Katell Berthelot, Michaël Langlois et Thierry Legrand (sous dir.),
La Bibliothèque de Qumrân , 3b : Torah : Deutéronome et Pentateuque dans son ensemble. Édition et traduction des manuscrits hébreux, araméens et grecs ; Paris, Éditions du Cerf, 2018, 760 pages – ISBN 978-2-204-11147-8, 75.– €.
La collection de La Bibliothèque de Qumrân
Le chantier entrepris par les éditeurs de La Bibliothèque de Qumrân (BdQ) est colossal : publier une édition bilingue de l’ensemble des manuscrits retrouvés près de la mer Morte. Sur la page de gauche, le texte original du manuscrit (en hébreu, en araméen, voire en grec) accompagné de notes de critique textuelle. Sur la page d’en face, une traduction française inédite du texte, accompagnée de notes de traduction et de commentaires explicatifs. Chaque texte est précédé d’une brève introduction.
Dès les années 1950-1960, les lecteurs francophones ont pu avoir accès à des traductions françaises de certains manuscrits importants découverts près de la mer Morte 1. Néanmoins, ces traductions ne concernent qu’une partie des textes retrouvés à Qumrân. De plus, elles ne pouvaient pas tenir compte de l’ensemble des manuscrits attestant ces textes, puisque l’édition officielle de certains d’entre eux ne fut publiée que dans les années 2000-2010 2. Enfin, aucune édition bilingue hébreu/araméen-français n’avait encore été réalisée.
La collection de La Bibliothèque de Qumrân répond donc à un besoin. Réalisée par les meilleurs spécialistes francophones, elle constitue un outil de premier choix pour le lecteur francophone ayant quelques connaissances des langues bibliques. Une des particularités de cette édition est qu’elle contient non seulement le texte des manuscrits dits « non bibliques » mais aussi le texte des manuscrits des livres « bibliques » lorsque celui-ci diffère significativement du texte hébreu massorétique (celui de la BHS). La manière dont les textes sont classés au sein de cette « bibliothèque » est assez déroutante. En effet, les éditeurs ont fait le choix de publier les textes en fonction de leur rapport aux livres de la Bible hébraïque. Si cette approche permet de souligner les relations avec les livres bibliques, elle implique des choix sujets à discussion. De plus, le lecteur se trouve un peu perdu lorsqu’il s’agit de savoir dans quel volume se trouve l’édition de tel manuscrit. Ainsi, le premier volume, sorti en 2008, est intitulé « Genèse ». Cependant, il ne présente aucune édition de manuscrits du livre de la Genèse puisque les quelques fragments retrouvés à Qumrân ne diffèrent pas significativement du texte massorétique. Le volume « Genèse » contient donc uniquement des manuscrits non bibliques ayant un rapport – de près ou de loin – avec le livre de la Genèse : la littérature reliée à Hénoch, des textes araméens en lien avec Noé ou les « Géants » (cf. Gn 6,1-4), un apocryphe sur l’Histoire des Patriarches(1QapGen), le Testament de Joseph, etc. Trois autres volumes ont été publiés jusqu’à présent : le volume 2 inclut les textes en rapport avec les livres de l’Exode, du Lévitique et des Nombres (dont, notamment, les manuscrits du livre des Jubilés) ; le volume 3 est dédié aux manuscrits en rapport avec le Deutéronome ainsi que le « Pentateuque dans son ensemble ». Ce dernier volume a été publié en deux tomes distincts (3a et 3b).
Le tome 3b : Torah : Deutéronome et Pentateuque dans son ensemble.
Sorti début 2018 (même si le dépôt légal est daté de 2017), le tome 3b est donc le dernier-né de la série. Malgré son titre, il s’agit d’une édition des manuscrits de textes dits « règlementaires » dont le célèbre Écrit de Damas(CD) et la fameuse Règle de la Communauté(1QS). D’autres « règles » plus brèves – ou dont on ne dispose que des fragments – sont également incluses dans ce volume. Les éditeurs leur ont donné un titre qui se veut « clair et suggestif » (p. IX) : Voies de justice (4Q420-421), Règle de la Congrégation (1QSa), Règle des bénédictions (1QSb), Règles diverses (4Q265), Registre des réprimandes (4Q477), Règles relatives à la nourriture des Éminents (4Q284a),Cérémonies communautaires (4Q275),Les lots des membres de la communauté (4Q279),Règle avec préambule historique (5Q13), Hommes dans l’erreur (4Q306).
Dès la découverte de ces textes, on a suggéré qu’ils avaient pour objectif de règlementer la vie de communautés appartenant au mouvement essénien. Si ce point de vue a longtemps fait consensus, il a été contesté ces vingt dernières années. Quelques spécialistes ont remis en cause le lien entre la « Communauté » et les Esséniens. Certains se demandent même si la « Communauté » décrite par ces textes a réellement existé ou s’il s’agit plutôt d’une communauté idéalisée 3. Malgré l’actualité de ces débats, les éditeurs du présent volume privilégient nettement l’hypothèse traditionnelle 4. Ainsi, les introductions à l’Écrit de Damaset à laRègle de la Communauté ne disent rien des études discordantes et soulignent simplement les parallèles entre ces textes et la manière dont Flavius Josèphe décrit les Esséniens (pp 5, 285-286). Ce choix interprétatif se retrouve également au fil des notes qui font régulièrement le rapprochement entre les textes retrouvés à Qumrân et ce que Josèphe dit des Esséniens (par ex., pp 12-13, n. 6 ; p. 25, n. 10 ; p. 41, n. 7 ; p. 43, n. 6 ; p. 299, n. 3 ; p. 305, n. 3 ; p. 323, n. 12 ; p. 357, n. 8).
Les éditeurs de l aBibliothèque de Qumrân proposent une édition diplomatique des manuscrits : ils n’ont visiblement pas souhaité proposer une reconstruction des textes à partir de l’ensemble des manuscrits. Prenons l’exemple de l’Écrit de Damas. Ce texte est attesté par douze manuscrits et il est aujourd’hui possible de rassembler ces manuscrits afin de proposer une édition éclectique du texte 5. Toutefois, les éditeurs de la BdQ ont fait le choix de reproduire chaque manuscrit l’un après l’autre (dans l’ordre de leur numérotation classique). Les parallèles avec les autres manuscrits du même texte sont signalés par un système de soulignement et de notes. Cette présentation s’avère surtout utile pour le spécialiste qui voudrait comparer les manuscrits. Une édition diplomatique a aussi l’avantage d’être moins hypothétique qu’une édition éclectique. Ce format est néanmoins plus difficile à appréhender pour le non-spécialiste ou celui qui s’intéresse davantage au contenu du texte. Pour l’Écrit de Damas, on regrettera notamment l’absence d’un tableau synoptique permettant au lecteur non averti de comprendre comment assembler le puzzle des manuscrits s’il souhaite lire le texte dans l’ordre. Un effort plus conséquent a été réalisé pour l’édition de la Règle de la Communauté. Pour cet écrit, les éditeurs proposent un tableau utile permettant de situer le contenu des 12 ou 13 manuscrits de la Règle(p. 289). De même, on apprécie la synopse portant sur la partie centrale du texte (1QS V), cette partie de la Règle variant significativement en fonction des manuscrits (pp 491-495).
Les transcriptions du texte original des manuscrits sont normalement reprises de l’édition de référence : généralement celle des Discoveries in the Judean Desert(DJD) ou, lorsque le manuscrit n’y a pas été publié, une autre édition de référence (cf. p. IX). Quand le manuscrit est en mauvais état, les différentes possibilités de lectures et de reconstructions sont habituellement signalées. Ce principe général n’est toutefois pas toujours suivi. Ainsi, pour le manuscrit 1QS (Règle de la Communauté), l’éditeur nous a indiqué avoir procédé à sa propre transcription, ce qui est plutôt un atout 6. Sur certains détails, nous avons aussi constaté quelques choix discutables. Par exemple, une correction conjecturale est proposée en 1QS IV 6 : cette conjecture inédite ne nous paraît pas être la meilleure solution à la difficulté du texte7. 4Q258 [4QSd ] I 7 est un témoin important de l’évolution de la Règle de la Communauté au fil du temps. En effet, il diffère significativement du passage parallèle en 1QS V : le rôle spécifique que 1QS attribue aux « fils de Sadoq » dans la transmission des « révélations » au sujet de la Torah est absent du passage parallèle en 4Q258. Pour ce passage, la BdQsuit visiblement la reconstruction proposée par le volume des DJD et n’indique pas l’existence d’une autre proposition de reconstruction qui, pourtant, semble plus probable8.
La traduction française se veut littérale et précise : elle cherche, autant que possible, à reproduire la syntaxe hébraïque. Le lecteur ne doit donc pas s’attendre à un beau texte français agréable à lire, ce qui n’a guère d’importance pour ce genre d’ouvrage. L’objectif est avant tout d’aider le lecteur hébraïsant à comprendre le texte original en vis-à-vis. De plus, les notes de bas de page permettent de préciser le sens et d’indiquer les différentes compréhensions possibles. Dans ce cadre, il nous semble que la traduction, accompagnée des notes, joue bien son rôle : elle sert efficacement la compréhension du texte original sans trop orienter le lecteur. Les commentaires en bas de page renvoient fréquemment à la littérature parallèle pouvant éclairer le sens du texte, que ce soient d’autres manuscrits de la mer Morte, les textes scripturaires, les écrits intertestamentaires ou d’autres écrits juifs anciens (Philon, Josèphe, Mishna, etc.). Les notes sont de qualité, réalisées par des experts.
Avis général
Étant donné le format des volumes de la Bibliothèque de Qumrân, il semble que le lectorat visé soit plutôt celui des institutions académiques et des lecteurs habitués à fréquenter les manuscrits de la mer Morte. On peut regretter que davantage d’effort n’ait pas été réalisé pour rejoindre un lectorat plus large. De plus, étant donné le prix élevé des volumes, on aurait pu espérer disposer d’un « bel » ouvrage. Or, la reliure est de piètre qualité, et la mise en page souffre la comparaison avec les beaux volumes bilingues à destination du public anglophone. Enfin, la consultation est peu pratique : une fois que l’on a réussi à découvrir dans quel volume se trouve tel texte, on met encore du temps à trouver le passage qui nous intéresse, faute d’indication précise des références en haut de page.
Malgré ces quelques défauts, la collection de La Bibliothèque de Qumrân constitue d’ores et déjà un outil de référence pour les étudiants et chercheurs francophones. Ceux-ci disposent ainsi d’une édition bilingue des manuscrits de la mer Morte d’excellente qualité, au fait de la discussion scientifique.
Timothée Minard
- Voir, par exemple, André Dupont-Sommer, Les Écrits esséniens découverts près de la Mer Morte (Bibliothèque historique), Payot, Paris 1959 ; Jean Carmignac et al. (dir.), Les textes de Qumran (Autour de la Bible), Letouzey et Ané, Paris 1961-1963. Le volume de la Bibliothèque de la Pléiade dédié aux Écrits intertestamentaires contient également la traduction de plusieurs textes importants découverts à Qumrân (cf. André Dupont-Sommer et Marc Philonenko (dir.), La Bible. Écrits intertestamentaires (Bibliothèque de la Pléiade), Gallimard, Paris, 1987). ↵
- Une traduction anglaise de la quasi-totalité des manuscrits non bibliques de la mer Morte a été traduite en français (Michael Wise et al. (dir.), Les manuscrits de la mer Morte(Tempus), traduit par Fortunato Israël, Paris, Perrin, 2003). Certes, le volume est très bon marché (10.50 € pour le format poche), mais il s’agit d’une traduction de traduction qui, de plus, n’est pas à jour des avancées récentes de la recherche. ↵
- Pour un point de vue particulièrement sceptique, on pourra consulter l’ouvrage d’André Paul,Qumrân et les Esséniens : l’éclatement d’un dogme, Paris, Cerf 2008. ↵
- Il faut dire que l’hypothèse traditionnelle reste encore largement majoritaire parmi les spécialistes, tant elle conserve de bons arguments en sa faveur. ↵
- Pour une édition critique, bilingue et récente, voir David Hamidovic,L’Écrit de Damas : le manifeste essénien(Collection de la Revue des études juives, No 51), Paris / Louvain / Walpole, Peeters 2011. ↵
- On peut regretter que cela ne soit pas signalé au sein de l’introduction particulière à la Règle de la Communauté alors même que cela diffère du principe indiqué dans l’introduction générale de l’ouvrage (p. IX). ↵
- Le texte d’1QS IV 6 indique que « l’Esprit de vérité » pousse les « fils de vérité » à « cacher (?) la vérité des mystères de la connaissance (חבא לאמת רזי דעת) ». L’édition de la Bibliothèque de Qumrân propose, en note, de lire חבה (avec la vocalisation « ḥiba ») au lieu de חבא et traduit par « l’amour de la vérité des mystères de la connaissance » (pp 320-321). Toutefois, le terme ḥiba (amour) n’est pas attesté par le texte de la Bible hébraïque, ni ailleurs dans les manuscrits de la mer Morte : il n’apparaît qu’au sein de la littérature rabbinique. Malgré la construction syntaxique surprenante (l’objet du verbe est introduit par un ל), il nous paraît plus plausible d’y lire l’infinitif absolu Piel du verbe חבא (cacher), un verbe attesté à Qumrân. Plusieurs passages de la Règle évoquent l’idée d’une connaissance spécifique dont bénéficient les membres de la Communauté et qu’il convient de ne pas divulguer (cf. 1QS VIII 11-12 ; IX 17-21 ; XI 6). Dans ce contexte, il est tout à fait compréhensible que l’Esprit de vérité aide le croyant à « cacher la vérité des mystères » (pour une formulation assez proche, voir 1QHa XVII 24). ↵
- D’après la reconstruction retenue par les éditeurs de la Bibliothèque de Qumrân, ceux qui entrent dans la Communauté sont invités à se convertir à la Loi de Moïse selon « tout ce qui a été révélé de la T{orah se}lon {l’autorité du} conseil des homme{s} de la Communau{té (כל הנגלה מן הת{ורה ע}ל{ פי} עצת אנש{י} הׄיׄחׄ{ד) » (p. 462-463 ; comparer avec Philip S. Alexander et Geza Vermes, Qumran cave 4. XIX. Serekh ha-yaḥad and Two Related Texts (DJD, No XXVI), Oxford : Clarendon,1998, p 93‑94). À la place de « מן הת{ורה ע}ל{ פי} », Elisha Qimron propose de lire « מן הת{ורה }ל{רוב} », ce qui donnerait la traduction suivante : « tout ce qui a été révélée de la T{orah }à{ la multitude} du conseil des homme{s} de la Communau{té » (cf. James H. Charlesworth et Elisha Qimron, The Dead Sea Scrolls : Hebrew, Aramaic, and Greek Texts with English Translations. Volume 1, Rule of the Community and Related Documents, Tübingen : Mohr Siebeck, 1994, pp 62‑63). Non seulement cette reconstruction est plus probable d’un point de vue paléographique, mais elle peut aussi s’appuyer sur le texte parallèle d’1QS V 9 qui mentionne « la multitude des hommes de leur alliance (ולרוב אנשי בריתם) ». ↵
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