Michel Onfray , Décadence

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Michel Onfray , Décadence – vie et mort du judéo-christianisme, Paris 2017, Éditeur : Flammarion, EAN13:978208138092 – 656 pages – CHF 39,20.

Avec Décadence , Michel Onfray, qu’il n’est plus besoin de présenter ici, vient de publier une trilogie intitulée « Brève encyclopédie du monde » : le premier des trois tomes, Cosmos (2015), présente une philosophie de la nature ; le troisième Sagesse (2019) est consacré à la question de l’éthique et du bonheur. Décadence, le deuxième et le seul que j’aie lu, traite de l’histoire de notre civilisation judéo-chrétienne, qui, comme toutes les autres civilisations, va connaître sa fin. Onfray essaie de comprendre pourquoi elle est arrivée maintenant au bord du gouffre… et ce qu’il voit pour après est sombre : un monde pollué, surchauffé, où seuls les plus riches et les plus débrouillards arriveront à survivre en se protégeant des éléments nuisibles à leur vie. Ce sera un monde à deux vitesses, fait d’un côté de surhommes transhumanisés, aux capacités démultipliées par l’intelligence artificielle et les robots, et, d’un autre côté, d’humanoïdes exploités comme des esclaves et utilisés éventuellement comme réservoirs pour organes de rechange !

Selon Onfray, le christianisme est la cause de tous ces malheurs. Mais avant d’aborder cette question, il me faut faire un détour pour tenter de comprendre la clef d’interprétation de son analyse qui ne m’est apparue que plus avant dans ma lecture. En fait, si j’ai bien compris, Onfray s’en prend fondamentalement au « réalisme philosophique » que le christianisme a véhiculé et transmis au monde moderne. De quoi s’agit-il ? Pour bien le comprendre, il faut remonter au Moyen-âge, à la vieille querelle des universaux entre « réalistes » et « modalistes » 1 , et même plus haut, dans l’Antiquité, puisqu’on trouve la même problématique dans la rivalité entre Platon et Antisthène, le fondateur de l’école cynique. Pour le premier, un cheval n’existerait pas sans la « chevalité » ; ce à quoi Antisthène répliqua par la formule devenue célèbre : « Je vois bien le cheval, mais je ne vois pas la chevalité ! ». Onfray voit, à juste titre, me semble-t-il, derrière le « réalisme philosophique », la cause de tous les absolutismes. En effet, si on prétend qu’une idée non évidente est une réalité, et si l’on veut que les choses de la vie deviennent conformes à cette idée, il faudra tôt ou tard recourir à la coercition pour parvenir à ses fins. C’est pourquoi les pouvoirs politiques ont soutenu les réalistes contre les nominalistes comme Guillaume d’Ockham. Dès lors, on comprend pourquoi Onfray a tendance à rejeter les philosophes des idées, comme Platon, Jean Scott Érigène, Rousseau, contre qui il lance une violente charge à cause de la sanglante révolution française dont il serait le père , mais aussi Hegel et son sens de l’histoire, une idée qui a pu donner naissance au marxisme ou au nazisme… Ces derniers penseurs ne se revendiquent certes pas du christianisme, mais ils ont sécularisé une idée absolue et, à l’instar du christianisme, ont tenté de la réaliser par la force – si ce n’est pas eux, du moins leurs héritiers spirituels. C’est pourquoi Onfray a une nette préférence pour les philosophes matérialistes comme Démocrite, Lucrèce et ceux qui leur ont emboîté le pas en faisant des brèches dans le réalisme philosophique, comme Rabelais, Montaigne, etc.

Pour lui, le christianisme est donc responsable des malheurs du monde, pour avoir repris et véhiculé le « réalisme philosophique » jusqu’à l’époque moderne. À la lumière de l’idéalisme platonicien, Onfray se lance, au début de son ouvrage, dans l’analyse de la vie de Jésus et de Paul. Il conçoit Jésus de Nazareth, dont il ne croit guère à l’existence historique, et le Royaume de Dieu, comme des idées à qui les évangélistes ont donné un corps et une réalité. À ses yeux, le plus coupable dans ce processus est Paul de Tarse qu’il accuse de tous les maux, et d’avoir voulu instaurer un ordre divin auquel il faut se soumettre. Et de rappeler Rm 13,1ss, avec son ordre de se soumettre à toute autorité instituée par Dieu : « Ce n’est pas en vain qu’elle porte le glaive ! ». À ses yeux, Paul est un frustré et un impuissant sexuel (son « écharde dans la chair »), qui par dépit avait en haine la chair, haine qu’il a voulu imposer à tous, pour que tous soient comme lui. Constantin a achevé d’instaurer cet ordre divin , en faisant du christianisme la religion d’État ! Onfray peut ainsi mettre le christianisme et l’islam qu’il présente plus loin, sur le même pied. Selon lui, la phase où Mahomet, à La Mecque, a été un prophète paisible et moral correspond au ministère de Jésus. Ensuite, il y a eu la phase de Médine, qui a son pendant chrétien avec Paul, où la religion se pense et s’organise ; enfin la phase militaire, après la conquête de La Mecque par Mahomet, où l’islam s’impose par la force – il trouve son pendant chrétien avec Constantin. Dès lors, la guerre sainte est justifiée, puis l’inquisition, les procès pour sorcellerie, etc.

Si je peux suivre Onfray dans son analyse de l’histoire à la lumière du réalisme philosophique et de ses conséquences néfastes pour notre monde, en revanche l’utilisation de cette clef de lecture est anachronique pour analyser les débuts du christianisme dont les origines se situent en milieu juif où la pensée grecque n’avait pas pénétré en profondeur : ce n’est que plus tard, en s’inculturant dans le monde gréco-romain, que l’Église a adopté les concepts de la philosophie grecque et que la clef utilisée par Onfray peut fonctionner. Mais concernant les débuts du christianisme, au premier siècle, j’ai été éberlué qu’un écrivain de cette renommée fasse preuve d’une ignorance aussi crasse à ce sujet. Pour lui, Jésus est une création de l’Église, une idée devenue réalité. Pour étayer sa thèse, il fait appel, non seulement aux évangiles canoniques, mais encore aux évangiles apocryphes, parfois très tardifs, qu’il met sur le même plan historique, sans faire aucune analyse critique de ses sources. Ses conclusions ne sont plus soutenables aujourd’hui, face aux recherches les plus récentes sur la vie de Jésus. Les critiques, même les plus sceptiques face aux Évangiles, ne doutent plus qu’il ait existé. D’ailleurs Onfray ne tient pas compte de ces travaux récents dans sa présentation ; en tout cas sa bibliographie ne mentionne pas les noms de John Paul Meier, Jens Schrötter, Daniel Marguerat et autres spécialistes reconnus de la question. Les ouvrages indiqués sont souvent anciens. Le plus récent, de Prosper Alfaric, Jésus a-t-il existé ? date de 2005, mais il s’agit d’une réédition, préfacée par Michel Onfray, d’un ouvrage remontant à 1932 ! … et je n’entrerai pas en discussion sur Paul de Tarse ! Une telle méthodologie a de quoi jeter le discrédit sur l’ensemble de ses allégations.

Mais je n’irai pas jusque là, car sa clef de lecture de l’histoire me paraît intéressante, et l’ensemble de son analyse reste malgré tout pertinente : son cri d’alarme doit être entendu. Il me fait penser à ces prophètes bibliques qui voient notre monde foncer tout droit dans le mur. Le fait que Dieu soit absent de sa vision des choses fait qu’il voit lucidement ce qui va arriver si nous continuons à faire les choses sans tenir compte de la volonté du Seigneur !

Alain Décoppet

  1. Le mot réaliste est au faux ami, car la réalité dont il est question est tout sauf réelle ; les réalistes pensent en effet que les idées ont une existence en soi (un cheval n’existe pas sans l’idée de chevalité ) ; pour les nominalistes, par contre, les noms ne sont qu’un instrument pour désigner des choses concrètes (il y a un cheval réel, par exemple, un étalon brun de douze ans qui s’appelle Floquet – mais la chevalité n’est qu’un bruit de la bouche ).

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