Israël et sa terre. Conditions d’une promesse

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Couverture du N° 106

Couverture du N° 106

 Une fois encore, la violence aveugle, les tirs de missiles en rafales et les raids aériens, accompagnés de bombardements massifs, les morts et les blessures, les destructions et les pleurs, l’épouvante et la peur se sont substitués au mutisme des partenaires d’un « dialogue » qui n’a jamais vraiment commencé au Proche-Orient et, particulièrement, dans cette terre qu’on appelle « sainte » faute de savoir comment nommer la région comprise entre le Jourdain et la Méditerranée, dont saint Jérôme écrivait qu’il avait « honte d’en dire la largeur pour que nous ne paraissions pas offrir aux païens une occasion de blasphémer »1. Le pourquoi de cette situation n’est que trop connu. Deux peuples, qui ont chacun leurs raisons, disent de cette terre : « C’est la mienne ! ». Pour les Israéliens, il suffit d’ouvrir l’Ancien Testament, à peu près n’importe où, pour que l’on y parle de la « terre d’Israël », terre que le Seigneur a juré aux patriarches Abraham, Isaac et Jacob de donner à leur descendance ; mais le Nouveau Testament aussi en parle comme de la « terre d’Israël » (Mt 2,20-21 ; Lc 4,25.27) ou de la « Judée » (qui parfois, comme en Mt 3,5 ; Mc 1,5 ou Lc 4,44 et ailleurs, ne qualifie pas la seule Judée au sens strict – le territoire de l’ancien royaume du Sud –, mais toute la terre des juifs). Pour eux, c’est leur terre, dont ils ont été injustement expulsés par l’empereur romain Hadrien, après la deuxième révolte juive dans les années 140 de notre ère. Pour les Palestiniens, cette terre est la leur, car ils y habitent depuis toujours : non seulement depuis l’islamisation de la région au viie siècle, ni même depuis près de deux mille ans, mais, revendiquant une origine cananéenne, depuis près de quatre mille ans (avant l’arrivée des Hébreux d’Égypte, avant même celle des Patriarches !). De plus, la naissance de l’État d’Israël fut le résultat d’un dramatique quiproquo, pas tout à fait inconscient : répercutant une phrase qui circulait, semble-t-il, dans certains milieux chrétiens anglo-saxons, on se mit à dire des juifs qu’ils étaient un peuple sans terre, alors que là-bas il y avait une terre sans peuple ; il suffisait donc d’unir ce peuple-ci à cette terre-là et le tour était joué. Malheureusement, la terre n’était pas sans peuple.

De part et d’autre, on s’acharne à démolir les raisons de l’autre : du côté des Palestiniens, et de ceux qui les soutiennent, on s’efforce de démontrer qu’il n’y a historiquement aucun lien entre l’Israël biblique et ceux qui aujourd’hui se prétendent « Israël »2. Du côté israélien, on répète à l’envi que les « Arabes » – on n’aime guère parler des « Palestiniens » – ont assez de terres entre l’Iraq et le Maghreb, pour y vivre ; les immenses steppes jordaniennes suffiraient d’ailleurs amplement à reloger les habitants de la Cisjordanie, dont les initiales des trois régions qui la constituent, Judée, Samarie et Gaza (en hébreu : Yehouda, Shomron et ‘Aza), forment – arcane de l’hébreu ! – le mot yesha‘ : « salut » !

Plus de trente ans vécus à Jérusalem m’ont convaincu que seul un miracle parviendra à établir la paix dans cette région. C’est d’ailleurs aussi, je crois, l’intuition qui guidait l’évêque de Rome, François, quand il invita les deux présidents d’Israël et de la Palestine, Shimon Pérès et Mahmoud Abbas, à se rendre au Vatican le 8 juin 2014 pour un temps de prière. Il ne prétendait pas que la prière résoudrait les problèmes et réussirait là où la politique avait échoué ; il entendait plutôt souligner que l’histoire n’est pas unidimensionnelle : il n’y a pas que la dimension politique (et économique : deux domaines si proches l’un de l’autre qu’ils n’en forment en réalité qu’un seul). Deux personnes d’opinions différentes ne peuvent-elles pas tisser des relations d’amitié ? L’insertion de la dimension verticale dans le plan géographique et historique à deux dimensions horizontales pourrait permettre de voir cette tragique histoire sous un autre jour et favoriser une autre approche de la question…

Les lignes qui suivent s’inscrivent dans cette même intention : je ne prétends pas apporter la solution ; je n’entends pas non plus faire la leçon à qui que ce soit. L’amour que je porte aux uns et aux autres et la tristesse de les voir en conflit permanent entre eux, bien qu’il existe – plus nombreux qu’on ne le croit ordinairement – de solides amitiés entre Israéliens et Palestiniens et divers groupes travaillant et luttant pour la paix, m’a amené à relire quelques textes des Écritures qui me semblent susceptibles de faire penser autrement…

Un étrange partage des terres au temps d’Abraham

On connaît l’histoire : Abraham, qui n’est encore qu’Abram, et Loth, son neveu, sont arrivés de Harân (Mésopotamie) en terre de Canaan ; ils l’ont parcourue en tous sens avec leurs troupeaux, comme le faisaient les tribus nomades d’alors. Au bout d’un certain temps, les deux troupeaux sont devenus nombreux, si bien que s’instaurent des rivalités entre les bergers de l’un et de l’autre (Gn 13,7). Si l’on veut éviter le conflit, il faut affronter la question et lui donner une solution. C’est ce que relate le texte :

« Abram dit à Loth : Qu’il n’y ait pas de querelle entre moi et toi, entre mes bergers et les tiens : nous sommes frères. Tout le pays n’est-il pas devant toi ? Sépare-toi donc de moi. Si tu vas à gauche, j’irai à droite ; si tu vas à droite, j’irai à gauche » (Gn 13,8-9).

Voilà donc un sage raisonnement ! Du moment qu’on se marche sur les pieds, séparons-nous en toute amitié. La proposition est d’autant plus sensée qu’il ne vient pas à l’idée d’Abram de diviser le territoire dans le sens de la longueur, l’un allant à l’est et l’autre à l’ouest ! S’il y a séparation celle-ci sera logiquement entre le nord (la gauche) et le sud (la droite)3. Loth est moins raisonnable que son oncle : jetant son regard tous azimuts, son attention est attirée par la tache verdoyante de la vallée du Jourdain. C’est la région qu’il entend habiter, lui, sa famille et ses troupeaux, la partie orientale, dont le texte précise qu’elle était, avant la destruction de Sodome et Gomorrhe, « comme le jardin du Seigneur (c’est-à-dire le Jardin d’Éden), comme le pays d’Égypte » (v. 10).

On pense généralement que ce récit a pour fonction d’introduire une situation conflictuelle entre Abram et Loth, dont la solution, la séparation, doit éviter que le neveu se considère l’héritier des promesses faites à Abram, qui est âgé et privé d’enfants ; Loth est en effet destiné à engendrer d’autres peuples : les Moabites et les Ammonites (cf Gn 19,30-38)4. De leur côté, les commentaires juifs soulignent les caractères d’Abram, le bon, et de Loth, le mauvais : tandis que Loth se livre à la convoitise quand il contemple le panorama oriental et veut accaparer le meilleur de la terre promise à Abram, Abram, au contraire, tout en proposant la séparation, reste proche de Loth, comme le déclare Rashi de Troyes, le grand commentateur juif médiéval de la Bible et du Talmud, dans sa relecture de Gn 13,9 : « Si tu vas à gauche, j’irai à droite… » :

« Où que tu t’installes, je ne m’éloignerai pas de toi. Je resterai près de toi comme un bouclier pour te porter aide ».5

Et de fait, au chapitre suivant, l’aide d’Abram sera décisive pour la survie de Loth et de Sodome (cf Gn 14). Mais les commentateurs ne relèvent pas la curieuse indication qui suit immédiatement la séparation entre Loth et Abram (sinon, éventuellement, pour y déceler un « ajout rédactionnel » !6) :

« Le Seigneur dit à Abram après que Loth se fut séparé de lui : ‘Lève donc les yeux et, du lieu où tu es, regarde au nord, au sud, à l’est et à l’ouest. Oui, tout le pays que tu vois, je te le donne ainsi qu’à ta descendance pour toujours. Je multiplierai ta descendance comme la poussière de la terre… Lève-toi, et parcours le pays en long et en large, car je te le donne’. » (Gn 13,14-17).

W. Brueggemann en fait le point de départ d’une réflexion sur l’économie. Qu’elle soit de type capitaliste ou marxiste, l’économie se base sur la pénurie et est immanquablement cause de conflictualité, car on veut posséder ce qu’on n’a pas. La répartition des richesses est un lieu où pouvoir de la promesse et idéologie de la pénurie entrent violemment en conflit, comme on le voit aussi dans l’épisode de Lc 12,13-21, où quelqu’un interpelle Jésus : « Dis à mon frère de partager avec moi notre héritage ». Jésus n’entre pas dans cette « logique de l’avidité » (Lc 12,15), où, à force de posséder toujours plus de biens, l’on finit par perdre la seule chose véritablement précieuse que l’on ait : soi-même. « Voilà ce qui arrive à celui qui amasse un trésor pour lui-même » (Lc 12,21). Les bergers de Loth, comme leur maître, font preuve d’avidité, Abram non : c’est l’homme de foi qui se satisfait de compter sur les promesses de Dieu ; c’est pourquoi il agit en « homme qui s’enrichit auprès de Dieu » (ibid.)7. L’observation ne manque pas d’intérêt, mais est-ce bien là la pointe de ce texte ?

Importante me paraît en revanche la coïncidence : au moment même où Abram a effectué une partition de la terre qui lui était promise (cf Gn 12,7), pour en céder une partie à Loth, celle que celui-ci convoita et souhaita recevoir, Dieu redit à Abram sa promesse, qui ne concerne pas seulement la part de territoire qui lui reste (la partie occidentale), mais l’ensemble (le nord, le sud, l’est et l’ouest), et donc aussi la terre que Loth vient de choisir pour lui et pour les siens. Dieu manifesterait-il par là son opposition à la partition de la terre comme s’il disait à Abram : « Non, cette terre n’appartiendra pas à Loth, mais à toi seul » ?8 Bien au contraire ! Dieu fait comprendre au patriarche que le geste qu’il vient d’accomplir démontre qu’il est effectivement l’héritier du tout, « héritier du monde », ira jusqu’à dire l’apôtre Paul (Rm 4,13), car on ne peut donner que ce que l’on possède. En cédant une part de la terre promise à son neveu, Abram s’est comporté « en propriétaire ». C’est ce que Dieu confirme en lui réitérant la promesse.

C’est d’ailleurs pour la même raison que Dieu ne pourra cacher à Abram son intention de détruire Sodome et Gomorrhe à cause de leurs dépravations : Dieu ne peut plus intervenir dans ce territoire, sans l’« autorisation » du patriarche. Et c’est fort de cette conviction qu’Abram luttera pied à pied avec le Seigneur, allant jusqu’à lui demander de ne pas détruire ces deux villes s’il ne s’y trouve que dix justes (cf Gn 18,16-33) : Abraham défend, contre Dieu, son territoire ! Sa seule erreur aura sans doute été d’avoir manqué d’audace : en Jésus Christ, nous savons maintenant qu’il aurait dû oser aller jusqu’à dire : « Peut-être n’y a-t-il qu’un seul juste dans Sodome… », et Dieu lui aurait répondu : « À cause de ce juste-là je ne détruirai pas la ville ».

La promesse de la terre

Dieu n’a pas promis la terre de Canaan au seul Abraham. Il a répété la promesse à Isaac et à Jacob (cf Gn 26,3-4 ; 28,13-14 ; 35,12 ; 50,24), au point que le Deutéronome et le deutéronomiste ont forgé l’expression récurrente : « La terre que le Seigneur a juré à vos pères de te donner…, terre qui ruisselle de lait et de miel » (Ex 3,8.17 ; 13,5.11 ; 32,13 ; 33,1 ; Lv 20,24 ; Nb 11,12 ; 14,8.16 ; Dt 1,8 ; 6,10 ; 11,9, etc.). Puisque Dieu est essentiellement fidèle à ses promesses, on ne peut que tenir pour vraie la conviction d’Israël d’être sur « sa » terre quand il habite le pays de Canaan qui, autrefois, était celui « du Hittite, du Guirgashite, de l’Amorite, du Cananéen, du Perizzite, du Hivvite et du Jébusite, de sept nations plus nombreuses et plus puissantes que toi », comme le déclare Dt 7,1. La liste de ces sept nations revient souvent dans la Bible, telle une sorte de stéréotype, avec quelques variantes (cf par ex. Gn 15,18-21 ; Ex 3,8.17 ; 13,5, etc.). Les frontières n’en sont pas clairement délimitées ; si le Jourdain et la Méditerranée en constituent les limites orientale et occidentale, les frontières septentrionale et méridionale sont moins précises : on trouve assez souvent Dan et Beer Sheva‘ (par ex. Jg 20,1 ; 1 S 3,20 ; 2 S 3,10, etc.) ; mais on trouve aussi des frontières bien plus amples, pouvant aller de l’Égypte à l’Euphrate (Dt 11,24 ; voir aussi Gn 15,18 ; Ex 23,31).

À ce propos je voudrais faire essentiellement deux considérations.

D’abord, la promesse précise explicitement que la terre de Canaan, avant de devenir la terre d’Israël, était celle de ces sept nations (Hittites, Guirgashites, Amorites, etc.). De là naquit, selon Rashi de Troyes, la querelle entre les bergers de Loth et ceux d’Abram. Il écrit en effet :

« Les bergers de Loth n’étaient pas honnêtes et conduisaient leurs bêtes dans les champs d’autrui. Les bergers d’Abram leur disaient que c’était un vol. Ceux de Loth répliquaient : tout ce pays a été donné à Abram qui n’a pas d’héritier. Loth est son héritier, ce n’est donc pas du vol. Or la Tora dit : ‘Le Cananéen et le Phérézien [= Perizzites] habitaient alors le pays’ (Gn 13,7). Abram n’y avait donc pas encore droit en ce moment ».9

On comprend dès lors la revendication palestinienne : descendants, selon eux, de ces populations, les Palestiniens ont l’avantage sur les Israéliens qui ne sont venus qu’après. Malheureusement l’avantage temporel se retourne sérieusement contre ses détenteurs du fait que, pour nous en tenir au donné biblique, ces populations cananéennes – qui ont quelques traits légendaires (pensons à Dt 3,11: le lit de Og mesurait près de 4 m de long sur 1,7 m de large ; le champion de Gath, dont parle 2 S 21,10, avait 24 doigts !) – sont toutes vouées par Dieu lui-même, à l’anathème :

« Mais les villes de ces peuples-ci, que le Seigneur ton Dieu te donne comme patrimoine, sont les seules où tu ne laisseras subsister aucun être vivant. En effet, tu voueras totalement par interdit le Hittite, l’Amorite, le Cananéen, le Perizzite, le Hivvite et le Jébusite, comme le Seigneur ton Dieu te l’a ordonné, afin qu’ils ne vous apprennent pas à imiter toutes les actions abominables qu’ils font pour leurs dieux : vous commettriez un péché contre le Seigneur votre Dieu » (Dt 20,14-16).

Se réclamer de ces populations, c’est en fin de compte, bibliquement parlant, se vouer à l’extermination10. Les Palestiniens seraient donc bien inspirés, s’ils tiennent à vivre sur leur terre, de repenser leur légende généalogique.

La deuxième considération concerne les Israéliens et leur revendication de cette terre comme la leur. Certes, comme nous l’avons vu, il y a les promesses, et, comme dit l’apôtre Paul, « les dons de Dieu sont irrévocables » (Rm 11,29). Mais étrangement, quand les Israéliens se réfèrent à ces promesses, ils ne rappellent que rarement que leur sont associées des conditions, à commencer par celle de prêter attention aux commandements et aux préceptes du Seigneur :

« Et maintenant, Israël, écoute les lois et les coutumes que je vous apprends moi-même à mettre en pratique, afin que vous viviez et que vous entriez en possession du pays que vous donne le Seigneur, le Dieu de vos pères (…) Garde ses lois et ses commandements que je te donne aujourd’hui pour ton bonheur et celui de tes fils après toi, afin que tu prolonges tes jours sur la terre que le Seigneur ton Dieu te donne, tous les jours (…) Et si jamais tu en viens à oublier le Seigneur ton Dieu, si tu suis d’autres dieux, si tu les sers et te prosternes devant eux, je l’atteste contre vous aujourd’hui : vous disparaîtrez totalement ; comme les nations que le Seigneur a fait disparaître devant vous, ainsi vous disparaîtrez, pour n’avoir pas écouté la voix du Seigneur votre Dieu » (Dt 4,1.40 et 8,19-20).

Et ces lois qu’il s’agit d’observer ne sont pas seulement celles qui concernent la kasherout (les prescriptions alimentaires), ou le pur et l’impur de Lv 11-16 ; il y a aussi toutes celles dérivant des « Dix paroles » (Ex 20,1-17 et Ex 21-23), le « code de sainteté » (Lv 17-26), avec ses commandements éthiques bien précis (par ex. Lv 19) ou le « code deutéronomique » (Dt 12-26), et bien d’autres préceptes relatifs à l’amour pour Dieu et pour le prochain, quel qu’il soit. En d’autres termes, il y a une manière de vivre sur la terre donnée par Dieu en héritage à Israël, faute de quoi, Israël subira le même sort que les populations cananéennes que Dieu lui-même a anéanties devant Israël. Telle est la leçon que le Dt retient de l’exil (cf Dt 28,15ss, particulièrement les terribles malédictions contenues dans les versets 47-68). La terre promise peut en effet, en tout temps, se transformer en « pays qui vomit ses habitants » (Lv 18,25.28 ; 20,22), comme elle le fut pour les populations cananéennes, ou « en pays qui dévore ses habitants » (Nb 13,32), comme le dirent les explorateurs pour décrier la bonté de la terre que Dieu entendait donner à Israël.

Une prophétie d’Amos

Un troisième texte ne cesse de m’interroger depuis longtemps : une brève prophétie d’Amos qui ne retient guère l’attention des commentateurs. Le prophète y rapporte cette déclaration du Seigneur :

« Pour moi, n’êtes-vous pas comme les fils des Kushites, fils d’Israël ? – oracle du Seigneur. N’est-ce pas moi qui ai fait monter Israël du pays d’Égypte, les Philistins de Kaphtor et Aram de Qir ? » (Am 9,7).

Sous le titre « Israël, une nation parmi d’autres », S. Amsler commente ce verset11 dont il retient qu’il affirme

« qu’Israël n’a pas davantage de mérites que le plus étranger des peuples de la terre. yhwh aurait aussi bien pu faire alliance avec les uns qu’avec les autres. (…) Ce n’est pas la négation de l’élection au profit de quelque nivellement de l’histoire universelle des peuples, mais une polémique acerbe contre les déformations orgueilleuses que l’élection suscite en Israël ».12

Et d’ajouter :

« Portant le paradoxe à l’extrême, l’oracle mentionne ainsi les deux puissances qui avaient été les rivales les plus redoutables d’Israël (cf 1,3ss) : les Philistins faillirent, à l’époque de Saül, rejeter Israël hors de Canaan, et les Syriens de Damas mirent plus d’une fois le royaume du nord en péril. Au temps d’Amos, ces deux peuples avaient cependant perdu de leur puissance, et n’étaient plus une menace, ce qui atténue un peu l’audace de la déclaration ».13

De son côté, R. Martin-Achard conclut un paragraphe sur ce verset par cette parole qui aurait mérité quelque développement :

« L’essentiel n’est pas qu’Amos reconnaisse les faits de l’élection ou de l’Exode, mais qu’il les interprète en fonction de la situation présente d’Israël, dont le Dieu est aussi celui des Kushites et qui est également responsable des « montées » des Araméens et des Philistins. On comprend que de telles paroles n’aient pu que choquer ceux à qui elles étaient destinées ».14

Ce qui me fait réfléchir dans ce texte d’Amos n’est pas tant l’affirmation de la seigneurie de Dieu sur Israël comme sur les « fils des Kushites » (par quoi il faut entendre la population noire de Nubie habitant la Haute-Égypte ; nous parlerions aujourd’hui des habitants du Kamtchatka !), sur les Philistins et sur les Syriens (Aram) ; s’il est le créateur, il commande évidemment les destinées de tous les peuples. Ce n’est pas non plus la polémique contre les déformations orgueilleuses de l’élection, qui est une pensée que l’on retrouve souvent dans l’Écriture. Ce qui me paraît important et particulièrement troublant, c’est ce fait véritablement paradoxal que le Seigneur, le Dieu d’Israël, se présente comme celui qui a présidé aux « montées » non seulement d’Israël, mais aussi des Philistins et des Araméens. Ce que le prophète affirme, c’est donc que Dieu a certes conduit Israël à travers les déserts pour le faire entrer, de l’orient, en terre de Canaan, terre qu’il avait promis de lui donner en héritage, mais qu’il conduisait aussi, à la même époque, les Philistins de Kaphtor (peut-être la côte sud de la Turquie, à moins qu’il s’agisse de la Crête), pour les faire entrer, de l’ouest (via l’Égypte ?), dans cette même terre de Canaan, donnée à Israël (où ils s’installeront dans la région de Gaza, mais ailleurs aussi15). Autrement dit, Dieu prétend avoir fait monter ces deux peuples, traditionnellement ennemis, en même temps sur le même territoire de Canaan – à peine plus grand qu’un mouchoir de poche –, alors qu’il ne le donnait qu’au seul Israël. La question se pose dès lors : pourquoi Dieu a-t-il agi ainsi ? N’était-ce pas la meilleure manière de faire de cette région une marmite constamment en ébullition, une poudrière toujours prête à exploser, une terre où le conflit serait une maladie endémique, comme on le voit jusqu’aujourd’hui ?

Je n’entends évidemment pas scruter les pensées insondables de Dieu. Mais un tel message ne pose pas seulement la question de ce qui se passe dans la pensée du seigneur de l’univers ; il nous interroge, nous. Si Dieu se comporte de cette manière, ou plutôt, si le prophète décrit ainsi l’agir de Dieu, c’est qu’il veut nous faire comprendre quelque chose, et quelque chose qui soit accessible à notre compréhension. Ne serait-ce pas que Dieu a donné cette terre à Israël pour qu’il apprenne à la partager, fût-ce avec son ennemi de toujours ? Comme dans le cas de la séparation d’Abraham et de Loth, Israël est invité à comprendre que ce qui révèle et prouve qu’il a véritablement reçu et accueilli le don de la terre, c’est sa capacité de la partager avec d’autres.

1 + 1 = 1 ?

Ne nous livrons pas à des actualisations trop rapides ! Les Palestiniens d’aujourd’hui ne sont pas les descendants des Philistins de l’Ancien Testament, même si c’est d’eux qu’ils tirent leur nom (à cause de la toponymie romaine qui avait appelé les provinces de la région : Palaestina Prima, Secunda et Tertia16) ; ils ne sont pas non plus les descendants des populations cananéennes disparues. En fait, comble d’ironie, les Palestiniens sont plus probablement les descendants des juifs qui peuplaient la terre d’Israël aux premiers siècles avant et après notre ère. Descendants restés sur leur terre d’origine, dont une partie a formé la première Église, l’Église judéo-chrétienne ; d’autres furent ensuite christianisés, lors du développement de la « Grande Église » de langue grecque (à partir du ive siècle), qui devint alors majoritaire en Palestine. Cette population fut enfin en grande partie islamisée après la conquête musulmane (à partir 638, date de la reddition de Jérusalem)17.

Ce qui pourtant continue d’être actuel, car c’est une vérité permanente, c’est qu’on ne peut donner que ce que l’on possède. Mais cette vérité peut aussi se retourner : si je possède quelque chose, je peux le partager avec d’autres. Celui qui prétend « défendre son territoire », et ne pas vouloir en « céder un pouce », se trouve encore dans la logique de la conquête, et non dans celle du don accueilli. Il est évidemment difficile de traduire cette vérité en réalité politique.

Je reste néanmoins convaincu que la seule solution viable pour les Israéliens et les Palestiniens est la coexistence – d’autant plus qu’aujourd’hui la constitution d’un État palestinien à côté d’un État israélien n’est plus qu’une formule privée de sens, un slogan publicitaire ; ce ne sont, comme diraient les Arabes, que des « paroles vides », car la politique de colonisation des Territoires palestiniens, menée intensément et systématiquement par tous les gouvernements israéliens, de droite ou de gauche, depuis 1967, l’a rendue simplement impossible. Si la coexistence est un enfer tant que les deux peuples se considèrent ennemis (c’est ce à quoi nous ont habitués les chroniques des mass media depuis 50 ans), elle pourrait au contraire se transformer en « paradis » si ces deux peuples acceptaient de se dire l’un à l’autre, comme le fit Abraham : « Nous sommes frères » (Gn 13,8). Enrichir les nombreuses qualités des Israéliens avec celles, non moins nombreuses, des Palestiniens, permettrait de créer un pays véritablement exceptionnel.

Mais est-ce encore possible ? J’écris cet article au moment où la haine réciproque a encore grimpé d’un cran : trois jeunes israéliens ont été enlevés et assassinés par des Palestiniens dans la région d’Hébron ; en rétorsion, des israéliens sont allés jusqu’à brûler vif un jeune garçon palestinien à Jérusalem18 ; c’est ce que ceux qui ne pensent qu’en logique de guerre attendaient. La machine infernale de la guerre s’est remise en marche : tirs de roquettes sur le territoire israélien, bombardement de la Bande de Gaza, entrée des troupes israéliennes dans ce territoire ; qui pourra arrêter cette nouvelle crise, et au prix de quel terrifiant bilan de victimes ?

Et pourtant certains – et ils restent nombreux, même si les journaux n’en parlent guère, car cela manque d’intérêt et de piquant – croient encore en un avenir commun et s’y emploient. Dans un article de Réforme, Stéphane Amar cite des paroles qui montrent que la logique de la haine n’est pas inéluctable. Un Palestinien venu rendre visite à la famille Frankel (la famille de l’un des jeunes Israéliens assassinés) a déclaré : « Quand nous apprendrons à prendre en compte la douleur de l’autre et à s’interdire la colère envers lui, alors la situation deviendra meilleure ». En retour, Ishaï Frankel, un oncle, s’est rendu sous la tente mortuaire de la famille Aburheid (la famille de la victime palestinienne), à Jérusalem-Est, et a déclaré : « Il n’y a aucune différence entre ceux qui ont tué Mohammed et ceux qui ont tué nos enfants. Ceux-ci sont des meurtriers et ceux-là sont des meurtriers. Et les deux doivent être traités avec toute la rigueur de la loi ». De son côté, Éliaz Cohen, infatigable artisan juif du dialogue entre Israéliens et Palestiniens, déclare : « Nous devons nous rappeler que nous sommes avant tout les enfants du même père, Abraham. Nos divergences sont innombrables. Nos conceptions philosophiques sont parfois très éloignées, mais en attendant que l’on trouve une solution, essayons au moins d’être de bons voisins »19. « Condamnés à vivre ensemble », ces deux peuples devraient y voir non une « condamnation », mais une vocation… vocation à portée universelle. À cela peut servir la prière pour la paix et la compréhension entre Israéliens et Palestiniens, juifs, chrétiens et musulmans, et pour la conversion de leurs autorités.

Daniel Attinger,
pasteur et membre de la communauté monastique de Bose
(Piémont, Italie)

Paru dans HOKHMA 106/2014, pp.5-18

1 Lettre 129,4 (à Dardanus), Saint Jérôme, Lettres, tome VII, texte établi et traduit par J. Labourt (Collection des Universités de France), Les Belles Lettres, Paris 1961, p. 162.

2 Un bon mais triste exemple est l’article de R.-J. Tournay, « La terre promise, hier et aujourd’hui », dans Proche-Orient chrétien 39, 1989, pp. 35-59. Voir aussi A. Marchadour et D. Neuhaus, La Terre, la Bible et l’histoire. « Vers le pays que je te ferai voir… », Bayard, Paris 2006.

3 Quand on « s’oriente » en hébreu, on se tourne vers l’orient ; on a dès lors le nord à gauche et le sud à droite.

4 cf par ex. F. Giuntoli, Genesi 12-50 (Nuova versione della Bibbia dai testi antichi, 12), San Paolo, Cinisello Balsamo (MI) 2013, p. 26.

5 Le Pentateuque en cinq volumes suivi des haphtaroth avec Targoum Onqelos, accompagné du commentaire de Rachi traduit en français par J. Bloch, I. Salzer, É. Munk et E. Guggenheim, tome I : La Genèse, Fondation Samuel et Odette Lévy, Paris 19794, p. 75.

6 Ainsi, F. Giuntoli, Op. cit., p. 28, qui répercute les résultats de l’exégèse historico-critique.

7 Cf W. Brueggemann, Genesi, éd. ital. préparée par T. Franzosi (Strumenti, 6), Claudiana, Torino 2002 (orig. angl. 1982), pp. 164-165.

8 Comme le pense, semble-t-il, W. Vogels dans Abraham et sa légende. Genèse 12,1-25,11 (Lire la Bible 110), Médiaspaul/Cerf, Montréal/Paris 1996, pp. 139-154 : « Peu importe que Lot ait tout choisi pour lui, il perdra tout et tout sera donné à Abram » (p. 148).

9 Le Pentateuque… tome I: La Genèse, p. 75.

10 Il ne saurait être question d’affronter ici la difficile question du cherem, l’« anathème », qui appartient à la problématique de la guerre sainte. Rappelons seulement, que cette pratique ne vise que les populations mentionnées ci-dessus. D’autres peuples habitaient la terre de Canaan qui ne sont pas exterminés, comme, par exemple, les Philistins. En outre, la guerre sainte vise la destruction de l’idolâtrie, plutôt que l’anéantissement des populations. Elle semble de plus appartenir à une idéologie postérieure à la conquête de la terre de Canaan.. Voir à ce sujet, parmi une très ample bibliographie : A. de Pury, « La guerre sainte israélite : réalité historique ou fiction littéraire ? L’état de la recherche sur un thème de l’Ancien Testament », Études théologiques et religieuses 56, 1981-1, pp. 5-38 ; N. Lohfink, « La ‘guerre sainte’ et le ‘bannissement’ dans la Bible », Communio 19, 1994-4 [114], pp. 33-44 ; Th. Römer, « Des meurtres et des guerres : le Dieu de la Bible aime-t-il la violence ? », dans D. Marguerat (dir.), Dieu est-il violent ? Bayard, Paris 2008, pp. 35-57 ; A. Wénin, « ‘Adonaï est un guerrier’ (Ex 15,3). La violence divine dans le premier Testament », dans J.-D. Causse, É. Cuvillier, A. Wénin, Divine violence. Approche exégétique et anthropologique (Lire la Bible, 168), Cerf, Paris 2011, pp. 15-66.

11 S. Amsler, « Amos », dans E. Jacob, C.-A. Keller et S. Amsler, Osée, Joël, Abdias, Jonas, Amos (Commentaire de l’Ancien Testament, XIa), Delachaux et Niestlé, Neuchâtel 1965, pp. 241-242.

12 Ibid., p. 241.

13 Ibid., p. 242.

14 R. Martin-Achard, Amos, l’homme, le message et l’influence (Publications de la Faculté de théologie de l’Université de Genève, 7), Labor et Fides, Genève1984, p. 126.

15 On connaît les cinq villes des Philistins, au sud-ouest de la terre de Canaan : Gaza, Ashqelon, Ashdod, Eqron et Gath ( cf par ex. Jos 13,3 ; 1Sam 5,1-6,18 ; Am 1,7-8) ; mais on sait que les Philistins ont été une menace permanente pour les Israélites dans tout leur territoire : le Philistin Goliath, par exemple, menaçait les troupes de Saül à quelques kilomètres au sud de Jérusalem ( cf 1Sam 17,1ss) ; Saül et son fils Jonathan moururent lors d’une bataille contre les Philistins en Galilée, sur les pentes du mont Guilboa ( cf 1Sam 31).

16 La Palestine première avait Césarée pour capitale et comprenait la Judée, la Samarie, le Pérée et la côte méditerranéenne ; la Palestine seconde avait pour chef-lieu Scythopolis (Galilée, la vallée du Jourdain et l’ouest de la Décapole) ; la Palestine troisième avait Pétra pour capitale (Néguev, sud de la Jordanie et est de la péninsule du Sinaï).

17 Dans son article « Israele o la radice santa della nostra fede », publié d’abord dans Rassegna di teologia cattolica 21, 1981, pp. 1-15 et 116-129, et reproduit ensuite (avec mise à jour bibliographique) dans son recueil d’articles intitulé Cominciando da Gerusalemme. La sorgente della fede e dell’esistenza cristiana, Piemme, Casale Monferrato 1997, pp. 51-88 (part. p. 62), Fr. Rossi de Gasperis, qui a beaucoup étudié la question des relations entre le christianisme et le judaïsme, estime que les arabes chrétiens, qui forment aujourd’hui la majorité de l’Église autochtone de Terre sainte, sont les descendants des judéo-chrétiens des premiers siècles de l’Église. On peut sans doute élargir la perspective et voir dans la population arabe de Terre sainte en général les descendants des juifs d’avant la destruction de Jérusalem en 135 apr. J.-C., car il n’y a guère eu de grands transferts de population, ni de mouvements migratoires significatifs.

18 Ce qui a provoqué un remarquable éditorial de Uri Avnery, journaliste israélien très critique de la politique sioniste de son gouvernement, mis en ligne par AsiaNews.it le 14 juillet 2014, sous le titre : « Le vrombissement des canons a fait taire la compassion, même pour un garçon brûlé vif » (texte en anglais et en italien).

19 Cités dans Réforme, 10 juillet 2014, p. 7. L’article est intitulé « Briser à tout prix la spirale de la haine ».

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