Introduction – en route pour Faërie !
Cet article aurait pu s’intituler « itinéraire d’un auteur devenu chrétien ». Le projet est né de discussions sur les contes de fée et leur rapport avec la foi chrétienne, le rapport entre les deux n’étant pas a priori évident. Pour bon nombre de chrétiens, les contes de fées et la Fantasy sont un genre de littérature fantastique qu’il n’est pas édifiant de fréquenter. Et pour bon nombre de non-chrétiens, il n’y a tout simplement pas de rapport entre cette littérature, qu’ils affectionnent, et la foi chrétienne. Dans ce contexte, le titre de cet article paraîtra peut-être provocateur pour les uns comme pour les autres. Comment peut-on affirmer que les contes de fée sont « un genre chrétien » ?
Ce qui va suivre ne sera pas une longue démonstration théologique, ni une étude universitaire pointue. Je laisse à d’autres, bien plus qualifiés que moi, le soin d’écrire une théologie de la Fantasy . Pour ma part, je me contenterai ici d’évoquer mon parcours d’auteur, et aussi de chrétien, en décrivant les rencontres littéraires qui m’ont marqué et qui ont fait progresser ma pensée. Je ne peux que remercier ici mon cher ami Yannick Imbert qui a été l’initiateur de ce projet en mettant entre mes mains les lectures qui seront commentées dans cette contribution.
Parmi les rencontres marquantes que j’ai pu faire au cours de mes lectures, on trouve deux auteurs bien connus du public français, notamment grâce à l’adaptation de leurs oeuvres sur grand écran, et deux auteurs moins connus. J.R.R. Tolkien est le plus fameux de tous dans le domaine de la Fantasy , il est même considéré à bien des égards comme le père fondateur de ce genre littéraire, du moins tel que nous le connaissons depuis la deuxième moitié du 20e siècle . Le Hobbit et la trilogie du Seigneur des Anneaux sont des romans qui ont marqué leur génération. C.S. Lewis est aussi un auteur connu et très prolixe dans bien des domaines. Les Chroniques de Narnia , sa séries de romans en sept volumes, est devenue un classique de Fantasy . Trois de ces romans ont été adaptés au cinéma . Parmi les auteurs moins connus mais dont l’influence n’est pas négligeable, nous parlerons aussi de G.K. Chesterton et de G. MacDonald. Le premier a particulièrement influencé la pensée de Tolkien, le deuxième davantage celle de Lewis. Ces deux auteurs sont à bien des égards des précurseurs. Tous les quatre ont écrit et réfléchi au sujet de l’origine, de la valeur et de la portée des contes de fées et de l’imaginaire fantastique en général.
Je n’entrerai pas dans tous les détails dans cette modeste contribution, le temps et l’espace me manqueraient. Pour chaque auteur, je commenterai un texte clef et je mentionnerai simplement le ou les éléments de sa pensée qui ont été, pour moi, des pierres dans l’édification d’une réflexion chrétienne concernant les contes de fées. Mais que le lecteur me permette d’abord de commencer ce voyage aux pays des elfes par un court récit autobiographique.
J’ai grandi à la campagne, dans une famille non-pratiquante. Promenades et cabanes dans les arbres étaient les loisirs de mon enfance en compagnie de quelques lutins. C’est à l’âge de l’adolescence que j’ai commencé à m’abreuver de Fantasy sous toutes ses formes . Fées, dragons et autres elfes nourrissaient mon imagination et j’espérais parfois apercevoir l’une de ces créatures fantastiques au détour d’un sentier, dans une grotte ou sur un tronc moussu, au gré de mes promenades et de mes rêveries.
Au bout d’un moment, riche de tout cet imaginaire, il m’a semblé que la porte d’entrée dans Faërie pouvait bien se trouver dans l’écriture. C’est ainsi que j’ai commencé à griffonner quelques histoires, à écrire pour des amis et, de fil en aiguille, j’en suis venu à écrire mon premier roman intitulé Naïla ou la légende de la larme de vie . C’est un conte de fée mignon qui se déroule dans un univers de Fantasy où une jeune elfe, dénommée Naïla, part à la recherche de sa mère et rencontre en chemin toute une foule de personnages hauts en couleurs, avec qui elle va vivre des aventures rocambolesques. Et, bien entendu, au bout d’une longue et périlleuse quête, tout est bien qui finit bien.
Pour ma part, ma quête spirituelle s’est concrétisée par le baptême, un an après la publication de ce premier roman. Avec le baptême, je suis entré dans un monde extraordinaire : celui de la foi chrétienne. Un monde enthousiasmant, merveilleux, plein de magie et de périls ! Comprenons-nous bien : par « enthousiasmant » j’entends « plein de la présence de Dieu », par « merveilleux » j’entends « d’une beauté spirituelle », et « plein de magie » non pas la science cachée des magiciens, mais « la présence de l’extraordinaire au sein d’un monde ordinaire », et par « périls » il faut comprendre « la notion d’aventure ». Quelle aventure, en effet, de découvrir et de vivre avec d’autres la foi en un Dieu Créateur, Rédempteur et Consolateur.
J’ai pourtant rapidement découvert, au contact de mes frères et soeurs chrétiens, que l’imaginaire et la foi ne faisaient pas forcément bon ménage. Certes, personne ne m’a jamais dit ouvertement que ce n’était pas bien de lire ou d’écrire de la Fantasy . C’était juste dans l’air, cette idée sous-jacente que fées, elfes et surtout dragons ! n’avaient pas leur place dans la vie du chrétien. Sans doute par crainte d’un mauvais mélange des genres : on ne veut probablement pas risquer de discréditer la foi en la mêlant avec l’imaginaire. Et puis, le dragon a mauvaise réputation dans le récit biblique , c’es t un fait. J’ai donc appris, implicitement, à tracer une frontière hermétique entre ce qui relève du domaine de la foi, et ce qui relève de l’imaginaire fantastique.
Quelle ne fut pas ma surprise, dans ce contexte de pensée, en découvrant que ceux qui ont, pour ainsi dire, inventé la Fantasy étaient des chrétiens authentiquement croyants et engagés. Tolkien et Chesterton étaient catholiques pratiquants, Lewis anglican, McDonald a même été pasteur pendant un certain temps. Au travers de ces auteurs, j’ai découvert qu’il existe bel et bien un sentier qui relie le pays des elfes et le pays des humains, qu’ils soient croyants ou non. C’est ce sentier, étroit et parsemé d’embuches, que je vous propose de suivre avec moi jusqu’au royaume de Faërie .
G.K. Chesterton – « L’éthique du pays des elfes »
J’ai fait la connaissance de G.K. Chesterton lors d’un voyage en train. Je ne l’ai pas rencontré personnellement, bien entendu. Gilbert Keith Chesterton a vécu de 1874 à 1936 au Royaume-Uni. À bien des égards, Chesterton est un auteur énorme, par sa taille — l’individu mesurait plus d’1m90 et près de 130 kilos — et énorme par sa production littéraire. Chesterton a écrit des romans, des poèmes et des essais en grand nombre. Sa pensée a influencé toute une génération. Pourtant, Chesterton reste un auteur assez peu connu en France, et c’est bien dommage, car son style franc, son humour anglais, et son enthousiasme communicatif méritent d’être connus.
C’est donc lors de ce voyage en train que j’ouvre pour la première fois cet ouvrage édité il y a un siècle et dont le titre n’est pas forcément accrocheur de prime abord : Orthodoxie . À l’intérieur, ce n’est pourtant pas un traité de théologie dogmatique, mais plutôt ce que Chesterton qualifie lui-même d’autobiographie débraillée. Chesterton raconte avec emphase son cheminement de foi, ce qui l’a conduit à devenir, ou redevenir chrétien, et il se trouve que les contes de fée n’y sont pas pour rien.
à ce stade, certains lecteurs se diront sans doute : « oui, certainement, le fait de lire des histoires de petits personnages fantastiques qui n’existent pas prédispose sans doute à croire les histoires invraisemblables contenues dans la Bible ». Sous-entendu : il faudrait être fou pour croire à de telles balivernes. Chesterton prend le contrepied de cet argument dans les chapitres qui précèdent celui qui nous intéresse. Il démontre au contraire que celui qui ne croit qu’en sa propre raison est un malade mental . Le fou, selon Chesterton, c’est celui qui pense être rationnel alors qu’il a, en réalité, abandonné tout bon sens. C’est dans le quatrième chapitre intitulé « l’éthique du pays des elfes » que Chesterton explique comment les contes de fée ont joué un rôle important dans son cheminement intellectuel et spirituel.
Dans ce chapitre, Chesterton va nous raconter ce qu’il appelle sa « religion naturelle », c’est-à-dire sa façon première et naïve de croire, et comment cela l’a aidé sur le chemin de la foi vers l’orthodoxie chrétienne, un chemin qui, d’après ses propres mots, est un chemin surprenant ( startling ). Ses premières certitudes dans la vie, c’est au jardin d’enfants qu’il les a acquises. Pour Chesterton, le pays des fées est le pays du bon sens. Ce royaume fantastique est bien plus raisonnable, d’une certaine façon bien plus logique, que le monde réel. En fait, c’est le monde réel qui semble anormal comparé au merveilleux royaume des fées .
Chesterton précise ce qu’il entend par raisonnable : c’est plus particulièrement sur le plan éthique et philosophique que les contes de fées sonnent juste. En effet, ces histoires ont des vertus pédagogiques incontestables : elles nous enseignent ce que Chesterton qualifie de « nobles et sains principes ». Il faut préciser qu’à l’époque où il écrit, les contes étaient sérieusement critiqués, à la fois pour leur aspects irréel, mais aussi sur le plan de leur intérêt pédagogique. Fallait-il ou non laisser les enfants lire des contes de fées ? La question ne se poserait plus en ces termes aujourd’hui. Mais elle pourrait sans doute s’appliquer à d’autres domaines qui touchent les distractions des enfants. Mais revenons aux contes de fées. Chesterton cite comme exemple Cendrillon, cette jeune personne humble et travailleuse qui se retrouve, malgré les circonstances difficiles de sa vie, exaltée au point de devenir l’épouse d’un prince. La Belle au bois dormant, pour sa part, transmet l’idée qu’il y a un espoir de vaincre la malédiction de la mort et de voir ceux que l’on aime revenir à la vie.
Ce qui intéresse Chesterton ici, c’est la vision du monde qui se dégage des contes de fées. Les valeurs du pays des elfes ont forgé en lui, explique-t-il, une façon de concevoir le monde qui ne s’est pas démentie au fil du temps, bien au contraire. Selon lui, la nature même des contes de fée est de donner un éclairage sur la réalité.
Les contes sont des fictions, certes, mais qui sont « raisonnables » au sens fort du terme, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas dépourvus de raison ni de logique, bien au contraire. Ils sont souvent plus raisonnables que la réalité elle-même, dirait Chesterton. Sa façon de le démontrer est ce qu’il appelle le « test de l’imagination ».
Son exemple est le suivant : au pays des elfes, deux arbres plus un arbre font bien trois arbres, et on ne peut pas imaginer autre chose. Mais on peut tout à fait imaginer des arbres qui porteraient autre chose que des fruits, comme des chandelles ou des tigres pendus par la queue . Il n’y a donc pas de nécessité absolue que l’arbre porte des fruits au pays des elfes, mais par contre la façon de compter les arbres ne change pas. Autrement dit, les contes de fées conservent la logique de la raison, mais ne prennent pas pour absolue nécessité ce que nous appelons des faits scientifiques. Chesterton dit que la science se fonde sur l’observation d’étranges répétitions do talk as if the connection of two strange things physically connected them philosophically. They feel that because one incomprehensible thing constantly follows another incomprehensible thing the two together somehow make up a comprehensible thing. » ] , ce qui n’est pas équivalent à une loi absolue, contrairement à l’éthique ou aux lois morales. Chesterton poursuit en prenant l’exemple du pick-pocket et celui de l’œuf et de la poule. On sait pourquoi un pick-pocket doit aller en prison : c’est parce qu’il a fait quelque chose de mal. On comprend intuitivement le lien logique sur le plan éthique, alors qu’on ne peut pas expliquer pourquoi un œuf donne nécessairement un poussin. Quel est le lien logique entre l’œuf et le poussin, quel est le principe ? La simple observation ? Ne peut-on pas imaginer autre chose ?
De la même façon, il n’est pas illogique que, dans les contes de fées, embrasser un crapaud puisse donner un prince. C’est qu’il y a quelque chose qui explique cette transformation : la magie. Ce n’est pas la magie au sens occulte dont parle Chesterton ici, mais la magie dans le sens de causalité merveilleuse. La magie est le principe qui, dans les contes de fées, explique de façon logique comment un crapaud peut devenir un prince s’il est embrassé par une princesse. Mais cela n’a pourtant rien d’automatique, car la magie, pour fonctionner, implique souvent une condition : c’est de croire que ça va marcher. Pour Chesterton, la magie au sens des contes de fées rend toutes choses merveilleuses car elle repose sur la foi que nous avons dans ces choses et dans l’effet qu’elle peuvent produire.
Chesterton nous dit que le champ sémantique de l’enchantement dans les contes de fées est la meilleure façon de décrire… la réalité ! La Nature même est un enchantement . Au lieu de la froideur des descriptions scientifiques, Chesterton préfère se dire que tout le réel est enchanté, tout est magique, le moindre arbre qui porte du fruit, c’est un miracle. Le miracle n’est pas à prendre au sens religieux dans ce contexte. Le langage des contes de fées est « simplement rationnel et agnostique » d’après Chesterton.
Regarder le monde avec un oeil d’elfe, c’est apprendre à s’émerveiller de tout, des choses du quotidien le plus banal, comme le ferait un enfant. Chesterton note que les enfants en bas âge sont les seules personnes qui seraient capables de vraiment s’amuser en lisant un roman réaliste, car les enfants ont cette capacité naturelle à s’émerveiller de tout ce qui semble naturel aux adultes.
Le conte de fée fait écho au réel pour rappeler au lecteur à quel point son propre monde est enchanté, à quel point il est magique, surnaturel en somme. La magie du conte de fée est d’enchanter le réel ou plutôt de le ré-enchanter. Le problème, selon Chesterton, c’est que l’homme moderne a oublié qui il est et d’où il vient (mais il n’introduit pas encore les concepts chrétiens de Chute et de Paradis). Si les contes de fées nous font rêver en nous décrivant des arbres sur lesquels poussent des pommes dorées, c’est pour nous rappeler à quel point il est merveilleux que nos pommes soient vertes ou rouges. La magie du pays des elfes est de nous faire prendre conscience à quel point notre monde est merveilleux et plein de richesses. Ce regard elfique et enfantin sur les choses devrait nous conduire à la joie et à la gratitude, qui sont deux valeurs fondamentales des contes.
Mais en ce qui concerne la joie, Chesterton précise que, dans les contes de fées, cette joie est souvent attachée à une condition. C’est ce qu’il appelle « la doctrine de la joie conditionnelle » ( the doctrine of conditional Joy ). Le bonheur dans les contes de fées est toujours suspendu à une condition, un « si » souvent ténu comme un fil auquel serait tenu tous les éléments de cette joie merveilleuse. Et il ajoute qu’au pays des elfes, il y a toujours une joie immense, une liberté ineffable, mise en balance avec une toute petite condition , et c’est d’ailleurs ce qui fait tout le suspens et l’intérêt de l’histoire. Déjà en cela se dessine en filigrane le récit biblique de la Genèse et de l’arbre du jardin d’Eden. Mais pour le moment, Chesterton prend l’exemple des chaussures de verre de Cendrillon. Le verre symbolise justement ce qui est beau et fragile, ce bonheur qu’un rien suffirait à briser. C’est le symbole même de la vie, selon Chesterton. Et il ajoute que le monde et la vie sont comme le cristal, terriblement beaux mais aussi terriblement fragiles. Et il fait la différence ici entre ce qui est fragile et ce qui est périssable : le verre peut se briser au moindre choc, mais il peut rester intact indéfiniment si on ne le touche pas. Ainsi, nous dit Chesterton, il semble que le bonheur de l’homme soit suspendu à une infime condition, que l’on ne comprend pas forcément, mais de laquelle tout dépend .
Chesterton ne trouve pas injuste que le bonheur du monde soit suspendu à une seule interdiction, aussi bizarre soit-elle. C’est que le monde, en lui-même, est déjà une merveilleuse bizarrerie, et il veut juste en accepter les règles telles qu’elles se présentent à lui, sans quoi c’est le monde lui-même qu’il faudrait remettre en question. Cendrillon ne demande pas pourquoi le carrosse redevient une citrouille après minuit, elle l’accepte comme tel et tache d’en profiter au mieux. En fait, le sentiment de Chesterton, ou du philosophe du pays des fées, est que le monde est comme une œuvre d’art : le fait que la fleur soit rouge n’est pas un hasard, c’est un choix artistique unique. Le sentiment qui s’exprime alors est celui qu’il y a un artiste derrière ce choix. Cela aussi est une position agnostique : l’œuvre d’art témoigne du fait qu’il y a un artiste, c’est ainsi que le monde témoigne de son Créateur.
Chesterton va jusqu’à considérer qu’il y a, dans la répétition des phénomènes naturels, une sorte de liturgie. à l’inverse des rationalistes qui supposent que, quand une chose se répète, c’est probablement la mécanique d’une machine sans vie (comme une grande horloge), pour le philosophe du pays des elfes, la répétition est signe d’un enthousiasme qui caractérise la vie. Le soleil se lève chaque matin, mais Chesterton ne se lève pas tous les matins. S’il reste au lit alors que le soleil se lève, c’est bien par manque d’énergie. Le soleil, lui, n’est jamais épuisé au point de ne pas se lever ou bien, nous dit Chesterton, c’est peut-être parce que Dieu l’encourage à se lever chaque matin. Pour Dieu, la répétition n’est pas monotone, elle est l’élan même de la vie.
Cela nous écarte un peu des contes de fées, quoi que pas tant que cela. Chesterton en vient à conclure son propos en répétant que, dans sa vision des choses, le monde a toujours été plein de magie. Et si la Nature est si merveilleuse, c’est probablement qu’il y a un Enchanteur qui l’a voulu ainsi. Il reprend la métaphore du conte pour dire aussi qu’il a toujours ressenti la vie comme une histoire « et s’il y a une histoire, c’est qu’il y a un Conteur » . Voil à sur quelle piste de réflexion nous poussent les contes de fées : découvrir ou redécouvrir la magie du monde dans lequel nous vivons et supposer que, si la Nature est une œuvre d’art merveilleuse, c’est qu’il y a un merveilleux Artiste. À ce stade du développement de sa pensée, Chesterton n’avait pas encore la moindre notion de théologie chrétienne. C’est à la lecture des contes de fées, et en aimant la Nature, que Chesterton est parvenu à cette conclusion qu’il a qualifiée plus haut de logique et agnostique.
Voilà comment se termine ce court chapitre sur l’éthique du pays des elfes. Je ne peux qu’inviter mon lecteur à découvrir par lui-même l’oeuvre et la pensée de G.K. Chesterton, et notamment l’essai ( Orthodoxy ) dans lequel se trouve le texte que j’ai résumé ici. Mais pour le moment, poursuivons notre parcours en suivant les pistes de réflexion proposées par C.S. Lewis.
C.S. Lewis – Of Other Worlds
Clive Staples Lewis (1898-1963) est un homme qui a plus d’une corde à son arc : auteur, poète, historien, théologien et apologète. Connu, reconnu, étudié et cité bien au-delà des cercles chrétiens, C.S. Lewis reste pour moi un personnage fascinant et intriguant sous bien des aspects. Voici comment j’ai fait sa connaissance : notre rencontre s’est faite en deux étapes distinctes et pour le moins surprenantes.
Mon premier contact avec C.S. Lewis fut peu de temps après ma conversion. Ce n’est pas rare, en effet, d’entendre un prédicateur citer, ici ou là, un passage de C.S. Lewis. En effet, Lewis est un auteur très accessible, qui sait dire des choses pertinentes sur la foi chrétienne, de façon simple et concise. À bien des égards, Lewis est l’un des apologètes chrétiens les plus influents du XX e siècle. Il est donc pratiquement impossible de passer à côté, pour ainsi dire. J’étais donc bien au courant que C.S. Lewis était devenu au cours de sa vie un chrétien engagé, mais je ne connaissais que la partie apologétique de son oeuvre jusqu’au jour où, en 2005, je vis cette grande affiche de cinéma avec une magnifique tête de lion au centre et ce titre en lettres rouges : Narnia .
Narnia fut une surprise pour moi, pour ne pas dire une surprise sidérante. En regardant cette grande affiche, je me rends compte tout à coup que Narnia est l’adaptation d’un roman de… C.S. Lewis ! Intrigué, incrédule, je rentre dans le centre commercial le plus proche et je me dirige vers la librairie. Là, marketing oblige, je tombe immédiatement nez-à-nez avec une pile de livres mis en avant sur un présentoir : Narnia , les sept volumes compilés en un seul livre assez épais, avec la même face de lion sur la couverture. Je l’ouvre pour glaner quelques informations sur l’auteur et je découvre effectivement que c’est bien le même C.S. Lewis que celui dont j’avais déjà entendu parler. « Mais, comment est-ce possible ? » me dis-je. Comment un auteur chrétien renommé peut-il aussi être un auteur de fiction renommé, et cela au point de donner lieu à une adaptation cinématographique grand public ?
J’ai donc acheté le livre, que j’ai lu intégralement avant d’aller voir le film, et j’ai été globalement impressionné par cet univers fantastique qui, à mes yeux, sait combiner à la fois la magie imaginaire des contes de fées et un message chrétien tout à fait transparent. J’ai pu découvrir ainsi que, non seulement les essais de Lewis sont d’une grande qualité apologétique, mais même ses écrits fantastiques parviennent à communiquer efficacement sa vision du monde. Je reste aujourd’hui encore émerveillé par ce tour de force et je connais peu d’auteurs capables, comme lui, de laisser aller leur imagination librement tout en communiquant aussi clairement les valeurs de l’évangile.
Paradoxalement, Lewis a très peu écrit pour expliquer sa façon de procéder. Sa vision des contes de fées en général, il affirme l’avoir héritée de George McDonald . C.S. Lewis était aussi un grand ami de Tolkien, avec qui il a beaucoup partagé sur la foi et sur l’écriture. Lewis a exposé sa vision de l’écriture des contes de fées dans une lettre polémique intitulée « trois façons d’écrire pour les enfants » .
Selon C.S. Lewis, il y a trois façons d’écrire pour les enfants, deux bonnes et une généralement mauvaise. Nous pouvons résumer ces trois façons d’écrire ainsi : la mauvaise façon, c’est écrire dans un but commercial, juste pour donner au public ce qu’il veut lire, ce qui est à la mode. Mais qui est qualifié pour savoir ce que les lecteurs ont envie de lire, si ce n’est un éditeur en quête de profits ? Souvent cette façon d’écrire ne produit pas des oeuvres de qualité qui valent la peine d’être lues. La deuxième façon consiste à écrire de la littérature pour enfants de qualité, en cherchant à produire le meilleur pour le jeune public. La troisième façon consiste à écrire « sous forme de littérature pour enfants » car c’est le style qui convient, même si les enfants ne sont pas le principal public visé . Le but ici n’est pas de correspondre à un public ciblé. L’intérêt se place plutôt du côté de l’auteur.
Lewis critique les auteurs qui cherchent seulement à donner au lecteur ce qui est à la mode. Lui écrit ce qu’il aurait aimé lire. Autrement dit, Lewis cherche d’abord à écrire ce qui lui plait plutôt que de chercher à plaire à un public hypothétique. Il admet cependant que les enfants sont un public particulier, mais les enfants ne sont pas « une race à part » de l’humanité, pour ainsi dire. L’écrivain pour enfant n’est pas un anthropologue, ni un commercial, c’est un homme qui parle à un autre homme, mais sur un niveau de compréhension différent. Pourquoi donner aux enfant une littérature – comparée ici à de la nourriture – que nous ne mangerions pas nous-mêmes en tant qu’adultes ?
En ce qui concerne plus particulièrement les contes de fées, C.S. Lewis les classe comme un sous genre de la Fantasy qui n’est pas exclusivement réservé aux enfants, mais qui peut aussi plaire aux adultes. On retrouve d’ailleurs ce principe dans les dessins animés contemporains, qui sont conçus pour plaire à la fois au jeune public, mais avec des références et des réflexions qui peuvent aussi amuser ou faire réfléchir les adultes. Lewis dit que l’association entre conte de fée et monde de l’enfance est tout à fait fortuit. à ce propos, il fait référence à l’essai de Tolkien sur les contes de fées que nous verrons par la suite.
Ce qui intéresse Lewis tout particulièrement, c’est le fait que le conte de fée est le genre littéraire le plus approprié, selon lui, pour créer un monde autre mais qui serve de « commentaire sur la vie » de notre monde. On retrouve ici la portée éthique des contes de fées telle que Chesterton la définissait précédemment. Les contes de fées sont une façon de se regarder dans le miroir, de se connaître mieux soi-même. Ce que Lewis apprécie notamment dans la Fantasy en général, ce sont les personnages non humains (géants, fées, lutins, etc.) qui se comportent pourtant de façon très humaine. Selon Lewis, ils forment des types psychologiques bien plus efficacement définis que de longues études de psychologie. Ils donnent, à grands traits parfois caricaturés, un portrait des comportements humains.
Dans sa lettre, C.S. Lewis s’attaque ensuite aux principales critiques adressées aux contes de fées de son temps. Il cite trois arguments qu’il réfutera ensuite. Ces trois accusations sont les suivantes : 1) les contes de fées donnent aux enfants une fausse vision du monde, 2) ils les encourage à se réfugier dans l’imaginaire au lieu d’affronter la vraie vie et 3) la littérature fantastique, en général, tend à faire peur aux enfants. Ce dernier argument n’aurait, me semble-t-il, plus beaucoup de poids dans notre contexte actuel. Il est avéré aujourd’hui que les enfants aiment et ont besoin de se faire peur. Mais pour ce qui est des deux premières critiques, et en particulier de la première : qui n’a jamais entendu quelqu’un se plaindre que les contes de fées finissent toujours bien, que les princesses trouvent toujours chaussure à leur pied, et vivent heureuses dans un palais doré avec un prince au sourire étincelant ? Ne dit-on pas à quelqu’un d’idéaliste, notamment en amour : « toi, tu crois trop aux contes de fées » ? Aujourd’hui encore, les contes de fées sont accusés de déformer la vision de la réalité en créant de fausses attentes.
C.S. Lewis prend le contrepied de cet argument en montrant, au contraire, que les contes de fées nous préparent à affronter la vrai vie. Tout d’abord, il affirme qu’il ne faut pas sous-estimer le sens critique des enfants. Aucun enfant ne s’attend vraiment à ce que le monde réelle soit comme les contes de fée. Il y a bien une frontière entre Fairyland et notre monde, même si elle est parfois perméable. Au lieu de favoriser une fuite dans l’imaginaire, les contes de fées nous font réfléchir sur le monde dans lequel nous vivons. Le conte de fée fait naitre et développe en nous un désir étrange de quelque chose de plus grand, de plus profond, de plus beau . Ce désir qui résonne en nous : c’est l’idée que le monde est enchanté . Les contes de fées nous élèvent moralement et intellectuellement. Ils nous équipent de bonnes valeurs pour affronter le monde réel.
Au sujet des peurs générées par les contes, Lewis admet que les contes de fées ne doivent pas faire peur, dans le sens d’alimenter des phobies chez l’enfant, mais ils peuvent faire peur dans le sens d’une peur naturelle face au danger, danger qui peut toujours être surpassé par le courage. Essayer de préserver les enfants de ce genre de peur c’est essayer, en fait, de les faire échapper à la réalité du monde dans lequel nous vivons. En effet, notre monde est un monde où existent la violence, la souffrance et la mort, mais aussi l’aventure, l’héroïsme et le bien. Au lieu de la fuite et de la lâcheté, les contes de fées, s’ils sont bien faits, nous encouragerons plutôt à la bravoure .
C.S. Lewis conclut en revenant sur le récit en tant que relation entre l’auteur et son lecteur : celle-ci devrait être comme un dialogue. L’auteur devrait se soucier de parler à son lecteur d’égal à égal, quel que soit son âge. Ce qui me concerne le concerne, ce n’est que le niveau d’expression qui est différent en fonction du public. Les enjeux que l’auteur présente dans ses histoires doivent pouvoir interpeller le jeune lecteur autant que le lecteur plus âgé.
Dans cette courte contribution, C.S. Lewis aura donc défendu avec brio les contes de fées comme genre littéraire propre à transmettre de nobles valeurs. Pour C.S. Lewis, ce genre littéraire était donc, à juste titre, le genre le mieux adapté à l’écriture d’un roman comme Narnia , pétrie de valeurs chrétiennes. Tolkien, dans son essai sur les contes de fées, va plus loin en considérant non pas l’utilité littéraire des contes, mais la nature profonde de tout conte de fée.
J.R.R. Tolkien – Des contes de fées
Qui n’a jamais entendu parler de J.R.R. Tolkien (1892-1973) et du Seigneur des Anneaux ? Ce roman – cette trilogie plus exactement – a eu un succès phénoménal dans les années 1960 aux Etats-Unis, de l’ordre du fait de société sur les campus américains . Plus tard, au début des années 2000, l’adaptation de la trilogie au cinéma par Peter Jackson a elle aussi eu un succès remarquable , ce qui a contribué à faire connaître l’oeuvre de Tolkien à un public plus large, public qui n’était pas forcément familier avec le genre littéraire de la Fantasy . Impossible donc, même en vivant dans une grotte, de ne pas connaître au moins de nom celui qui est considéré comme l’un des pères fondateurs de la Fantasy .
Tolkien est bien évidemment un auteur important, si ce n’est le plus important dans mon cheminement d’auteur chrétien. Mais le mariage entre auteur et chrétien dans mon cas n’a pas été évident, comme je l’ai dit en introduction. Pour moi, Fantasy et foi chrétienne étaient deux mondes biens distincts, sans communication possible. Quand j’ai reçu en cadeau la trilogie du Seigneur des Anneaux , je n’étais pas du tout chrétien, et celui qui m’a fait ce cadeau non plus à l’époque. J’ai commencé à apprécier le monde de la Fantasy avec les « histoires dont vous êtes le héros », ces romans à choix multiples dont l’aventure évolue en fonction des décisions du lecteur. Souvent, ces romans étaient inspirés de l’univers du jeu de rôle Donjons et Dragons. J’étais aussi un grand fan du jeu de cartes à collectionner dénommé Magic l’Assemblée, lui-même inspiré des univers de jeux de rôle. Et je savais, sans l’avoir encore lu, que tout cet univers de Fantasy était issu d’une seule source : le Seigneur des Anneaux de Tolkien. Mes parents possédaient d’ailleurs une vieille édition de Bilbo le Hobbit dans leur bibliothèque, mais je n’avais jamais eu la curiosité de le lire jusqu’au jour où cet ami m’a offert ce beau volume illustré de la trilogie du Seigneur des Anneaux .
Dans l’été qui a suivi, j’ai lu le Hobbit et le Seigneur des Anneaux et j’ai été fasciné par ce monde peuplé de nobles elfes, de courageux hobbits, de valeureux nains, de terribles orques, sans oublier l’anneau magique et son redoutable pouvoir. Très vite, le Seigneur des Anneaux est devenu la source de mon inspiration littéraire, mais sans que je sache quels étaient les présupposés de l’auteur qui avait écrit ces lignes.
Pourtant, ce n’est pas pour rien que le monde du Seigneur des Anneaux est aussi fascinant. Cela tient bien entendu aux qualités littéraires du roman, à la profondeur inégalée de l’univers décrit, au charisme héroïque des personnages, mais aussi au fait que Tolkien, en tant qu’auteur, a réfléchi en profondeur au sens et à la portée de la Fantasy en tant que genre.
C’est dans un essai intitulé « Des contes de fée » que Tolkien développe sa vision de la Fantasy . Sa première remarque est que ce que l’on appelle « conte de fée » ne parle pas forcément de fée seulement, mais du pays des fées . C’est du royaume de Faërie dont il s’agit dans les contes de fée, pays peuplé de créatures fantastiques, univers enchanté et périlleux pour les mortels que nous sommes. Ce qui fait la caractéristique du pays des fées, c’est sa « magie ». La magie des contes de fée est à la fois un élément merveilleux et sérieux qu’il ne faut pas prendre à la légère. Là encore, la magie ne se réduit pas à l’art occulte des magiciens, mais décrit la nature spécifique du monde enchanté qu’est Faërie .
Tolkien exclut du genre « conte de fée » les récits de voyages, même extraordinaires (comme Gulliver), les fables d’animaux (même si dans les contes de fée les animaux sont souvent doués de parole) et les histoires fantastiques qui utilisent le ressort du rêve. Pour Tolkien, le conte de fée doit être présenté comme vrai, sans artifice qui expliquerait la magie.
Sur l’origine des contes de fée sur le plan littéraire, Tolkien indique que c’est une question difficile : ce serait comme demander quelle est l’origine de l’imagination ou du folklore. Il utilise ici l’image du chaudron : les contes sont comme une grande marmite de soupe où chaque génération y surajoute ses propres ingrédients et, en fin de compte, on ne sait plus très bien ce qu’il y avait à l’origine dans la recette. L’écrivain est un inventeur d’histoire qui utilise les matériaux qu’il a sous la main : il emprunte au passé, à la tradition, et il tente de transmettre quelque chose dans le présent à sa façon. écrire de la Fantasy , selon Tolkien, est un acte de sub-création .
Le commencement de la Fantasy est souvent l’enchantement. Et pour Tolkien, en bon philologue qu’il est, un « adjectif » est déjà une forme d’enchantement. Quand j’écris que la lune est bleue ou a un sourire, je fais de la magie. C’est là l’entrée dans Faërie , c’est là la magie du conte de fée. Et c’est cet attrait pour l’enchantement d’un autre monde qui fait naître en nous le désir de lire, ou d’écrire de la Fantasy . En cela, Tolkien note que les contes de fées ne sont pas particulièrement destinés aux enfants, ce qui rejoint le propos de Lewis cité plus haut. La Fantasy est une littérature d’imagination qui peut tout aussi bien passionner les adultes.
Tolkien va plus loin en affirmant que notre capacité de créer un monde imaginaire est révélatrice du fait que nous sommes des êtres créés à l’image d’un Créateur .
Pour Tolkien, un bon conte de fée doit avoir au moins trois qualités :
– il doit libérer l’imagination : l’imagination est un art de sub-création.
– il doit être moral : le pays des elfes est soumis aux mêmes lois morales que notre monde .
– il doit consoler : c’est le rôle du happy end , un conte de fée n’est jamais une tragédie.
Le conte de fée qui respecte ces règles répond au désir profond de l’être humain de voir le monde de façon différente : les problèmes sont les mêmes mais l’espoir d’une résolution héroïque et noble est bien plus présente que dans notre monde. à une situation initialement bonne troublée par le mal, doit répondre l’eucatastrophe , c’est-à-dire un événement inattendu, qui peut sembler terrible, mais qui vise en fait à ce que tout finisse bien. Cette « bonne catastrophe » est caractéristique des contes de fées en vue de ce que Tolkien appelle la « consolation ». En effet, un conte de fée réussi, avec une fin heureuse, a un pouvoir de consolation qui n’est produit par aucun autre genre littéraire.
Tolkien va même jusqu’à affirmer que tout bon conte de fée, et la joie que son dénouement procure, est un reflet de l’évangile ! En effet, Tolkien décrit la naissance du Christ et sa résurrection après la croix comme l’eucatastrophe de l’histoire humaine , en tant qu’histoire écrite par Dieu en vue d’une heureuse fin, c’est-à-dire le salut d’un monde perdu. L’évangile, l’eucatastrophe de notre monde, nous donne l’espoir (la fides ) qu’un jour la justice sera rendue sur la terre et que tout finira bien. C’est ce qu’expriment, par leur nature même, les contes de fées. Pour Tolkien, les contes de fées sont par nature un evangelium , c’est de l’évangile qu’ils tirent leur essence .
La conclusion de Tolkien fut sans aucun doute l’eucatastrophe de mon cheminement d’auteur chrétien. Quel étonnement — et quelle consolation — de découvrir que non seulement la réconciliation est possible entre foi chrétienne et Fantasy , mais que plus encore, à en croire Tolkien, les contes de fées sont en réalité un sous-genre de l’évangile. Voilà un happy end inattendu pour moi qui ne pouvait concevoir jusque là de rapport positif entre foi et imaginaire fantastique. Tout ce que je dirai par la suite ne sera qu’épilogue à cette dernière affirmation de Tolkien dans son essai sur les contes de fées : « Dieu est le Seigneur des anges, des hommes… et des elfes » !
G. MacDonald – L’imagination fantastique
C’est sur le chemin de retour de Faërie que j’ai rencontré McDonald. Non, rien à voir avec le hamburger, désolé. George McDonald (1824-1905), encore un anglais, fut pasteur et écrivain. À bien des égards, McDonald fut un précurseur des auteurs dont nous avons déjà parlé, en particulier C.S. Lewis. McDonald était aussi un ami intime d’un auteur bien plus connu que lui, Lewis Carroll, qu’il encouragea à publier Alice au pays des merveilles dont on connait le succès.
Les oeuvres complètes de McDonald furent ma lecture de chevet pendant une demi-année. Lire McDonald après avoir lu Lewis ou Tolkien, c’est comme la curiosité suscitée par la découverte d’un manuscrit dans le grenier de ses grands parents, ou le plaisir de regarder le making-off d’un film que l’on a beaucoup aimé, ou encore écouter la version originale d’un morceau maintes fois repris. C’est dans cet état d’esprit que j’ai lu les oeuvres de McDonald, et la magie était au rendez-vous.
Goblins et autres personnages de Fantasy se voient mis en scène dans une ambiance parfois lumineuse, parfois sombre mais qui, dans tous les cas, excitent l’imagination du lecteur. Certains passages oniriques mériteraient d’être portés sur grand écran, mais les histoires de McDonald n’ont pas encore eu cet honneur. Toujours est-il que l’amateur de Fantasy y trouve sans peine son compte.
Ce qui m’a étonné chez McDonald, c’est sa liberté à la fois littéraire et théologique. Dans Lilith , l’un de ses ouvrages les plus connus , le personnage principal se voit conduit dans un monde fantastique par un mystérieux bibliothécaire, qui s’avère être Adam lui-même, pour affronter la terrible Lilith qui tient captifs les fils d’Adam. On retrouvera chez C.S. Lewis cette même liberté et cet art de manier référence biblique, récit allégorique et imagination fantastique.
En tant que précurseur, McDonald a très tôt réfléchi au sujet de l’imagination. Dans un essai daté de 1867, il tente de définir l’imagination et son rôle dans la production de la littérature fantastique . McDonald est plus directe que Tolkien dans son approche . Il définit tout d’abord l’imagination comme la faculté de donner forme à la pensée. Cette faculté de créativité est un don de Dieu et manifeste que l’homme est créé à l’image de Dieu . Dieu seul est celui qui a la capacité de créer ex nihilo , de faire advenir par sa parole créatrice le fruit de sa pensée. L’imagination de l’homme prend place et évolue dans le cadre de l’imagination (créatrice) de Dieu premièrement. Pour McDonald, penser que Dieu est une création de l’imagination humaine, c’est penser à l’envers, c’est penser sans cadre. Les pensées de l’homme, son imagination, et leur concrétisation font partie de l’ordre du monde créé. L’homme n’est créateur de rien au sens premier (divin) du terme . En ce sens, pour McDonald, l’imagination est d’abord une faculté de chercher plutôt qu’une faculté de créer.
McDonald argumente en faveur d’un développement de l’imagination dans l’éducation. Il ne faut pas la réprimer mais, au contraire, contribuer à son épanouissement. Dieu est la source de l’inspiration et de l’imagination créative, même si l’imagination humaine est souvent pervertie par le mal, comme toutes choses dans ce monde déchu. McDonald pense que le monde serait bien pire sans la faculté d’imagination . Il va même jusqu’à affirmer qu’une imagination emprunte de sagesse n’est rien moins que la présence du Saint-Esprit dans la pensée de l’homme .
Une imagination inspirée est possible, nourrie de nos espoirs les plus profonds en tant qu’êtres humains. J’aimerais ici tenter le terme « d’imaginadoration » pour rendre la pensée de McDonald ( a worshipping imagination ), c’est-à-dire une tournure d’esprit qui cherche à rendre gloire à Dieu par l’imagination et l’activité créatrice. Le vrai poète qui veut honorer Dieu par son imagination recherche le Beau et le Bien, comme preuve d’une imagination sanctifiée, ou du moins d’une imagination à l’image de celle du Créateur. McDonald milite même pour le développement d’une « culture de l’imagination » qui consisterait à s’efforcer d’imaginer toujours le Bien et à nourrir notre imagination de ce qui est bon et noble pour elle (c’est-à-dire lire de bons livres, en particulier). Une bonne oeuvre d’imagination, selon McDonald, devrait donc, in fine , conduire à rechercher et même à trouver Dieu. Pour résumer les choses à ma façon : imaginer, créer, faire de l’art, c’est d’une certaine manière comme jouer avec Dieu dans le bac à sable de la cour de récréation.
Dans un essai ultérieur, intitulé « l’imagination fantastique » , McDonald traite plus particulièrement des contes de fées. Il commence par rappeler que le terme « conte de fée » ne désigne pas forcément une histoire qui a à voir avec des fées, ni avec la littérature pour enfants . Le genre « conte de fée » est difficile à définir en soi, il est plus facile de conseiller des lectures. McDonald rappelle que le fait de créer un monde imaginaire est, pour l’artiste, une façon de se rapprocher tant soit peu de l’acte de création divin. Le travail d‘imagination est donc quelque chose de très sérieux.
Pour McDonald, l’important dans un monde de fiction est que ce monde obéisse à ses propres lois avec harmonie, quelles que soient ces lois. Il considère que le burlesque, qui est un absurde mélange des genres, n’est pas intéressant pour l’auteur, c’est un genre littéraire bas de gamme. La cohérence de l’univers est nécessaire à la production d’une oeuvre de qualité artistique . En ce qui concerne la morale des contes de fée, les lois ne changent pas, elles sont les mêmes dans les mondes imaginaires, ce qui rejoint la pensée de G.K. Chesterton dont nous avons déjà parlé au début.
McDonald donne ensuite une série de sept principes pour la rédaction d’un bon récit fantastique :
Principe N°1 : le monde imaginaire doit être cohérent avec lui-même (principe d’harmonie).
Principe N°2 : la morale reste la morale, un conte ne peut pas être immoral ou amoral (principe moral).
Principe N°3 : le conte doit transmettre un message de vérité, de vraies valeurs (principe de vérité).
Principe N°4 : un conte de fée n’est pas une allégorie, même si il peut en contenir.
Principe N°5 : un conte de fée peut piocher son inspiration partout.
Principe N°6 : un conte doit donner à penser, éveiller des réflexions.
Principe N°7 : un conte n’a pas un sens caché, au contraire il sert à révéler (principe de révélation).
C’est avec ces quelques principes de l’un des précurseurs de la Fantasy que nous terminons notre voyage au pays de Faërie . Avec tout cela, il ne nous reste plus qu’à nous mettre au travail en suivant cet encouragement de McDonald à développer notre imagination créative, image de celle du Créateur.
Conclusion – pour une foi enchantée
Nous voici parvenus au terme de notre périple au pays des fées, et tout est bien qui finit bien. Du royaume merveilleux, on revient toujours le coeur transformé par la magie du lieu. Et comme toute bonne aventure, nous avons fait des rencontres inattendues qui nous ont fait grandir. En compagnie de ceux qui ont forgé la Fantasy comme genre littéraire, nous avons pris conscience que les contes de fées ne sont pas simplement de petites histoires mignonnes pour endormir les enfants.
Si je résume — pour ceux qui auraient dormi pendant l’aventure ou qui auraient sauté des parties — voici ce que nous avons appris au fil de nos rencontres : G.K. Chesterton, avec son enthousiasme énorme et communicatif, nous a montré que les contes de fées ont un caractère fondamentalement moral et que les valeurs du pays des elfes ne sont pas si éloignées des valeurs chrétiennes. Avec C.S. Lewis, nous avons vu que les contes de fées ne sont pas un genre littéraire uniquement destiné aux enfants, c’est aussi un genre qui convient pour transmettre un message aux adultes. Plus encore, J.R.R. Tolkien, le père fondateur de la Fantasy du XX e siècle, nous a montré que le conte de fées, par sa nature même, est un reflet de l’évangile. Enfin, notre dernière rencontre avec G. McDonald nous a révélé que l’imagination et la créativité sont des attributs qui révèlent que l’être humain est à l’image de son Créateur : un artiste.
Alors, à la question « les contes de fées : un genre chrétien ? » la réponse est : oui, fondamentalement oui. Et cette réponse ne manquera pas d’étonner, peut-être même d’agacer certains lecteurs, j’en suis persuadé. Certes, cela ne veut pas dire que tous les romans de Fantasy sont de conviction chrétienne, loin s’en faut. Chaque auteur a sa propre vision du monde et chacun nourrira ses histoires de sa propre spiritualité. Néanmoins, ce que nous apprennent les auteurs que nous avons rencontré au travers des différentes lectures évoquées dans cet article, et en particulier Tolkien, c’est que les contes de fées nous émerveillent parce qu’ils éveillent en nous, par leur magie, la nostalgie d’un monde harmonieux, et qu’ils suscitent en nous l’espoir d’un dénouement heureux. Or ces éléments sont aussi à la base du récit biblique et de la foi en Jésus-Christ pour le salut de notre monde. En ce sens, nous pouvons dire avec Tolkien que l’évangile est la matrice des contes de fées en tant que genre littéraire.
Et puisqu’on ne revient jamais de Faërie les mains vides, je voudrais laisser à mes lecteurs deux encouragements, comme un trésor venu du pays des elfes à conserver bien précieusement. Au lecteur chrétien, tout d’abord, je voudrais laisser l’encouragement à l’imagination et à la créativité donné par McDonald. En tant qu’auteur devenu chrétien, comme je l’ai raconté en introduction, j’encourage mes frères et soeurs qui ont une fibre artistique, en particulier pour l’écriture, à avoir « une foi enchantée ». Il est inutile, en tant que chrétien, de brider son imagination pour se conformer aux normes d’une certaine bienséance chrétienne (implicite le plus souvent), ou encore d’écrire en cherchant à placer à chaque page une métaphore christique. Les auteurs que nous avons vu étaient des chrétiens qui ont su faire travailler leur imaginaire pour produire des oeuvres littéraires de qualité. Ces auteurs nous ont montré que la Fantasy pouvait être une littérature édifiante et que, si elle est bien faite, sa portée morale sera tout à fait noble. Aux chrétiens donc je dirais, allez-y, lisez et écrivez de la Fantasy avec votre foi enchantée.
Au lecteur qui n’est pas chrétien, et qui a néanmoins eu la patience de me lire jusqu’au bout, je laisse cet encouragement à l’émerveillement. Savourez la magie du monde féérique sans modération, laissez-vous émerveiller par toutes ces choses extraordinaires que suscite l’imagination littéraire de vos auteurs préférés, admirez l’héroïsme des personnages qui vous tiennent à coeur, laissez-vous émouvoir (oui, oui, j’insiste) par une histoire qui finit bien. Et puis, cherchez et cherchez encore les trésors cachés du royaume de Faërie , en sachant que, comme le disait Elie Wiesel (qui n’était ni chrétien ni auteur de Fantasy ) : « Dieu a créé les hommes parce qu’Il aime les histoires » . À vous de devinez quel est son genre d’histoires préféré…