La folie et le disciple du Christ

« La question éthique est au cœur du premier évangile » 1 . Pour illustrer cette observation que je partage avec Jean Zumstein, il est envisageable d’emprunter plusieurs voies fructueuses 2 . J’ai choisi celle de parcourir quelques péricopes qui évoquent la possibilité pour le disciple de Jésus de devenir fou, insensé (mwros en grec) dans le cas où il ne pratique pas ce qu’il a entendu de la bouche de Jésus. Le choix de cette voie part d’un étonnement : pourquoi ce terme est-il retenu en Mt 5,13 pour signifier le fait que le sel perde sa saveur ? Comment se fait-il qu’on le retrouve à d’autres endroits de l’évangile ? Faut-il voir un lien entre ces différents textes ? Finalement, qu’est-ce que cette réalité renferme ?

Sous forme d’une promenade exégétique, je vous propose d’examiner la question classique de l’importance de l’éthique chez Matthieu avec un angle original.

sel-webEn essayant d’expliciter cette formulation du « sel qui devient fou », j’ai été amené à découvrir d’autres textes de l’évangile qui emploient eux aussi cette même racine. À travers les exemples qui suivent, je vais tenter de déterminer en quoi et comment la mise en relation de la folie et de la question éthique chez Matthieu sert à illustrer la nécessité et l’importance de la dimension éthique dans la vie du disciple. Cette mise en relation est spécifique au premier évangile 3 . En effet, Marc ne recourt jamais à ce vocable et Luc ne le fait qu’à une seule reprise dans le logion du sel (Lc 14,34).

Selon Matthieu, le disciple peut donc devenir fou, insensé (mwros ). Le terme en grec est fort, et il ne paraît pas justifié d’en amoindrir la portée 4 . Même si le caractère hyperbolique de la sentence ne doit pas être oublié, pour Jésus, celui qui traite son frère de « fou » se voit condamné avec une grande sévérité (Mt 5,22). Dans sa violente polémique contre les scribes et les pharisiens en Matthieu 23, Jésus les traite d’« insensés » (mwros , 23,17), ce qui d’ailleurs ne manque pas de poser un problème au niveau de l’interprétation.

Dans l’Ancien Testament, on rencontre cet adjectif pour décrire l’individu ou le peuple qui néglige les dimensions éthiques de l’appartenance à Dieu, ce qui est considéré comme une révolte contre Lui. « L’insensé (mwros ), en effet, profère des folies et dans son cœur il médite le mal : il agit en impie et adresse au SEIGNEUR des blasphèmes, il laisse l’affamé le ventre vide et laisse manquer de boisson celui qui a soif. » (Es 32,6) 5 .

Jésus utilise à plusieurs reprises ce vocable en lien avec le comportement éthique du disciple. Ces propos radicaux deviennent compréhensibles si l’on songe que, en laissant la question éthique de côté, le disciple court le risque de ne plus demeurer dans l’Alliance voulue par Dieu et accomplie en Jésus-Christ.

Exégèse de Matthieu 5,13

« Vous êtes le sel de la terre. Si le sel perd sa saveur (devient fou), comment redeviendra-t-il du sel ? Il ne vaut plus rien ; on le jette dehors et il est foulé aux pieds par les hommes. »

Mt 5,13 utilise le verbe mwrainw pour désigner le sel qui perd sa saveur. Le lien avec une attitude insensée de la part du disciple n’est pas évident de prime abord. Première chose, ce verbe est relativement rare dans le Nouveau Testament puisqu’on ne le rencontre que quatre fois. Deux fois sous la plume de Paul en 1 Co 1,20 et en Rm 1,22, où le sens « rendre fou » est bien établi. Les deux autres occurrences se trouvent en Mt 5,13 et en Lc 14,34, où la traduction qui paraît le mieux convenir serait celle de « rendre sans saveur » 6 , plutôt que « rendre fou ». À noter que Marc utilise l’adjectif analos , qui est formé d’un alpha privatif devant le substantif « sel » (Mc 9,50).

Dans la LXX, la racine mwros se retrouve quarante fois dont vingt-neuf occurrences pour le seul Siracide. Dans les autres textes 7mwrainw est employé c’est dans le sens de « rendre fou » : une traduction et un contexte d’énonciation qui vont donc dans le sens défendu ici.

Finalement, on peut aussi se demander si les auteurs de A Greek–English Lexicon of the New Testament and Other Early Christian Literature (BDAG) n’ont pas gardé le sens de « rendre sans saveur » dans le but premier de respecter le contexte d’énonciation et sa logique, voire par manque de traduction alternative !

À ce stade et en suivant plusieurs exégètes 8 , nous pouvons retenir avec une certaine assurance que le disciple peut devenir « fou », ou « stupide » étant entendu que la métahpore du sel s’applique au disciple, particulièrement à son éthique.

Que faut-il donc comprendre quant à ce sel qui perd sa saveur, qui « devient fou » ? La question est complexe et largement débattue. Deux options principales apparaissent 9 .

La première considère, en s’appuyant sur un texte juif parallèle (Bekh 8b), que Jésus évoque une situation impossible. Le sel ne peut pas perdre sa saveur. Jésus raisonne donc par l’absurde pour signifier que les disciples ne peuvent pas perdre le statut qui leur est donné. Cette interprétation ne résiste cependant pas à la suite du texte (v. 13b), qui évoque justement la possibilité de voir le sel « devenir fou ». Dès lors, il paraît difficile de suivre cette ligne-là. Le fait d’écarter cette solution ne résout pas pour autant la question.

Comme Matthieu ne semble pas suivre cette voie du raisonnement par l’absurde, il doit avoir en tête un autre cadre de plausibilité qui lui permette de considérer que le sel puisse perdre sa saveur et par conséquent être jeté dehors. L’explication de cette deuxième ligne d’interprétation serait alors à rechercher dans l’éventualité que le sel subisse les effets néfastes de l’humidité dont la conséquence est une perte de saveur 10 .

Le fait de ne pas assumer sa vocation de « sel de la terre », c’est-à-dire de vivre concrètement la nouveauté de vie suite à l’appel de Jésus (cf. Mt 4,18-22), est considéré à la fois comme une folie et comme un cas de figure plausible qui entraîne des conséquences. Matthieu maintient les deux options ensemble. Ainsi, Christophe Paya :

« La fin de la parabole – le sel est jeté dehors et piétiné – montre que l’avertissement est sérieux et que la responsabilité des auditeurs est engagée. Ce qui est impossible – que le sel ne soit plus salé – n’est pas exclu… » 11

L’interprétation doit en effet tenir compte de cette impossibilité qui est malgré tout envisageable ! Il est évidemment tentant d’éliminer cette manière de comprendre la métaphore du sel, car on évacue ainsi la délicate question du jugement. Comme nous allons le voir, d’autres textes de Matthieu pointent dans cette direction où « ce qui est impossible – que le sel ne soit plus salé – n’est pas exclu… » 12 .

Avant de les prendre en considération, il nous faut encore soulever une autre question : étant donné que le sel peut perdre sa saveur, nous devons essayer de déterminer de quelle manière cela se produit. Pour Matthieu, la réponse est assez évidente et elle concerne l’éthique du disciple, ce que souligne Pierre Bonnard dans son commentaire :

« Les disciples ne sont le sel de la terre que par leurs œuvres (v. 16b) : tout le passage est une exhortation à faire ces œuvres : s’ils ne les font les disciples deviendront inutiles, voire dangereux et même haïs par les hommes : l’impropriété de l’image (un sel perdant sa saveur) sert alors à souligner la gravité de ce qui arrivera aux disciples s’ils négligent les œuvres. Dans le contexte de Matthieu, cette dernière interprétation nous paraît la plus heureuse. » 13

Le contexte littéraire proche de Mt 5,13 est essentiel pour comprendre l’importance de l’éthique pour Matthieu. Ce logion du sel débute une péricope qui s’étend jusqu’au verset 16. L’unité de la péricope 5,13-16 et le rôle conclusif du verset 16 sont évidents. Ces différentes observations permettent donc de dire que la manière par laquelle le sel peut perdre sa saveur réside dans l’éthique du disciple, comprise ici comme la manière de « saler la terre » et « d’éclairer le monde ».

Attention toutefois à ne pas se méprendre sur la signification et la portée de l’éthique, des bonnes œuvres exigées des disciples. Elle est premièrement dépendante de la personne du Christ et partant de la relation, placée sous le mode de l’obéissance , que le disciple entretient avec Lui. En ce sens cette péricope fait office de pivot entre les Béatitudes qui se concentrent sur l’identité du disciple dans sa dépendance totale du Christ et ce qui doit découler – naturellement – de cette nouvelle identité, à savoir des gestes, des actes, des bonnes œuvres qui sont développées en 5,17-20 puis dans les antithèses de 5,21-48 14 . Deuxièmement, cette éthique du disciple est étroitement liée à la question du témoignage face au monde qui l’entoure. Troisièmement, les contrastes employés dans ces quelques versets illustrent également le versant positif des affirmations du Jésus matthéen : les disciples sont considérés comme étant à même d’assumer leur nouveau statut de disciple.

Pourtant, cette posture qui insiste sur la nécessité de l’éthique chez les disciples de Jésus ne fait pas l’unanimité chez les exégètes. Souvent, l’accent est uniquement mis sur la grâce de Dieu qui donne la foi, c’est-à-dire la saveur aux disciples, sans que l’éthique ne joue un rôle majeur. Cette lecture est évidemment tributaire du choix interprétatif évoqué ci-dessus quant à la manière de comprendre la perte de saveur du sel, c’est-à-dire l’impossibilité de voir cette situation se produire. De même, la seule « œuvre » envisageable est celle de la foi. « Devenir fou » signifie donc perdre la foi véritable en Christ 15 The mwranqhØv now suggests, not the physical impossibility of a change in the chemical constitution of the salt, but the psychical possibility of a change in the faith of disciples. » ] . Cela étant, un déplacement s’opère alors en direction de la proclamation, notamment sous la forme de la confession de foi. Les bonnes œuvres ne relèvent plus de l’éthique, mais de la qualité et de la justesse de l’enseignement relatif au Christ. C’est la ligne d’interprétation suivie par Martin Luther. Dans ses prédications sur Matthieu (1530-1532), Luther évoque la péricope de Mt 5,13-16, et plus particulièrement le verset 16, de cette manière :

« ‘En sorte qu’ils voient vos bonnes œuvres et qu’ils glorifient votre Père qui est aux cieux’ est énoncé à la manière de St Matthieu, qui a l’habitude de parler de cette manière des œuvres. De sorte que lui, de concert avec les deux autres évangélistes Marc et Luc, ne traite pas, dans son Évangile, de façon aussi profonde et complète que St Jean et Paul le sujet important du Christ. Il en résulte qu’ici en parlant d’œuvres bonnes il comprend le fait de pratiquer, d’illustrer et de confesser l’enseignement concernant le Christ et de souffrir pour cela. » 16

Les œuvres bonnes, l’éthique, deviennent, par un subtil développement, le fait d’enseigner correctement l’œuvre de Christ, selon Jean et Paul. Le retournement est assez spectaculaire et la pertinence théologique des synoptiques quelque peu amoindrie ! Il n’en demeure pas moins compréhensible dans le cadre de la pensée de Luther, où l’opposition bonnes œuvres-justification est fondamentale. De plus, il a le mérite, rare, d’assumer ses choix herméneutiques en affirmant clairement qu’il privilégie un corpus de textes du Nouveau Testament par rapport à un autre. Je crois pouvoir montrer à travers cet article que ce schéma n’est pas entièrement satisfaisant en ce qui concerne l’évangile de Matthieu. Il ne me semble pas respecter la volonté de Matthieu de maintenir ensemble le don de la foi et l’exigence éthique. Là où Luther hiérarchise, à savoir la foi d’abord et les œuvres ensuite, Matthieu veut maintenir les deux pôles en tension.

Roland Deines, un théologien luthérien contemporain, fait une lecture similaire en commentant ce même passage de Mt 5,13-16. Dans son ouvrage, il met en effet l’accent sur l’importance de l’annonce et de la prédication comme étant la tâche principale confiée aux disciples :

« Luz voit en 5,16 la priorité que Matthieu donne aux actions par rapport aux paroles. Par contre, il ne voit pas que les disciples sont comparés aux prophètes et placés à leur suite dès 5,12. Il leur est confié l’annonce de Dieu et avec la proclamation de celle-ci ils font leurs ‘bonnes œuvres’, qu’eux seuls peuvent faire et ainsi pouvoir être ‘sel’ et ‘lumière’. » 17

La filiation avec les propos de Luther est étonnante de proximité. Pour Deines, l’accent est mis sur l’annonce et la prédication, qui sont effectivement les « bonnes œuvres » des disciples. L’exigence éthique est donc placée sous le registre plus large de la prédication et de l’annonce du Royaume de Dieu. Dans la suite de son argumentation, il refuse de faire une distinction entre « faire » et « dire ». En ce sens, il réagit donc à la position d’Ulrich Luz qui voit dans ces versets le signe que Matthieu privilégie les œuvres par rapport à la prédication, les faits par rapport aux mots. En convoquant la figure des prophètes pour justifier cette prééminence de la prédication et la proclamation par rapport à l’éthique, Deines est à mon avis sur un terrain glissant. Non seulement les prophètes de l’Ancien Testament ont souvent, voire toujours, allié des actes concrets à leurs paroles 18 , mais le Jésus matthéen fait de plus explicitement référence aux faux prophètes du Sermon sur la Montagne (Mt 7,15-23) qui se contentent de dire « Seigneur, Seigneur » sans « faire la volonté » de Dieu.

Cela dit, la position luthérienne reste un remarquable garde-fou qui permet d’éviter de retomber dans une forme de légalisme chrétien qui succèderait (et qui a succédé) au légalisme de certains mouvements juifs de l’époque. Et surtout, il se comprend aisément compte tenu du contexte historique dans lequel il a été formulé. Le maintien, quasi in extenso, de cette position à l’heure actuelle est plus problématique.

Exégèse de Matthieu 7,24-27

Dans les versets 24-27 du chapitre 7, Matthieu utilise l’adjectif mwros (« fou », « insensé », « stupide ») pour qualifier l’homme qui construit sa maison sur le sable. La racine grecque est la même qu’en 5,13. Cette métaphore ne pointe pas sur un manque de foi, comme on pourrait le penser. Dans son versant positif, la parabole parle d’un homme prudent (phronimos , Mt 7.24) qui construit sa maison sur le roc, image souvent employée dans le langage biblique pour désigner Dieu, en qui le croyant peut placer sa foi de façon certaine 19 . Même si cet imaginaire ne saurait être exclu 20 , la parabole pointe sur un autre manque qui concerne la mise en pratique des commandements reçus de Dieu. Le fou, l’insensé est celui qui a entendu les paroles et qui ne les pratique pas (Mt 7,26) 21 . Le terme dénote une certaine violence qui met une fois de plus en évidence l’importance accordée par Matthieu à l’éthique, à la pratique des bonnes œuvres. Luc, quant à lui, renonce à qualifier l’homme qui bâtit sa maison sur le sable. Il garde une formulation neutre, en parlant simplement d’un homme (Lc 6,47-49). Cette observation semble confirmer la volonté originale de Matthieu d’insister sur le caractère insensé de celui qui refuse de mettre en pratique les paroles du Jésus matthéen 22 .

Exégèse de Matthieu 25,1-13

Mt 25,1-13 est le dernier texte qui met en exergue cette dimension de la folie. La parabole se trouve uniquement chez Matthieu, ce qui confirme le caractère particulier de ce couple antithétique « prudence-folie », ainsi que la plausibilité pour le disciple de devenir « fou ». Les autres synoptiques ne l’envisagent pas sous cette forme. Dans cette parabole, il est question de cinq vierges sages (phronimos ) et cinq vierges folles ou insensées (mwros ). On retrouve le même couple qu’en Mt 7,24-27. Le contexte de la parabole est également celui du jugement eschatologique : la péricope 25,1-13 fait partie d’un ensemble plus large (Mt 24,4 à Mt 25,46) qui forme le grand discours de Matthieu sur cette thématique.

Plusieurs aspects caractérisent ce discours. Le disciple éprouve la réalité que le maître tarde à revenir. Dès lors, il lui est nécessaire d’être vigilant dans cette attente qu’il subit. L’attente souligne ici la soumission particulière du disciple au temps de Dieu, qui reste totalement souverain quant au jour et à l’heure de son retour parmi les siens (Mt 25,13). La mainmise de Dieu est également totale quant aux rythmes : tantôt le temps s’allonge plongeant le disciple dans différents états de léthargie, tantôt il s’accélère de manière radicale et subite. La dimension de la soumission, en l’occurrence aux éléments naturels, est patente en Mt 7,24-27 pour les deux hommes, quelle que soit leur attitude. Le lien entre ces deux textes est également thématique 23 .

Même si les vierges sont caractérisées de deux façons différentes, il est remarquable de constater plusieurs éléments qui les rapprochent : elles sont toutes vierges (ce qui est normalement considéré comme un signe de pureté), elles ont toutes une lampe pour aller au-devant du marié (v. 1), elles s’endorment toutes au même moment car le marié tarde à venir (v. 5) et elles se préparent toutes avec empressement lorsque retentit le cri au milieu de la nuit (v. 6). Ces caractéristiques concernent aussi bien les insensées que les prudentes. À l’évidence, l’interprétation est complexe, ce que ne manque pas de souligner Saint Augustin lorsqu’il commente ce texte 24 . Cette complexité, en plus d’étonner à juste titre les commentateurs, met également en lumière une tendance forte et récurrente chez Matthieu : la communauté chrétienne est un corpus mixtum 25 , c’est-à-dire que les bons comme les mauvais font partie intégrante de ce corps et qu’il revient à Dieu seul de faire la distinction, de poser un jugement. Il en est le seul capable.

Matthieu 7,24-27 et Matthieu 25,1-13 : comment comprendre l’éthique de ces textes ?

En Mt 7,24-27 la référence à l’éthique est claire (v. 26), il s’agit de mettre en pratique les paroles de Jésus. Le verbe poiew (« faire ») qui établit également le lien avec la péricope précédente (7,21-23), revient à plusieurs reprises. Dans la parabole de 25,1-13, la référence est moins évidente. La conclusion souligne la nécessité de veiller et de se tenir prêt en toutes circonstances en attendant le retour du maître (v. 13). La question est de savoir si cette veille implique une dimension éthique. Premièrement, il s’agit de déterminer ce qu’il en est du verbe grhgorew , pour lequel deux traductions sont proposées : la première souligne le fait de « rester éveillé » et d’« être vigilant, attentif », la seconde insiste sur l’aspect d’« être « constamment prêt, en état d’alerte permanent » 26 . Contrairement à ce que l’on pourrait supposer, la veille n’est en aucun cas une attitude passive. Elle implique une vigilance de tous les instants qui se révèle très exigeante. Toute une série de comportements sont nécessaires pour assumer ce statut de disciple vigilant. Il y a donc une dimension éthique forte derrière ce verbe. Grhgorew (« être vigilant ») revient à trois reprises dans cette section, en Mt 24,42 et 43 ainsi qu’en 25,13. On le retrouve encore dans l’épisode du jardin de Gethsémani (Mt 26,36-46) où Jésus ordonne à ses disciples de veiller à ses côtés, avec le succès que l’on connaît. Les disciples eux-mêmes, une fois de plus, ont été incapables d’assumer ce que Jésus leur ordonnait de faire. Le contexte immédiat, à savoir les deux paraboles qui entourent celle des dix vierges (Mt 24,45-51 et Mt 25,13-30), insiste également sur la nécessité d’agir. Daniel Marguerat le souligne :

« […] la succession des paraboles ne vise pas à combler une lacune dans le calendrier du futur : elle révèle la volonté d’exploiter parénétiquement le thème de l’attente de la parousie. La succession des slogans parénétiques qui ponctuent la séquence (24,42.44.51 : 25,13.30) est éloquente en elle-même : l’exhortation éthique gouverne la structure du discours matthéen. » 27

Tant dans la parabole de l’esclave avisé (24,45-51) que dans la parabole des talents (25,13-30), l’être digne de confiance est celui qui aura agi conformément aux attentes de son maître. Celui qui ne fait rien, c’est-à-dire qui se laisse aller à la paresse qui engendre irrémédiablement des comportements déviants (Mt 24,49 donne des précisions), est celui que le maître va rejeter et juger mauvais. La nécessité de l’action juste est donc soulignée avec force. Le disciple ne saurait rester les bras croisés, même lorsqu’il veille en attendant le retour du maître, car rester les bras croisés revient à adopter une attitude insensée, à devenir fou. Au contraire, être avisé (phronimos ) consiste à prendre au sérieux ce temps de l’attente à travers différentes attitudes actives. En Mt 7,24-27 il s’agira de construire une maison avec des fondations solides, en Mt 24,45-51 de donner de la nourriture aux domestiques en temps voulu, en Mt 25,1-13 de se procurer de l’huile pour les lampes avant qu’il ne soit difficile d’en trouver et en Mt 25,13-30 de faire fructifier les talents que le maître a confiés.

Toutefois, ces trois dernières paraboles sont relativement silencieuses ou alors énigmatiques sur le contenu de l’action attendue. Il n’est rien dit sur la manière dont les deux esclaves ont fait fructifier leurs talents, pas même un petit indice. De même, sur un plan éthique et symbolique, il est très difficile de savoir à quoi correspond l’huile qui est mise dans les lampes pour qu’elles continuent à briller. Le comportement des cinq vierges avisées lorsque survient la crise est plus troublant encore. Plutôt que de venir en aide à leurs collègues insensées, elles les laissent se débrouiller seules avec les conséquences décrites par la suite (v. 10). En s’appuyant sur l’éthique de l’amour qui semble se dégager de certains textes de Matthieu (Mt 7,12 ; Mt 22,37-40 ; sans parler de Mt 5,43-48), on est en droit de s’attendre à une autre réaction de la part des cinq vierges avisées ! Luz l’appelle de ses vœux de façon à la fois pressante et presque un peu naïve : « Est-ce que le fait de partager un peu d’huile n’eût pas été un beau geste d’amour dans cette histoire ? » 28 Pourtant ce n’est pas le cas. Que faut-il en déduire ? Sont-elles sans pitié, égoïstes, voire un peu cyniques ? La structure interne de la parabole ne permet d’envisager une telle issue puisque le narrateur pointe délibérément dans une autre direction, plus tragique, celle du jugement. Les vierges avisées ne peuvent donc pas agir autrement selon la logique propre de la parabole 29 .

On peut donc établir que le critère éthique fonde la distinction, radicale, entre les vierges insensées et les vierges avisées. Comme en 7,24-27, seul(e) celui ou celle qui aura préparé correctement les événements au jour où ils étaient encore hypothétiques sera à même de passer sans dommage à travers ce temps de crise majeure.

Attitude insensée et jugement de Dieu

Dans tous les textes abordés, la folie qui consiste à négliger l’éthique entraîne le jugement de Dieu, qui paraît dès lors inévitable. La sentence de Mt 5,13 se termine par une menace, un avertissement solennel. Le sel qui a perdu sa saveur n’est plus bon qu’à être foulé aux pieds des hommes. En suivant la métaphore, le texte évoque une menace réelle qui pèse sur les disciples qui pourraient, le cas échéant, se retrouver dans une situation identique à ce sel jeté dehors et foulé aux pieds des hommes. Le contraste avec la saveur qui doit se dégager du sel ainsi qu’avec la lampe qui éclaire ces mêmes hommes est saisissant (Mt 5,14).

Les textes qui concluent le Sermon sur la Montagne (Mt 7,13-27) font également état d’avertissements et de menaces pesant sur la vie des disciples. Ces différentes péricopes mettent en évidence la nécessité de mettre en pratique les commandements reçus de Dieu, de pratiquer les bonnes œuvres, d’être cohérent entre le « dire » et le « faire ». C’est notamment le cas pour la péricope de Mt 7,24-27. Pour Matthieu cette parabole évoque le jugement dernier. L’usage du futur en 7,24 pour poser la comparaison qui se fait à l’aide du verbe omoiwthew (« sera semblable ») ainsi que le contenu de la parabole plaident pour cette interprétation. En effet, on comprend bien que la tempête décrit avec fracas le jugement final. De même, la conclusion de la parabole s’intéresse avant tout aux conséquences catastrophiques pour l’homme insensé. À ce moment, il n’est plus guère question de s’attarder sur les raisons qui ont abouti à cette issue fatale, contrairement à ce qui se passe pour l’homme prudent (Mt 7,25) 30 . Dans ce contexte, on comprend alors pourquoi Matthieu utilise ce vocabulaire relatif à la folie. On voit bien que, pour lui, il est plausible de se retrouver exclu du Royaume.

En Mt 25,1-13, il est également question du jugement de Dieu qui se réfère aux actes importants. Au niveau linguistique, le parallélisme avec Mt 7,24-27 se vérifie par l’usage du verbe omoiwthew (« sera semblable ») en Mt 25,1 31 . Le contexte est donc également celui du jugement eschatologique. La sentence pour le groupe des cinq vierges insensées est radicale : la porte de la noce leur est fermée (Mt 25,10), alors que dans le même temps, les cinq vierges prudentes festoient dans la salle de noce en compagnie de l’époux. On peut noter un autre élément linguistique : la requête des cinq vierges lorsqu’elles voient la porte fermée fait écho à Mt 7,21-23, la péricope qui précède immédiatement Mt 7,24-27. Elles implorent l’époux de leur ouvrir la porte en employant l’expression Kurie , kurie (« Seigneur, Seigneur ! ») qui est typique de Matthieu. Le lien ainsi posé entre Mt 7,21-23 et la conclusion de la parabole est intéressant. Tout d’abord, le texte du Sermon sur la Montagne est plus explicite que celui de la parabole au niveau éthique. Dans la réponse de Mt 7,23, Jésus précise qu’il ne connaît pas ceux qui l’implorent parce que ces derniers sont ceux « qui [commettent] l’iniquité ». Dans ce verset le verbe ergazomai (« faire », « accomplir ») fait clairement référence à l’agir et anomian (« iniquité ») signifie littéralement « sans loi » 32 . Cette conclusion constitue la pointe de la péricope, ce qui souligne une fois de plus l’importance accordée par Matthieu aux actes concrets. En Mt 7,23, ce sont donc les « sans loi » que Jésus ne va pas reconnaître au jour du jugement. L’agir est donc qualifié, mais le contenu de cette qualification n’est pas précisé directement. Que faut-il donc comprendre ? Comme Mt 7,23 prend place en conclusion du Sermon sur la Montagne, on peut y voir une allusion à Mt 5,17 et aux développements qui s’en suivent (Mt 5,21-48 notamment).

Un silence relatif

En Mt 25,11, par contre, la réponse est lapidaire et ne donne aucun élément explicatif quant au jugement donné. Le marié, à travers une formule d’autorité, se contente de signifier aux vierges insensées qu’il ne les connaît pas. La sentence est sans appel. Un événement censé être joyeux pour tout le monde devient un événement tragique pour une partie du groupe, voire pour l’ensemble du groupe.

Ce silence étonne et questionne. Matthieu laisse le lecteur dans une profonde perplexité ; il lui est difficile de donner des raisons à ce jugement. Il en est réduit à formuler des hypothèses. Pour reprendre le langage métaphorique de la parabole des dix vierges, à quoi correspond l’huile ? Pour cette dernière, les nombreuses interprétations données ne sont que conjectures 33 , tout simplement car Matthieu reste silencieux sur ce point. L’histoire de l’interprétation nous offre un excellent aperçu de l’imagination et de l’imaginaire suscités par cette parabole 34 .

Comment interpréter le silence de Matthieu lorsqu’il s’agit de donner plus de précisions sur ce contenu ? Serait-ce la seule capacité d’agir qui constituerait le critère déterminant pour Matthieu ? Faut-il comprendre que le fait d’agir dans la bonne direction soit sous-entendu, car connu de tous 35 ? Il faut laisser résonner ces questions. Le silence relatif sur le contenu de l’éthique attendue des disciples est une caractéristique de Matthieu bien mise en évidence par Christian Singer :

« C’est tout le débat du Sermon sur la montagne : il ne s’agit pas tant d’un développement sur le comment de la loi, mais sur le quoi : quel rôle la loi joue-t-elle dans ma vie plutôt que comment faire pour accomplir la loi . » 36

Même la section des antithèses (Mt 5,21-48), la plus explicite de l’évangile, se contente d’exemples caractéristiques plutôt que d’élaborer un nouveau code de lois que les disciples seraient amenés à respecter. En effet, comment faire de l’amour des ennemis – le sommet de cette section des antithèses – une loi, sans en dénaturer profondément le sens ?

Conclusion

On le voit à travers cette métaphore de la folie appliquée au disicple du Christ, l’ambition de Matthieu est de placer le croyant en état d’éveil et conscient des responsabilités nouvelles qui lui incombent. Cet état d’éveil et de prise de conscience ne correspond pas à une nouvelle législation, mais à une attitude de vie radicalement influencée par une éthique nouvelle. Ainsi, Matthieu enjoint fermement le disciple à rester fidèle à sa vocation sous peine de se renier, de devenir fou.

Cette nouveauté de vie où l’éthique joue un rôle central n’est possible que par l’action de Jésus, qui a accompli toute justice (cf. Mt 3,15). En ce sens, le disciple retiendra toujours que la condition de mise en pratique de l’éthique voulue par le Christ découlera de la relation de dépendance et d’obéissance à son maître et sauveur, telle qu’elle est décrite dans les Béatitudes qui précèdent immédiatement le texte que nous venons de méditer.

En Mt 5,9, il y a cette déclaration étonnante qui évoque pour les disciples la perspective d’être appelés « fils de Dieu » lorsqu’ils empruntent ce chemin d’obéissance à travers leurs actes, puisqu’il y est question d’être artisans de paix. Cette promesse est reprise en Mt 5,45, où Jésus invite ses disciples à aimer leurs ennemis et à prier pour eux.

Si Matthieu évite soigneusement de placer les disciples sur le même plan que Jésus aux niveaux éthique et sotériologique, il évite également de les considérer comme incapables de suivre ce chemin tracé par le Christ. Il maintient fermement ensemble la réalité faillible de l’être humain, tout en lui reconnaissant une capacité d’agir selon la justice au point de pouvoir être appelé « fils de Dieu ». Ce n’est pas rien !

« Fils de Dieu » ou atteint par la folie, le disciple se retrouve constamment à la croisée des chemins. La radicalité de l’Évangile et de la vie à la suite du Christ ne nous permet pas d’éviter cette expérience inconfortable, certes, mais ouverte sur des perspectives vraies et porteuses de sens pour éclairer le monde qui nous entoure.

David Rossé37

  1. J. Zumstein, La condition du croyant dans l’Evangile selon Matthieu , coll. OBO, n° 16, Fribourg/Göttigen, Éditions universitaires/Vandenhoeck & Ruprecht, 1977, p. 284.
  2. Par exemple, Zumstein s’intéresse aux Béatitudes (Mt 5,3-10). Il met en évidence l’originalité de Matthieu par rapport à Luc, notamment dans le fait qu’il s’applique à accentuer l’aspect éthique des Béatitudes (J. Zumstein , ibid. , p. 284-308). Christophe Paya va dans la même direction : « Les images du sel et de la lumière portent, d’une manière frappante, les conséquences des Béatitudes. Ceux et celles dont le portrait vient d’être fait (5,3-12), qui sont prêts à recevoir le royaume et à vivre de sa justice, sont le sel de la terre et la lumière du monde. » (C. Paya, Comprendre Matthieu 1-13 aujourd’hui , Charols/Vaux-sur-Seine, Excelsis/Edifac, 2013, p. 97).
  3. Voir par exemple U. Luz, Matthew 1-7 , coll. Hermeneia, Minneapolis, Fortress Press, 2007, p. 33 qui considère tout d’abord mwros comme un mot-clé spécifique à Matthieu. Ensuite, nous allons voir comment ce terme intervient en lien avec l’éthique du disciple.
  4. Avec D.A. Hagner, Matthew 1-13 , coll. WBC, vol. 33A, Grand Rapids, Zondervan, 2015, p. 117 qui souligne la vigueur du terme : « This too in that culture was much more insulting than it seems to our ears (cf Pss 14:1; 53:1; Proverbs, passim ). » Je me positionne ainsi contre Luz, op. cit. , p. 235, pour qui ce terme est somme toute assez commun : « ‘Fool’ (mwros) is a common Greek word of abuse with a nuance of disrespect, but it too has little importance. »
  5. Pour la liste complète, cf. note 7. Il faut noter également que l’hébreu nafal est aussi traduit différemment dans la LXX, par exemple dans le Ps 53,2.
  6. W. Bauer, A Greek–English Lexicon of the New Testament and Other Early Christian Literature ( BDAG), Chicago, University of Chicago Press, 2001 p. 663.
  7. Dt 32,6 ; 2 S 24,10 ; Ps 93,8 ; Es 19,11 ; Jr 5,21 ; 10,14 ; 28,17 ; Jb 16,7.
  8. Voir par exemple la traduction de Luz : « Mais si le sel devient fou, avec quoi va-t-il être salé ? » (U. Luz, op. cit. , p. 203, notre traduction). Ou celle de Davies et Allison : « Matthew and Luke agree against Mark in having mwranqhØv litteraly, ‘becomes foolish’ » (W.D. Davies et D.C. Allison, A Critical and Exegetical Commentary on The Gospel according to Saint Matthew , coll. ICC, vol. 1, Édimbourg, T. & T. Clark, 1988, p. 474.
  9. U. Luz, op. cit. , p. 206.
  10. U. Luz, ibid. , p. 206 pour le détail de l’explication, qui est assez technique.
  11. Ch. Paya, op. cit. , p. 98.
  12. Ch. Paya, ibid. , p. 98.
  13. P. Bonnard, L’évangile selon Saint Matthieu , coll. CNT, Genève, Labor et Fides, 2002, p. 59.
  14. « Matthieu compose son texte non pas en démarquant clairement les différentes sections, mais en les connectant avec des transitions. » (U. Luz, op. cit. , p. 211).
  15. Voir par exemple G. Bertram, Art. « mwros » in Theological Dictionary of the New Testament , vol. IV, Grand Rapids/London, WM.B. Eerdman, p. 838 : « The permanence of God’s gift in Christ is not dependant on men. By God’s will this gift is the salvation of the world and hence it cannot perish. […
  16. M. Luther, Commentary on the Sermon on the Mount , traduit par C. Hay, Philadelphia, Lutheran Publication Society, 1892, p. 68 = WA 32,352-353.
  17. R. Deines, Die Gerechtigkeit der Tora im Reich des Messias. Mt 5,13-10 als Schlüsseltexte der Matthäischen Theologie , Tübingen, Mohr Siebeck, 2004, p. 239. Notre traduction.
  18. Ésaïe qui se promène nu (Es 20,2-3), Jérémie qui attache des liens à son cou afin de faire tenir un joug (Jr 27,2). Il y aurait encore de nombreux autres exemples.
  19. C’est notamment le cas dans le Ps 62,3 : « Oui, il est mon rocher, mon salut, ma citadelle ; je suis presque inébranlable. » Dans les Psaumes, on retrouve de nombreuses mentions qui associent Dieu à un roc, ou à un rocher (Ps 18,3.32.47 ; 19,15 ; 31,4). On rencontre encore cette image ailleurs dans l’A.T. (Dt 32,4.15.18 ; Es 17,10).
  20. Matthieu fait notamment allusion au Ps 62 en 16,27.
  21. Bonnard continue dans la même ligne interprétative : « Cette folie ne fut pas de ne pas avoir discerné la valeur des paroles de Jésus ; au contraire, ces insensés s’en délectent spirituellement. Elle fut d’avoir écouté sans mettre en pratique. » (Bonnard, op. cit. , p. 109).
  22. En suivant notre ligne interprétative, il semble que ce soit Matthieu qui ait procédé à qualifier le comportement de l’homme, que ce soit positivement (prudent : phronimos ) ou négativement (fou : mwros ). Luc doit donc mieux conserver la forme originale de Q (cf. U. Luz, op. cit. , p. 385).
  23. On retrouve encore cette thématique avec la référence à Noé en Mt 24,37-44.
  24. « Mais enfin s’il est bon de s’abstenir des sensations coupables, si cette abstinence même donne à la virginité son nom, si de plus les bonnes œuvres, marquées par les lampes, sont sûrement dignes d’éloges, comment voyons-nous cinq vierges admises et cinq autres repoussées ? Quoi ! Cette âme est vierge, elle porte sa lampe, et elle n’entre point ! » (A. d’Hippone, Sermon 93.4 , trad. française par l’abbé Raulx, Bar-le-Duc, 1866). Consulté sur le site suivant : http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/sermons/serm93.htm . (avril 2014). Augustin, de façon fort pertinente, pousse très loin la similitude entre les vierges insensées et les vierges avisées pour aboutir à sa conclusion.
  25. Cf. notamment Mt 18,6-14 ; 22,11-14 ; 24,9-14.
  26. W. Bauer, op. cit. , p. 208.
  27. D. Marguerat, Le jugement dans l’Evangile de Matthieu , coll. Le monde de la Bible, n° 6, Genève, Labor et Fides, 1995, p. 497. Mise en italique par l’auteur. Luz va dans la même direction : « The goal of the Matthean parable is parenesis for the church » (U. Luz, Matthew 21-28 , coll. Hermeneia, Minneapolis, Fortress Press, 2005, p. 244).
  28. U. Luz, Matthew 21-28 , p. 234. Notre traduction.
  29. U. Luz, Matthew 21-28 , p. 234.
  30. Cf. U. Luz, Matthew 1-7 , p. 386-387.
  31. Omoiwthesetai se trouve trois fois dans le N.T., uniquement dans Matthieu, en 7,24 et 26 ainsi qu’en 25,1.
  32. Le débat est important et toujours ouvert pour savoir si Matthieu fait référence ici à un groupe spécifique de disciples du Christ considérés comme des antinomistes. Ce qui est sûr, par contre, c’est que Matthieu fait référence à des groupes qui existent réellement lorsqu’il évoque les faux prophètes.
  33. La plupart, néanmoins, font la part belle à l’amour. À nouveau on peut citer Augustin, s’appuyant sur… 1 Co 13 et sur une image tirée de la vie quotidienne : « ‘Quand je parlerais les langues des hommes et des Anges, si je n’ai pas la charité, je suis un airain sonnant ou une cymbale retentissante.’ La charité est donc cette voie plus élevée, et ce n’est pas sans motif qu’elle est désignée par l’huile, puisque l’huile surnage au dessus de tous les liquides. Mets dans un vase de l’eau d’abord et de l’huile ensuite : c’est l’huile qui prend le dessus. » (Saint Augustin, Sermon 93.5 , trad. française par l’abbé Raulx, Bar-le-Duc, 1866). Consulté sur le site suivant : http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/sermons/serm93.htm . (avril 2014).
  34. Cf. U. Luz, Matthew 21-28 , p. 239ss.
  35. La seule liste précise de vices dans Matthieu se trouve en 15,19.
  36. C. Singer, « L’envoi en mission comme grâce. Matthieu 28,16-20 », in Études Théologiques et Religieuses , Tome 88, Montpellier, 2013, p. 225.
  37. David Rossé est titulaire d’un master de la Faculté de Théologie de l’Université de Genève et pasteur de l’Église évangélique La Fraternelle à Nyon (Suisse)

Nicolas Farelly, Lire l’Évangile selon Jean

Farrelly_JeanNicolas Farelly, Lire l’Évangile selon Jean – en route pour la mission – Excelsis, Charols 2017, 119 pages, ISBN 978-2-7550-0314-7, € 10 ou CHF 11,50.

Nicolas Farelly est directeur de la formation au sein de la Fédération des Églises Évangéliques Baptistes de France (FEEBF), directeur de l’École Pastorale et rédacteur en chef des Cahiers de l’École Pastorale. Il est également professeur associé de Nouveau Testament à la Faculté Libre de Théologie de Vaux-sur-Seine (FLTE).

Après des études théologiques en France et aux États-Unis, il a soutenu sa thèse de doctorat à l’Université de Gloucestershire, en Angleterre, en 2009, sur « Les disciples dans l’Évangile selon Jean ». Sa thèse a été publiée (en Anglais) aux éditions Mohr-Siebeck en 2010. Auteur de plusieurs articles théologiques et exégétiques, il travaille actuellement sur un commentaire de l’Évangile selon Jean dans la série « La Bible et son message » d’Excelsis.

Ce petit livre fort bien fait est destiné à un large public intéressé par le quatrième évangile ; il se présente comme une « introduction théologique et narrative à l’Évangile selon Jean, mettant en avant quelques clefs de lecture particulièrement importantes pour aborder l’ensemble du récit de façon appropriée » (page 7). Des notes parfois étendues et, à la fin, une abondante bibliographie de cinq pages permettent au lecteur de poursuivre son étude. À la fin de chaque chapitre, on trouve des questions et thèmes de réflexion avec de la place pour fixer par écrit le fruit de ses propres cogitations.

Dans le chapitre d’introduction, l’auteur, après avoir donné un plan assez traditionnel de la structure de l’Évangile de Jean, le définit comme appartenant au genre littéraire du
bios . C’est une « christologie narrative », donc un récit croyant qu’il ne faut pas confondre avec nos biographies modernes. L’Évangile de Jean sera lu dans la perspective de la Mission confiée par le Père au Fils qu’il a
envoyé et aux disciples qui, avec l’aide du Saint-Esprit, sont appelés à poursuivre l’œuvre du Fils.

Jésus est le messie, mais d’une manière différente que les Juifs attendaient : il utilise ses pouvoirs pour le bien de ses disciples, jusqu’à donner sa vie pour eux ! Jésus est fils comme les rois d’Israël, certes, mais ce titre est aussi signe de sa divinité (1,1 et 18). Jésus a une mission : être témoin de Dieu et juge du monde dans le procès entre Dieu et les hommes (le monde). L’intrigue est de savoir si Jésus arrivera à accomplir la mission pour laquelle il a été envoyé (page 28) ; sa mort semble dire que tout est compromis, mais sa résurrection est un retournement de situation. Au cours de tout l’Évangile, Jésus forme des disciples pour qu’ils reprennent à leur compte cette mission : le Paraclet promis (Jn 14 et 16), puis donné (Jn 20,22-23) leur permettra de la réaliser.

Ensuite Farelly aborde la question des destinataires du quatrième Évangile par une question à propos d’une difficulté textuelle dans Jn 20,31 : πιστεu[σ]ητε (
pisteu[s]éte) est-il un subjonctif aoriste, avec le sigma (σ) ou un subjonctif présent sans le sigma ? Le présent indiquerait que l’évangéliste veut conforter les destinataires dans leur processus de foi, l’aoriste inviterait les destinataires à
entrer dans un processus de foi . Farelly, avec plusieurs exégètes, penche plutôt pour la première solution. Le contexte de l’Évangile paraît répondre à un besoin « interne », comme le suggère le « nous » fréquemment utilisé. Il s’agit d’encourager une communauté souffrante, exclue de la synagogue. Mais il ne rejette pas définitivement un usage missionnaire de l’Évangile.

Dieu aime l’homme et veut lui donner la Vie d’en-haut ; mais l’homme est malmené par le péché. L’Évangile de Jean met en scène un procès entre Dieu et le monde où gît le péché (57-62). Jésus, en tant
qu’envoyé , représente Dieu à ce procès ; il est la
vérité , et le jugement sera déterminé par la position que les hommes prendront par rapport à lui, la vérité ; beaucoup la rejetteront (les
Juifs, le monde ). Mais la croix qui est le point culminant de ce rejet, est en même temps celui où Jésus, désigné comme roi (Jn 19,13 et 19-22), glorifie Dieu et est glorifié en donnant la vie au monde (Jean 7,37 et 19,35). Ce procès se poursuit après la mort de Jésus : les disciples, habités par l’Esprit de vérité, continuent à apporter le témoignage de Jésus et sont en butte à la même hostilité que leur maître. L’Esprit
défend (Farelly admet aussi le sens de
Consolateur , pour l’Esprit – p. 77) les disciples qui souffrent de rejet, mais en même temps, il
confond le monde en matière de péché (Jn 16.7-11).

Dans son Évangile, Jean aide le lecteur à s’identifier aux disciples de Jésus en faisant ressortir des situations analogues vécues au temps de Jésus et à la fin du 1

er

siècle, par la communauté johannique (par exemple l’exclusion de la synagogue – Jn 9,22 ; 12,42 et 16,2). Les fameux
malentendus johanniques (quand les disciples comprennent de travers une parole de Jésus – par exemple Jn 2,19-22) ont le même but.

On a parfois pensé que Jean était un évangile sectaire, où les disciples, bien au chaud dans leur cocon d’amour, se coupaient du monde. Il n’en est rien d’après Farelly. L’amour qui est demandé aux disciples entre eux est destiné à transmettre la vie, à l’image du Père, du Fils et de l’Esprit qui s’aiment mutuellement, mais œuvrent ensemble à transmettre la vie pour sauver le monde (Jn 13,34-35 ; 17,22-23). C’est ce à quoi l’Évangile de Jean est destiné. C’est pourquoi il faut le relire. Ce petit livre qui atteint bien le but qu’il s’était fixé, nous donne vraiment envie d’en reprendre la lecture !

Alain Décoppet

Christopher Wright, Le message de Jérémie

ChrisMessage_jeremietopher Wright, Le message de Jérémie, Éditions Grâce et Vérité, Charols 2016, 536 pages, ISBN 978-2-85331-069-7, € 35 ou CHF 46.

Christopher Wright est directeur de Langham Partnership International. Il est notamment l’auteur d’une Éthique de l’Ancien Testament, de « La mission de Dieu » et de « Plus doux que le miel », un ouvrage sur comment prêcher les textes de l’Ancien Testament (Excelsis 2017).

Ce Message de Jérémie est dans la même collection et de la même façon que le Message de Josué, présenté précédemment. Les commentaires sur Jérémie en français ne sont pas si nombreux que ça pour se permettre d’ignorer celui-ci, d’autant plus que c’est, dans son genre, un bon commentaire qui sera utile à tous ceux qui désirent étudier ou enseigner ce grand prophète.

Alain Décoppet

David Firth, Le message de Josué

Message_josueDavid Firth,Le message de Josué, Éditions Grâce et Vérité, Charols 2017, 288 pages, ISBN 978-2-85331-068-0, € 18 ou CHF 20.70.

David Firth est professeur d’Ancien Testament et doyen au Trinity College de Bristol, en Grande-Bretagne. Il est l’auteur de plusieurs commentaires bibliques et de divers livres sur l’interprétation de l’Ancien Testament.

Le livre de Josué avec son récit violent de la conquête du pays de Canaan par les Israélites heurte la plupart de nos contemporains qui l’utilisent même parfois pour rejeter Dieu et la Bible. Il laisse même bien des chrétiens perplexes, tant ses valeurs leur paraissent aux antipodes de celles du Nouveau Testament.

Ces questions sont à l’arrière plan de Firth quand il rédige son commentaire. Il a prêché et enseigné Josué d’abord dans une Église, comme pasteur, puis comme professeur à ses étudiants. Il faut se débarrasser des clichés hérités de l’école du dimanche ou du catéchisme, voire des Negro Spirituals, qui glorifient Josué comme chef de guerre, surtout avec la prise de Jéricho. Ensuite, il faut écouter ce que le texte biblique dit vraiment. La perspective de son commentaire, présentée dans l’introduction, est très intéressante et à mon sens renouvelante. L’affirmation « Israël est un peuple avec un rôle missionnel, et non un peuple avec un héritage génétique » (p. 17) est une clé pour comprendre le message de Josué. On adhère au peuple de Dieu (Israël) par la foi et non en vertu d’un héritage ethnique. Firth en veut pour preuve ces deux personnages-types opposés que sont Rahab et Akan : Rahab est une prostituée (peut-être sacrée) cananéenne, qui est à cent lieues de correspondre au standard requis pour faire partie du peuple d’Israël, et pourtant elle y sera agrégée à cause de sa foi. À l’opposé, Akan, malgré son pedigree israélite impeccable, en sera retranché, parce qu’il a désobéi. Les Gabaonites (chap. 9) en donnent un autre exemple : bien qu’ils se soient alliés à Israël par ruse, ils ne seront pas massacrés et seront fidèlement inclus à Israël, parce qu’ils ne se seront pas battu contre Israël ; idem pour autres cananéens qui ne se seront pas opposés activement à Dieu et à son peuple. Firth rappelle que la terre appartient à Dieu qui a le droit de la donner à qui il veut. Quand il a appelé Abraham, dans le but que toutes les nations soient bénies en lui, il lui a promis une descendance et un pays (Gen. 12,1ss). Ce plan de donner le pays a été en quelque sorte retardé, parce que le péché des Cananéens n’était pas à son comble (Gen. 15,16).

L’auteur ne nie pas que la conquête de Canaan ait entraîné quelques massacres, mais ceux-ci sont très loin d’avoir atteint l’ampleur que leur prête une interprétation naïve du texte. Ces massacres touchaient seulement ceux qui s’opposaient en combattant contre Israël. Il faut lire correctement Josué 10-11 selon les schémas des récits antiques de conquêtes. Quand on dit qu’une ville a été détruite, cela veut dire simplement que son armée a été vaincue, mais sous-entend que la population s’était fondue dans la nature, à l’arrivée des Hébreux. Il en veut pour preuve qu’Hébron, par exemple, décrite comme entièrement détruite (Jos. 10,36-37), est offerte plus tard à Caleb qui dut la conquérir et en chasser les habitants (Jos. 15,13-14). La population n’avait donc pas été entièrement massacrée.

Dans une perspective néotestamentaire, Firth voit le livre de Josué comme une étape qui conduit à Jésus-Christ ; il nous enseigne que le jugement de Dieu existe certes, mais que Dieu est fidèle à ses promesses d’amener le salut dans le monde et qu’il est toujours possible d’en bénéficier en adhérant à son peuple par la foi.

Le commentaire est cursif, il s’attache à faire ressortir le message de Josué, comme le précise le titre. Par conséquent, on n’y trouvera pas d’analyse littéraire bien charpentée, ni d’étude lexicographique détaillée, ni même de discussion sur l’historicité du livre (seulement quelques renvois à des ouvrages sur la question). On sent que l’auteur a fait ce travail d’analyse dont les résultats apparaissent clairement dans son commentaire. Le sens de chaque chapitre étudié est bien présenté ainsi que sa place dans l’architecture de l’ensemble. Ce livre aide à appliquer le message de Josué et apporte un complément bienvenu à des commentaires exégétiques parfois desséchants. A ce titre, il rendra de précieux services à toute personne qui voudra animer des études bibliques ou apporter des prédications sur le livre de Josué.

Alain Décoppet

Collectif – Mission intégrale,

Collectif – Mission intégrale,Mission_intégraleVivre, annoncer et manifester l’Évangile, pour que le monde croie, Excelcis, Charols 2017, 276 pages, ISBN 978-2-7550-0309-3, € 23,00 ou CHF 26,45.

Auteurs : Jean-Daniel André – Laura Casorio – Philippe Fournier – Martine Fritsch – Marcel Georgel – Daniel Hillion – Chantal d’Oliveira – Christian Quartier – Michel Varton – Laurent Waghon – Evert Van de Poll – Jonathan Ward – Roger Zürcher

Le présent ouvrage fait suite au forum organisé par différentes fédérations évangéliques (Fmef, Asah, Remeef) en février 2016, sur le thème « Être, Dire et Faire : les enjeux de la mission intégrale pour Églises et œuvres chrétiennes ». Sous la direction d’Evert Van de Poll, ce recueil de témoignages, de réflexions bibliques et d’outils d’analyse propose de s’interroger sur la définition de la mission dans sa dimension holistique. Associant aussi bien les églises, les ONG chrétiennes et les organismes de mission, l’ouvrage constitue un compte-rendu étoffé des interventions des divers participants lors du forum. Il nous invite ainsi à nous interroger sur le « lien intrinsèque entre vivre l’Évangile, annoncer l’Évangile, et manifester l’Évangile. Entre vivre, dire et faire ».

L’ouvrage s’intéresse dans une première partie à l’approche théorique de la mission intégrale qui consiste « à discerner, proclamer et vivre la vérité biblique selon laquelle l’Évangile est la bonne nouvelle de Dieu, annoncée par la croix et la résurrection de Jésus-Christ pour les personnes individuellement, et pour la société, et pour la création » (Confession de foi du Cap, p. 41). Rédigés principalement par Evert Van de Poll, les quatre premiers chapitres tentent de définir le concept de mission intégrale, d’en relever les particularités par rapport à l’histoire générale de la mission, et de souligner les dichotomies persistantes dans nos églises. Bien que nous puissions apprécier le regard critique porté sur la mission, notamment dans sa conception occidentale et son opposition entre l’évangélisation et l’œuvre sociale, nous regrettons la redondance des explications et le survol rapide de certains concepts.

Dans une deuxième partie, l’ouvrage aborde la question de la mission « au près », c’est-à-dire en occident. C’est l’occasion notamment de s’interroger sur la place et la forme de l’Église actuelle et des œuvres chrétiennes dans notre société. Afin de décloisonner les approches, la parole est donnée aux jeunes quant à leurs regards sur la mission et aux défis de l’Église dans le monde. Par l’exemple, de deux œuvres chrétiennes travaillant auprès des plus démunis et des prostituées, les articles nous invitent à nous interroger sur notre rapport au monde, soulignant l’importance de la relation fraternelle plus encore que de l’évangélisation classique. Cette vision nous amène alors à considérer l’autre dans son ensemble aussi bien dans ses besoins spirituels que matériels. Si nous ne percevons pas toujours la cohérence entre les articles choisis, ceux-ci ont néanmoins le mérite de nous interroger sur notre relation à ceux qui nous entourent et notre manière de transmettre le message de l’Évangile.

Dans une troisième partie, plus restreinte, l’ouvrage relate le contexte particulier de la mission intégrale dans les pays où les chrétiens sont persécutés. S’intéressant essentiellement à l’œuvre de Portes Ouvertes, association de soutien aux églises locales en contexte de persécution, les trois interventions mentionnées ont l’avantage d’apporter une réflexion critique sur le positionnement de l’organisation, sa transition d’une mission uniquement spirituelle vers une mission intégrale et d’offrir des outils d’analyse qui s’avèrent très utiles pour engager une réflexion plus large sur des thèmes sensibles comme le prosélytisme et l’éthique d’intervention.

Dans une quatrième partie, les contributions se veulent plus réflexives sur les pratiques des œuvres humanitaires et de développement au Sud. Celles-ci abordent notamment les bases de nos approches de l’aide au Sud (les relations de dépendances, une prise en compte holistique des bénéficiaires, nos liens avec les instances politiques, etc.), ainsi que la gestion du personnel, que ce soit des volontaires, des missionnaires ou des professionnels. Si cette dernière partie permet de saisir la complexité de l’intervention des ONG chrétiennes au Sud, il est dommage de constater que certains articles manquent de référence et de clarté notamment sur des questions aussi importantes que l’impact du développement sur le temps long, les relations de dépendance et d’interdépendance. Nous aurions souhaité une approche plus ciblée, conjuguant moins d’aspects, mais abordant ces questions centrales pour les œuvres humanitaires, avec une plus grande rigueur scientifique.

Si l’ouvrage a l’ambition de dresser un portrait complet des implications que peut avoir une approche intégrale de la mission, avec un choix d’angle original traitant de la problématique « au près » et « au loin », la qualité des interventions et leurs pertinences sont parfois inégales. Néanmoins, ce recueil constitue une base de réflexion intéressante et nécessaire, afin de développer une vision commune de la mission entre église et œuvre sociales chrétiennes.

Cynthia Guignard,responsable du secteur Coopération et Développementde la Mission Évangélique Braille, à Vevey (Suisse)

Luc Ferry et Claude Capelier , La plus belle histoire de la philosophie

Ferry_capelierLuc Ferry et Claude Capelier, La plus belle histoire de la philosophie, Robert Lafont, Paris, 2014, ISBN : 2-221-13121-5, 456 pages, € 21,50 édité aussi en version Poche, en 2015, € 8,10.

Luc Ferry, est bien connu : philosophe, ancien ministre de l’Éducation nationale, est l’auteur de nombreux ouvrages, et sans doute l’un des meilleurs pédagogues en matière de philosophie. Claude Capelier qui, dans cet ouvrage, lui pose les questions, est né en 1947 à Paris. Il est agrégé de philosophie, ancien membre du Conseil national des programmes, et conseiller scientifique du Conseil d’analyse de la société.

Comment se sont forgées les idées qui sous-tendent la pensée contemporaine, marquent la politique, notre façon de vivre ? Comment en est-on arrivé à les élaborer ? Pourquoi ? C’est à autant de questions que répond Luc Ferry par cette brillante histoire de la philosophie. Il le fait avec limpidité, clarté et une grande maîtrise du sujet. Il arrive à en dégager les grands axes, sans se perdre dans les détails, tout en étant assez précis, avec parfois des détails concrets qui aident à bien saisir les enjeux des problèmes présentés. Il donne ainsi au lecteur un instrument précieux pour s’y retrouver dans ce labyrinthe des philosophes et de leurs idées.

Il divise l’histoire de la philosophie en cinq grandes périodes :

  1. la période grecque qui voit le monde comme un corps où chacun des membres (les hommes comme les dieux) ont leur place assignée. La sagesse consiste à trouver et à garder sa place assignée par le destin. (Hésiode, Platon Aristote) ;
  2. la période chrétienne qui a libéré les individus des lois, aussi bien cosmiques que religieuses, et rendu possible l’avènement de la personne libérée par Dieu du destin implacable. Ferry emprunte à Hegel une très intéressante analyse du sermon sur la Montagne qui montre que Jésus libère l’homme du carcan du légalisme pour accomplir la loi par l’esprit. (Jésus, Augustin, Thomas d’Aquin) ;
  3. l’époque des « Lumières », dont il voit un précurseur dans l’humanisme de Pic de la Mirandole (1463-1494), où l’homme, faisant table rase de tout (Descartes), s’affranchit de Dieu et se met au centre avec sa raison pour expliquer le monde et l’histoire par une succession de causes produisant leurs effets (Kant, Hegel, Marx). Le problème est que, les mêmes causes ayant les mêmes effets, on en arrive logiquement à un monde prédéterminé et délétère (le communisme en est un aboutissement – gare à ceux qui ne marchent pas dans le sens de l’histoire telle qu’elle a été comprise par la
    science historique

    ).
  4. l’époque de la déconstruction : avec Schopenhauer et Nietzsche, viennent les philosophes du soupçon qui contestent la valeur de la raison : « Il n’y a pas de faits, que des interprétations » (Nietzsche). Il faut détruire toutes les idoles qu’on s’est fabriquées pour se rassurer en expliquant le monde (elles sont des illusions). Il faut vivre pour vivre, apprendre à être réconcilié avec tout ce qui existe, donc avec le réel, sans le déguiser. Mais, poussé à son paroxysme, cela voudrait dire accepter le mal, les bourreaux, puisqu’ils existent !! De plus, la conséquence de cette approche est que, puisqu’il ne faut pas de sens aux choses, les choses tournent d’elles-mêmes sans but ; l’économie produit pour produire, au risque de polluer la terre ; la science recherche pour rechercher et est devenue capable de détruire l’humanité…
  5. l’époque de l’amour. Luc Ferry voit dans notre époque où, avec l’écologie, on commence à se préoccuper de vouloir laisser à nos enfants un monde vivable, l’émergence d’un monde marqué par l’amour du prochain.

Je ne prétends pas être un bon connaisseur de la philosophie, mais j’ai trouvé ce livre très utile pour nous repérer dans l’histoire de la pensée philosophique. Il sera utile au théologien professionnel ou amateur qui doit connaître ses présupposés conscients ou inconscients lorsqu’il lit et interprète la Bible. L’auteur présente avec sympathie les philosophes et les courants de pensée qu’ils incarnent, en montrant leurs points forts, mais aussi avec suffisamment de lucidité pour nous en faire percevoir les failles.

Une remarque cependant : si son analyse des quatre première périodes est pour moi éclairante, je reste perplexe face à sa présentation de la cinquième qui n’en est d’ailleurs qu’à ses débuts. Est-ce que c’est réellement l’amour qui émerge dans le souci, encore balbutiant, pour les générations futures ? Est-ce que vouloir tout ramener à l’homme et à sa raison, en évacuant Dieu, ne conduit-il pas à une impasse ? La raison permet-elle définitivement d’évacuer Dieu ? L’homme n’a-t-il pas d’autre moyens de le connaître ?

Alain Décoppet

Jean-René Moret, Christ, la Loi et les Alliances

Moret_Christ_loi_alliancesJean-René Moret, Christ, la Loi et les Alliances – Les lettres aux Hébreux et de Paul : regards croisés – LIT Verlag Gmh & Co. KG Wien, Zurich 2017 – 105 p. – ISBN 978-3-643-90921-3 – € 29.90 ou CHF 29.90.

Jean-René Moret est physicien (EPFL) et doctorant en théologie à l’université de Fribourg ; il est actuellement pasteur dans une Église évangélique FREE, près de Genève.

La venue de Jésus a placé l’Église primitive devant la question des institutions de l’Ancien Testament : que faire désormais de la loi, des règles cultuelles, de l’alliance ? Quelle est leur place après la venue de Jésus ? Si elles sont devenues caduques, quelle était l’intention de Dieu en les mettant en place ? Ces questions ne concernent pas seulement l’Église primitive, elles sont encore actuelles pour l’Église d’aujourd’hui. Paul et l’auteur de l’Épître aux Hébreux ont apporté chacun leur réponse. Jean-René Moret s’attèle dans ce livre à comparer ces réponses, à mettre en évidence les similitudes et les différences de leur approche

Dans un chapitre d’introduction, il présente brièvement Paul et ses épîtres pour lesquelles il suit une chronologie évangélique classique en plaçant Galates avant 1 Thessaloniciens. Il situe ensuite la composition d’Hébreux avant la destruction du second Temple dans une période de persécution qui a suivi le martyre des apôtres Pierre et Paul.

Ensuite (chapitre 2), Moret se lance dans une étude minutieuse et bien documentée des institutions de l’Ancien Testament (essentiellement la loi et l’alliance) telles que Paul les perçoit. A cet effet, il analyse particulièrement les Épîtres aux Romains et aux Galates, mais aussi les autres, quoique plus brièvement, y compris Colossiens et Éphésiens qu’il considère comme pauliniennes. Il tient compte naturellement de la « nouvelle perspective » qui a le mérite de nous aider à nous dégager des ornières creusées par Luther qui a projeté sa problématique personnelle sur la théologie de Paul. Sans y adhérer en totalité, Moret en retient, avec N. T. Wright, que le but de Dieu, en appelant Abraham, était de créer un peuple judéo-païen (p. 36) ; mais il ne pense pas, contrairement à Dunn, que les « œuvres de la loi » soient à comprendre comme un marqueur identitaire.

Pour Paul, la loi ne sauve pas et, contrairement à son but précisé en Lévitique 18.5, elle est incapable de donner la vie, à cause de la faiblesse que le péché produit en l’homme. Le rôle de la loi est provisoire, destiné à montrer aux hommes leur état de péché. Elle est impuissante à sauver : Dieu a dû intervenir pour apporter une solution : la croix (la note 148 à la page 45 appuie l’idée que ιλαστηριον (Rom. 3,25) fait allusion aux rites de Kippour). Le but de la loi est Christ (Rom. 10,4) ; elle invite à se confier (foi) en Christ pour être sauvé. Sur la base de la justification accordée à celui qui croit, l’Esprit est donné pour rendre l’homme capable de mettre en pratique la loi. Cette partie se termine par un examen à mon sens trop rapide de Philippiens 3,1-11 où il ne prend pas suffisamment en compte l’argumentation que je trouve décisive de Daniel Marguerat (dans « Paul et la loi », in « Paul, une théologie en reconstruction » pages 251ss), lorsqu’il relève que Paul qualifie d’ ordures son irréprochabilité devant la loi, alors qu’il était dans le Judaïsme. Ce texte met à mal la notion de loi telle que présentée par le tenants de la « nouvelle perspective » sur Paul.

Dans le chapitre 3, Moret aborde l’Épître aux Hébreux où il va traiter deux questions :

  1. Comment Hébreux présente-t-elle la fonction du Christ et les exigences de cet office ?
  2. Qu’est-ce que Christ accomplit pour ceux qui bénéficient de son action ?

Hébreux présente essentiellement le Christ comme Grand-prêtre : Il est solidaire de l’humanité marquée par le mal (Hébr. 2). Mais c’est un grand-prêtre parfait ; cette notion importante est bien analysée et comporte entre autres, l’idée de consécration (hébreu : « remplir la main ») pour accomplir un sacerdoce. Il est apte à rendre parfaits ceux qui ont foi en lui.

Dans le « regard croisé » qu’il jette sur les théologies de Paul et de l’Épître aux Hébreux relatives aux institutions de l’Ancien Testament, Moret aboutit à la conclusion que leurs points de vue sont « largement similaires » (p. 100). Certes, dans Hébreux la loi n’est jamais présentée comme l’instrument du péché : elle doit sa faiblesse à son imperfection. Cependant – et là Hébreux et Paul ne sont pas si éloignés que ça – si les institutions de l’ancienne alliance sont imparfaites dans l’Épître aux Hébreux, c’est parce que les prêtres sont imparfaits et mortels à cause de leurs péchés, d’où la nécessité d’un Grand Prêtre parfait et éternel

, selon l’ordre de Melchisédek, comme le fut Jésus.

Remarques générales : l’écrit de Moret est de bon niveau ; il a pris connaissance des débats récents sur la question. Un petit regret : pourquoi, alors qu’il vise un public francophone, ne cite-t-il ni Quesnel ni Aletti qui ont à mon sens apporté des contributions intéressantes au sujet de la loi chez Paul ? Mais relevons que les chapitres sont bien charpentés avec, à la fin de chacun d’eux, un résumé qui permet au lecteur de se resituer dans le développement des arguments.

Alain Décoppet

Les abus sexuels, ouvrage collectif

Abus_sexuelsAgnès Blocher – Fabrice Delommel – Lydia Jaeger – Émile Nicole – Gladys Vespasien – Peter Winter – Elvire Piaget,Les abus sexuels : Sortir de l’ombre, coll. Terre nouvelle, IBN- Excelsis, 2017, 152 pages, ISBN 978-2-7550-0308 – € 6.– ou CHF 14.95

Cet ouvrage collectif est issu d’un colloque tenu à l’Institut Biblique de Nogent. Il s’agit d’une première approche sur la question des abus sexuels sous un angle de théologie pratique. L’ouvrage comporte des réflexions bibliques (E. Nicole) et théologiques (L. Jaeger), mais aussi juridiques (F. Delommel). Deux articles se concentrent sur la manière pour l’Église d’accompagner des personnes ayant subi des abus sexuels (A. Blocher et G. Vespasien – E. Piaget), tandis qu’un témoignage traduit de l’anglais (P. Winter) parle d’abus commis au sein de l’église par un de ses employés.

Ce livre permet une très bonne sensibilisation au problème de l’abus sexuel, à sa fréquence et au besoin pour l’Église d’être consciente de cette problématique et prête à y faire face. Les regards variés permettent de se faire une bonne idée générale. Les pistes de réflexion en matière d’accompagnement et de groupes de parole sont très bonnes, et peuvent servir à mettre en place des initiatives pertinentes. Le témoignage de P. Winter montre quant à lui des dangers auxquelles l’Église fait face lorsqu’un abus est commis en son sein, et est d’autant plus pertinent qu’il met en lumière des erreurs que des chrétiens seraient tentés de commettre à cause de leurs bonnes intentions et de leurs convictions au sujet de la grâce et du pardon. En prendre connaissance peut changer pour le mieux la première réaction face à une situation grave, et cela en vaut la peine.

Le livre ne comporte pas de recettes toutes faites, et ne dit certainement pas le dernier mot sur une question difficile. Mais une lecture attentive permet d’ouvrir les yeux sur une réalité difficile, et de préparer à avoir un regard attentif.

Ce livre est une première approche, mais peu d’autres ouvrages le font et le font si bien, il a donc absolument le mérite d’exister, et c’est une lecture que l’on peut recommander à tout pasteur ainsi qu’à des personnes appelées à un ministère d’accompagnement au sein de l’Église.

Jean-René Moret

Hannes Wiher , L’évangélisation en Europe francophone et Jean-Paul Rempp , dir., Évangéliser, témoigner, s’engager

evangeliser--temoigner--s-engager--les-documents-de-reference-du-mouvement-de-lausanne.jpgHannes Wiher , L’évangélisation en Europe francophone. Charols : Excelsis, 2016. 350p. ISBN : 978-2-7550-0294-2 – € 22.–

Jean-Paul Rempp , dir., Évangéliser, témoigner, s’engager. Collection « Bibliothèque du Mouvement de Lausanne ». Charols : Excelsis, 2017. 302p. ISBN : 978-2-7550-0248-5 – € 13.–

Parmi les livres qui ont été publiés plus récemment sur le sujet de l’évangélisation, deux titres méritent tout particulièrement notre attention. Nous devons un premier ouvrage au Réseau de missiologie évangélique pour l’Europe francophone et à un ensemble de huit auteurs sous la direction de Hannes Wiher. Son étude de la situation complexe de l’Europe du XXIème siècle a pour objectifs une prise de conscience de sa spécificité ainsi qu’une réflexion théologique sur les défis auxquels fait face le témoignage chrétien dans le contexte européen. Une telle analyse revêt toute son importance quand on considère que l’accent placé par les Églises évangéliques sur les stratégies missionnaires et l’implantation d’églises nouvelles a souvent fait abstraction d’une analyse adéquate de la société européenne, et cela pour une bonne (!) raison, c’est que le chrétien évangélique moyen se pose plutôt des questions présumées d’intérêt « national » plutôt qu’ « européen ».

WiherIntégrant pour beaucoup des données sociologiques dans les réponses proposées, les questions élémentaires traitées sont du type : Qu’est-ce que l’Europe aujourd’hui ? Que croient (ou ne croient plus) les Européens et comment s’explique leur comportement vis-à-vis du message de l’Évangile ? Comment les chrétiens européens se situent-ils dans une société sécularisée et post-religieuse ? Dans quelle mesure l’Europe est-elle à la fois « postchrétienne » et « chrétienne » ? Quelles voies d’accès à l’Évangile peuvent/doivent envisager les Églises chrétiennes dans ces cas de figure ? Dans ce contexte, une réflexion intéressante est proposée tout particulièrement sur la vie du chrétien, la vie communautaire des chrétiens et la soif de liberté de nos contemporains.

On nous rappelle à juste titre que l’Europe se présente comme une mosaïque de visions du monde et de cultures (voire de sous-cultures) qu’on ne peut appréhender sans une approche interdisciplinaire (biblique, historique, psychologique, sociologique et anthropologique) dans laquelle théologie et sciences humaines apprennent à se côtoyer. La réalité grandissante des Églises issues de l’immigration ont définitivement balayé le mythe d’un modèle universaliste de type monoculturel. Aspirer à l’unité chrétienne ne pourra donc s’envisager sans comprendre les implications de la diversité… même si le caractère multiculturel ou interculturel de ces Églises ethniques ne va pas toujours de soi.

Si la deuxième partie du livre nous offre quelques considérations bibliques utiles sur l’évangélisation en général, il semblerait qu’avec les modèles proposés on finit par perdre quelque peu de vue la spécificité du contexte européen pour se concentrer sur une réflexion plus globale sur le rapport Évangile et culture. On notera que si le rôle des Églises de migrants dans l’évangélisation de l’Europe est souligné, on s’étonnera de l’absence de tout développement véritable sur la place des mouvements pentecôtistes et charismatiques en Europe francophone. Il y a bien une mention furtive des charismatiques catholiques et même un chapitre entier consacré à la démonologie. Une des explications se trouve sans doute dans le fait que dans le monde francophone européen, il existe une tendance à faire certains amalgames qui a fini par incorporer (pour l’essentiel) le pentecôtisme au sein du monde évangélique. Par ailleurs, on ne parle plus guère de pentecôtistes catholiques. Conforme à cette lecture réductrice, on ne semble pas non plus faire grand cas du fait que les Églises issues de l’immigration sont majoritairement issues de ce même pentecôtisme ou renouveau de l’Esprit. Une telle réflexion aurait pu bénéficier d’une analyse pertinente sur la théologie de l’Esprit, voire une théologie de l’expérience qui y est associée.

Dans un tout autre registre se situe l’ouvrage paru sous la direction de Jean-Paul Rempp. Celui-ci rend un énorme service au lecteur en réunissant en un seul volume tous les documents de référence du Mouvement de Lausanne. On y trouve bien entendu la Déclaration de Lausanne (avec texte intégral et guide d’étude), document fondateur datant de 1974, mais aussi le Manifeste de Manille (1989), ainsi qu’une version d’étude de l’Engagement du Cap (2010). Les trois congrès de Lausanne pour l’évangélisation du monde sont le fruit de divers processus d’écoute et de groupes de travail aux quatre coins du globe. Par-delà l’énoncé évangélique de convictions bibliques, on y trouvera un appel à l’action ayant pour but de susciter initiatives et partenariats sachant traduire une théologie de la mission qui est partagée (tout particulièrement, mais certes pas exclusivement) par le monde évangélique.

Raymond Pfister

Gwendoline Malogne-Fer et Yannick Fer, dir., Femmes et pentecôtismes

Femmes_pentecotismeGwendoline Malogne-Fer et Yannick Fer, dir., Femmes et pentecôtismes : Enjeux d’autorité et rapports de genre. Genève : Labor et Fides, 2015. 296p. ISBN : 978-2-8309-1578-5 – € 20.–

Si on reconnait aujourd’hui au pentecôtisme ses dimensions multiples et complexes, d’où l’usage approprié et justifié du pluriel, c’est parce que de nombreuses études universitaires ont examiné bon nombre d’aspects d’une réalité qui est à la fois transnationale, transculturelle et transconfessionnelle. Le présent ouvrage s’inscrit dans cette démarche par son analyse de la place des femmes dans différentes Eglises et communautés d’un pentecôtisme de type protestant. L’approche choisie met en valeur les sciences sociales, puisque la douzaine d’auteurs est composée d’anthropologues, d’ethnologues et de sociologues, associés pour la plupart à des universités ou instituts européens. Leurs contributions sont issues de journées d’études qui se sont tenues à Paris en 2012. Elles s’intéressent tout particulièrement à la (re)distribution des positions d’autorité au sein d’un mouvement qui cherche à libérer l’expression personnelle de l’individu et à favoriser une transformation sociale tout en ayant paradoxalement une représentation très normée des identités féminine et masculine. Onze chapitres permettent de comprendre comment les rapports de genre s’articulent dans divers contextes nationaux et sur plusieurs continents (Liban, Cameroun, Australie, Canada/Québec, France, Suisse, Suède, Brésil).

Les directeurs de la publication proposent une introduction autant utile que perspicace pour sensibiliser le lecteur à l’importance des enjeux épistémologiques. Les enquêtes minutieuses des différents chercheurs s’intéressent aux relations entre expériences charismatiques, conservatisme moral et conditions des femmes. Elles sont réparties en trois parties complémentaires : (1) Genre, conversion et construction de la féminité ; (2) Genre et migrations ; et (3) Le genre de l’autorité religieuse en pentecôtismes.

L’ouvrage riche en descriptions empiriques nous montre combien il faut se méfier des stéréotypes, quand bien même le modèle patriarcal peut imposer des limites sociales plus ou moins importantes, selon le contexte ecclésial et culturel, à l’encontre de l’expérience pentecôtiste chez le genre féminin. On comprendra ainsi comment les conditions d’une féminisation fluctuante du pentecôtisme sont fortement liées à une lecture normative voire fondamentaliste de la Bible. On comprend aussi pourquoi le rôle prépondérant de l’autorité masculine n’est pas toujours handicapant pour des femmes dont les rôles peuvent revêtir des parcours très différents, celui-ci pouvant aller de femme de pasteur à celui de prophétesse en passant par celui d’évangéliste ou d’enseignante, sans oublier celui de pasteur bien sûr – des ministères pouvant être exercés en couple ou non.

Malgré l’apport incontestable des diverses analyses proposées, on regrettera quand même un manque de regard critique sur les origines multiples du pentecôtisme, adoptant résolument comme entrée en matière une lecture nord-américaine protestante très standardisée, proche d’une ritualisation de l’histoire. Une approche qui serait davantage multidisciplinaire aurait pu inclure un regard historique et surtout théologique qui aurait apporté un éclairage plus compréhensif à un ouvrage par ailleurs très riche en informations et stimulant de par ses réflexions.

Raymond Pfister