Amélie Nothomb, Soif

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Amélie Nothomb, Soif , Roman, Paris 2019, Éditions Albin Michel — ISNB 9782226443885 — 162 pages — € 17, 90.

Soif: un Jésus sans passion

A l’approche d’un roman, ma première question n’est évidemment pas celle de son orthodoxie. On ne demande pas à la littérature d’être docile. Au contraire, mon expérience de lecteur ne cesse de me conduire à une forme d’indocilité, et parmi les livres dans lesquels je me suis immergé, beaucoup m’ont invité dans leur présence amicale à faire un pas de côté, voire de travers, vers des rencontres, des approches et des paysages singuliers. Mais quand le sujet annoncé est Jésus, on ne peut faire semblant de partir de rien. Ni en tant que romancière, ni en tant que lecteur. Ainsi, à l’annonce de la parution de Soif, mon cœur a bondi, mes oreilles se sont dressées, et la réservation vite enregistrée auprès de la médiathèque favorite. Mais la déception est arrivée tout aussi vite à la lecture de ce dernier opus signé Amélie Nothomb. Dans un récit manquant cruellement d’intensité, au rythme souvent brisé, le lecteur trouve difficilement ses marques. Quant au sujet « Jésus », il est traité avec tant d’insouciance qu’il en devient par moment transparent. Autant dire qu’on trouvera sans doute dans Soif « à boire et à manger ».

« Mon Jésus »

Parce qu’elle en a porté le projet secrètement pendant des années, Amélie Nothomb a voulu raconter «son» Jésus, comme elle l’a confié au journal Réforme et à d’autres 1 . On ne s’attendait de toute façon pas à un ouvrage au ton exégétique prononcé : c’est la liberté de la littérature de ne pas céder a priori aux exigences de la recherche et de la précision historique. Dans Etre Chrétien, Hans Küng interroge la figure de Jésus dans la littérature. Il souligne ainsi l’utilité de celle-ci pour aider à comprendre l’évènement-Jésus. La littérature, écrit-il, « couvre les domaines de la langue et des images, qui traduisent, transposent et font comprendre l’évènement Jésus de manière neuve. Elle ouvre de nouvelles possibilités pour confronter et harmoniser nos expériences humaines avec le message de Jésus-Christ. Elle permet ce « regard neuf » qui découvre l’étrange dans le connu, et l’inexplicable dans l’habituel » 2 .

Recourant à la langue, qu’elle manie excellemment, et aux images, Amélie Nothomb assume pleinement la part de subjectivité de l’évènement-Jésus, qu’elle a voulu concentrer dans les jours de la Passion. L’auteure ne s’embarrasse pas de questions textuelles, c’est le moins qu’on puisse dire. Son « Jésus » prend les traits de l’amoureux ébloui de Marie-Madeleine, comme l’avaient écrit d’autres avant elle, . Pour autant nous ne sommes pas dans les arcanes complotistes du Da Vinci code, mais bien plutôt dans une célébration sensuelle de l’incarnation. Parti pris assumé, le rapport aux textes y est présent, mais traité ouvertement avec une distance toute subjective, bien plus que critique.

Pourquoi d’ailleurs se fier aux évangiles, puisque les évangélistes ne connaissaient pas Jésus ? « Je ne leur en veux pas, dit Jésus dans le roman, mais rien n’est plus irritant que ces gens qui, sous prétexte qu’ils nous aiment, prétendent nous connaître par cœur » 3 . Le seul, aux yeux de ce Jésus, ou mieux vaudrait dire à ceux d’Amélie Nothomb, ayant manifesté un talent d’écrivain est Jean, par conséquent « sa parole est la moins fiable » 4 . On appréciera le constat de dérision sur le 4ème évangile, et sur la littérature en un seul et même coup !

Soif n’est pas un roman sur Jésus, c’est un roman dans Jésus. Si l’on y suit les étapes de la Passion, nous ne la vivons que de l’intérieur. A aucun moment on ne perçoit l’intention de rendre compte autrement que par la voix de Jésus de ce qui se déroule. Un Jésus incrédule, moins dans le doute que dans le malentendu.

Le ton général est donné dès les premières pages qui font débarquer au procès du Christ les mariés de Cana et autres miraculés, convoqués par Pilate pour déverser leur amertume quant aux inconséquences des actes de l’accusé : des mariés critiqués pour leur manque de considération dans leur service du vin, des miraculés abandonnés à leur vie nouvelle. L’épisode fait sourire, et ne manque pas de justesse : il y en a eu, c’est certain, des déçus dans la foule qui suivait Jésus : ceux qui n’ont pas été au bénéfice d’une parole guérissante, ou des disciples qui n’ont pas tout compris tout de suite. Les évangiles comptent – et content – des miracles : on y lit aussi des appels à la prudence quant à leur sens et à leur portée.

Faire parler Jésus ?

Ce long monologue intérieur que constitue le roman pose une question importante, dûe au sujet qu’est le « cas Jésus » : dans quelle mesure, et selon quels critères peut-on faire parler Jésus ? Quelle place faire à l’imagination et à l’invention, et quelle place à l’interprétation et à la compréhension ? Le plus souvent, les écrivains l’ont approché avec une certaine distance, se sont attachés au cadre, aux témoignages de tiers 5 . Sous couvert d’une grande liberté, le choix d’Amélie Nothomb, à la suite de José Saramago 6 , s’avère être un redoutable étau enserrant le lecteur entre l’inévitable matière biblique dont on ne peut détacher la figure de Jésus, et la tension narrative sous-tendant le monologue. Monos-logos: Jésus est un homme seul devant un drame qui le dépasse, seul avec son corps souffrant, seul avec une destinée à laquelle il ne croit pas. Une solitude semblable à celle du serviteur souffrant dans les poèmes d’Esaïe, mais l’esprit de sacrifice en moins.

Il y a quand même du divin chez cet homme qui se prend à parler de ce qui viendra après lui, non sans un ton bon enfant. Jésus, plus ou moins amusé, tient des chroniques de sa postérité. Etant omniscient, il ne peut être préservé du devenir de sa personne dans l’esprit des humains ! Sur le plan littéraire, la ficelle n’est pas du meilleur effet, puisqu’elle entrave le lecteur dans un chevauchement des temps à travers des citations plus ou moins modernes. Cela n’apporte rien d’important à mon sens, et le fil du récit en est épisodiquement et inutilement brisé. Elles ne servent pas l’intention première du monologue. Celui-ci, il est vrai, finit par nous convaincre que dans Soif, c’est moins Jésus qui parle à travers Nothomb, que Nothomb qui parle à travers Jésus. Après tout, ce risque guette aussi tout croyant sincère. Mieux vaut en être averti.

Passion en contresens

Toujours est-il que Jésus n’a rien compris à son histoire, et s’est laissé totalement dépasser par la situation. Le problème n’est pas un malentendu débouchant sur quelque nœud tragique.

C’est plus grave : il s’agit d’un contre-sens, et Jésus a raison de s’en vouloir terriblement, au point de déclarer : « Je ne repense jamais à la crucifixion, ce n’était pas moi » 7 ou encore : « Je suis responsable du plus grand contresens de l’histoire, et du plus délétère » 8 .

Vu de ce monologue, la croix ne peut pas être un sujet théologique. Il n’y était pas, il ne l’a pas voulue, il ne comprend pas ce qu’on en a fait ensuite. On aurait tout de suite envie de rapprocher ce vécu des termes utilisés par Paul pour convaincre les Corinthiens du fondement de sa prédication 9 . La croix ? Un scandale, et une folie ! Mais il y a un fossé entre le langage théologique de l’apôtre Paul essayant d’expliquer le sens de la croix, et ce Jésus romancé annonçant « le plus grand contresens de l’histoire ». Les adeptes de thèmes et de versions connaissent bien la différence entre le faux-sens et le contre-sens ! Ni scandale, ni folie, tout simplement erreur. Toute théologie prétendant s’appuyer, d’une manière ou d’une autre sur la croix est délégitimée par A. Nothomb.

Ce choix assumé nous apparaît au fil des pages du roman comme un divorce entre Jésus et son père. Car dans Soif, Jésus parle de son père. Leur relation est teintée de la plus grande incompréhension, et l’incarnation est la ligne de fracture qui fait exploser la relation. Certes le père est l’amour, mais puisqu’il n’a pas de corps, il ne peut pas aimer. Jésus, lui, est incarné, mais ce n’est pas Dieu incarné, « cela sonne bancal » 10 . Aussi il ne peut y avoir de pardon de Dieu à la croix envers les hommes. Le seul pardon possible est celui que Jésus s’adresse à lui- même pour s’être laissé entraîner dans cette erreur, dans ce qui est définitivement un malentendu, malgré toutes les interprétations qui ont pu être données de la croix. Jésus est seul, l’homme est seul avec lui-même, si bien que la foi ne peut être qu’intransitive : c’est sur ces mots, à peu de choses près, que le roman s’achève.

Jésus, chantre de l’incarnation

En réalité, on passera complètement à côté de Soif en le considérant comme un roman sur la Passion. Bien plus que la Passion, son véritable sujet est à chercher dans l’incarnation. La discipline de soif mise en œuvre par le Jésus de Nothomb prend ainsi les traits d’un manifeste hédoniste chantant la louange des êtres incarnés. Vrai sujet, et sans doute aspect le plus réussi de l’ouvrage.

« Pour éprouver la soif, il faut être vivant » : tel est le leitmotiv de l’homme promis à la souffrance qui refusera d’étancher sa soif avant de quitter sa cellule, pour rester éveillé à une autre sensation que la douleur de la torture. Jusqu’au moment de dire sur le bois : « J’ai soif », seule parole véridique aux yeux de l’auteure parmi ces sept que la tradition a retenues comme paroles du Christ en croix.

L’incarnation fait littéralement descendre Dieu du ciel sur la terre. Quant au geste de boire devient une parabole de cette incarnation : « L’amour que vous éprouvez à cet instant précis pour la gorgée d’eau, c’est Dieu. Je suis celui qui arrive à éprouver cet amour pour tout ce qui existe. C’est cela être le Christ » 11 . Aucun hasard donc dans le fait que le Christ se soit incarné en Palestine, cette terre « de haute soif ».

La soif n’est-elle pas une manière de parler des attentes des humains envers Dieu, un mot d’une tonalité très spirituelle ? Le lecteur un peu familier de la Bible se trouve renvoyé à des textes qui l’évoquent, comme le Psaume 42 : « J‘ai soif de Dieu, le Dieu vivant », ou encore aux Béatitudes: «Heureux ceux qui ont faim et soif de justice, ils seront rassasiés» (Matthieu 5, 6). Versets précieux s’il en est, car il n’est rien de pire que la disparition de ce manque. Ne plus avoir soif, c’est mourir. D’ailleurs, Jésus n’a jamais pu dire (contresens, là encore) : « Celui qui boira de l’eau que je lui donnerai n’aura plus jamais soif » (Jean 4, 14), bien au contraire. Celui qui croit en ce Jésus incarné ne peut qu’être conforté dans sa soif.

Cette méditation sur la soif comme modalité de l’être est le cœur battant du roman. Les mots de l’auteure ne peuvent que résonner dans les cœurs ouverts à la vie de l’Esprit. Rien n’est pire, sans doute, dans une vie avec Dieu, que de s’imaginer comblé, rassasié, arrivé, alors qu’une foi vivante réveille toujours en nous une nouvelle soif, un nouveau désir.

L’incarnation dont la soif devient parabole constitue la principale proclamation du roman, car il y a bien proclamation, et la valeur annoncée fait figure d’absolu, avec des accents nietzschéens : « le degré d’incarnation d’un être : sa plus haute valeur » 12 , « un être incarné ne commettra jamais d’action abominable » 13 . Alors certes la dogmatique chrétienne semble bien loin, mais la fiction n’est pas dénuée de dogme pour autant. Dans un récit, sous forme de monologue, qui déçoit en de nombreux endroits par son manque d’intensité, les passages sur le corps sont les plus captivants. Les chutes sur le chemin du Golgotha, le poids de la croix, la transpiration, les jeux de regard avec Simon et Véronique : tous les sens sont requis pour approcher l’évènement, et suivre cette agonie corporelle. Tout comme les miracles étaient venus, eux aussi, du corps, de ce « pouvoir de l’écorce » qui se trouve en chacun, juste sous la peau qui le dispense. Tout cela trouve son sens dans la belle formule qu’Amélie Nothomb donne de l’amour : « L’amour est une histoire, et il faut un corps pour la raconter ».

Julien N. Petit

  1. Réforme n°3815.
  2. H. Küng, Etre chrétien , Paris, Seuil, 1978, p. 156.
  3. p. 85.
  4. p. 51.
  5. Jour de feu de René Barjavel resitue la trame évangélique dans le village de Collioure, ouLe Christ recrucifié de Nikos Kazantzakis qui, lui, le contextualise en Anatolie. D’autres auteurs partent du point de vue de figures des évangiles, commeJudas de Lanza de Vasto ou l’Evangile selon Pilate de Eric-Emmanuel Schmitt.
  6. L’Evangile selon Jésus-Christ , 1991.
  7. p. 146.
  8. p. 106.
  9. 1 Corinthiens 1, 18 et suivants.
  10. p. 150.
  11. p. 53.
  12. p. 43.
  13. p. 44.

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