entre « texte et image ». Ce mode d’approche devant pouvoir englober l’étude simultanée de ces « realia » et des textes, le contraire produisant selon l’auteur des « hiatus méthodologiques ». Ce livre parfois d’une lecture serrée, s’avère être un ouvrage indispensable et passionnant ouvrant à une lecture de la Bible dans l’antiquité de son histoire et de son texte (voir également la recension, en langue anglaise, par Daniel Bodi, parue dans : The Catholic Biblical Quarterly, 78/2016, Oct., pp. 796-806).

Patrick Duprez

Daniel Marguerat, Et la prière sauvera le monde

Marguerat_priereDaniel Marguerat, Et la prière sauvera le monde, Éd. Cabédita 2016, Collection « Parole en liberté », ISBN : 978-2-88295-764-1 – 96 pages – € 14,50 ou CHF 22.–.

Daniel Marguerat, professeur honoraire de Nouveau Testament de l’Université de Lausanne, est bien connu, tant par ses ouvrages scientifiques que de vulgarisation sur Jésus et les origines du christianisme, notamment un magistral commentaire sur les Actes des Apôtres en 2 volumes. Depuis quelques années, il s’est mis à publier également des ouvrages que je définirais comme plus axés sur la spiritualité, mais qui n’en demeurent pas moins fondés sur la vaste connaissance biblique de l’auteur. C’est à cette catégorie que je rattacherais le riche petit volume susmentionné.

Ce livre m’a fait du bien, car au lieu de nous entrainer vers un marathon de la prière propre à donner des complexes à ceux qui n’ont pas trop de souffle spirituel, l’auteur nous apprend à être devant Dieu. Il donne d’emblée une très belle définition de la prière : « Prier, c’est laisser Dieu advenir en nous et faire en nous son travail de salut. Prier, c’est exister devant Lui et se déclarer accessible à Lui. Devenir peu à peu l’enfant du Père. Je ne serai pas sauvé malgré moi : la prière est ce « oui » à Dieu qui l’autorise à me transformer ». (page 8).

Dans le premier chapitre (« Oser prier »), il invite le lecteur à prier en partant de la Parabole des trois amis de Luc 11 : la prière, c’est avoir les mains vides et demander à Dieu (l’ami qui a) pour l’ami qui n’a pas (notons que si l’on a, il faut partager ; la prière ne saurait être l’alibi à notre égoïsme ou à notre paresse).

Le chapitre suivant (« Quel Dieu nous prions ») rappelle que Dieu n’est pas un tyran qu’il nous faudrait apitoyer, mais un Père qui nous aime, veut notre bien. Nous pouvons aller à lui en nous reconnaissant fragiles et pécheurs.

Ensuite, Daniel Marguerat passe à « L’exaucement ». Il rappelle d’abord, avec Michel Bouttier (p. 58), que ce n’est pas la prière en elle-même qui est puissante, mais le Père à qui nous nous adressons : tout lui est possible. Mais l’exaucement est lié à sa volonté. S’il ne répond à notre demande de la manière attendue, c’est une invitation à découvrir sa volonté dans un autre cheminement, comme Jésus nous en donne l’exemple ; à Gethsémané : « Ta volonté, et non la mienne ». Et de conclure ce développement en rappelant cette formule attribuée à Luther : « Prions… la suite ne nous regarde pas » (p. 69).

Et il termine son livre en parlant de « La prière qui transforme ». À l’école de Sœur Myriam de Reuilly, il rappelle que dans notre face à face avec lui, Dieu peut nous évangéliser , nous transformer par son Esprit qui nous fait entrer dans le Règne qui vient, et nous entraine à prier la prière de Dieu.

L’auteur n’esquive pas les sujets délicats, comme les prières non-exaucées, les psaumes imprécatoires, la question de savoir si les bienfaits de la prière sont une autosuggestion, etc. L’auteur se fait aider en cela par une sympathique petite voix qui lit par-dessus son épaule et lui pose, par-ci, par-là, à point nommé, des questions qui pourraient monter à l’esprit de tout lecteur perspicace. Le livre est bien écrit, très équilibré, fondé sur des exégèses solides, où le lecteur découvrira ou redécouvrira les grands textes bibliques consacrés à la prière.

Alain Décoppet

Daniel Arnold, Dieu visite aussi les orgueilleux

Arnold  Une approche originale du livre de Daniel, Ed. Emmaüs, 2016 – ISBN : 9782940488353 – 432 pages – CHF 28.–

Daniel Arnold a été professeur pendant 33 ans à l’Institut Biblique et Missionnaire Emmaüs. Passionné par la Bible et les textes narratifs, il a écrit de nombreux commentaires bibliques bien connus sur Juges, Élie et Élisée, Jonas, Ruth, Esther, l’Évangile de Marc. En 2014, il a obtenu un doctorat en théologie au South African Theological Seminary (SATS). Sa thèse est publiée sous le titre: “The Book of Daniel: When Structures Enlighten Prophecy. A Study of Parallelisms and Progressions as Means of Communication.’’

Ce commentaire sur Daniel est donc le résultat des recherches menées depuis plusieurs années sur ce sujet. L’auteur consacre près de 120 pages à nous introduire au livre de Daniel : particularités, diversités des approches, structures et message qu’il fait ressortir en intertextualité avec les récits de la tour de Babel, Joseph, les livres d’Ézéchiel et de l’Apocalypse.

Ensuite, il se lance dans une lecture suivie du livre de Daniel. C’est un commentaire plus cursif qu’exégétique : le message de chaque péricope est synthétisé sans trop entrer dans des analyses lexicographiques détaillées. Il ne nous fournit d’ailleurs pas une traduction originale, mais se contente de reprendre le texte de la Bible Segond révisée, dite « À la Colombe ». À ce sujet j’ai été quelque peu frustré de voir que généralement, quand se pose un problème de traduction, il aligne les différentes traductions choisies ou donne l’avis d’un commentateur, sans nous donner une démonstration de sa propre recherche.

Daniel Arnold a repéré plusieurs macrostructures qui traversent le livre de Daniel en se chevauchant parfois. La principale de ces structures me semble être celle déterminée par la langue : les chapitres 1, puis 8-12, sont en hébreu, tandis que les chapitres 2-7 sont en araméen. Cela forme un chiasme (A-B-A’ — Roland Meynet dirait une structure concentrique ). À l’intérieur de la partie araméenne, il a repéré, comme d’ailleurs plusieurs de ses devanciers, une nouvelle structure en chiasme avec les chapitres 4-5 comme partie centrale. Ensuite, pour chaque chapitre, il met en évidence des structures parallèles ou concentriques. Notons que pour cela, il utilise davantage les thèmes de la péricope (ce qui sans être faux est incomplet) que les indices lexicographiques, les inclusions, etc. Mais il ne met pas en valeur ces structures comme dans l’école de la rhétorique biblique pour exposer comment l’auteur sacré développe sa pensée, par exemple en utilisant les lois de Lund ; son interprétation est surtout théologique.

Daniel Arnold défend la thèse suivante : Daniel est un livre prophétique : il révèle que la prise de Jérusalem en 605 av. J.-C. (Dn 1,1ss), marque le début du « temps des nations » (p. 124s). Jérusalem cesse dès lors d’être sous l’autorité d’un roi d’Israël. Dès ce moment-là, Dieu commence à enlever l’opprobre qui était sur les nations depuis le jugement de Babel en commençant à parler araméen, la langue internationale, comprise de tous, à l’époque (p. 137s à propos de Daniel 2). Dieu confirme cela en révélant ses plans pour le monde, par des visions et des miracles, non plus à un membre de son peuple, mais à des rois païens, comme Nabucadnetsar, Belchatsar ou Darius. C’est pour eux un temps de grâce. Les chapitres en hébreu (1 et 8-12) sont centrés sur Jérusalem et Israël, et destinés au peuple de Dieu. Daniel est un exemple de foi par la manière de vivre dans les temps de trouble.

Même si je ne suis pas Daniel Arnold dans tous ses développements, j’ai trouvé son commentaire stimulant et original ; il sort des sentiers battus et présente une argumentation intéressante.

Alain Décoppet

Stanley Hauerwas, William H. Willimon, Étrangers dans la cité

HauerwasStanley Hauerwas, William H. Willimon, Étrangers dans la cité , traduit et préfacé par G. Quévreux et G. Riffault, éd. du Cerf, Paris 2016, ISBN 978-2-204-10569-9, 288 p., 19€.

Plus de 25 ans après sa sortie aux États-Unis, les éditions du Cerf mettent à la disposition du public francophone ce best-seller (1 million d’exemplaires en anglais !) de deux théologiens méthodistes, consacré à la place de l’Église dans le monde. Heureuse initiative. La thèse est simple, proche des vues anabaptistes de John Yoder : Le message que l’Église professe, l’éthique qu’elle met en œuvre au nom de l’Évangile sont incompréhensibles pour un monde sécularisé tel que le nôtre. Il ne sert donc à rien d’essayer de rendre l’Évangile crédible en l’adaptant comme tentait de le faire le libéralisme depuis les Lumières jusqu’à Tillich, voire en le traduisant dans des catégories philosophiques (existentiales par exemple, cf. Bultmann) ou idéologiques (marxistes, féministes, etc.). Pour nos deux auteurs, ces approches ont dénaturé l’Évangile en le réduisant à un système philosophique, fût-il celui de Jésus. Il ne s’agit plus de penser l’Évangile et la foi pour notre temps, mais de vivre en notre temps la rupture instaurée, entre le monde ancien et celui qui vient, par la venue, la mort et la résurrection du Christ. La notion de « chrétienté » héritée du Constantinisme, trahison de l’Évangile, a vécu, affirment les auteurs, même dans un pays comme le leur – les États-Unis, où la foi est réduite à un vernis culturel, celui de la religion civile, et se trouve récupérée par l’idéologie dominante. Les chrétiens sont en fait une sorte de colonie du Royaume de Dieu en terre étrangère. Il ne s’agit pas d’œuvrer pour améliorer le monde, le transformer, mais de préparer le Royaume en bâtissant l’Église.

Renvoyant dos à dos l’Église « militante » (axée sur la transformation et le progrès social en ce monde) et l’Église conversionniste (qui se voue à la transformation des individus et des cœurs au risque de négliger la dimension « cosmique » de l’Évangile), nos auteurs optent pour une Église confessante. Face à la prétendue autonomie individuelle, au matérialisme consumériste, à la tyrannie du désir personnel, au libéralisme broyeur des faibles, l’Église, « la stratégie sociale la plus créative que nous ayons à offrir » (p. 147), prémices de l’humanité nouvelle instaurée par le Christ, vit une éthique nouvelle, qui n’a rien de naturel pour l’esprit humain, et dont le Sermon sur la Montagne constitue la charte. Pour être vraiment fidèle à son chef, devenir un peuple nouveau, sans pactiser avec aucun pouvoir, bref, faire œuvre sociale, politique au sens le plus étymologique du terme. « Ce qui fait que l’Église est radicale et toujours nouvelle, ce n’est pas qu’elle incline à gauche sur la question sociale, mais qu’elle connait Jésus, alors que le monde ne le connait pas » (p. 69).

Les derniers chapitres insistent sur la vie « aventureuse » du disciple en ce monde, en particulier de celui qui est engagé dans le ministère pastoral, combat permanent et difficile constamment exposé à la tentation de l’accommodation. La panoplie d’Éphésiens 6 donne à méditer aux auteurs qui insistent sur la nécessité vitale de l’Église comme lieu de soutien mutuel et d’entraînement au combat des disciples du Christ, exilés en ce monde. Combat qui, pour être résolument non-violent, n’en est pas moins acharné.

L’édition française comporte une préface des traducteurs. Elle souligne l’étonnante actualité tout comme la force contestatrice de l’Évangile dans la sphère hyper-libérale, consumériste, individualiste et matérialiste de notre monde globalisé. Suit un avant-propos de W. Willimon qui évoque avec reconnaissance et humour sa collaboration avec St. Hauerwas, et le succès étonnant rencontré par leur livre en 25 années de diffusion. Christophe Desplanque

Joël Reymond : Reconnectés à nos racines juives

Joël Reymond : «  Reconnectés à nos racines juives – perspectives sur la dernière réforme » – édité par l’auteur 2016 – 172 pages – CHF 14.–

Après avoir fait des études en lettres et en théologie, l’auteur a été entre autres journaliste au « Christianisme Aujourd’hui ». Depuis plusieurs années, il remplit des mandats de communications pour diverses organisations et accompagne des chrétiens ayant besoin d’un appui pour rédiger un livre.

Précisons tout de suite que ce livre ne cherche pas à atteindre des théologiens ; il a été « conçu pour encourager les chrétiens qui s’intéressent aux racines juives de leur foi » (p. 4 de couverture) et désirent s’y reconnecter. Et dès la page 12, il invite le lecteur mettre en pratique ce retour aux racines juives, à appliquer ce principe juif qui consiste à goûter et éprouver, afin de pouvoir comprendre, ensuite, au fur et à mesure.

A cet effet, il présente – par touches successives et non d’une manière systématique – un certain nombre de valeurs du Judaïsme que, comme chrétien, on est appelé à retrouver par des contacts avec des juifs messianiques qui font le pont entre Israël et l’Église. Si l’Église primitive n’avait pas perdu contact son aile judéo-chrétienne, elle aurait pu garder ces valeurs et se serait épargné bien des errements au cours de son histoire. Parmi ces notions oubliées, citons :

  • la direction collégiale de l’Église : elle a été abandonnée pour une autorité monarchique pyramidale d’inspiration païenne ;
  • le monisme anthropologique : l’Église a adopté une anthropologie grecque qui sépare la personne entre une entité spirituelle, l’âme, et une entité charnelle, le corps. Il en est résulté une dichotomie entre le savoir et le faire, la théorie et la pratique, la foi et les œuvres ;
  • la transmission d’une foi pratique de maître à disciple, remplacée par un enseignement théorique ;
  • la place centrale de la famille, comme lieu de transmission de la vie, de la culture et de la foi ;
  • le calendrier israélite, notamment le shabbat (jour véritable du repos) et les fêtes juives (Pâque, Shavouot ou Pentecôte et Soukkot ou fête des cabanes). Ces fêtes ont été remplacées par le dimanche (journée dédiée au dieu soleil) et par Pâques et la Pentecôte chrétiennes, des fêtes dont on a oublié l’origine agricole, la signification spirituelle et dont on ne perçoit plus le sens messianique. La notion de « faire mémoire » qui réactualise le passé (Dt 5,2-5) et fait de ces fêtes juives des moments conviviaux et joyeux s’est perdue : les sacrements sont devenus des rites secs.

Le message de Joël Reymond est de dire que l’Église doit retrouver ses racines juives pour rentrer dans le plan de Dieu et accomplir pleinement sa vocation. Israël devrait reconnaître Jésus comme son Messie – il n’y a pas de salut en dehors de lui (Ac 4,12) – mais l’Église de son côté doit se rapprocher d’Israël et retrouver les valeurs dont elle s’est privée en se coupant de ses racines.

Mais quand l’auteur invite à revenir aux racines juives, il a, à mon avis, une théologie ambiguë, car d’un côté, il dit à la page 11 que les chrétiens « ont reçu la totale … sans avoir à passer par l’observance de la Torah » ; mais d’un autre côté, il invite à revenir au calendrier juif avec notamment le shabbat (pp 85ss) et les fêtes de Pâque, Shavouot et Soukkot, fêtes instituées par Dieu, alors que Pâques et Pentecôte et autres fêtes chrétiennes, ont été instituées par l’Église (p. 97) – dans l’annexe III (p. 154ss), il donne même des suggestions, inspirées de la liturgie juive, pour accueillir le shabbat dans les familles chrétiennes. Il est normal que des chrétiens d’origine juive puissent le faire – ça fait partie de leur patrimoine de membres du peuple d’Israël ; je comprends même que des chrétiens d’origine païenne puissent s’associer à eux, dans la liberté du Christ (1 Co 9,20). La Torah a été donnée par Dieu à Israël, et il s’y trouve des choses excellentes. Si, par exemple, sanctifier un jour particulier comme le shabbat peut m’aider à apprendre à sanctifier tout mon temps pour Dieu ; alléluia ! Mais il faut garder à l’esprit qu’en Christ, nous sommes libres (Gal. 5,1ss), « morts à la loi » (Rm 7,4 ; Gal. 2,19-20) ; nous ne sommes donc plus asservis au calendrier de la loi et avons la liberté de le pratiquer ou pas et de refuser de nous laisser juger pour cela (Gal. 4,9-10 ; Col. 2,16-18 ; Rom 14,5-6).

Un regret encore : que l’auteur, dans un livre qui vise à nous reconnecter à nos racines juives, n’ait pas songé à recourir à l’ancienne littérature rabbinique pour nous faire aimer Israël. Aucune citation du Talmud ou des midrashim ! Pourtant la Torah orale d’Israël est le chaînon incontournable reliant le Christianisme aussi bien que le Judaïsme à la Torah écrite et à l’ensemble du Tanakh (Ancien Testament). À l’image des rabbins, il aurait pu utiliser mille et une histoires juives tirées de la haggada, voire de la littérature hassidique pour illustrer ses propos les rendre facilement accessible à tout un chacun. Par exemple, il invite ses lecteurs à tester le Judaïsme pour comprendre ensuite ! Très bien ! Mais pourquoi n’a-t-il pas dit que cela venait d’Exode 24,7 : « Tout ce que le Seigneur a dit, nous ferons et nous écouterons ! » ? Les rabbins ont mainte fois disserté sur ce verset. Le Talmud de Babylone dit même que faire avant d’écouter est un « secret des anges » – à cause d’un raisonnement pas analogie (gezera shawa) avec Ps. 103,20. (voir Shabbat 88a ; cf aussi Ketouboth 112a où rabbi Zeira est si pressé de se retrouver en Israël qu’il prend des risques pour traverser un fleuve sur une corde, au lieu d’attendre un bateau ; il se voit reprocher de faire avant d’écouter. À noter que la tradition d’Israël a d’ailleurs mis un bémol à cet empressement aveugle et invite aussi à comprendre (Cf. Pinhas H. Peli, La torah aujourd’hui – DDB 1988, pp 94-98).

Malgré ces faiblesses, il faut être reconnaissant à Joël Reymond d’avoir osé écrire un tel livre en notre époque d’antisémitisme latent et d’inviter les chrétiens à retrouver une juste relation avec Israël. Il est impératif que l’Église sache que par le Christ, elle est connectée au tronc d’Israël.

Alain Décoppet

Corinne Egasse, Le lavement des pieds

Corinne Egasse, Le lavement des pieds. Recherches sur une pratique négligée, Collection Christianismes antiques, Genève, Labor et Fides, 2015, 344 pages. ISBN : 978-2-8309-1580-8. 56 CHF ou 45 € .

EgasseCorinne Egasse est docteur en théologie de la Faculté de théologie et de science des religions de Lausanne. Elle travaille à la Faculté de Théologie Adventiste de Collonges-sous-Salève.

Le livre que nous présentons est la reprise de sa thèse de doctorat consacrée au lavement des pieds. Elle part de la question suivante : « Si Jésus a dit : ‘Vous devez vous aussi vous laver les pieds les uns aux autres’, pourquoi le lavement des pieds n’est-il pas devenu un sacrement dans l’Église au même titre que la baptême et la sainte cène ? » L’occasion de cette question lui est fournie par Origène dans son commentaire sur l’Évangile selon Jean : il concède certes que ce geste peut être accompli par des chrétiens pour se rendre service, mais s’il s’agit d’une obligation impérieuse, « Il est temps de dire que presque tous ont transgressé cet ordre-là » (p. 10). Ce presque d’Origène a excité la curiosité de la chercheuse et l’a entraînée dans une enquête passionnante pour retrouver, dans l’antiquité, les quelques chrétiens qui pratiquaient le lavement des pieds.

Pour commencer, Corinne Egasse fait une recherche dans la littérature moyen-orientale, biblique et gréco-romaine pour établir les diverses significations du lavement des pieds dans l’antiquité. Elle le présente sous quatre aspects : un geste de soins corporels, une marque d’hospitalité, un symbole de servitude (il était souvent accompli par un-e esclave), un rituel de purification. Aux pages 65-66, elle souligne, exemples à l’appui, que ce geste, bien que servile, pouvait être accompli par amour.

A partir de cette base, l’auteur aborde les textes du Nouveau Testament qui parlent de lavements des pieds, comme les onctions à Béthanie, les veuves qui « ont lavé les pieds des saints (1 Tm 5,10) et s’arrête plus longuement au lavement des pieds de Jean 13. L’intérêt de son analyse est de montrer que l’acte de Jésus de laver les pieds de ses disciples n’est pas une démonstration d’humilité comme l’ont dit beaucoup de commentateurs, mais un acte d’amour et une investiture pour la mission ; les disciples « auront désormais part avec Jésus à l’œuvre confiée ‘par celui qui m’a envoyé’ » (p. 105). Cela fait penser à la forme proverbiale qu’avait prise, dans l’Antiquité, l’expression « se laver les pieds », pour dire avoir une initiation ou une formation préalable (pp. 64-65).

Après le Nouveau Testament, Corinne Egasse se lance dans une vaste enquête sur la pratique du lavement des pieds dans l’Église primitive. Il a été pratiqué dans les milieux judéo-chrétiens (p. 298), mais les témoignages sont rares, et il n’était quasiment plus pratiqué à partir du III e siècle. Preuves en soient le commentaire d’Origène, sur lequel l’auteur s’arrête longuement, et ceux de Chrysostome, Augustin, etc. Cependant, Ambroise de Milan atteste que le lavement des pieds accompagnait le baptême dans le Nord de l’Italie à la fin du IV e siècle. On en a encore des attestations en Espagne et en Gaule. Mais ce rite disparut avec la généralisation du baptême des enfants.

Aujourd’hui le lavement des pieds n’est plus beaucoup pratiqué, sinon par des Églises mennonites, adventistes, etc., et, du côté catholique, par les Communautés de l’Arche créées par Jean Vannier.

Ce livre qui, rappelons-le, reprend une thèse de doctorat, n’aborde que peu le côté pratique de ce rite. Néanmoins, il m’a fait réfléchir : « Pourquoi négligeons-nous de pratiquer ce geste qui correspond tout de même à une ordre de Jésus ? »

Alain Décoppet

La Bible, avec notes d’étude archéologiques et historiques,

La Bible, avec notes d’étude archéologiques et historiques, Société Biblique de Genève, 2015, 2135 pages. ISBN 978-2-608-18411-5. 64.90 CHF ou 54 €.

La-Bible-avec-notes-détude-archéologiquesQuelques mois après sa sortie, La Bible, avec notes d’étude archéologiques et historiques ( Bible archéologique) est déjà un beau succès commercial, accompagné de nombreux commentaires élogieux. La Bible archéologique est en effet l’outil le plus abouti, en français, à la disposition du lecteur de la Bible s’intéressant aux questions historiques ou archéologiques. Il y trouvera une mine d’informations, illustrées et disposées agréablement au fil du texte.

La Bible archéologique est une adaptation de Archaeological Study Bible , (Zondervan, Grand Rapids, 2005) ; elle reprend le texte biblique de la traduction Segond 21 et elle l’agrémente de notes de bas de pages, d’introductions aux livres bibliques, de plus de 500 articles ou encadrés, et de diverses citations, illustrations et cartes. L’ensemble du matériel non-biblique est une traduction de la NIV Archaeological Study Bible (Zondervan, 2005) qui a été largement diffusée dans le monde anglophone. Dirigée par les vétérotestamentaires américains Walter C. Kaiser (Gordon-Conwell Theological Seminary), et Duane A. Garrett (Southern Baptist Seminary), l’équipe des rédacteurs est composée essentiellement de biblistes évangéliques américains peu connus 1 .

La traduction française est une version améliorée de l’Archaeological Bible puisque les informations ont été révisées par des spécialistes francophones (Matthieu Richelle, Ronald Bergey, Antony Perrot et Sylvain Sanchez) 2 . Ceux-ci ont tenu à mettre à jour certaines informations de la version anglophone, mais aussi à nuancer certaines conclusions sur des questions particulièrement débattues.

La Bible archéologique est une Bible d’étude bien particulière puisque l’ensemble du matériel non-biblique se focalise sur les données historiques et archéologiques. Les notes de bas de pages fournissent essentiellement des éclairages sur les lieux, personnages, coutumes ou éléments culturels mentionnés par le texte. Pour aller plus loin, les encadrés, disposés judicieusement au fil du texte, proposent un condensé des recherches historiques ou archéologiques sur une question donnée. Ces articles, généralement longs d’une page ou d’une demi-page, sont orientés autour de cinq thématiques : les sites archéologiques, les informations historiques et culturelles, les personnages et terres du passé, la fiabilité de la Bible et les textes et objets du passé. L’ouvrage est complété par une concordance sélective de près de 200 pages, qui sert également d’index pour les encadrés. Le tout, en couleur, est agrémenté de cartes, ainsi que de belles photographies de sites archéologiques et objets antiques.

L’approche des rédacteurs de la Bible archéologique est résolument évangélique et traditionnelle. L’historicité du texte biblique est défendue via divers encarts intitulés « fiabilité de la Bible » : on y trouve, par exemple, une critique de « l’hypothèse documentaire » (p. 14), une défense de « l’historicité des récits patriarcaux » (p. 68) ou un article qui attribue « la paternité de l’Apocalypse » à l’apôtre Jean (p. 1877).

La Bible archéologique reste toutefois relativement nuancée dans sa présentation des données historiques. Elle évoque les différentes hypothèses ou reconstitutions proposées par les spécialistes, tout en soulignant fréquemment la difficulté à trancher. Par exemple, la problématique de l’itinéraire emprunté par les Israélites lors de l’Exode est présentée à l’aide de trois encadrés, chacun expliquant une hypothèse : celle de la route du Nord, celle de la route du Sud et la thèse du Golfe d’Akaba. Les rédacteurs soulignent les avantages et inconvénients de chaque hypothèse, indiquent que la thèse de la route du sud est « la plus largement acceptée » mais qu’elle « n’est pas sans poser un certain nombre de problèmes » (p. 102).

Si les données sont nombreuses, certains domaines m’ont paru mieux documentés que d’autres. J’ai regretté, par exemple, de ne trouver que peu d’informations sur les traités d’alliance du Proche-Orient ancien, et aucun exemple de traité de donation, ces documents fournissant pourtant des parallèles intéressants avec les textes d’alliance de l’Ancien Testament. Autre exemple, qui concerne le Nouveau Testament : je n’ai pas trouvé de présentation des groupes associatifs fréquents dans le monde gréco-romain, et dont la recherche récente a souligné certains parallèles avec l’organisation des premières communautés chrétiennes.

Sur la forme, on pourra regretter un manque de lisibilité dû, d’une part, à l’emploi d’une police de caractère trop petite pour un ouvrage de cette taille, d’autre part, à un papier trop transparent pour l’utilisation de la couleur, et enfin, au jaunissement de certaines pages pour un effet « parchemin ».

Malgré ces petits défauts, la Bible archéologique réussit le tour de force de résumer en un seul volume les données historiques et archéologiques les plus importantes pour la compréhension du texte biblique. Le format « Bible » est pratique : cela peut permettre de l’utiliser comme un compagnon à l’étude régulière de la Bible, ou de la consulter comme un outil dans le cadre de la préparation d’une étude biblique ou d’une prédication.

La Bible archéologique s’avère ainsi un apport indispensable à la bibliothèque de tout prédicateur ou enseignant, et, par extension, de tout lecteur de la Bible qui s’intéresse aux questions historiques ou archéologiques.

Timothée Minard

  1. On notera que les traducteurs français n’ont pas pris la peine de mettre à jour les informations académiques concernant l’équipe de rédacteurs (p. ex., Jason S. DeRouchie est, depuis 2009, professeur associé au Bethlehem College & Seminary, et non plus au Northwestern College).
  2. Matthieu Richelle est professeur d’Ancien Testament à la Faculté de Théologie Evangélique (Vaux-sur-Seine), et chargé de cours à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (EPHE-Sorbonne). Ronald Bergey est professeur d’Ancien Testament à la Faculté Jean Calvin (Aix-en-Provence). Sylvain Sanchez est chercheur à l’Institut de Recherche pour l’Étude des Religions (Paris). Antony Perrot est doctorant à l’EPHE-Sorbonne.

Gabriel Monet, L’Église émergente

Gabriel Monet, L’Église émergente : Être et faire Église en postchrétienté , Collection « Théologie Pratique Pédagogie Spiritualité », Volume 6, Münster : LIT, 2014, 432 pages. ISBN : 978-3-643-90498-0.

90498-0_monet.inddGabriel Monet est pasteur de l’Église Adventiste du 7 ème Jour et professeur de théologie pratique à la Faculté adventiste de théologie de Collonges-sous-Salève en Haute Savoie. Il est aussi le directeur du Centre José Figols, le centre de recherche et de documentation en théologie pratique de cette même Faculté.

Le présent ouvrage est la publication d’une thèse de doctorat soutenue par l’auteur en juin 2013 à l’université de Strasbourg dans le cadre de l’école doctorale de théologie et sciences religieuses, en partenariat avec la Faculté de théologie protestante de Strasbourg. Le Chapitre de Saint-Thomas, qui récompense des travaux de thèses consacrés à des questions novatrices, lui décerna en 2014 le prix universitaire « Louis Schmutz » pour la qualité de ses travaux de recherche sur le sujet des initiatives ecclésiales nouvelles, identifiées sous l’appellation « Églises émergentes », malgré l’existence d’une pléthore de termes, selon l’aveu même de l’auteur (p. 32). Si ces nouveaux schémas ecclésiaux en situation de postchrétienté représentent une réalité complexe, ils ont souvent les caractéristiques d’un courant réformateur apparaissant au sein de confessions existantes. L’émergence de dénominations nouvelles n’est cependant pas à exclure.

Dans la première partie du livre (pages 17 à 188), Monet pose avec une grande clarté les bases essentielles à la discussion : définition, typologie, caractéristiques, protagonistes, marqueurs et culture postmoderne (appelée culture émergente ) de ces communautés ecclésiales, toutes innovantes mais hétérogènes. Pour poser (et répondre à) la question de l’innovation et de l’adaptation de l’Église à la société contemporaine, l’auteur s’est tourné vers un courant de pensée, disparate à bien des égards mais qui a gagné en importance, qui a vu son apparition dans les pays anglo-saxons (États-Unis, Australie et Grande-Bretagne) au tournant du millénaire (fin XX e et début XXI e s.) avant de trouver un écho favorable en Europe francophone. Comme en témoigne la liste des acteurs, promoteurs et contradicteurs, mentionnés dans le chapitre 4, l’auteur est entré en conversation pour cela avec une littérature essentiellement anglophone.

Le double défi de la fidélité à l’Évangile et de la pertinence culturelle sont continuellement au cœur du débat. Comme « une majorité d’émergents sont dans la mouvance protestante » (p. 147), on ne s’étonnera pas que la conception protestante de l’Église fasse de l’autorité de l’Ecriture, de la prédication de la Parole et de l’administration des sacrements des marques évidentes des Églises émergentes. On notera la valorisation du laïcat par la vision et les pratiques de ce nouveau mouvement ecclésial (p. 151). Son rapport à l’œcuménisme par contre connait de « réelles limites » en partie à cause du peu d’importance accordée aux structures, mais peut-être surtout parce que ses priorités sont tout autres (p. 134) et favorisent notamment l’émergence de nouveaux types d’appartenance (p. 343).

Conforme à la nature même de tout mouvement expérimental, on y trouve un foisonnement d’idées favorisant la fluidité de ses modes de fonctionnement. Monet distingue dans sa typologie les Églises centrées sur la mission, celles centrées sur le développement communautaire, et enfin celles centrées sur l’innovation liturgique.

Dans la seconde partie de l’ouvrage (pages 189 à 380), l’auteur ouvre un dialogue très prometteur avec le théologien et missiologue anglais Leslie Newbigin (1909-1998), présenté comme une des principales sources d’inspiration de ce mouvement. Pour faire face au processus de déclin de la chrétienté en Europe, Monet pose les jalons d’une ecclésiologie renouvelée et construite sur trois grands axes : (1) L’Église-en-mission (décrite par un néologisme/anglicisme, Église « missionnelle »), une conception selon laquelle l’Église n’a pas qu’une dimension missionnaire, mais a de par son être même (ou son ADN) une nature missionnaire d’origine divine qui touche tous les aspects de sa vie, en tant que promesse, vocation, communion et témoignage; (2) L’Église-en-contexte (appelée Église incarnationnelle sur le modèle du ministère de Jésus), une communauté de foi qui dans son rapport à la société réussit à s’approcher tout en marquant sa distance et sa différence, en étant à la fois transculturelle, contextuelle, contre-culturelle et interculturelle ; (3) L’Église-au-quotidien (appelée Église expérientielle ), une approche holistique intégrant intellect et émotions, expérience de vie et expérience spirituelle dans la communauté de foi et au travers d’elle.

Gabriel Monet a rendu un grand service au public francophone au travers d’une recherche multidisciplinaire (même si elle se réclame plus particulièrement de la branche de la théologie pratique). Par son travail précis, fouillé et courageux, il ouvre la voie vers de nouvelles pistes de réflexion dans les Églises des pays francophones. L’avenir du mouvement émergent dépendra certainement des réponses qui seront apportées à plusieurs questions essentielles que nous présente l’auteur dans sa conclusion. Je relèverai en particulier « la question de l’unité » qui reste une des questions majeures que soulève aujourd’hui l’existence des Églises émergentes (p. 387). Pour que l’Église soit une, sainte, catholique et apostolique, pour reprendre la formulation du symbole de Nicée, ne faudra-t-il pas encourager davantage une « évolution générale des mentalités » (Postface, p. 393) pour que son horizon théologique et pratique puisse mieux inclure la diversité et la pluralité que représentent les traditions catholique, orthodoxe, protestante, anglicane et pentecôtiste/charismatique ?

Raymond Pfister

Timothy Keller, Une Église centrée sur l’Évangile

Timothy Keller, Une Église centrée sur l’Évangile  : La dynamique d’un ministère équilibré au cœur des villes d’aujourd’hui, Charols, Excelsis, 2015, 655 pages. ISBN : 978-2-7550-0240-9. 43 CHF ou 32 €.

KellerL’édition française du magnum opus de Timothy Keller se présente comme un véritable livre de cours résumant les grandes thèses de la « vision théologique particulière du ministère » (p. 21) de l’auteur, un pasteur protestant (presbytérien) américain qui en 1989 fonda l’Église du Rédempteur à New York dans le quartier de Manhattan. Avec ses tableaux et encarts, ses définitions et résumés, ainsi que ses questions pour la discussion et la réflexion, c’est un ouvrage qui a manifestement le souci de l’argumentation logique comme de la présentation pédagogique pour en faciliter l’accès au lecteur.

Si le sommaire au début du livre mentionne huit parties, c’est le chapitre d’introduction qui explique leur répartition dans trois sections distinctes qui correspondent aux « trois axes de l’équilibre » (p. 18) à trouver et à maintenir, selon Keller, pour un renouveau/réveil spirituel dans et au travers de l’Église locale : (1) L’Évangile – cette section développe en deux chapitres une théologie de l’Évangile marquée par la grâce, soucieuse d’éviter le légalisme autant que le relativisme ; (2) La ville – cette section articule en trois chapitres le besoin d’une contextualisation de l’Évangile permettant de s’impliquer en milieu urbain en tenant compte de ses spécificités culturelles ; et (3) Le mouvement – cette section cherche à promouvoir dans les trois derniers chapitres un concept dynamique d’Église-en-mission qui cherche à répondre aux besoins des citadins tout en tenant compte de leurs milieux culturels respectifs. Il est à noter que, contrairement aux mouvements pentecôtistes et charismatiques, Keller oppose sa conception propre du renouvellement aux types de réveils qui mettent en avant l’œuvre du Saint-Esprit sous forme de signes et prodiges, miracles et guérisons (p. 69).

Notons aussi que l’édition française de Une Église centrée sur l’Évangile a la spécificité d’avoir en supplément deux chapitres inédits traitant respectivement de la situation du Québec canadien (Glenn Smith) et de l’Europe francophone évangélique (Daniel Liechti).

L’ouvrage est d’une grande richesse de par sa réflexion pluridisciplinaire : historique, sociologique, et bien sûr biblique et théologique. Bien qu’une grande partie soit dédiée à des concepts et à des principes, il vise à faire le plaidoyer d’une démarche concrète. Il n’est pas question pourtant pour l’auteur d’offrir des recettes simples et faciles à suivre. Il s’agit néanmoins d’un guide-pratique de missiologie qui non seulement souligne l’importance de la nature missionnaire de l’Église dans un contexte postchrétien et postmoderniste (NB : Keller préfère l’expression modernité tardive ), mais s’intéresse à l’ agir missionnaire de l’église locale et donc au fonctionnement pratique d’une communauté appelée « missionnelle » (NB : cet adjectif n’est à ce jour défini par aucun dictionnaire français). Pour ce faire, Keller s’appuie pour l’essentiel sur le concept relativement récent (fin du XX e s.) de missional church , particulièrement populaire dans les milieux évangéliques (p. 383), dont il est une des figures de proue aux États-Unis. Le néologisme anglais missional church qui connait une variété d’usages dans le monde anglo-saxon est traduit ici par un anglicisme repris dans plusieurs articles et ouvrages en langue française : « Église missionnelle »

Pour Keller une lecture de type évangélique de l’orthodoxie doctrinale n’est certes pas sans importance, mais ce qu’il souligne, c’est que proclamer l’Évangile comme une bonne nouvelle signifie le rendre intelligible au monde contemporain. C’est se concentrer sur la relation à la culture et à la société de l’Église locale. Par voie de conséquence, sa priorité absolue est l’expression concrète du ministère de l’Église en tant que présence au monde au travers de ce qu’elle met en œuvre : « chaque activité de l’Église est tournée vers l’extérieur » (p. 21). Selon l’auteur, le critère de réussite d’une Église centrée sur l’ É vangile n’est cependant pas un modèle unique ou une méthode particulière, mais plutôt le « fruit » d’une réflexion qui construit un pont entre l’Évangile et la culture environnante. Mais si ce qui compte, c’est de transformer le monde à tout prix, certains se demanderont si une telle approche pragmatique ne signifie pas – comme nous le dit un adage célèbre – que la fin justifie les moyens.

Si au départ la discussion autour du concept de missional church semble avoir été intimement liée à une nouvelle compréhension de la missio Dei (p. 383) dans le contexte œcuménique, il faut reconnaitre que ce mouvement naissant, plutôt critique vis-à-vis de l’Église-institution, a fini par développer un nouveau paradigme de l’efficacité missionnaire : une dynamique missionnaire dans laquelle « rattacher correctement l’Évangile à la culture » devient synonyme de « développer des mouvements d’Églises qui visent à implanter de nouvelles Églises » (p. 372). Dans le prolongement d’une tradition bien protestante et une perspective résolue de « vision pour la ville tout entière », Keller revisite la notion ecclésiologique d’identité territoriale. Il se fait l’avocat d’une multiplication (illimitée ?) d’Églises locales tout en encourageant, affirme-t-il, « un état d’esprit de coopération avec les autres croyants » (p. 21). Ce phénomène d’implantation ne met-il pas cependant les Églises déjà existantes devant un fait accompli ? Si l’ambition de promouvoir des communautés de foi authentiques avec un regard résolu sur le monde extérieur sera sans nul doute jugé fort respectable par beaucoup, certains s’inquiéteront d’une approche partielle de l‘unité visible des chrétiens dans un même contexte urbain. « Mettre l’accent sur l’unité » se limiterait-il pas chez Keller à une volonté de coopérer avec des « partenaires de ministère » dont le positionnement théologique (évangélique ?) reflète une vision et une « dynamique de mouvement » similaires voire identiques ? On risque ainsi tacitement d’écarter « une Église ou organisation très institutionnalisée » (p. 534), en particulier les Églises traditionnelles non protestantes ? Il ne faut pas oublier non plus que le contexte religieux et culturel européen est très différent de celui de l’Amérique du Nord. En Europe, certaines de ces Églises séculaires connaissent d’ailleurs des mouvements de renouveau importants en leur sein (par exemple l’Église catholique romaine en France et l’Église d’Angleterre).

La stratégie d’implantation d’Églises selon Keller serait-elle à l’abri de toute véritable critique ? Pour légitimer son approche, il affirme sans équivoque que Jésus est « l’implanteur d’Églises par excellence » (avec Églises au pluriel), se basant sur l’argument biblique suivant : Jésus « bâtit son Église » au singulier (p. 548). Cela ressemble à un raccourci qui rend accessoire tout débat œcuménique véritable. Y a-t-il un risque (calculé ?) qu’au gré des initiatives entrepreneuriales, le désert (spirituel) ne se transforme en jungle (multiconfessionnelle voire a-confessionnelle) ? La visibilité de l’Évangile ne passe-t-elle que par une plus grande visibilité de ceux qui sont identifiés (mais par qui et selon quels critères ?) comme « croyants authentiques, vivant localement » (p. 606) ? Quelle importance attribuer à une visibilité tangible de l’unité des chrétiens toutes traditions et sensibilités confondues ? La question œcuménique pourrait bien être (et rester) la question qui fâche.

En aidant le lecteur à se poser les bonnes questions et en reconnaissant que la diversité des réponses apportées pourra conduire à différentes voies d’accès, il faut admettre que l’intérêt de ce livre est incontestable et que sa lecture restera incontournable pour quiconque s’intéresse à l’actualité de l’Évangile pour notre temps et au devenir de l’Église au XXI e siècle.

Raymond Pfister