Timothy Keller, Une Église centrée sur l’Évangile : La dynamique d’un ministère équilibré au cœur des villes d’aujourd’hui, Charols, Excelsis, 2015, 655 pages. ISBN : 978-2-7550-0240-9. 43 CHF ou 32 €.
L’édition française du magnum opus de Timothy Keller se présente comme un véritable livre de cours résumant les grandes thèses de la « vision théologique particulière du ministère » (p. 21) de l’auteur, un pasteur protestant (presbytérien) américain qui en 1989 fonda l’Église du Rédempteur à New York dans le quartier de Manhattan. Avec ses tableaux et encarts, ses définitions et résumés, ainsi que ses questions pour la discussion et la réflexion, c’est un ouvrage qui a manifestement le souci de l’argumentation logique comme de la présentation pédagogique pour en faciliter l’accès au lecteur.
Si le sommaire au début du livre mentionne huit parties, c’est le chapitre d’introduction qui explique leur répartition dans trois sections distinctes qui correspondent aux « trois axes de l’équilibre » (p. 18) à trouver et à maintenir, selon Keller, pour un renouveau/réveil spirituel dans et au travers de l’Église locale : (1) L’Évangile – cette section développe en deux chapitres une théologie de l’Évangile marquée par la grâce, soucieuse d’éviter le légalisme autant que le relativisme ; (2) La ville – cette section articule en trois chapitres le besoin d’une contextualisation de l’Évangile permettant de s’impliquer en milieu urbain en tenant compte de ses spécificités culturelles ; et (3) Le mouvement – cette section cherche à promouvoir dans les trois derniers chapitres un concept dynamique d’Église-en-mission qui cherche à répondre aux besoins des citadins tout en tenant compte de leurs milieux culturels respectifs. Il est à noter que, contrairement aux mouvements pentecôtistes et charismatiques, Keller oppose sa conception propre du renouvellement aux types de réveils qui mettent en avant l’œuvre du Saint-Esprit sous forme de signes et prodiges, miracles et guérisons (p. 69).
Notons aussi que l’édition française de Une Église centrée sur l’Évangile a la spécificité d’avoir en supplément deux chapitres inédits traitant respectivement de la situation du Québec canadien (Glenn Smith) et de l’Europe francophone évangélique (Daniel Liechti).
L’ouvrage est d’une grande richesse de par sa réflexion pluridisciplinaire : historique, sociologique, et bien sûr biblique et théologique. Bien qu’une grande partie soit dédiée à des concepts et à des principes, il vise à faire le plaidoyer d’une démarche concrète. Il n’est pas question pourtant pour l’auteur d’offrir des recettes simples et faciles à suivre. Il s’agit néanmoins d’un guide-pratique de missiologie qui non seulement souligne l’importance de la nature missionnaire de l’Église dans un contexte postchrétien et postmoderniste (NB : Keller préfère l’expression modernité tardive ), mais s’intéresse à l’ agir missionnaire de l’église locale et donc au fonctionnement pratique d’une communauté appelée « missionnelle » (NB : cet adjectif n’est à ce jour défini par aucun dictionnaire français). Pour ce faire, Keller s’appuie pour l’essentiel sur le concept relativement récent (fin du XX e s.) de missional church , particulièrement populaire dans les milieux évangéliques (p. 383), dont il est une des figures de proue aux États-Unis. Le néologisme anglais missional church qui connait une variété d’usages dans le monde anglo-saxon est traduit ici par un anglicisme repris dans plusieurs articles et ouvrages en langue française : « Église missionnelle »
Pour Keller une lecture de type évangélique de l’orthodoxie doctrinale n’est certes pas sans importance, mais ce qu’il souligne, c’est que proclamer l’Évangile comme une bonne nouvelle signifie le rendre intelligible au monde contemporain. C’est se concentrer sur la relation à la culture et à la société de l’Église locale. Par voie de conséquence, sa priorité absolue est l’expression concrète du ministère de l’Église en tant que présence au monde au travers de ce qu’elle met en œuvre : « chaque activité de l’Église est tournée vers l’extérieur » (p. 21). Selon l’auteur, le critère de réussite d’une Église centrée sur l’ É vangile n’est cependant pas un modèle unique ou une méthode particulière, mais plutôt le « fruit » d’une réflexion qui construit un pont entre l’Évangile et la culture environnante. Mais si ce qui compte, c’est de transformer le monde à tout prix, certains se demanderont si une telle approche pragmatique ne signifie pas – comme nous le dit un adage célèbre – que la fin justifie les moyens.
Si au départ la discussion autour du concept de missional church semble avoir été intimement liée à une nouvelle compréhension de la missio Dei (p. 383) dans le contexte œcuménique, il faut reconnaitre que ce mouvement naissant, plutôt critique vis-à-vis de l’Église-institution, a fini par développer un nouveau paradigme de l’efficacité missionnaire : une dynamique missionnaire dans laquelle « rattacher correctement l’Évangile à la culture » devient synonyme de « développer des mouvements d’Églises qui visent à implanter de nouvelles Églises » (p. 372). Dans le prolongement d’une tradition bien protestante et une perspective résolue de « vision pour la ville tout entière », Keller revisite la notion ecclésiologique d’identité territoriale. Il se fait l’avocat d’une multiplication (illimitée ?) d’Églises locales tout en encourageant, affirme-t-il, « un état d’esprit de coopération avec les autres croyants » (p. 21). Ce phénomène d’implantation ne met-il pas cependant les Églises déjà existantes devant un fait accompli ? Si l’ambition de promouvoir des communautés de foi authentiques avec un regard résolu sur le monde extérieur sera sans nul doute jugé fort respectable par beaucoup, certains s’inquiéteront d’une approche partielle de l‘unité visible des chrétiens dans un même contexte urbain. « Mettre l’accent sur l’unité » se limiterait-il pas chez Keller à une volonté de coopérer avec des « partenaires de ministère » dont le positionnement théologique (évangélique ?) reflète une vision et une « dynamique de mouvement » similaires voire identiques ? On risque ainsi tacitement d’écarter « une Église ou organisation très institutionnalisée » (p. 534), en particulier les Églises traditionnelles non protestantes ? Il ne faut pas oublier non plus que le contexte religieux et culturel européen est très différent de celui de l’Amérique du Nord. En Europe, certaines de ces Églises séculaires connaissent d’ailleurs des mouvements de renouveau importants en leur sein (par exemple l’Église catholique romaine en France et l’Église d’Angleterre).
La stratégie d’implantation d’Églises selon Keller serait-elle à l’abri de toute véritable critique ? Pour légitimer son approche, il affirme sans équivoque que Jésus est « l’implanteur d’Églises par excellence » (avec Églises au pluriel), se basant sur l’argument biblique suivant : Jésus « bâtit son Église » au singulier (p. 548). Cela ressemble à un raccourci qui rend accessoire tout débat œcuménique véritable. Y a-t-il un risque (calculé ?) qu’au gré des initiatives entrepreneuriales, le désert (spirituel) ne se transforme en jungle (multiconfessionnelle voire a-confessionnelle) ? La visibilité de l’Évangile ne passe-t-elle que par une plus grande visibilité de ceux qui sont identifiés (mais par qui et selon quels critères ?) comme « croyants authentiques, vivant localement » (p. 606) ? Quelle importance attribuer à une visibilité tangible de l’unité des chrétiens toutes traditions et sensibilités confondues ? La question œcuménique pourrait bien être (et rester) la question qui fâche.
En aidant le lecteur à se poser les bonnes questions et en reconnaissant que la diversité des réponses apportées pourra conduire à différentes voies d’accès, il faut admettre que l’intérêt de ce livre est incontestable et que sa lecture restera incontournable pour quiconque s’intéresse à l’actualité de l’Évangile pour notre temps et au devenir de l’Église au XXI e siècle.
Raymond Pfister
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