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La pauvreté à la lumière de la Bible : quelques propositions dans une perspective de doctrine sociale

Le sujet de l’engagement social du chrétien et de l’Église a été l’occasion de débats passionnés parmi les évangéliques au niveau international ces dernières décennies1, mais ces controverses nous sont parvenues sous une forme atténuée en France. Bien qu’on en ait également discuté, les positions en présence ont moins polarisé (ce qui est plutôt une bonne chose), mais aussi moins intéressé (ce qui est dommage). Je voudrais ici faire quelques propositions en lien avec le sujet de la pauvreté. J’espère qu’elles pourront ouvrir des discussions pour aller plus loin.

Le pauvre Lazare et l'homme riche

Le pauvre Lazare et l’homme riche

La pauvreté à la lumière de la Bible : sens de l’expression

Comment réfléchir au sujet de la pauvreté à la lumière de la Bible ? Le sujet est souvent abordé aujourd’hui dans le cadre de la missiologie , avec des notions comme la mission intégrale ou la missio Dei . Sans discuter ici de l’intérêt ou des limites de cette approche2, je proposerai plutôt de penser à la pauvreté pour elle-même.

Une manière d’approcher la pauvreté à la lumière de la Bible consiste à examiner et à synthétiser les textes qui abordent ce thème puis à se demander comment les appliquer aux situations sociales contemporaines3. Cette démarche est pertinente à condition que l’on soit attentif au travail de discernement nécessaire pour distinguer les différentes catégories de textes bibliques qui parlent de pauvreté et pour faire la transposition du contexte original aux situations qui nous intéressent aujourd’hui.

Notre début de 21e siècle est en effet différent des temps bibliques, en particulier en raison du phénomène de la mondialisation . Comment fait-on pour appliquer un texte qui parle d’une relation personnelle proche (le pauvre couché au portail du riche dans l’histoire racontée par Jésus, Luc 16.20), à ma place au sein d’un système ultra-complexe (avec des pauvres qui souffrent des effets cumulés de milliards de gestes quotidiens dont certains sont accomplis par moi) ? Il y a certainement un rapport, mais aussi des différences.

D’autres questions se posent qui sont plus directement théologiques. Le Compendium de la doctrine sociale de l’Église (catholique) affirme que «  [l]e commandement de l’amour mutuel, qui constitue la loi de vie du peuple de Dieu , doit inspirer, purifier et élever tous les rapports humains dans la vie sociale et politique  »4(n.33). Cette thèse me paraît non seulement recevable mais également féconde et avoir eu quelques réalisations heureuses dans l’histoire, par exemple avec l’abolition de l’esclavage5, à condition que l’on sache marquer en même temps les différences qui existent entre la vie du peuple de Dieu et la vie sociale et politique. Un grand nombre de textes du Nouveau Testament consacrés aux pauvres concernent la vie de l’Église et s’ils peuvent certainement « inspirer, purifier et élever » notre action au sein de la société, ce sera dans un second temps et de manière assez dégradée. Attention au risque d’aller trop vite dans les transpositions !

Si l’on se tourne vers l’Ancien Testament, on peut relever que quand l’Écriture parle de pauvreté et de questions sociales au sein de l’Israël vétérotestamentaire, nous avons, comme Henri Blocher le met en valeur, un modèle « du plus haut intérêt » : « Dieu lui-même nous offre l’exemple d’un arrangement réaliste dans le monde pécheur, la meilleure approximation de la Justice qu’on puisse édicter au sein d’un peuple « à la nuque indocile »6. » Mais il souligne aussi que les conditions matérielles ont beaucoup changé et encore « le statut d’Israël sous l’Ancienne Alliance préparatoire » qui « n’est plus celui d’aucune nation aujourd’hui ». Le caractère typologique de certaines dispositions (par exemple du jubilé ou de la loi sur la remise des dettes) gagnerait à être davantage souligné si on veut les comprendre selon leur intention profonde7.

Traiter de la pauvreté à la lumière de la Bible peut également emprunter un chemin un peu différent et c’est ce que j’aimerais tenter dans cet article. Je partirai du présupposé selon lequel la Parole de Dieu a une autorité principielle
8
dans tous les domaines de la réalité sans exception et donc aussi dans le domaine social9, mais je ne présupposerai pas que la Bible serait une sorte de manuel de doctrine sociale répondant assez directement à toutes les questions que nous nous posons aujourd’hui. Les textes bibliques qui abordent la question de la pauvreté ont bien évidemment des enseignements à nous transmettre pour la construction d’une doctrine sociale, mais parfois moins directement que ce que nous aurions pu penser, et plutôt par déduction, par des considérations latérales par rapport aux textes ou des applications secondes.

« Inversement », pour réfléchir à la pauvreté à la lumière de la Bible, il n’y a aucune raison de se limiter aux textes qui parlent explicitement de pauvreté. C’est avec raison que, posant les fondements de la responsabilité sociale du chrétien, la Déclaration de Lausanne évoque des vérités aussi larges que notre doctrine de Dieu et de l’homme, l’amour du prochain et l’obéissance à Jésus-Christ10. Le cadre global création / chute / rédemption est particulièrement utile pour traiter de la pauvreté à la lumière de la Bible . Nous essaierons donc d’appréhender le phénomène de la pauvreté en nous demandant comment ce que la Bible dit l’éclaire et nous guide face à une réalité sombre et source de tant de souffrances.

Le phénomène de la pauvreté

Que faut-il entendre par « pauvreté » ? Une définition de dictionnaire donne : « État d’une personne qui manque de moyens matériels, d’argent ; insuffisance de ressources11. » C’est un point de départ utile, qui donne une idée de ce dont on veut parler, mais qui pose tout de suite une série de questions : quand on parle d’insuffisance de ressources, que sont des ressources « suffisantes » ? Parle-t-on des ressources suffisantes pour survivre ? Pour vivre sans souffrir de carences dans des domaines élémentaires ? Pour vivre d’une manière acceptable par rapport à une moyenne sociale admise ? De quels manques parle-t-on ? De manques « vitaux » ? Où loger la question des inégalités dans cette définition ?

Certaines approches de la pauvreté sont dites « absolues », d’autres « relatives ». Une approche absolue donne un seuil ou des critères qui permettent de dire que quelqu’un vit dans la pauvreté indépendamment de toute comparaison avec d’autres personnes. Une approche relative fixe le seuil de pauvreté par rapport à la situation d’une population donnée (par exemple les x% les moins favorisés ou les personnes qui doivent vivre avec 60% ou moins du revenu médian)12.

D’autres approches mettent l’accent sur les droits humains : pour elles, le pauvre est essentiellement un « détenteur de droits » dont certains droits, par exemple le droit à l’alimentation, ne sont pas respectés.

D’autres encore insisteront sur le fait que les pauvres sont privés de diverses possibilités d’agir, d’entreprendre, de mener des projets. L’économiste Amartya Sen utilise ainsi le terme de « capabilités » pour parler du fait qu’un individu est capable « de faire les choses qu’il a des raisons de valoriser »13.

D’autres encore essaieront des définitions plus englobantes qui prennent en compte plusieurs des aspects qui viennent d’être mentionnés. C’est le cas de ce texte que l’on trouve sur le site de l’UNESCO :

[…] La pauvreté peut être définie comme étant la condition dans laquelle se trouve un être humain qui est privé de manière durable ou chronique des ressources, des moyens, des choix, de la sécurité et du pouvoir nécessaires pour jouir d’un niveau de vie suffisant et d’autres droits civils, culturels, économiques, politiques et sociaux. (Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations Unies, 2001)14.

Relevons dans cette citation le caractère « durable » ou « chronique » de la pauvreté : on n’est pas pauvre parce que l’on souffre d’un manque, même aigu, pendant quelques heures ou quelques jours seulement.

Chacune de ces approches – et d’autres encore – a son intérêt, sa pertinence et ses limites, notamment quand il s’agit de déterminer combien de personnes sont pauvres et comment les situations de pauvreté évoluent dans le temps15. Plusieurs cherchent à établir une distinction entre pauvreté et misère / indigence ou entre pauvreté et extrême pauvreté16. Cela peut amener à combiner des approches différentes : avoir une compréhension absolue pour la définition de l’extrême pauvreté17, mais relative pour celle de la pauvreté18.

La Bible ne nous donne pas une définition de la pauvreté et ne nous amène pas non plus à trancher entre celles qui existent par ailleurs (à supposer qu’il faille le faire). Les définitions sont libres comme a bien su le dire Blaise Pascal19. Mais elles sont rarement neutres et ne présentent pas toutes le même intérêt ou la même utilité. Il me semble que la Bible attire notre attention sur certaines caractéristiques de la pauvreté : on peut souligner en particulier ce qui relève des carences dans la satisfaction des besoins de base , de la vulnérabilité face aux injustices et des relations abîmées ou brisées .

Les besoins de base

La nourriture et le vêtement peuvent servir à désigner la catégorie des « besoins de base ». L’apôtre Paul affirme nettement : « Si donc nous avons la nourriture et le vêtement, nous nous en contenterons » (1 Timothée 6.8). Lui-même n’a pas toujours eu ce minimum, comme il le souligne en rappelant aux Corinthiens qu’il s’est retrouvé à subir « faim et soif, jeûne souvent […] froid et dénuement » (2 Corinthiens 11.27). Quand Jésus, appelant ses disciples à rejeter les inquiétudes, leur dit que leur Père sait de quoi ils ont besoin, il fait allusion à ce que nous allons manger, à ce que nous allons boire ou de quoi nous allons nous vêtir (Matthieu 6.31-32). Au commencement, le Créateur pourvoit généreusement au besoin en nourriture de la créature faite en son image (Genèse 1.29) et, quand la chute est intervenue, lui procure lui-même des vêtements (Genèse 3.21).

Les questions de nourriture et de vêtement sont mentionnées dans plusieurs passages parlant de pauvreté. Jacques, évoquant une situation typique de pauvreté, décrit « un frère ou une sœur [qui] n’ont rien à se mettre et pas de quoi manger tous les jours… » (2.15). De même, le livre de Job, dans une description saisissante de la situation des pauvres parle de celui qui est « nu, privé de vêtement » et immédiatement après des « affamés… » (24.10). Dieu, qui aime l’immigré (l’une des figures bibliques du pauvre), lui donne « du pain et un manteau » (Deutéronome 10.18). Job, vantant sa justice à l’égard des pauvres du temps de sa prospérité demande : « Ma ration, l’ai-je mangée seul, sans que l’orphelin en ait eu sa part… » et encore : « Voyais-je un miséreux privé de vêtement, un indigent n’ayant pas de quoi se couvrir, sans que ses reins m’aient béni et qu’il fût réchauffé par la toison de mes brebis ? » (Job 31.17, 19-20, voir toute la section 16-23) Il réplique ainsi à Elifaz qui l’accusait d’avoir dépouillé ses frères « de leurs vêtements jusqu’à les mettre nus » et de ne pas avoir donné d’eau à l’homme épuisé, ainsi que d’avoir refusé le pain à l’affamé (22.6b-7). Le prophète Ésaïe appelant à agir à l’égard des pauvres parle de partager son pain avec l’affamé et de couvrir celui qui est nu (Ésaïe 58.7). Ézéchiel, dans les mêmes termes, décrit le juste qui « donne son pain à l’affamé » et « couvre d’un vêtement celui qui est nu » (18.7). Jean-Baptiste dit à ceux qui veulent savoir comment produire des fruits dignes de la repentance : « Si quelqu’un a deux tuniques, qu’il partage avec celui qui n’en a pas ; si quelqu’un a de quoi manger, qu’il fasse de même » (Luc 3.11).

Le pauvre souffre donc de carences dans des domaines aussi élémentaires que la nourriture et le vêtement : il s’agit là d’une vision concrète et qui correspond assez bien à ce que le sens commun comprend quand on parle de pauvreté. À ce stade, la compréhension reste plutôt « absolue » (on n’est pas pauvre parce qu’on a moins à manger que son voisin ou que la moyenne dans son pays, mais parce qu’on a faim), mais la caractérisation reste assez vague. Elle ne nous dit pas quel type de manque de nourriture ou de vêtement caractérise le pauvre : manque significatif mais supportable ou dénuement extrême. L’expression « nourriture et vêtement » peut être prise comme une synecdoque dans laquelle une partie des besoins de base de l’être humain tient lieu de l’ensemble. Quand on voit cela, on peut ajouter plusieurs considérations supplémentaires.

Si la nourriture et le vêtement servent à désigner les besoins de base de l’être humain, ils ne sont pas exactement sur le même plan. La nourriture paraît être le besoin le plus fondamental. Bien que certains textes bibliques mentionnent uniquement le vêtement, comme ce passage de Jacques qui évoque l’hypothèse qu’« un pauvre vêtu de haillons » (2.2) entre dans l’assemblée ou la disposition de l’Exode sur le vêtement du prochain pris en gage (22.25-26), la nourriture vient plus souvent au premier plan. Les récits de famine sont finalement assez nombreux (divers épisodes dans la Genèse, mais aussi dans Ruth, 2 Rois 6-7, les descriptions des Lamentations, notamment 1.11 2.11-12, 20 et jusqu’aux Actes des Apôtres, 11.27-30). Le sage demande : « … ne me donne ni indigence, ni richesse, dispense-moi seulement ma part de nourriture…. » (Proverbes 30.8) et tout croyant prie : « Donne-nous aujourd’hui le pain dont nous avons besoin… » (Matthieu 6.11) La solidarité envers le pauvre peut être résumée avec la parole suivante : « Qui a le regard bienveillant sera béni pour avoir donné de son pain au pauvre. » (Proverbes 22.9) Le pain peut représenter à lui tout seul tout ce dont nous avons réellement besoin.

Si l’on peut « réduire » le duo « nourriture et vêtement » pour ne plus parler que du pain, il faut ajouter qu’il est aussi possible d’élargir la liste des besoins de base de l’être humain. Les prolongements les plus évidents seraient de rajouter la boisson à la nourriture, comme le fait Jésus dans le sermon sur la montagne (Matthieu 6.31) et le logement au vêtement, comme le fait Ésaïe en parlant d’héberger les pauvres sans abri (58.7). Le logement est un prolongement du vêtement et sert les mêmes buts : la protection de l’intimité, mais aussi le refuge face au froid et aux intempéries. Le texte du jugement des nations en Matthieu 25, quelle que soit l’interprétation que l’on en donne (en particulier sur l’identité de « ces plus petits qui sont mes frères20 »), évoque la faim, la soif, la nudité, mais aussi la condition de l’étranger, du prisonnier et du malade. Ce texte ne parle pas uniquement de pauvreté au sens restreint du terme mais nous place bien sur le registre des besoins fondamentaux et des manques : une vie qui répond à l’intention créatrice de Dieu va avec la santé, la liberté et des relations humaines au sein d’une société. Pour les trois derniers points abordés, c’est bien l’accueil ou le fait de venir vers la personne en question qui sont soulignés (et non pas les soins, comme on aurait pu s’y attendre pour le malade).

Jusqu’où peut-on élargir la catégorie des besoins de base ? Le mandat créationnel du début de la Genèse assigne aux humains une tâche qui ne pourra être accomplie que par l’humanité toute entière : être féconds et prolifiques, remplir la terre et la dominer. Chacun a son rôle à jouer et la pauvreté entrave la participation au mandat commun, non seulement quand le minimum vital manque, mais aussi quand les conditions pour mener une vie « normale »21, insérée dans une société humaine, ne sont pas réunies. C’est pour cela que, dans le contexte d’une société agraire comme l’était l’Israël de l’Ancien Testament, Dieu avait voulu que chaque famille ait accès à la terre. Ron Sider a suggéré de manière très intéressante que ce qui correspond à une telle disposition dans de nombreux contextes aujourd’hui serait d’assurer le droit à l’éducation pour tous – car l’éducation dans une société mondialisée remplit un rôle analogue à l’accès à la terre dans une société agraire : la possibilité de pourvoir à ses besoins et à ceux des siens par la création de richesse22.

Nous ferons donc bien de rajouter quelques éléments au seul couple « nourriture et vêtement » en tenant compte de la diversité des contextes. Il y a un élément de vérité dans les définitions plus relatives ou contextuelles de la pauvreté. Il est même légitime, comme on l’a fait dans une théologie chrétienne classique (tant thomiste que calviniste), de distinguer différents états de vie qui ont des exigences différentes : on ne définira pas de la même manière ce qui est un manque pour un roi et ce qui l’est pour un artisan23. Ce qui complique considérablement l’analyse aujourd’hui est la disparité énorme qui coexiste entre les états de vie sur la surface de notre globe.

Et pourtant… il faut immédiatement avertir du danger à aller trop loin sur la route des définitions relatives. La parole de l’apôtre Paul sur le fait de se contenter de la nourriture et du vêtement (1 Timothée 6.8) évoque à l’évidence des conditions de vie assez minimales – mais qui semblent suffisantes pour ne pas être considérées comme méritant le nom de pauvreté.

Une dernière question se pose concernant les manques dont souffrent ceux qui vivent dans la pauvreté : j’ai beaucoup parlé des besoins de base de l’être humain mais peu de la question de l’argent. Qu’en est-il de ce sujet ? Je ne suis pas sûr que la Bible en parle tant que cela pour nous aider à cerner la nature de la pauvreté. Dans un article très intéressant, Jacques E. Blocher insiste sur la distinction à faire entre l’argent et la richesse24. L’argent n’est « qu’ »un moyen (d’échange) pour obtenir des biens qui sont, eux, la véritable richesse. Si cette perspective est juste, comme je serais prêt à le dire, le fait de posséder peu ou pas d’argent n’est pas à soi seul une condition suffisante pour être pauvre : cela ne le devient qu’à partir du moment où ce manque d’argent empêche de se procurer nourriture et vêtement (c’est-à-dire de satisfaire à ses besoins de base) et empêchent la vie « normale » dans son contexte social. Dans la plupart des cas aujourd’hui, pauvreté et manque d’argent sont de fait indissociables. Mais une distinction conceptuelle subsiste et les définitions de la pauvreté qui se réfèrent uniquement au revenu monétaire risquent toujours d’appauvrir (!) la compréhension de ce que l’on vise quand on combat la pauvreté25.

Les injustices

Outre le sujet des carences dans la satisfaction des besoins de base, la Bible mentionne à de nombreuses reprises les injustices dont les pauvres sont régulièrement victimes. Mentionnons ici quelques textes à titre d’échantillon : il ne serait pas possible d’indiquer tous les passages pertinents.

Le 24e chapitre de Job (versets 2-12) donne une description détaillée des injustices dont souffrent les plus démunis : il parle de bornes déplacées (c’est-à-dire des limites de la propriété qui sont élargies aux dépens du voisin qui n’a pas les moyens de se défendre), du bœuf de la veuve retenu en gage, de l’âne des orphelins qui est emmené ; de personnes qui ont un travail harassant mais qui ne peuvent pas vivre dignement du fruit de leur travail. Job embarque ces constatations dans la défense de sa propre cause (il n’est pas clair qu’il s’intéresse au sujet de la pauvreté en tant que tel !), mais le tableau qu’il brosse n’en est pas moins saisissant et instructif. Il semble toujours très actuel.

La loi de Moïse met en place toute une série de dispositions pour protéger les pauvres26. Elles devaient restreindre la tendance du fort à abuser des avantages que lui donnait sa position. Les prophètes dénoncent régulièrement l’oppression des pauvres. Dieu ne supporte pas le fait qu’un culte formellement impeccable, voire grandiose, se conjugue avec l’oppression du prochain (Ésaïe 1.10-20). Une manière injuste de vivre le travail et le commerce, qui se fait notamment aux dépens des pauvres, reçoit des reproches cinglants du prophète Amos (8.4-10).

L’importance du souci de la justice en rapport avec la situation de ceux qui vivent dans la pauvreté est encore souligné par des affirmations et des injonctions positives : le Deutéronome souligne que Dieu donne du pain et un manteau à l’émigré et qu’il rend justice à l’orphelin et à la veuve (10.17-18). Ésaïe, dans le passage qui parle de partager son pain avec l’affamé, enjoint de dénouer les liens provenant de la méchanceté et de détacher les courroies du joug (58.6) et ailleurs de faire droit à l’orphelin et de prendre la défense de la veuve (1.17). La responsabilité de ceux qui sont en situation d’autorité politique et judiciaire (les deux sont moins dissociées dans la Bible que dans nos démocraties contemporaines) d’ouvrir la bouche au service du muet, pour la cause de tous les vaincus du sort, de juger avec équité et de défendre la cause des humbles et des pauvres, est fortement affirmée (Proverbes 31.8-9, texte qui s’adresse à un certain roi Lemouël, probablement hors du contexte d’Israël). L’ensemble de la société judéenne (roi, serviteurs du roi et peuple) est interpellé en ces termes : « Défendez le droit et la justice, délivrez le spolié de la main de l’exploiteur, n’opprimez pas, ne maltraitez pas l’immigré, l’orphelin et la veuve, ne répandez pas de sang innocent en ce lieu ! » (Jérémie 22.2-3).

Dans le Nouveau Testament, l’épître de Jacques tonne contre les riches qui ont frustré de leur salaire les ouvriers agricoles qu’ils avaient employés (5.1-6) et Jésus annonce une condamnation « particulièrement sévère » aux scribes qui « dévorent les maisons des veuves » tout en donnant l’apparence de la piété (Luc 20.45-47). La description de la Babylone d’Apocalypse 18 implique aussi le sujet des injustices sociales.

Les pauvres se retrouvent donc souvent dans la situation d’être opprimés. Le trait est relevé suffisamment souvent pour être fortement affirmé dans l’élucidation de la nature de la pauvreté. Plusieurs questions difficiles se posent néanmoins.

La première question est celle de savoir comment on définit justice et injustice. Le sujet est explosif parce que le sens du juste et de l’injuste est en chacun de nous à la fois viscéral, implanté en nous par notre Créateur et déformé par le péché et par notre parcours de vie. Il faudra se contenter ici d’indications très schématiques27.

Le Deutéronome déclare : « Pour nous la justice sera d’observer et de mettre en pratique tous ces commandements devant l’Éternel, notre Dieu, comme il nous l’a commandé. » (Deutéronome 6.25) Je propose de dire que la justice, c’est la satisfaction des exigences de la loi de Dieu
28
. Puisque la loi nous commande d’aimer notre prochain comme nous-même, donner son pain à l’affamé est affaire de justice – c’est pourquoi cela rentre dans la description du juste en Ézéchiel 18.5-9 – et l’égoïsme est une forme d’injustice dont le pauvre fait les frais.

Le langage de la justice nous place naturellement dans l’univers du tribunal . Une situation d’injustice typique subie par le pauvre, dans une perspective biblique, est celle qui se déroule dans ce contexte-là. Dans la parabole du juge inique, Jésus nous parle d’une veuve qui demande justice de son adversaire (Luc 18.1-8). C’est à la porte de la ville, c’est-à-dire au lieu où se rendait la justice29, que les pauvres sont déboutés dans Amos 5.12 (la TOB n’utilise d’ailleurs même pas le mot « porte » contrairement à la Bible à la Colombe , et met directement : « tribunal »). La loi de Moïse avertit contre la tentation de porter atteinte au droit du pauvre dans son procès (Exode 23.6). L’une des pires injustices possibles est celle qui consiste à tordre la loi elle-même, la norme, pour opprimer le pauvre (cf. Ésaïe 10.1-2, Psaume 94.20).

On peut transposer la caractérisation générale de la justice en affirmant que la justice sociale, définie dans une perspective biblique, consistera dans la satisfaction des exigences de la loi de Dieu pour la vie humaine en société. Mais une distinction doit immédiatement être introduite entre l’intention créatrice de Dieu pour l’humanité et l’adaptation nécessaire pour rendre la vie possible dans un monde corrompu. La justice que nous cherchons à faire prévaloir dans notre société et la justice que les autorités politiques et judiciaires ont pour vocation de promouvoir n’est pas la justice sociale au sens plein du terme : les efforts pour instaurer le Royaume de Dieu sur la terre sont non seulement futiles, mais dangereux. Nous ne pouvons pas faire autrement que de chercher à faire toujours mieux tout en tolérant une certaine mesure d’injustice (encadrée si possible)30. La loi civile de l’Ancien Testament nous donne un tel modèle de législation faite pour des pécheurs. Émile Nicole a su montrer comment les dispositions en faveur des pauvres se conjuguent à l’absence totale, voire brutale, de toute perspective utopique31.

Une deuxième question qu’il nous faut aborder est celle de savoir si l’injustice est une composante essentielle de la pauvreté. Autrement dit : faut-il penser que tous les pauvres sont nécessairement victimes d’injustice, voire que la pauvreté elle-même serait une injustice ?

Exode 23.3 enjoint de ne pas favoriser un faible (ou un indigent) dans son procès. Cette parole surprenante, mais combien profonde, montre l’importance de rappeler un principe d’ impartialité (cf. aussi Lévitique 19.15) : le pauvre n’a pas toujours raison et on ne doit pas systématiquement lui donner l’avantage. Il n’est pas toujours victime de l’injustice dans tous les cas.

Contrairement au riche, le pauvre n’est généralement pas en mesure de faire un cadeau au juge, de lui donner un pot-de-vin. Mais il n’y a pas que les présents qui peuvent faire dévier la sentence dans un tribunal. Dans son commentaire sur Exode 23.3, Calvin évoque entre autres cas :

  • Une «  compassion mal placée » envers un pauvre qui serait coupable, compassion dont la tentation est d’autant plus dangereuse qu’elle peut se couvrir de l’apparence de la vertu (ça « fait bien » de se mettre du côté de la veuve et de l’orphelin).
  • Le fait de céder devant la ténacité et les lamentations des pauvres – même si ceux-ci sont dans leur tort
    32 .

Il vaut donc mieux dire, je crois, que la pauvreté rend toujours vulnérable à l’injustice. Mais elle ne rend pas les hommes bons ou saints. Comme le dit Henri Blocher, l’homme pèche tant qu’il peut33. Le réalisme de la vision biblique du péché doit nous amener à nous attendre à ce que les pauvres se rendent aux aussi coupables d’injustices s’ils en ont la possibilité. Mais précisément parce qu’ils ont moins de possibilités de ce genre, nous pouvons penser que les pauvres courent tous ou presque un risque plus élevé que la moyenne des humains de subir des injustices. En cas de problème, ils auront souvent plus de mal que les autres à faire valoir leurs droits.

Mais peut-on dire, de façon plus globale, que la pauvreté est elle-même une injustice ? Si l’on affirme que la justice est la satisfaction des exigences de la loi de Dieu, il me semble qu’il faut souligner que ce que la loi de Dieu commande c’est que notre cœur

soit disposé d’une certaine façon (l’amour de Dieu et du prochain) et que nous agissions d’une certaine façon (au sein du « territoire » balisé par les commandements divins). De cela découleront des conséquences (heureuses ou malheureuses) et des situations (pour nous et pour les autres), y compris parfois la pauvreté ou la disparation de certaines situations de pauvreté. Notre responsabilité concerne d’abord ce que nous faisons et l’orientation de notre cœur et beaucoup moins directement (voire pas du tout, dans certains cas) la situation dans laquelle nous vivons. La loi de Moïse disait, en substance : pratiquez la justice, c’est-à-dire obéissez à ma loi, et il n’y aura pas de pauvreté (cf. Deutéronome 15.1-11). Elle ne disait jamais : éradiquez la pauvreté car c’est cela que veut dire pratiquer la justice ! On peut donc dire qu’une société où règnerait une justice parfaite (les nouveaux cieux et la nouvelle terre où la justice habitera – 2 Pierre 3.13) serait sans pauvreté. Mais dire que la pauvreté est une injustice ressemble à un raccourci ou en tout cas à un usage dérivé ou par extension du mot « injustice ».

Les relations

Si l’on veut approfondir le sujet de la pauvreté à la lumière de la Bible, je crois qu’il est intéressant de relever l’expression toute faite et bien connue « la veuve et l’orphelin », à laquelle s’ajoute parfois l’« émigré » ou l’« immigrant ». Il me semble qu’il s’agit là encore de désigner un tout (l’ensemble des pauvres) en nommant une partie de ce tout (les veuves et les orphelins), même si la synecdoque est sans doute un peu moins évidente que pour l’expression « nourriture et vêtement ».

Les textes qui utilisent ces termes sont nombreux. Ils se situent essentiellement dans l’Ancien Testament, mais Jacques affirme aussi que « [l]a religion pure et sans tâche, devant Dieu le Père, la voici : visiter les orphelins et les veuves dans leur détresse ; se garder des souillures du monde pour ne pas se souiller34 » (1.27) et porte une attention particulière à la situation des veuves à l’intérieur de l’Église (cf. Actes 6.1-7 ; 1 Timothée 5.3-16)35. Le Psaume 68 affirme que Dieu est « Père des orphelins, justicier des veuves » (verset 6) Ce texte est d’autant plus intéressant qu’il est assez rare que Dieu soit appelé « Père » dans l’Ancien Testament. En Deutéronome 24.17-22 la triade veuve / orphelin / émigré apparaît quatre fois. Certains textes ajoutent le lévite (Deutéronome 14.29) ou le pauvre (Zacharie 7.10)36.

Cette expression nous dit certes quelque chose sur qui étaient les pauvres aux temps bibliques. Il n’est pas impossible que, dans un autre contexte, la majorité des pauvres se trouvent dans des situations différentes. Mais considérer ces trois catégories de personnes nous fait aussi faire un pas supplémentaire dans notre compréhension de la pauvreté. Il ne s’agit plus tant de contribuer à la définition de la pauvreté, mais plutôt de décrire quels types de personnes sont les pauvres, de comprendre qui est susceptible de devenir pauvre et comment la pauvreté peut s’installer. Savoir quelque chose des causes peut nous guider dans la recherche des remèdes .

La veuve, l’orphelin et l’émigré sont des personnes pour lesquelles une relation clé a été abîmée ou brisée37. La veuve a perdu son mari ; l’orphelin a perdu son père ; l’émigré est isolé par rapport à la communauté dont il est originaire. La rupture des relations peut conduire à la pauvreté ; tout comme la pauvreté renforce l’isolement.

Certains versets des Proverbes permettent de prolonger la réflexion : « La richesse multiplie le nombre des amis, mais le faible est coupé même de son ami. » (19.4) « Tous ses frères détestent l’indigent, à plus forte raison ses amis s’éloignent-ils de lui. Tandis qu’il poursuit ses discours, ils ne sont plus là ! » (19.7)

Il est donc intéressant de noter que le pauvre est atteint non seulement dans ses besoins physiques (nourriture et vêtement), mais aussi dans ses besoins relationnels. Fragilisés et atteints dans les relations humaines et sociales qui contribuent tant à la stabilité d’une vie, les pauvres ne sont pas en mesure de rentrer dans les rapports de « donnant-donnant » qui caractérisent bien plus que nous ne l’admettons parfois les réalités humaines. Jésus souligne cet aspect de la pauvreté lorsqu’il dit :

« Quand tu donnes un déjeuner ou un dîner, n’invite pas tes amis, ni tes frères, ni tes parents, ni de riches voisins, sinon eux aussi t’inviteront en retour, et cela te sera rendu. Au contraire, quand tu donnes un festin, invite des pauvres, des estropiés, des boiteux, des aveugles, et tu seras heureux parce qu’ils n’ont pas de quoi te rendre : en effet, cela te sera rendu à la résurrection des justes. »

(Luc 14.12-14) Cela ne signifie pas que les pauvres n’ont rien à apporter dans des relations personnelles ou pour la construction de la société ou de l’Église (cf. Ecclésiaste 9.13-16), mais que ce qu’ils peuvent apporter n’est pas « socialement équivalent » à ce que des personnes riches – ou en tout cas qui ne sont pas pauvres – peuvent donner.

L’isolement explique la vulnérabilité à l’injustice et l’enfermement dans un cercle vicieux de pauvreté. Il peut empêcher d’accéder aux moyens de gagner sa vie, comme on peut le voir dans l’histoire de la veuve secourue par Élisée (cf. 2 Rois 4.1-7). C’est ce qui explique l’importance de la loi du jubilé qui redonnait à chacun les moyens de produire ce dont il avait besoin avec sa famille (Lévitique 25.8-17).

Le cadre d’un monde déchu

Jusqu’à présent, nous avons cherché à éclairer le phénomène de la pauvreté en relevant certaines caractéristiques des textes bibliques qui touchent le sujet : le couple « nourriture et vêtement » ; la mention récurrente des injustices auxquelles les pauvres sont exposés ; l’expression « la veuve, l’orphelin et l’émigré ».

Le cadre biblique global, souvent présenté à l’aide de la triade création / chute / rédemption38, jette lui aussi une lumière sur la réalité de la pauvreté. C’est sur l’arrière-plan de ce que l’Écriture nous dit d’un monde déchu qu’il faut l’appréhender.

La Bible raconte comment, au commencement, Dieu a créé toutes choses et affirme que tout était bon à l’extrême (cf. Genèse 1.31). Dans Genèse 1 et 2, on ne trouve pas de trace de pauvreté. Le lecteur retire plutôt une impression d’abondance dans laquelle l’ensemble des besoins humains sont pleinement satisfaits. C’est cela l’intention créatrice de Dieu pour l’humanité.

La désobéissance des humains au commandement de Dieu a introduit dans le monde une situation profondément anormale . Le théologien Auguste Lecerf utilisait l’expression « anormalisme » pour caractériser la vision biblique du monde39. Ni les humains, ni la société, ni la création ne « fonctionnent » comme ils le devraient aujourd’hui. Il s’agit de beaucoup plus que d’un dysfonctionnement, même grave, que l’on pourrait régler avec le temps ou par des efforts (réformistes ou révolutionnaires). Cet état subsistera jusqu’à l’intervention finale du Christ.

L’apôtre Paul dit que la création a été soumise à la vanité (Romains 8.20 – il me semble sous-entendu que c’est Dieu qui l’y a soumise suite au péché originel). L’être humain a été créé pour une relation harmonieuse avec son Dieu et avec son prochain et pour trouver une place au sein de la société et en relation avec la terre. Tout cela a été atteint par la chute comme les chapitres 3 et suivants de la Genèse le montrent : l’homme se cache devant son Dieu (3.8) ; les relations entre l’homme et la femme ou entre les frères sont marqués par la tension, jusqu’au meurtre (3.12, 16 ; 4.3-8) ; la société humaine se corrompt et se remplit de violence (6.5, 11 ; cf. 8.21 ; 9.2, 5-7) ; il devient plus difficile pour l’homme de réussir à satisfaire ses besoins de base : la terre produit des chardons et des broussailles (3.17-19). Derrière les malheurs de Job – un riche ayant tout perdu – la Bible nous apprend même à voir l’action d’une puissance personnelle mauvaise (voir Job 1-2). C’est dans ce tableau général que l’on peut inscrire les différents « ingrédients » de la pauvreté dont nous avons parlé : les carences dans la satisfaction des besoins de base, les injustices et les ruptures de relations qui caractérisent la situation de la veuve, de l’orphelin et de l’émigré.

Cependant il faut aussi ajouter que Dieu limite les dégâts consécutifs à la chute. Il pose un cadre qui rend la vie humaine possible (cf. Genèse 8.21-22), et continue à faire du bien à tout ce qu’il a créé (cf. Psaume 145.9). Jésus souligne qu’il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons et tomber la pluie sur les justes et sur les injustes (Matthieu 5.45) et Paul qu’il ne manque pas de témoigner sa bienfaisance aux nations en envoyant aux humains du ciel pluies et saisons fertiles, et même en comblant de nourriture et de satisfaction le cœur de personnes qui lui tournent le dos (Actes 14.16-17). C’est à cette action de grâce commune qu’il convient de rapporter toutes les bonnes choses qui subsistent dans un monde déchu et qui devraient inciter ceux qui ont plus à se conduire de façon solidaire et juste à l’égard de ceux qui possèdent moins40.

S’il faut inscrire la réalité de la pauvreté dans le cadre d’un monde déchu, il est nécessaire de souligner que le lien entre péché et pauvreté est global et complexe . L’expression « monde déchu » plante le décor et permet de poser quelques points de repère, mais il serait très naïf de penser que, pour une situation de pauvreté donnée, on pourrait trouver dans tous les cas « le » péché unique qui en est la cause directe : que ce soit le péché des riches, des puissants, des gouvernants ou celui des pauvres ou encore celui du diable. Même le péché originel ne conduit à la pauvreté que via tout un circuit de conséquences imbriquées les unes dans les autres – si la chose était directe et automatique, nous serions tous pauvres parce que tous pécheurs et marqués par le péché originel ! Face à la question des causes de la pauvreté, la Bible nous apprend à résister aux généralisations simplistes et aux réponses trop rapides.

Pistes d’assimilation

L’enseignement biblique jette une lumière sur ce phénomène si sombre qu’est la pauvreté. Il ne se substitue pas aux analyses des spécialistes ou des professionnels de l’action sociale, de l’aide humanitaire, du développement ou du plaidoyer. Mais il est susceptible de guider celui qui le reçoit sur le chemin d’une réponse chrétienne à la pauvreté. Contentons-nous de suggérer rapidement quelques pistes en reprenant les éléments que nous avons passés en revue, mais dans un ordre inversé.

Sur le cadre biblique global d’abord : j’ai utilisé l’expression « monde déchu ». Mais si nous voulons nous situer face à la détresse humaine, il faudra préciser : « monde déchu pour lequel Dieu a un avenir  ». La grâce commune est déjà tournée vers Jésus-Christ car elle est ordonnée à la grâce du salut. Dès Genèse 3, l’histoire humaine est orientée par la promesse de la délivrance. C’est en considération de son œuvre que Dieu préserve le monde. Grâce à Jésus, notre vie peut être placée toute entière – c’est-à-dire aussi dans sa dimension de responsabilité sociale – sous le signe de l’ espérance .

Nous vivons dans une situation anormale et il serait illusoire de penser que nous serions en mesure de rétablir la situation « normale » du commencement, le paradis perdu, en y mettant suffisamment d’argent et de moyens ou même de passion, de foi et d’amour. Et pourtant , parce que Dieu est vraiment bon et que Jésus est vraiment venu, il faut dire non seulement qu’il est toujours bien d’aimer son prochain, de pratiquer la justice, d’aimer la miséricorde, de faire pour les humains ce que nous voudrions qu’ils fassent pour nous, mais aussi que cela en vaut toujours la peine . Dans le présent ou dans l’avenir41, Dieu fera porter du fruit à ce que nous faisons pour lui.

Nous avons naturellement tendance à osciller entre une confiance exagérée entre ce que nous pouvons accomplir (à titre individuel, collectivement ou via l’État) et un cynisme désabusé, désengagé, voire paresseux, mais la Bible voudrait nous débarrasser de nos utopies tout en nous remplissant d’espérance. Il est bon de rappeler ici les mots de la Déclaration de Lausanne  :

… nous rejetons, comme rêve orgueilleux et présomptueux, l’idée que l’homme puisse jamais édifier sur terre un règne de paix et de bonheur. Nous croyons que Dieu rendra parfait son royaume et, avec un ardent désir, nous attendons ce jour ainsi que les nouveaux cieux et la nouvelle terre où la justice habitera et où Dieu règnera pour toujours. Entre-temps, nous nous consacrons de nouveau au service du Christ et à celui des hommes, en nous soumettant avec joie à son autorité sur nos vies tout entières42.

Plutôt que « changer le monde dès aujourd’hui », la Bible nous invite dans le présent à servir en attendant Jésus.

L’importance des relations abîmées et brisées dans le phénomène de la pauvreté nous dit quelque chose sur la manière d’agir face à la pauvreté. Si l’on peut caractériser la pauvreté en termes de carences dans la satisfaction des besoins de base, cela ne signifie pas pour autant que l’on peut régler le problème en se contentant de fournir des biens matériels manquants ou d’ injecter de l’argent . Steve Corbett et Brian Fikkert ont écrit un livre intitulé de façon significative Quand aider fait du tort . Sans valider l’ensemble de leurs analyses, nous aurions intérêt à nous laisser interpeller par leur message. Ils arguent que la restauration des relations fait partie de l’essence de la réduction de la pauvreté43et combattent vigoureusement le paternalisme consistant à faire pour les autres ce qu’ils sont capables de faire pour eux-mêmes44. S’il est des situations où il faut se contenter de l’assistance, sur le long terme, le mot d’ordre serait plutôt de fortifier le faible (cf. Ézéchiel 34.4 et 16). Tim Chester affirme :

« Faire reprendre des forces aux faibles », cette formule résume bien ce que représente une bonne action sociale. L’engagement social ne peut se réduire à fournir des biens et des services aux démunis. On peut parler d’œuvre sociale réussie quand les pauvres ont les moyens de faire des choix et d’induire des changements45.

Cette manière de voir les choses rejoint partiellement, après un détour, certaines des propositions présentées plus haut comme celle d’Amartya Sen sur les « capabilités ».

La démarche décrite par Tim Chester demande une implication personnelle approfondie avec ceux qui vivent dans la pauvreté pour leur permettre de trouver pleinement leur place dans la société humaine. Elle demande du temps, d’être prêt à cheminer avec les pauvres, et parfois d’échouer. Toutes les situations de détresse ne peuvent pas être redressées ici-bas. Mais certaines le peuvent : cela vaut donc la peine d’essayer !

L’accent biblique sur les injustices en rapport avec la situation de ceux qui vivent dans la pauvreté devrait nous faire réfléchir dans trois directions au moins.

Tout d’abord, chacun peut réfléchir à la question de l’injustice dans sa vie personnelle. Nous nous retrouvons tous, à un moment ou à un autre, dans une situation de force face à quelqu’un de plus faible que nous – et il arrivera probablement parfois qu’il s’agisse d’une personne en situation de pauvreté. Le livre des Proverbes avertit implicitement contre la dureté de la réponse du riche au pauvre (18.23) et explicitement contre le fait de refuser de faire du bien à qui en a besoin quand on peut le faire (3.27). La générosité est une question de justice46et c’est sans doute à ce niveau que nous péchons le plus souvent.

Nous pouvons ensuite réfléchir au problème de notre participation à un système injuste dont les pauvres font souvent les frais. Ici la question se fait beaucoup plus complexe. La Bible a quelque chose à dire sur le mal systémique (cf. la figure de Babel / Babylone, de la Genèse à l’Apocalypse), mais transposer des textes (comme Ésaïe 58 par exemple) qui parlent d’injustices dans les relations personnelles à des situations d’injustices systémiques demande plus que du doigté : une attention aux effets de seuil qui atténuent (voire exténuent) la responsabilité. Même ceux qui utilisent l’expression contestée (et contestable47) de « péché structurel » sentent bien qu’il y a une différence entre le fait de maltraiter son employé et celui d’acheter un produit qui est arrivé dans notre magasin en suivant une longue chaîne dans laquelle des choses mauvaises, voire abominables, se sont produites48 : dans le premier cas, je suis directement responsable. Qu’en est-il dans le deuxième ?

Je propose de dire que le seul fait de participer à un système mauvais ne suffit pas à nous rendre coupables ou complices personnellement : c’est le discernement de la vocation de chacun (qui peut varier considérablement d’une personne à l’autre – il suffit de penser à la différence entre un enfant et un président de la république !) qui va déterminer le rôle que nous avons à jouer et la responsabilité qu’il nous faut assumer au sein des structures dans lesquelles nous sommes insérés. Il faut être conscient du fait que sur ce sujet des différences d’analyse considérables risquent de se présenter parmi les chrétiens49.

Nous pouvons enfin élargir la réflexion sur les injustices à partir de l’injonction de ne pas favoriser un faible dans son procès : si l’on passe du jugement au cours d’un procès au jugement que l’on se forme dans le travail intellectuel, je crois que ce verset est particulièrement utile à méditer aujourd’hui. Il existe une tendance à favoriser idéologiquement le pauvre ou les pays pauvres, à présupposer, même sans avoir examiné la question et les différents éléments d’une problématique, que si un être humain ou un pays sont pauvres, c’est forcément qu’il y a de mauvais riches quelque part qui en sont les responsables, voire les principaux ou les seuls responsables. Il est possible qu’il en soit (souvent) ainsi, mais quand nous portons un jugement sur une situation, veillons néanmoins à ne pas favoriser le faible, mais à rechercher tout simplement la vérité – qui est souvent complexe. L’inverse est vrai : l’injonction de ne pas fausser le droit du pauvre dans son procès devrait amener les chrétiens à refuser les jugements à l’emporte-pièce, les généralisations négatives et les idées reçues caricaturales à l’égard des pauvres que l’on rencontre encore trop souvent aujourd’hui.

Enfin concernant l’accent biblique sur les besoins de base , nous ramène à des considérations terre-à-terre : l’idéal est que chacun ait assez pour satisfaire, et même largement, à ses besoins tels que Dieu les a voulus. Nous devons travailler dans ce sens pour nous et pour notre prochain. Il ne s’agit pas pour autant que tous nos désirs plus ou moins pécheurs soient exaucés, que nous ayons forcément autant que les autres ou que notre niveau de vie augmente indéfiniment. Peut-être même faudrait-il qu’il baisse un peu pour que celui de notre prochain soit plus acceptable ?

En nous parlant de nourriture ou de vêtement, de logement ou de boisson, la Bible nous plonge dans la réalité la plus ordinaire. Nous pouvons (presque) tous contribuer à notre façon en partageant notre pain – la veuve qui a nourri Élie ne pourrait-elle pas en servir d’illustration (cf. 1 Rois 17.8-16) ?

Si la pauvreté apparaît comme l’une des caractéristiques d’un monde déchu, l’action chrétienne face à elle sera, dans notre quotidien et selon notre vocation, un reflet de la grâce du Dieu qui a un avenir pour l’humanité en Jésus-Christ : en partageant notre pain, nous confessons que si nous vivons, c’est parce que Dieu nous a donné le Pain vivant descendu du ciel. Le Dieu d’Ésaïe 58 qui parle d’action en faveur du pauvre est le Dieu d’Ésaïe 55 qui offre le salut comme un repas gratuit sur la base de l’œuvre accomplie par celui qu’il appelle « mon Serviteur » et qui a été décrite en Ésaïe 53.

  1. En 1982 s’est déroulée à Grand Rapids aux États-Unis une consultation sur la relation entre l’évangélisation et la responsabilité sociale sous les auspices du comité de Lausanne et de ce qui s’appelle aujourd’hui l’Alliance Évangélique Mondiale. John Stott avouera s’y être rendu « avec un degré d’appréhension considérable », « presque désespéré ». Tim Chester raconte que « dans un groupe de discussion un des participants en accusa un autre de défendre cet autre évangile qui était anathème pour Paul {…}  ». Cf. Timothy Chester, Awakening to a World of Need , The recovery of evangelical social concern , Leicester, Inter-Varsity Press, 1993, p.122. Je traduis. Le même auteur présente de manière schématique quatre personnages représentant quatre positions différentes sur l’engagement social que l’on peut rencontrer dans le monde évangélique : Tim Chester , La responsabilité du chrétien face à la pauvreté , trad. Annick Tchangang, Marne-la-Vallée, Éditions Farel, 2006, p.3-5.
  2. J’ai eu l’occasion de développer quelques pensées sur le sujet lors d’une journée du REMEEF (Réseau de missiologie évangélique pour l’Europe francophone) à Nogent-sur-Marne le 21 novembre 2018. Une publication devrait voir le jour à ce sujet. On peut également se référer à mon article « Does Integral Mission include everything that God requires of us and does God require of us everything included in Integral Mission » sur le site Internet de Micah Global : http://www.micahnetwork.org/sites/default/files/doc/page/does_im_include_everything_that_god_requires_of_us_daniel_hillion.pdf
    Page consultée le 15 mars 2019.
  3. On peut consulter le petit ouvrage de Jacques Blandenier, Les pauvres avec nous , La lutte contre la pauvreté selon la Bible et dans l’histoire de l’Église, Valence, Éditions LLB, coll. Défi Michée, 2006.
  4. Compendium de la doctrine sociale , établi par le Conseil Pontifical Justice et Paix, Paris, Les Éditions du Cerf – Bayard – Fleurus Mame, 2005, n.33, p.19.
  5. Sur ce sujet, cf. Jacques Buchhold, « Paul et l’esclavage » dans Théologie Évangélique , volume 4, n°2, 2005, p.29-38
  6. Henri Blocher, « Un regard sur la théologie africaine » dans Théologie Évangélique , volume 15, n°3, 2016, p.27-28.
  7. 1 Corinthiens 9.9 avec sa question rhétorique pour savoir si Dieu se met en peine des bœufs qui peut être si surprenante pour le lecteur occidental du 21e siècle (défenseur de la cause animale ou pas) peut nous instruire utilement sur l’écart entre notre lecture du texte et celle, normative, du Nouveau Testament. Sur ce texte (et sur la question de la souffrance animale), voir en particulier Henri Blocher, « L’évolution favorise-t-elle l’athéisme ? » dans De la Genèse au génome , Perspectives bibliques et scientifiques sur l’évolution, sous dir. Lydia Jaeger, Charols, Nogent-sur-Marne, Paris, Excelis, Éditions de l’Institut biblique, Groupes bibliques universitaires, coll. La Foi en Dialogue, 2011, p.139-142 (notamment la note 30).
  8. J’emprunte cette expression à Auguste Lecerf, « De l’impulsion donnée par le calvinisme à l’étude des sciences physiques et naturelles » dans
    Études calvinistes , Aix-en-Provence, Éditions Kerygma, 1999 (première édition 1949), p.123 : « Sans doute, l’autorité de l’Ecriture ne se limite-t-elle pas au dogme et à la vie spirituelle. Elle a son mot à dire dans toutes les sphères de la pensée et de l’activité humaine. Elle a une autorité principielle même en matière scientifique. » Cette manière de s’exprimer récuse l’idée d’une autonomie absolue de quelque domaine de la réalité par rapport à l’autorité de Dieu qui parle dans l’Écriture sans pour autant obliger à croire que la Bible parlerait de tout de façon directe ou quasi-directe. Elle fait droit à ce que l’Église catholique désigne avec l’expression peu heureuse d’« autonomie des réalités terrestres ». Sur cette notion, cf. Compendium de la doctrine sociale , op . cit ., n.46, p.25-26.
  9. Tout autre présupposé me semblerait pencher dans le sens du dualisme : il y a une partie de la réalité qui échappe à l’autorité de Dieu qui parle dans l’Écriture.
  10. Cf. « La Déclaration de Lausanne », dans Évangéliser, témoigner, s’engager , sous dir. Jean-Paul Rempp, Charols, Excelsis, 2017, §5, p.22.
  11. Le Petit Robert , Dictionnaire alphabétique & analogique de la langue française, par Paul Robert, rédaction dirigée par A. Rey et J. Rey-Debove, Paris, Dictionnaire le Robert, 1977, p.1381.
  12. L’article de Wikipédia sur la pauvreté peut donner un premier aperçu intéressant :
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Pauvret%C3%A9 Page consultée le 15 mars 2019.
  13. Sur cette approche cf. Sylviane Guillaumond Jeanneney, L’aide au développement sous un regard chrétien , Paris, Salvator, 2018, p.69.
  14. Voir http://www.unesco.org/new/fr/social-and-human-sciences/themes/international-migration/glossary/poverty/ Page consultée le 06 mars 2019.
  15. On touche du doigt ces problèmes en lisant l’article de Stéfan Lollivier, « La pauvreté : définitions et mesures », accessible sur
    https://www.cairn.info/revue-regards-croises-sur-l-economie-2008-2-page-21.htm Page consultée le 06 mars 2019.
  16. Cf. Sylviane Guillaumond Jeanneney, L’aide au développement sous un regard chrétien , op . cit ., p.49.
  17. Aujourd’hui vivre avec moins de 1,90 dollar par jour en parité de pouvoir d’achat.
  18. Cf. l’article de Stéfan Lollivier, « La pauvreté : définitions et mesures », art. cit.
  19. Blaise Pascal, « De l’esprit géométrique », section 1, dans De l’esprit géométrique, Entretien avec M. de Sacy, Écrits sur la grâce, et autres textes , introduction, notes, bibliographie et chronologie par André Clair, GF Flammarion 436, 1985, p.69.
  20. Sur ce sujet cf. les articles suivants : Samuel BÉnÉtreau, « ‘Ces plus petits de mes frères’. Étude de Matthieu 25.31-46 » dans Ichthus , 1970, n°8, p.21-27 et Pierre Marcel, « Frères et sœurs du Christ » dans La Revue Réformée , 1964/4, 15, p.18-30 et 1965/1, 16, p.12-26.
  21. Cf. Sylvain Romerowski, « Justice », dans Dictionnaire de théologie biblique , coll. Or, Charols, Excelsis, 2006, p.709-710. Je rajoute des guillemets en raison de ce qu’Auguste Lecerf appelait l’« anormalisme » de la vision biblique du monde : dans un monde déchu, on ne vit jamais vraiment « normalement ». Sur ce sujet cf. infra.
  22. Cf. Ron Sider, The Scandal of Evangelical Politics, Why are Christians Missing the Chance to Really Change the World? , Grand Rapids, BakerBooks, 2008, p.126.
  23. Cf. sur ce sujet Daniel Hillion, « Responsible Generosity » dans Evangelical Review of Theology , volume 37, n°1, Janvier 2013, p.43-45 où je renvoie à un texte de Saint Thomas d’Aquin ( Somme théologique , II-II, qu.32, art.6) et à l’encyclique de Léon XIII Rerum Novarum avec les distinctions sur deux sens différents du mots « nécessaire » et l’idée de vivre d’une manière qui convient à son état ainsi qu’à Auguste Lecerf, « Calvinisme et capitalisme », dans Études calvinistes , op . cit ., p.99-106, où Lecerf se réfère à la théorie aristotélicienne du droit analogique selon laquelle « chaque état de fortune ou de rang a ses exigences » (p.105).
  24. Cf. Jacques E. Blocher, « Le chrétien et l’argent » dans Les cahiers de l’Institut biblique de Nogent , n°159.
  25. Cf. les remarques de Sylviane Guillaumond Jeanneney, L’aide au développement sous un regard chrétien , op . cit ., p.49-50.
  26. Sur ce sujet, cf. l’excellent article d’Émile Nicole, « L’attitude à l’égard du pauvre dans l’Ancien Testament », dans Croquis de randonnées bibliques , Vaux-sur-Seine, Édifac, 2011, p.59-77, notamment, p.64-65. Il relève en particulier : la libération de l’esclave hébreu au bout de 6 ans (Exode 21.2) ; l’interdiction du prêt à intérêt (Exode 22.24) ; la protection de l’emprunteur contre certaines réclamations excessives du créancier (Deutéronome 24.6, 10-14) ; l’autorisation du glanage et du grappillage (Lévitique 19.9-10) ; la remise des dettes tous les 7 ans (Deutéronome 15.1-11) ; la loi du jubilé (Lévitique 25.8-17).
  27. Pour aller plus loin, on se reportera d’abord à l’article cité plus haut de Sylvain Romerowski (« Justice » dans Dictionnaire de théologie biblique , coll. OR, Charols, Excelsis, 2006, p.704-727). On pourra aussi consulter Andrew Hartropp, What is Economic Justice , Biblical and Secular Perspectives Contrasted , Milton Keynes, Colorado Springs, Hyderabad, Paternoster, 2007.
    J’ai commencé à faire quelques propositions dans plusieurs publications notamment Daniel Hillion, « Pauvreté et injustices : le Mouvement de Lausanne et la justice sociale » dans La Revue Réformée , n°286, 2018/2, tome LXIX, p.63-83.
  28. Sylvain Romerowski, dans « Justice », art. cit., étaie ce lien entre les notions de justice et de loi.
  29. Pour le mot « porte », le glossaire de la Bible à la Colombe indique : « C’est l’endroit où l’on rendait la justice et traitait des affaires, si bien que le mot peut servir à désigner les autorités elles-mêmes. »
  30. Sur ce sujet, cf. l’article éclairant d’Henri Blocher, « Loi, liberté et grâce. Quelle éthique proposer à la société civile ? », in Pour une éthique biblique, ouvrage collectif, Dossier Vivre n°22, Bevaix (Suisse), Imprimerie de Radio Réveil, 2004, p.9-33.
  31. Cf. Émile Nicole, « L’attitude à l’égard du pauvre dans l’Ancien Testament », art. cit., p.66-70.
  32. J’ai consulté ce commentaire en ligne, en traduction anglaise sur http://www.ccel.org/ccel/calvin/calcom05.ii.iv.ii.xv.html Page consultée le 20 mars 2019.
  33. Cf. Henri Blocher, « Un regard sur la théologie africaine », art. cit., p.27.
  34. Il est tentant de considérer les deux éléments de ce verset comme une synecdoque avec le soin de la veuve et de l’orphelin comme résumé de la face « positive » de la religion pure et sans tache et le fait de se garder du monde comme résumé de sa face « négative ». Que le souci des pauvres puisse jouer un tel rôle de résumé devrait nous faire réfléchir sur son importance.
  35. Sur les veuves dans le Nouveau Testament, voir aussi, entre autres, Marc 12.41-44 et Actes 9.39.
  36. Voici quelques références supplémentaires : Exode 22.20-23 ; Deutéronome 16.11, 14 ; 26.13 ; 27.19 ; Psaume 94.6 ; 146.9 ; Ésaïe 1.17, 23 ; 9.16 ; 10.2 ; Jérémie 7.5 ; 22.3 ; 49.11 ; Lamentations 5.3 ; Ézéchiel 22.7 ; Malachie 3.5.
  37. J’ai été amené à cette pensée par la lecture de Tim Chester, La responsabilité du chrétien face à la pauvreté , Quel équilibre entre évangélisation et travail social ?, trad. Annick Tchangang, Marne-la-Vallée, Farel, 2006, p.154. Voir tout le chapitre « Faire bon accueil aux exclus de la société », p.149-169.
  38. On rajoute parfois à cette triade la « consommation » finale. C’est ainsi que l’ Engagement du Cap parle de « l’histoire universelle de la création, de la chute, de la rédemption au cours des âges et de la nouvelle création ». Voir « L’Engagement du Cap » dans Évangéliser, témoigner, s’engager , op . cit ., première partie, 6, B, p.160.
  39. Cf. Auguste Lecerf, Du fondement et de la spécification de la connaissance religieuse , Aix-en-Provence, Édition Kerygma, 1999 (1ere ed. 1938), p.49.
  40. La Bible tire explicitement la conséquence de la grâce commune au thème de l’ amour de l’ennemi , mais la même logique peut s’appliquer à l’action envers le pauvre.
  41. Je comprends dans ce sens la promesse de l’Apocalypse d’après laquelle la gloire et l’honneur des nations seront apportés dans la nouvelle Jérusalem (21.24 et 26) : rien de ce qui est bon dans le monde présent ne sera perdu dans l’état final.
  42. « La déclaration de Lausanne » § 15 dans Évangéliser, témoigner, s’engager , op . cit ., p.29.
  43. Cf. Steve Corbett et Brian Fikkert, When Helping Hurts , How to Alleviate Poverty without Hurting the Poor… and Yourself, Chicago, Moody Publishers, 2009, 2012, p.123.
  44. Ibid ., p.109.
  45. TimChester, La responsabilité du chrétien face à la pauvreté , op . cit ., p.179.
  46. Cf. Le livre de Timothy Keller, Pour une vie juste et généreuse , Grâce de Dieu et pratique de la justice , Charols, Éditions Excelsis (sous la marque des éditions Farel), 2018, par exemple p.21-23.
  47. J’ai apprécié la finesse des explications du Pape Jean-Paul II dans l’encyclique Sollicitudo rei socialis , n.35-37 et 46 et note 65. Je synthétise : une structure n’est pas sujet d’actes moraux, la responsabilité est celle des personnes, mais l’accumulation de péchés personnels leur donne une forme de consistance propre.
    http://w2.vatican.va/content/john-paul-ii/fr/encyclicals/documents/hf_jp-ii_enc_30121987_sollicitudo-rei-socialis.html Page consultée le 21 mars 2019.
  48. Cf. Les échanges dans la pièce de théâtre de Corentin et Rebecca Haldemann, Salomé Haldemann et Marie-Noëlle Yoder, Voyage vers la simplicité , Pièce en trois actes , Montbéliard, Éditions Mennonites, 2018, p.26.
  49. J’ai fait quelques propositions dans Daniel Hillion, « Relations, responsabilité, pauvreté : quelle éthique dans l’usage de l’argent aujourd’hui ? », dans Théologie Évangélique , volume 17, n°2, 2018, p.125-140. Ma solution théorique est largement inspirée par la pensée de Ron Sider, mais les conséquences pratiques que j’en tire sont sans doute quelque peu différentes de celles qu’il adopterait.

L’IVRAIE DANS LE MONDE – UNE PROTESTATION ANABAPTISTE

 

Ivraie

Cet exposé comprend deux parties principales, l’une en forme d’analyse de la parabole de l’ivraie et du bon grain (Mt 13, 24-30 et 36-43), avec les difficultés et les enjeux de l’interprétation qui y sont liés, et l’autre qui livre un commentaire de l’anabaptiste Pilgram Marpeck sur cette même parabole.

Relevons les éléments de la parabole ainsi que son explication livrée par Matthieu et évoquons des éléments de l’histoire de son interprétation des débuts de la Réforme.

I. LA PARABOLE ET DE SON EXPLICATION

Je me souviens dans mon enfance de cette vision de champs de blés piqués de coquelicots et de bleuets, avant que l’agriculture moderne ne fasse usage de la chimie sélective aux effets aujourd’hui controversés… La « mauvaise herbe », c’est ce que les agriculteurs redoutent. De nos jours, nous luttons contre la monoculture et la vision de ces fleurs autrefois indésirables nous réjouit plutôt, ce qui n’était certainement pas le cas du temps de Jésus avec la plante appelée l’ivraie… La mauvaise graine en question, porte le nom révélateur de zizania  ; c’est le mot qui a donné le terme français de zizanie , en lien avec la discorde. Le diabolos, nous précise le texte, est l’ennemi qui a semé cette mauvaise graine et le champ dont parle Jésus c’est le monde (Mt 13,38). La situation à laquelle se réfère Jésus est une situation de confusion introduite par le père du mensonge qui est meurtrier. Bien malin durant ce temps qui sait démêler le vrai du faux, le mal du bien. Au-delà de ce constat, cette parabole reste empreinte d’espérance, car c’est un Dieu d’amour qui ne peut supporter le mal sous toutes ses formes, qui reste aux commandes. Cette conviction fondamentale fait partie de la joie d’anticipation de toute vie de disciple du Christ. Cette parabole décrit adéquatement l’attente de l’intervention divine ainsi que la démarche prescrite aux disciples par le Maitre, et donc s’inscrit dans l’eschatologie chrétienne.

L’ordre central, a priori surprenant pour les disciples est : « Laissez l’un et l’autre croitre ensemble jusqu’à la moisson ! » (13,30). Trois raisons sont avancées pour que les disciples comprennent le bien fondé de cet ordre :

1. le tri se fera à la « moisson » seulement,

2. le risque d’anticiper le tri met en péril le bon grain, et enfin

3. ce sont d’autres serviteurs qui s’en chargeront.

Le commentaire de l’anabaptiste Marpeck en ajoutera une autre : laisser ouverte la possibilité d’un changement d’attitude.

1. La mauvaise herbe doit à terme, « à la fin de l’ère », précise Matthieu (13,39-40), être rassemblée, puis brulée et le bon blé rassemblé lui aussi dans le Royaume. Ce terme ce ne sont pas les disciples qui le fixent, mais le propriétaire du champ. L’ivraie sera donc détruite à terme. Elle n’est pas récupérable dans le projet divin, bien que, comme le blé, elle fasse partie de la famille des graminées. De plus – mais le texte ne le dit pas explicitement – elle ne doit pas ensemencer la récolte future. La différence entre l’ivraie et le blé n’apparait nettement en fait qu’à la moisson. Le blé lui, est semé par le Seigneur (v. 27), appelé aussi « le fils de l’homme » (v. 37) et l’ivraie, par l’ennemi (grec. echtros , v. 25 et 29) appelé aussi le diable (v. 39).

2. On ne peut faire le tri avant ce terme et lutter contre l’ivraie en la déracinant, car, nous précise l’Évangile, on arracherait le bon grain. Les racines sont entremêlées. La particularité de cette graine est qu’il est très difficile, avant que le fruit ne révèle vraiment sa nature, de distinguer sa plante de celle du blé. Elle a été semée dit l’Évangile « pendant que les hommes dormaient », pendant que ces derniers n’étaient pas vigilants. L’ivraie représente les personnes caractérisées par des comportements qui font « scandale » (« causes de chute », selon la NBS ou qui « incitent les autres à pécher », selon Semeur 2000) et commettent « des actes d’iniquités » (13,41). On se rappelle ici que dans la parabole qui précède, dite du semeur, on retrouve parmi les auditeurs de Jésus, celui qui reçoit la Parole dans les épines, et pour lequel « le souci du monde et la séduction des richesses étouffent la Parole, et il reste sans fruit » (13,22). La peur et l’égoïsme dominent dans ce cas et empêchent une maturité du fruit digne du royaume. Ce contexte semble se rapprocher de celui de l’ivraie.

3. Les disciples à Jésus demandent à Jésus, et sans doute est-ce caractéristique de la nature humaine inquiète devant l’évidence du mal : « veux-tu que nous recueillions ou ramassions l’ivraie » ? Et la réponse surprenante est : « laissez-les croitre ensemble… de peur de déraciner le bon blé… jusqu’à la moisson ». C’est le maitre de la moisson qui donnera le signal du tri final avec du personnel particulier. Alors il dira à une autre catégorie de serviteurs de les ramasser pour les bruler. Ces derniers sont appelés les « moissonneurs » (v. 30), également « les anges (du fils de l’homme) » (v. 41). L’effet final précisé est que la confusion disparaitra, les « justes resplendiront comme le soleil… dans le Royaume de leur Père » (v. 43, avec une possible allusion à Juges 5,31, la fin du cantique de Débora et de Baraq).

Le disciple du Christ face au mal

Il existe une diversité d’interprétations… même autour de la précision du texte : le champ en question, nous précise l’Évangile, « c’est le monde » (13,38). Parmi les commentateurs de cette parabole, les réformateurs magistériaux ont d’abord appliqué la parabole à l’Église, nécessairement corpus mixtum. Quant à l’interprétation des « anges » destinés à faire le tri et à bruler l’ivraie, leur référence était certes au jugement dernier introduit par la venue du Seigneur, mais cette patience était entachée par leur éthique sociale. En effet, lorsqu’ils incitaient le magistrat, les princes, par peur de contagion, à sévir par le glaive ou le feu lorsque la loi de Dieu ou l’exercice de la vraie religion étaient en jeu1
, cette patience prenait un terme avant la « moisson ». À croire que les autorités terrestres avaient, comme les « anges » de la parabole, mandat d’anticiper le tri final ou du moins de contraindre à la bonne morale et au bon culte. Là se trouve au sein des familles de la réformation une différence majeure de l’interprétation de la parabole, du mandat du magistrat.

Deux temps sont pourtant nettement distingués dans la parabole : « laisser croitre ensemble » et « ramasser/récolter l’ivraie ». Les deux temps sont clairement distincts et il s’agit ni de confondre les missions spécifiques des serviteurs et des anges ni de se tromper de mandat s’agissant des disciples.

Les mesures préconisées ailleurs par Jésus contre les faux prophètes relèvent de l’évitement, pas des mesures coercitives, et comme dans la parabole ce sont les « fruits » qui permettent de les discerner (par ex. Mt 7,15-20). « Gardez-vous des faux prophètes ; ils viennent à vous en vêtement de brebis, mais au-dedans ce sont des loups ravisseurs. Vous les reconnaitrez à leurs fruits ». C’est donc que les disciples ne sont pas invités à attendre la « fin de l’ère » sans rien faire, mais à discerner dans le comportement moral, la fidélité à Jésus. Les propos des prétendus porte-paroles de Dieu en font partie (on se rappelle les accents des épitres de Jean par exemple), et même si ces « porte-paroles de Dieu » ont l’air inspiré. C’est sur ces critères qu’il s’agira ou non de les éviter ou de les suivre. Il appartient à la communauté chrétienne d’opérer ce discernement dans le temps.

L’ennemi du fils de l’homme a semé l’ivraie, c’est lui qui est l’origine du mal. Cette mise en scène rappelle le récit de la création de Dieu et l’irruption du serpent qui ne peut que tordre la bonne création divine et la pervertir. L’hostilité subie par les disciples, intérieure par les tentations et extérieure par les humains, n’a pas, elle non plus, Dieu pour auteur, mais l’ennemi à l’œuvre. Le bon fruit, c’est celui que Jésus par sa présence, ses paroles et actes et son Esprit, met dans la vie d’hommes et de femmes. C’est son œuvre d’engendrement, de régénération (cf. 1 P 1,23). Ainsi, les bonnes semences sont les « fils du royaume », l’ivraie ce sont les « fils du malin » ou du diable. Un engendrement du diable est aussi évoqué dans une parole de Jésus adressée à des pharisiens qui voulaient faire tuer Jésus : « vous avez pour père le diable, et vous voulez accomplir les désirs de votre père. Il a été meurtrier dès le commencement » (cf. Jean 8,44). Si l’ivraie est décelable dans le fait – comme certains pharisiens à l’époque de Jésus – de chercher à tuer des opposants au nom d’une certaine compréhension de la gloire de Dieu ou de la pureté de doctrine ou de la rivalité ou d’intérêts financiers, on a un éclairage sur ce que l’acte d’arracher pouvait signifier. Les serviteurs du diable aussi peuvent se déguiser en serviteurs de la justice – la leur ! – même divine.

Nous sommes appelés à ne pas chercher à éradiquer les méchants, sous quelque forme qu’ils soient pour les raisons invoquées. Pourtant nous sommes appelés à résister au mal et à le dénoncer, à faire œuvre d’éducation, d’annonce de la loi éternelle de Dieu, de pratiquer une justice restauratrice. Le discours de Jésus a, selon notre lecture, trait à la manière de cette résistance. Le pharisaïsme meurtrier, comme la tentation zélote (avec les armes des sicaires contre « le mal »), comme le retrait du monde (la communauté de Qumran le vivra un temps) sont autant de démarches exclues par cette parabole qui promeut le « croitre ensemble ».

Les temps de la moisson comme les Jour de l’Éternel ?

L’une des difficultés de l’interprétation est en lien avec la compréhension du « temps de la moisson » auquel se réfère la parabole. Ce temps a-t-il un accomplissement unique ? En effet, s’il s’agit d’un « jour de l’Éternel » intra-historique, comme entre autres le fut la prise de Jérusalem par les troupes juives zélotes rivales puis par les troupes romaines en 70 après Jésus-Christ. L’interprétation sera différente si elle ne représente que la parousie finale préludant le jugement dernier. Dans le premier cas, les « anges » envoyés par le « fils de l’homme » sont des entités politiques2
et non des anges purement angéliques. Mais même dans le cas d’entités politiques, il ne s’agit pas de l’action des disciples du Christ et encore moins d’actions qui seraient à légitimer moralement par ces derniers. Ils relèvent de la seule souveraineté divine qui peut appeler à cette tâche qui il veut (les Assyriens – cf. Es 6,26ss, Cyrus le Perse, – cf. 2 Chr 36,22-23 – Titus, etc.). Cette approche permet de concevoir une parousie de Jésus-Christ en gloire aussi de manière intra-historique, envoyant les « anges… du fils de l’homme » faire le tri et « bruler » l’ivraie.

Une lecture intra-historique n’exclut pas, à notre sens, une parousie ultime et corporelle du Christ. Le Christ appliquera à sa parousie un jugement « sans miséricorde pour qui n’a pas fait miséricorde » (Jc 2,13). Dans l’épitre de Jacques, le « scandale et les actes d’iniquités » sont présentés ; on peut se demander si les « riches » qui capitalisaient « dans les derniers jours » et dont parle l’épitre ne seraient pas à l’esprit de l’auteur de notre parabole… Une génération de profiteurs, accumulant les biens de ce monde et qui font peu de cas du sort des pauvres qu’ils exploitaient au contraire en accaparant leurs terres (cf. Jc 2,6 et 5,3). L’ivraie de la parabole représente bien des personnes qui sont des « occasions de chutes » pour d’autres et donc qui agissent mal envers Dieu et le prochain. Le remède préconisé par le Christ n’est pas le recours à l’insurrection et à la révolution violente, mais à l’annonce de l’évangile du Royaume de Dieu incluant l’appel à la repentance.

Autres exemples d’impatience

Nous avons évoqué l’attitude des pharisiens, des « riches » de l’épitre de Jacques, mais les évangiles font aussi état de l’impatience des disciples du temps de Jésus. Ces derniers, comme du reste les chrétiens en général, sont prompts à la condamnation. Agir ainsi donne l’illusion de nous croire du bon côté de la barrière, d’être enfin débarrassés du problème, d’être les justiciers du monde. Nous pensons que le mélange est intolérable… au nom de la haine même du mal. L’indignation doit être travaillée. Comme l’a souligné Paul Tournier, « le grand drame du mal, c’est qu’il se glisse jusque dans nos vertus. Et c’est souvent la peur d’être mal jugés et non l’amour qui nous rend vertueux ». Des exemples, s’il en faut, on en trouve dans la Bible et dans les actualités récentes. Dans la Bible on pensera à l’épisode du passage de disciples dans les villages des Samaritains. Nous savons que les Samaritains n’aimaient pas les juifs et vice-versa… Jésus avait interdit à ses propres disciples de vouloir précipiter le jugement divin par le feu, car les Samaritains n’accueillaient pas leur maitre (Luc 9,51-56). Ces derniers n’auraient pourtant eu, pensons-nous souvent, que ce qu’ils méritent ! On comprendra que le mode de conquête du Seigneur, dans tout le temps de Sa patience, est l’annonce de l’Évangile, une vie aimante de tous et l’appel à la foi. Chaque fois que nous devançons le Seigneur, pensant que le mélange est intolérable d’une part et qu’il faut écarter, ou plus subtil, faire écarter d’autres personnes, nous passons à côté de notre mission de disciples du Christ. Nous n’en avons pas l’autorisation du Seigneur. Même dans le cas de l’application dans l’Église, ce n’est qu’après avoir ôté la poutre de nos propres yeux que nous avons une chance de voir la paille dans l’œil du frère pour l’ôter (Mt 7,5). C’est dire la difficulté – mais pas l’impossibilité – de bien agir en matière de discipline ecclésiastique.

Lorsque nous jugeons sous le coup de l’indignation, nous pouvons facilement nous tromper ! Souvenons-nous par exemple des pratiques d’épuration en France après la Deuxième Guerre mondiale. Que de bavures, de réels motifs cachés, que d’injustices et de victimes parfois innocentes salies, de grosses pointures du système du mal qui ont passé entre les mailles du filet, aussi du côté des « vainqueurs »… On nous explique ces temps également, à quel point – par exemple – nous avons été manipulés – par les informations tronquées qui se sont révélées fausses par la suite et qui étaient destinées à provoquer exactement le même réflexe interventionniste que chez les disciples, à trouver l’approbation par rapport à des interventions militaires. Ainsi des tyrans, un temps soutenus et armés par des nations, sont du jour au lendemain mis au pilori des médias à cause de prétendues armes nucléaires ou chimiques ou de viols massifs… Pour s’autoriser des interventions armées, jamais bien entendu retenues comme crimes de guerre par la suite, des nations ont trompé l’opinion de leurs propres citoyens pour « éradiquer le mal » ou « faire la guerre à la terreur ». La confusion dont nous parlions plus haut de celui qui « sème la nuit pendant que les disciples dormaient » continue à agir ! Quelques années après, des reportages dignes de foi, eux, lèvent le voile sur la supercherie, mais le mal est fait. Des vies nombreuses à l’étranger et dans les troupes ont été sacrifiées sur l’autel de l’impatience créée de toutes pièces par les idéologues au service d’intérêts particuliers, qui disent rarement leur nom (« séduction des richesses » disait la parabole du semeur en Mt 13,22).

Le mal se trouve à l’échelle individuelle, comme à l’échelle sociale. Les commandements contre le vol, le mensonge à charge, l’orgueil et la convoitise doivent aussi être appliqués à de grands groupes appelés nations ou multinationales ! Pour le Seigneur, dans le temps de sa patience, justice et amour concordent, ce qui est si rarement le cas dans nos jugements. « Le fils de l’homme n’est pas venu pour perdre les âmes des hommes, mais pour les sauver » (Luc 9,56). L’éthique de la patience des disciples doit aussi prolonger la mission du fils de l’homme.

Le recours à la guerre ne crée que si rarement la paix ou les conditions nécessaires à celle-ci… « Seigneur faut-il arracher l’ivraie ? » Des questions concrètes épineuses se posent : comment avons-nous à lutter contre le mal réel ? Comment intervenir dans des situations de crise ? Pour ne pas rester naïf ou crédule, il s’agit déjà de croiser les informations qui nous parviennent… Et comme beaucoup reste néanmoins caché, il s’agit d’être le plus restauratif possible dans les relations et de se distancier des va-t-en-guerre et de la mentalité de ceux qui veulent vouer rapidement les méchants « au feu ». Le Seigneur n’est pas indifférent au mal pour autant.

Zizanie dans les interprétations protestantes

Les interprétations de la parabole étaient diverses et les leçons à en tirer n’étaient pas unanimes, entre les réformateurs magistériaux
3
et les réformateurs anabaptistes et spiritualistes. Les magistériaux, comme Luther et Calvin, disaient pourtant très clairement qu’il ne fallait pas réprimer des personnes en matière de foi ; ils reprochaient aux partisans de l’ancienne foi une telle attitude. Ils voulaient certes combattre l’ivraie par la seule Parole de Dieu, mais ont incité les puissants, quand ils le pouvaient, à agir par le glaive. Cela équivaut à un double discours, dérogeant à leur tour à leur propre principe. De cette parabole ils ont de ce fait d’abord dégagé une leçon par rapport à l’Église et non par rapport à la société ou au monde. Ce faisant ils prolongeront l’interprétation anti donatiste d’Augustin.

Calvin quant à lui, selon l’analyse du théologien suisse Pierre Bühler, oscillera entre la nécessité d’une « discipline ecclésiastique sévère » et la « mixité constitutive de l’Église »4
. « Globalement, dira Pierre Bühler, on peut donc parler d’un plaidoyer en faveur d’une certaine indétermination de l’Église, par rapport à des surdéterminations comme celle à laquelle tend Thomas Müntzer, entre autres. »5
Müntzer fut l’un des idéologues importants du soulèvement paysan de 1524-25 et avait considéré l’époque qu’il vivait comme la « moisson » qui permettait au peuple de séparer le blé de l’ivraie, d’abord par l’appel à la repentance puis par le soulèvement armé. La question centrale de la parabole est celle du rapport des disciples du Christ à la violence ou à la contrainte de corps. Thomas Müntzer avait été lui aussi qualifié d’anabaptiste, alors qu’il pratiquait le baptême des nourrissons.
À sa suite, l’anabaptiste Hans Hut a lui aussi voulu envisager de coopérer avec les anges une fois que le Christ sera revenu en 1533. Pour cet enseignement Hut a été mis en garde par les autres enseignants anabaptistes de son temps. D’autres, dont les Frères suisses, les Marpeckites ont tenu dès les débuts à faire usage de la seule parole de Dieu pour vaincre le mal et faire avancer la cause de l’Évangile. Il est à remarquer qu’à la fois les réformateurs magistériaux et les réformateurs radicaux ont cru pouvoir identifier l’ivraie à l’œuvre de l’antichrist. Ils auraient été d’accord avec la phrase de Calvin tirée de la préface de son Institution de la Religion Chrétienne

adressée à François 1er  : « il (le diable) s’efforce par violence et mains des hommes, d’arracher ceste vraye semence : et d’autant qu’il est en luy, il tasche par son yvroye de la supplanter, afin de l’empescher de croistre et rendre son fruit » (1535). À n’en pas douter Calvin pensait vraiment lutter contre l’ivraie par la pure doctrine seule. Mais il avait été précédé quatre années auparavant (1531) par le réformateur Zwingli qui avait lui aussi adressé son « Exposé de la pure doctrine »
6
au « très saint Roi très chrétien » François 1er. Zwingli le mettait en garde tant contre les exactions des « papistes » que contre l’ivraie des « catabaptistes »
7
, l’incitant d’une part à ne pas écouter tous ceux qui attribuent à Zwingli leur sédition. Zwingli l’avertit ensuite qu’il fallait remédier contre les « catabaptistes », sinon « il en résulterait un tel désordre de toutes choses dans l’ensemble de ton royaume qu’il serait difficile d’y porter remède. »
8
De là à voir dans la confession de Zwingli une incitation à se servir de l’épée et du feu, il n’y a qu’un pas que le « Roi très chrétien » franchira par des buchers dans son royaume, entre 1533 et 1535. Il se justifiera du reste auprès de la Ligue (protestante) de Smalkalde en leur disant qu’il n’avait que remédié contre les « catabaptistes »… La confession de foi de Zwingli se situe six ans après la rupture violente avec les anabaptistes zurichois
9
. C’est dire que le contentieux entre ces deux types de réformation était profond et que l’impact de ces lectures différentes de la parabole sur le royaume de France et la diffusion des idées réformatrices radicales, était tragique dans ces années charnières.

L’ Institution de Calvin (1535) est également en lien avec les évènements qui se déroulent à Paris entre 1533 et 1535. Alors qu’en 1532 François 1er était encore relativement ouvert à une réformation de l’Église, en janvier 1535 il mène une « procession expiatoire » contre l’offense faite par des « évangéliques » dans l’affaire des Placards. François 1er cherchera par la suite à justifier ses actions répressives des dissidents français entre 1533 et 1535 face à des Suisses et Allemands de la ligue de Smalkalde qui lui demandent des comptes par rapport à la vague de répression. Il expliquera, via ses ambassadeurs Guillaume et Jean du Bellay, avoir voulu « châtier quelques anabaptistes en révolte contre son autorité, et des coupables dont les crimes méritaient le dernier supplice. »10

Calvin emboitera le pas à la démarche de Zwingli, comme le montre sa préface de l’Institution de la religion chrétienne . Les deux grands et premiers représentants du courant appelé plus tard « réformé » ont fortement cherché à se démarquer de ce qui pouvait le plus effrayer un monarque de droit divin, soit la remise en question de l’ordre établi. Cette volonté apologétique éclaire la pensée et les actions tant de Zwingli que de Calvin. Il y a bien eu chez Luther comme chez d’autres réformateurs tel Calvin, une évolution allant dans le sens d’un durcissement des mesures de répression, c’est à dire légitimant le recours de moyens de contrainte des consciences ou des corps11
.

Pour « la seule gloire de Dieu », il est arrivé à des réformateurs aussi brillants que Calvin, de cautionner, d’encourager les extraditions, de renseigner même l’inquisition et à de rares occasions aussi de pousser le magistrat à mettre à mort pour des raisons religieuses. Je pense ici à l’exécution à Genève de l’hérétique Michel Servet (1511-1553). Ayant trouvé refuge à Genève, l’accusation se portait sur des sujets en rapport avec la première table de la loi : l’antitrinitarisme, sa doctrine de la régénération et du baptême des croyants professants.

Mais, en recourant au pouvoir des Princes, des rois ou des magistrats urbains, les réformateurs magistériaux auront, selon une lecture anabaptiste, rejoint les rangs de ceux qu’ils dénonçaient, c’est-à-dire les forces antichristiques à l’œuvre au cours des siècles. Vieux et profond contentieux entre familles héritières des premières heures de la Réformation. De récentes demandes de pardon ont ici et là grandement contribué aux réconciliations entre familles héritières de la réformation.

Faire punir les personnes perçues comme « hérétiques », sous le couvert du péché de « blasphème », c’est ouvrir la boite de pandore. C’est là une différence majeure entre deux sortes de réformations. L’enjeu est le rapport entre le recours au glaive et la conduite des disciples du Christ qui n’usent que de la force de la Parole par l’Esprit, laissant le jugement au Seigneur et à ses anges. Si de nos jours la non-contrainte en matière religieuse semble partagée en Occident, elle reste fragile, aussi parmi les tenants d’une réformation biblique. Le sujet mérite d’être pensé théologiquement, car il met en évidence des différences herméneutiques dans le rapport entre les deux testaments et la compréhension de la mission de l’Église.

II. PILGRAM MARPECK (1495-1556) ET LA PARABOLE DE L’IVRAIE12

Voici un commentaire de la parabole du bon grain et de l’ivraie issu des premières décennies de la réformation. Il est tiré du traité « Dévoilement de la prostituée babylonienne et des antichrists… »13
L’anabaptiste Pilgram Marpeck14
en est de toute vraisemblance l’auteur, selon plusieurs recherches relativement récentes de Walter Klaassen et de Neal Blough15
. La date de rédaction se situe autour des années 1531-1532 en réaction à la mise en place de la Ligue de Smalkalde, donc d’une coalition armée protestante qui cherchera à protester contre l’empereur germanique et à défendre sa compréhension de la vérité.

« Laisser croitre ensemble… jusqu’au temps de la moisson ! » Une voix anabaptiste16
explique que cette parabole relève tant de l’éthique sociale chrétienne que de la discipline d’Église.

Voici le document :

S’il arrive comme précédemment qu’un nouvel antichrist naisse ou soit fabriqué, j’espère que le Seigneur va nous en délivrer
17
pour sa propre cause et pour que les siens ne deviennent pas victimes des truies qui ravagent le vignoble de Dieu (Psaume 79 et 80)18
, mais que les brebis et les bergers des brebis soient préservés, qui plantent son vignoble sans le brouter19
et que le Christ demeure notre souverain berger maintenant et à jamais. Amen.

Enfin, et en conclusion, à tous ceux qui voudraient mélanger le royaume du Christ et le pouvoir temporel et qui distinguent le bien et le mal et veulent le déraciner20
autrement que par la Parole et l’Esprit de Dieu, je voudrais répondre par le décret21
de la parabole du Christ qui se trouve en Matthieu 13 (24-30).

Il en va du Royaume des cieux comme d’un homme qui a semé du bon grain dans son champ. Pendant que les gens dormaient, son ennemi est venu ; par dessus, il a semé de l’ivraie en plein milieu du blé et il s’en est allé. Quand l’herbe eut poussé et produit l’épi, lors apparut aussi l’ivraie. Les serviteurs du Maitre de maison virent lui dire : « Seigneur, n’est-ce pas du bon grain que tu as semé dans ton champ ? D’où vient donc qu’il s’y trouve de l’ivraie ? » Il leur dit ; « C’est un ennemi qui a fait cela ». Les serviteurs lui disent : « Alors veux-tu que nous allions la ramasser ou la déraciner ? »22
« Non, dit-il, de peur qu’en ramassant l’ivraie vous ne déraciniez le blé avec elle. Laissez l’un et l’autre croitre ensemble jusqu’à la moisson, et au temps de la moisson je dirai aux moissonneurs : ramassez d’abord l’ivraie et liez-la en bottes pour les bruler ; quant au blé, recueillez-le23
dans mon grenier. »

Alors les disciples lui ont demandé la signification de la parabole. Que les contradicteurs écoutent et jugent eux-mêmes si le Christ a donné aux siens le glaive du pouvoir temporel24
ou l’ordre de ramasser l’ivraie avant la fin du monde. Jésus répondit en disant à ses disciples :

Celui qui sème le bon grain, c’est le Fils de l’homme ; le champ, c’est le monde ; le bon grain, ce sont les sujets du Royaume ; l’ivraie, ce sont les sujets du Malin ; l’ennemi qui l’a semée, c’est le diable ; la moisson, c’est la fin du monde, les moissonneurs, ce sont les anges. De même que l’on ramasse l’ivraie pour la bruler au feu, ainsi en sera-t-il à la fin du monde ; le Fils de l’homme enverra ses anges ; ils ramasseront, pour le mettre hors de son Royaume, toutes les causes de chute et tous ceux qui commettent l’iniquité, et ils les jetteront dans la fournaise de feu ; là seront les pleurs et les grincements de dents. Alors les justes resplendiront comme le soleil dans le Royaume de leur Père. Entende qui a des oreilles !

Nos contradicteurs doivent bien le noter ; dans ce temps le Seigneur Christ est un Sauveur25
et non pas quelqu’un qui ruine26
. Tous les hommes peuvent être sauvés27
jusqu’au temps déterminé du jugement dernier28
, où il n’y aura plus de possibilité de repentance. Jésus commande à ses serviteurs et aux hommes de juger les affaires extérieures et du moment, et non pas les affaires futures et intérieures (notes, les croyances). Autrement la grâce de Dieu serait raccourcie et le blé déjà arraché. Sinon pourquoi le Christ aurait-il raconté cette parabole ? Aussi longtemps que l’homme est dans cette vie corporelle29
, et aussi mauvais soit-il, il peut être converti à l’amélioration par la grâce du Christ et par le témoignage de patience et l’amour des siens. Car il y a douze heures dans la journée, comme le Christ lui-même le dit (Jn 11,9). S’il avait était arraché, il est certain que cela ne pouvait se produire. Ainsi, le Christ doux et humble a commandé aux siens d’apprendre de lui (Jn 13 v. 36 [?] et Mt 11,29) et de donner tout son temps à l’homme et d’attendre fidèlement. Par cette parabole il ordonne aux siens d’attendre et ne commande à personne de juger ou de condamner par l’épée. Presque tout le chapitre 5 de l’évangile selon Matthieu nous dit de ne contraindre30
personne ni de dominer31
, mais plutôt de se laisser contraindre32
et se laisser dominer33
, et présenter ces doctrines en toute patience. Ceux qui font autrement sont du monde et non du Christ, infidèles et non fidèles. Ceux qui prennent l’épée pour se battre doivent être jugés par l’épée, comme le décrit Jean au chapitre 13 de l’Apocalypse (v. 10) et également Mt 1634
.

Le temps de la « patience » est pour ce type d’anabaptiste communautaire et pacifique un temps de la patience divine, mais également de la patience des disciples du Christ. Comme leur maitre, ces derniers laissent ouvert un temps où, grâce à la proclamation de l’Évangile, une repentance est encore envisageable, car les protagonistes peuvent, avant le temps de la moisson, se rendre à l’évidence de leurs mauvais comportements et de l’origine de leur égarement et changer de vie…

Les réformateurs magistériaux, de leur côté, s’appuient directement ou indirectement sur le pouvoir pour promouvoir leurs réformes, et restent de ce fait encore prisonniers des concepts de chrétienté. Une
ecclésiologie de type anabaptiste n’imagine pas devoir promouvoir dans la société une répression en matière religieuse – précisément à cause de l’eschatologie qui la motive : le jugement appartient au Seigneur. Elle agira par l’annonce de la Parole et maintiendra la nécessité d’une discipline fraternelle et aimante dans l’Église (Mt 18). Elle sera perçue comme séparatiste, mais du coup sera aussi vue comme plus missionnaire ou prophétique par rapport à la société. Sa tentation sera le repli du monde, ce qui n’est qu’un autre moyen de penser – à tort ! – faire le tri avant la moisson. Ces ecclésiologies au fond différentes se manifestent encore de nos jours, parmi les partisans du sola scriptura , bien que les évolutions de la société moderne occidentale vers une société sécularisée et pluraliste rendent les enjeux concrets moins prégnants.

L’anabaptiste Balthasar Hubmaïer avait rédigé, dès 1524, un traité s’élevant contre la répression des hérétiques, et fonda son raisonnement par des raisons bibliques parmi lesquelles l’œuvre de Jésus-Christ et la parabole de l’ivraie
35
. J’ai été frappé, en relisant les échanges plus tardifs de Jean Calvin et de Sébastien Castellion combien la parabole du bon grain et de l’ivraie revenait souvent dans leurs propos, après la mise à mort de Michel Servet à Genève, ce qui met aussi en lumière leurs interprétations divergentes. Sébastien Castellion (1515-1563) était devenu lui aussi pour diverses raisons, persona non grata à Genève36
. Castellion reprendra et développera vingt années après Marpeck, en 1554, ce que des anabaptistes et d’autres avaient soutenu. En matière de respect des consciences et des convictions, nous sommes en dette envers la réforme radicale, pour des raisons bibliques, et bien avant les Lumières humanistes.

L’anabaptisme n’est pas un épiphénomène sans incidence dans l’histoire de la Réforme surtout si on considère qu’aujourd’hui il a une large progéniture spirituelle parmi le christianisme évangélique mondial. Les professants hésitent pourtant souvent à se réclamer, par méconnaissance, de certaines figures anabaptistes des débuts de la réformation, privilégiant « les grands réformateurs ». La pensée de la « réformation radicale » pour reprendre une formule de l’historien Richard Stauffer, l’anabaptisme, reste pourtant, sous ses aspects importants, encore largement ignoré.

Il s’agit bien dans cette parabole de trouver des moyens fidèles au Christ et aux apôtres pour résister aux hérétiques et aux impies, mais sans les « arracher », c’est-à-dire sans « forcer les consciences », « laissant leur punition par Dieu, au moment qu’il aura choisi, et non par les hommes. »37
Cela concerne alors aussi le péché de « blasphème » que Calvin a inclus dans son troisième usage de la loi. Castellion lui, dira avec une grande lucidité, en rapport avec la parabole : « Nous apprenons par ce texte comment il nous faut gouverner envers les hérétiques et faux docteurs, c’est de ne les extirper, et ne les mettre pas à mort : car Christ le démontre ici évidemment, quand il dit : ‘Laissez croitre l’un et l’autre’. Il faut procéder à l’encontre d’eux par la seule parole de Dieu. »38
« On peut voir ici à quel point nous avons mal agi, nous qui avons voulu conduire les Turcs à la foi par la guerre, les hérétiques par le feu, les Juifs en les menaçant de mort, ou par d’autres injustices. Nous qui avons voulu arracher l’ivraie par nos propres forces, comme si nous avions le pouvoir d’agir sur les cœurs et les esprits, comme si nous avions en main la puissance de conduire tous les hommes à la justice et à la piété. Ce que Dieu unique ne fait pas, cela n’est pas à faire… Nous les mettons à mort, leur interdisant de jamais changer. »39

Claude Baecher, enseignant et pasteur dans la FREE, Lausanne

  1. On lira le développement bien documenté sur l’attitude concrète de Calvin, dans François Dermange, L’éthique de Calvin , Labor et Fides, 2017, pp. 212-237.
  2. On se souviendra de la lecture des signes du Fils de l’homme dans les évangiles que fait Pierre Courthial, Le jour des petits recommencements. Essai sur l’actualité de la Parole (évangile-loi) de Dieu , Messages, L’âge d’Homme, Lausanne 1996, pp. 113.
  3. 6 Voir Pierre Bühler, « Le ble et l’ivraie. Réception de la parabole dans la periode de la Reforme  », dans Revue d’histoire et de philosophie religieuses , 85 (2005), pp. 89-101 (aussi paru dans : Cristianesimo nella storia , 26 (2005), pp. 265-278, sous le titre “La reception de la parabole du ble et de l’ivraie dans la periode de la Reforme”). Voir également Roland Bainton, « The Parable of the Tares as the Proof Text for Religious Liberty to the end of the 16th century », Church History 1, 1932, pp. 67-89.
  4. Pierre Bühler, op. cit., p. 93.

  5. Pierre Bühler, op. cit., p. 100. A l’analyse de Pierre Bühler sur l’interprétation de cette parabole au XVIe siècle, il manque la prise en compte du rôle du magistrat en rapport avec la répression de l’hérésie.

  6. On lira la traduction française faite d’après le texte latin de 1531 parue dans Etudes théologiques et religieuses. Textes réformateurs inédits. Textes réunis et édités par Chrystel Bernat, tome 92, 2017/1, spécialement pp. 192-196.
  7. Litt. contre le baptême – entendre celui des nourrissons.
  8. Ibid., p. 195.
  9. Et trois ans avant la venue éphémère au pouvoir d’anabaptistes illuminés à Münster en Westphalie (1534-35).
  10. cf. l’introduction à l’Institution de la Religion Chrétienne , Paris, 1859, p. ix.
  11. Nous nous référons entre autre au travail des historiens des entretiens luthéro-mennonites, auxquels nous avons eu le privilège de participer. Voir Guérir les mémoires : se réconcilier en Christ. Rapport de la Commission internationale d’études Luthéro-Mennonite (Fédération luthérienne mondiale et Conférence mennonite mondiale), 2010. Y figure, en langue française, le traité de 1536 incitant les princes chrétiens à punir physiquement et par l’épée les anabaptistes, et signé par Martin Luther et Philippe Melanchthon, etc. ; en « annexe A » du volume cité, pp. 113-118.
  12. Extrait traduit en langue française par Neal Blough et Claude Baecher à partir d’une reproduction du traité parue dans Mennonite Quarterly Review janvier 1958, vol. xxxii, par Hans J. Hillerbrand, « An early anabaptist Treatise on the Christian and the State », pp. 45ss.
  13. Le titre complet de ce traité : « Mise à nu de la prostituée babylonienne et des antichrists, les vieux et nouveaux mystères et abominations mis en lumière. Aussi de la victoire, de la paix et de la souveraineté des chrétiens authentiques, de leur manière d’obéir aux autorités, de porter la croix sans sédition et sans réplique avec le Christ en toute patience et amour, pour la louange de Dieu et le service, le renforcement et l’amélioration de toutes les personnes pieuses, cherchant Dieu ».
  14. Pour sa pensée, cf. Neal Blough, Christologie anabaptiste. Pilgram Marpeck et l’humanité du Christ , coll. Histoire et société, 4, Labor et Fides, Genève, 1984, 280 p.
  15. On lira l’article de Neal Blough au sujet du traité l’ Aufdekung (« La mise à nu de la prostituée babylonienne »), dans Eschatologie et vie quotidienne (sous dir. Neal Blough), Excelsis, collection Perspectives Anabaptistes, 2001, « Eschatologie, christologie et éthique : la fin justifie les moyens », pp. 13-37.

  16. Voir plus généralement sur l’anabaptisme George Huntston Williams, 3



    e



    édition, vol. XV de Sixteenth Century Essays & Studies, The Radical Reformation, 1992 .


  17. fürkommen = dans le sens d’en prendre soin, nous en délivrer cf. Ps 29,9

  18. La métaphore est celle de la vigne, symbole du peuple de Dieu, qu’il convient de soigner pour qu’elle porte du bon fruit. Pour la relation de la vigne du Seigneur et l’antichrist, dont il est aussi fait allusion chez Marpeck, voir la littérature wycliffite ou hussite du début à la fin du XVe

    siècle, etc. (cf. Mernard Mc Ginn, Anti-Christ. Two thousand years of the human fascination with evil, SanFrancisco, Harper,1994, p. 184-187). Les peintres Lucas Cranach le vieux et le jeune ont su s’inspirer de la différence de traitement de l’antichrist et des bons bergers dans la vigne, dans certaines de leurs œuvres au XVIe siècle.

  19. aberzen.
  20. mag aussreüten.
  21. Urteil.
  22. ausjetten oder aussreürren.
  23. sammelent.
  24. das schwerdt des leiblichen gewalts.
  25. ein säligmacher.
  26. ain verderber.
  27. erloesung.
  28. den gestrengen gerichts.
  29. leiblichem leben.
  30. zwingen.
  31. herschen.
  32. bezwingen.
  33. begwältigen lassen.
  34. sic. il s’agit de 26,52.
  35. Neal Blough , Les révoltés de l’Évangile. Balthasar Hubmaier et les origines de l’anabaptisme , Paris, Cerf, 2017, 318 p. Voir la traduction française livrée en annexe de son livre : son traité contenant 36 courtes thèses Concernant les hérétiques et ceux qui les brûlent (1524), pp. 255-261. Hubmaier est proche des thèses d’Erasme dans sa lecture de Matthieu 13 (ses thèses 8, 9, 11 et 13).
  36. Par exemple Sébastien Castellion, Contre le libelle de Calvin après la mort de Michel Servet , traduit du latin, présenté et annoté par Etienne Barilier, Editions Zoe, 1998, p. 91-92. Mettre à mort c’est interdire aux gens de jamais changer, dira-t-il… Ce livre fut écrit en 1554 l’année suivant la mise à mort de Servet (1553), mais immédiatement censuré, il ne paraîtra finalement qu’en… 1612.
  37. Castellion, Contre le libelle de Calvin , p. 98. Il plaidera aussi, comme une solution à la guerre des religions – de ne pas forcer les consciences, aussi de « différer le châtiment des hérétiques jusqu’à l’arrivée du Juge » (p. 98). Notons qu’il parle du châtiment, non pas du fait de confronter les idées, ni d’annoncer l’évangile.
  38. Sébastien Castellion, Traité des Hérétiques. A savoir, si on les doit persécuter, et comment on se doit conduire avec eux, selon l’avis, opinion, et sentence de plusieurs auteurs, tant anciens, que moderne s (traité de 1554), Genève 1913, p. 52, pp 136, 138s (réédité depuis aux Editions Ampelos, 2009).
  39. Castellion, Contre le libelle de Calvin, p. 91.

La folie et le disciple du Christ

« La question éthique est au cœur du premier évangile » 1 . Pour illustrer cette observation que je partage avec Jean Zumstein, il est envisageable d’emprunter plusieurs voies fructueuses 2 . J’ai choisi celle de parcourir quelques péricopes qui évoquent la possibilité pour le disciple de Jésus de devenir fou, insensé (mwros en grec) dans le cas où il ne pratique pas ce qu’il a entendu de la bouche de Jésus. Le choix de cette voie part d’un étonnement : pourquoi ce terme est-il retenu en Mt 5,13 pour signifier le fait que le sel perde sa saveur ? Comment se fait-il qu’on le retrouve à d’autres endroits de l’évangile ? Faut-il voir un lien entre ces différents textes ? Finalement, qu’est-ce que cette réalité renferme ?

Sous forme d’une promenade exégétique, je vous propose d’examiner la question classique de l’importance de l’éthique chez Matthieu avec un angle original.

sel-webEn essayant d’expliciter cette formulation du « sel qui devient fou », j’ai été amené à découvrir d’autres textes de l’évangile qui emploient eux aussi cette même racine. À travers les exemples qui suivent, je vais tenter de déterminer en quoi et comment la mise en relation de la folie et de la question éthique chez Matthieu sert à illustrer la nécessité et l’importance de la dimension éthique dans la vie du disciple. Cette mise en relation est spécifique au premier évangile 3 . En effet, Marc ne recourt jamais à ce vocable et Luc ne le fait qu’à une seule reprise dans le logion du sel (Lc 14,34).

Selon Matthieu, le disciple peut donc devenir fou, insensé (mwros ). Le terme en grec est fort, et il ne paraît pas justifié d’en amoindrir la portée 4 . Même si le caractère hyperbolique de la sentence ne doit pas être oublié, pour Jésus, celui qui traite son frère de « fou » se voit condamné avec une grande sévérité (Mt 5,22). Dans sa violente polémique contre les scribes et les pharisiens en Matthieu 23, Jésus les traite d’« insensés » (mwros , 23,17), ce qui d’ailleurs ne manque pas de poser un problème au niveau de l’interprétation.

Dans l’Ancien Testament, on rencontre cet adjectif pour décrire l’individu ou le peuple qui néglige les dimensions éthiques de l’appartenance à Dieu, ce qui est considéré comme une révolte contre Lui. « L’insensé (mwros ), en effet, profère des folies et dans son cœur il médite le mal : il agit en impie et adresse au SEIGNEUR des blasphèmes, il laisse l’affamé le ventre vide et laisse manquer de boisson celui qui a soif. » (Es 32,6) 5 .

Jésus utilise à plusieurs reprises ce vocable en lien avec le comportement éthique du disciple. Ces propos radicaux deviennent compréhensibles si l’on songe que, en laissant la question éthique de côté, le disciple court le risque de ne plus demeurer dans l’Alliance voulue par Dieu et accomplie en Jésus-Christ.

Exégèse de Matthieu 5,13

« Vous êtes le sel de la terre. Si le sel perd sa saveur (devient fou), comment redeviendra-t-il du sel ? Il ne vaut plus rien ; on le jette dehors et il est foulé aux pieds par les hommes. »

Mt 5,13 utilise le verbe mwrainw pour désigner le sel qui perd sa saveur. Le lien avec une attitude insensée de la part du disciple n’est pas évident de prime abord. Première chose, ce verbe est relativement rare dans le Nouveau Testament puisqu’on ne le rencontre que quatre fois. Deux fois sous la plume de Paul en 1 Co 1,20 et en Rm 1,22, où le sens « rendre fou » est bien établi. Les deux autres occurrences se trouvent en Mt 5,13 et en Lc 14,34, où la traduction qui paraît le mieux convenir serait celle de « rendre sans saveur » 6 , plutôt que « rendre fou ». À noter que Marc utilise l’adjectif analos , qui est formé d’un alpha privatif devant le substantif « sel » (Mc 9,50).

Dans la LXX, la racine mwros se retrouve quarante fois dont vingt-neuf occurrences pour le seul Siracide. Dans les autres textes 7mwrainw est employé c’est dans le sens de « rendre fou » : une traduction et un contexte d’énonciation qui vont donc dans le sens défendu ici.

Finalement, on peut aussi se demander si les auteurs de A Greek–English Lexicon of the New Testament and Other Early Christian Literature (BDAG) n’ont pas gardé le sens de « rendre sans saveur » dans le but premier de respecter le contexte d’énonciation et sa logique, voire par manque de traduction alternative !

À ce stade et en suivant plusieurs exégètes 8 , nous pouvons retenir avec une certaine assurance que le disciple peut devenir « fou », ou « stupide » étant entendu que la métahpore du sel s’applique au disciple, particulièrement à son éthique.

Que faut-il donc comprendre quant à ce sel qui perd sa saveur, qui « devient fou » ? La question est complexe et largement débattue. Deux options principales apparaissent 9 .

La première considère, en s’appuyant sur un texte juif parallèle (Bekh 8b), que Jésus évoque une situation impossible. Le sel ne peut pas perdre sa saveur. Jésus raisonne donc par l’absurde pour signifier que les disciples ne peuvent pas perdre le statut qui leur est donné. Cette interprétation ne résiste cependant pas à la suite du texte (v. 13b), qui évoque justement la possibilité de voir le sel « devenir fou ». Dès lors, il paraît difficile de suivre cette ligne-là. Le fait d’écarter cette solution ne résout pas pour autant la question.

Comme Matthieu ne semble pas suivre cette voie du raisonnement par l’absurde, il doit avoir en tête un autre cadre de plausibilité qui lui permette de considérer que le sel puisse perdre sa saveur et par conséquent être jeté dehors. L’explication de cette deuxième ligne d’interprétation serait alors à rechercher dans l’éventualité que le sel subisse les effets néfastes de l’humidité dont la conséquence est une perte de saveur 10 .

Le fait de ne pas assumer sa vocation de « sel de la terre », c’est-à-dire de vivre concrètement la nouveauté de vie suite à l’appel de Jésus (cf. Mt 4,18-22), est considéré à la fois comme une folie et comme un cas de figure plausible qui entraîne des conséquences. Matthieu maintient les deux options ensemble. Ainsi, Christophe Paya :

« La fin de la parabole – le sel est jeté dehors et piétiné – montre que l’avertissement est sérieux et que la responsabilité des auditeurs est engagée. Ce qui est impossible – que le sel ne soit plus salé – n’est pas exclu… » 11

L’interprétation doit en effet tenir compte de cette impossibilité qui est malgré tout envisageable ! Il est évidemment tentant d’éliminer cette manière de comprendre la métaphore du sel, car on évacue ainsi la délicate question du jugement. Comme nous allons le voir, d’autres textes de Matthieu pointent dans cette direction où « ce qui est impossible – que le sel ne soit plus salé – n’est pas exclu… » 12 .

Avant de les prendre en considération, il nous faut encore soulever une autre question : étant donné que le sel peut perdre sa saveur, nous devons essayer de déterminer de quelle manière cela se produit. Pour Matthieu, la réponse est assez évidente et elle concerne l’éthique du disciple, ce que souligne Pierre Bonnard dans son commentaire :

« Les disciples ne sont le sel de la terre que par leurs œuvres (v. 16b) : tout le passage est une exhortation à faire ces œuvres : s’ils ne les font les disciples deviendront inutiles, voire dangereux et même haïs par les hommes : l’impropriété de l’image (un sel perdant sa saveur) sert alors à souligner la gravité de ce qui arrivera aux disciples s’ils négligent les œuvres. Dans le contexte de Matthieu, cette dernière interprétation nous paraît la plus heureuse. » 13

Le contexte littéraire proche de Mt 5,13 est essentiel pour comprendre l’importance de l’éthique pour Matthieu. Ce logion du sel débute une péricope qui s’étend jusqu’au verset 16. L’unité de la péricope 5,13-16 et le rôle conclusif du verset 16 sont évidents. Ces différentes observations permettent donc de dire que la manière par laquelle le sel peut perdre sa saveur réside dans l’éthique du disciple, comprise ici comme la manière de « saler la terre » et « d’éclairer le monde ».

Attention toutefois à ne pas se méprendre sur la signification et la portée de l’éthique, des bonnes œuvres exigées des disciples. Elle est premièrement dépendante de la personne du Christ et partant de la relation, placée sous le mode de l’obéissance , que le disciple entretient avec Lui. En ce sens cette péricope fait office de pivot entre les Béatitudes qui se concentrent sur l’identité du disciple dans sa dépendance totale du Christ et ce qui doit découler – naturellement – de cette nouvelle identité, à savoir des gestes, des actes, des bonnes œuvres qui sont développées en 5,17-20 puis dans les antithèses de 5,21-48 14 . Deuxièmement, cette éthique du disciple est étroitement liée à la question du témoignage face au monde qui l’entoure. Troisièmement, les contrastes employés dans ces quelques versets illustrent également le versant positif des affirmations du Jésus matthéen : les disciples sont considérés comme étant à même d’assumer leur nouveau statut de disciple.

Pourtant, cette posture qui insiste sur la nécessité de l’éthique chez les disciples de Jésus ne fait pas l’unanimité chez les exégètes. Souvent, l’accent est uniquement mis sur la grâce de Dieu qui donne la foi, c’est-à-dire la saveur aux disciples, sans que l’éthique ne joue un rôle majeur. Cette lecture est évidemment tributaire du choix interprétatif évoqué ci-dessus quant à la manière de comprendre la perte de saveur du sel, c’est-à-dire l’impossibilité de voir cette situation se produire. De même, la seule « œuvre » envisageable est celle de la foi. « Devenir fou » signifie donc perdre la foi véritable en Christ 15 The mwranqhØv now suggests, not the physical impossibility of a change in the chemical constitution of the salt, but the psychical possibility of a change in the faith of disciples. » ] . Cela étant, un déplacement s’opère alors en direction de la proclamation, notamment sous la forme de la confession de foi. Les bonnes œuvres ne relèvent plus de l’éthique, mais de la qualité et de la justesse de l’enseignement relatif au Christ. C’est la ligne d’interprétation suivie par Martin Luther. Dans ses prédications sur Matthieu (1530-1532), Luther évoque la péricope de Mt 5,13-16, et plus particulièrement le verset 16, de cette manière :

« ‘En sorte qu’ils voient vos bonnes œuvres et qu’ils glorifient votre Père qui est aux cieux’ est énoncé à la manière de St Matthieu, qui a l’habitude de parler de cette manière des œuvres. De sorte que lui, de concert avec les deux autres évangélistes Marc et Luc, ne traite pas, dans son Évangile, de façon aussi profonde et complète que St Jean et Paul le sujet important du Christ. Il en résulte qu’ici en parlant d’œuvres bonnes il comprend le fait de pratiquer, d’illustrer et de confesser l’enseignement concernant le Christ et de souffrir pour cela. » 16

Les œuvres bonnes, l’éthique, deviennent, par un subtil développement, le fait d’enseigner correctement l’œuvre de Christ, selon Jean et Paul. Le retournement est assez spectaculaire et la pertinence théologique des synoptiques quelque peu amoindrie ! Il n’en demeure pas moins compréhensible dans le cadre de la pensée de Luther, où l’opposition bonnes œuvres-justification est fondamentale. De plus, il a le mérite, rare, d’assumer ses choix herméneutiques en affirmant clairement qu’il privilégie un corpus de textes du Nouveau Testament par rapport à un autre. Je crois pouvoir montrer à travers cet article que ce schéma n’est pas entièrement satisfaisant en ce qui concerne l’évangile de Matthieu. Il ne me semble pas respecter la volonté de Matthieu de maintenir ensemble le don de la foi et l’exigence éthique. Là où Luther hiérarchise, à savoir la foi d’abord et les œuvres ensuite, Matthieu veut maintenir les deux pôles en tension.

Roland Deines, un théologien luthérien contemporain, fait une lecture similaire en commentant ce même passage de Mt 5,13-16. Dans son ouvrage, il met en effet l’accent sur l’importance de l’annonce et de la prédication comme étant la tâche principale confiée aux disciples :

« Luz voit en 5,16 la priorité que Matthieu donne aux actions par rapport aux paroles. Par contre, il ne voit pas que les disciples sont comparés aux prophètes et placés à leur suite dès 5,12. Il leur est confié l’annonce de Dieu et avec la proclamation de celle-ci ils font leurs ‘bonnes œuvres’, qu’eux seuls peuvent faire et ainsi pouvoir être ‘sel’ et ‘lumière’. » 17

La filiation avec les propos de Luther est étonnante de proximité. Pour Deines, l’accent est mis sur l’annonce et la prédication, qui sont effectivement les « bonnes œuvres » des disciples. L’exigence éthique est donc placée sous le registre plus large de la prédication et de l’annonce du Royaume de Dieu. Dans la suite de son argumentation, il refuse de faire une distinction entre « faire » et « dire ». En ce sens, il réagit donc à la position d’Ulrich Luz qui voit dans ces versets le signe que Matthieu privilégie les œuvres par rapport à la prédication, les faits par rapport aux mots. En convoquant la figure des prophètes pour justifier cette prééminence de la prédication et la proclamation par rapport à l’éthique, Deines est à mon avis sur un terrain glissant. Non seulement les prophètes de l’Ancien Testament ont souvent, voire toujours, allié des actes concrets à leurs paroles 18 , mais le Jésus matthéen fait de plus explicitement référence aux faux prophètes du Sermon sur la Montagne (Mt 7,15-23) qui se contentent de dire « Seigneur, Seigneur » sans « faire la volonté » de Dieu.

Cela dit, la position luthérienne reste un remarquable garde-fou qui permet d’éviter de retomber dans une forme de légalisme chrétien qui succèderait (et qui a succédé) au légalisme de certains mouvements juifs de l’époque. Et surtout, il se comprend aisément compte tenu du contexte historique dans lequel il a été formulé. Le maintien, quasi in extenso, de cette position à l’heure actuelle est plus problématique.

Exégèse de Matthieu 7,24-27

Dans les versets 24-27 du chapitre 7, Matthieu utilise l’adjectif mwros (« fou », « insensé », « stupide ») pour qualifier l’homme qui construit sa maison sur le sable. La racine grecque est la même qu’en 5,13. Cette métaphore ne pointe pas sur un manque de foi, comme on pourrait le penser. Dans son versant positif, la parabole parle d’un homme prudent (phronimos , Mt 7.24) qui construit sa maison sur le roc, image souvent employée dans le langage biblique pour désigner Dieu, en qui le croyant peut placer sa foi de façon certaine 19 . Même si cet imaginaire ne saurait être exclu 20 , la parabole pointe sur un autre manque qui concerne la mise en pratique des commandements reçus de Dieu. Le fou, l’insensé est celui qui a entendu les paroles et qui ne les pratique pas (Mt 7,26) 21 . Le terme dénote une certaine violence qui met une fois de plus en évidence l’importance accordée par Matthieu à l’éthique, à la pratique des bonnes œuvres. Luc, quant à lui, renonce à qualifier l’homme qui bâtit sa maison sur le sable. Il garde une formulation neutre, en parlant simplement d’un homme (Lc 6,47-49). Cette observation semble confirmer la volonté originale de Matthieu d’insister sur le caractère insensé de celui qui refuse de mettre en pratique les paroles du Jésus matthéen 22 .

Exégèse de Matthieu 25,1-13

Mt 25,1-13 est le dernier texte qui met en exergue cette dimension de la folie. La parabole se trouve uniquement chez Matthieu, ce qui confirme le caractère particulier de ce couple antithétique « prudence-folie », ainsi que la plausibilité pour le disciple de devenir « fou ». Les autres synoptiques ne l’envisagent pas sous cette forme. Dans cette parabole, il est question de cinq vierges sages (phronimos ) et cinq vierges folles ou insensées (mwros ). On retrouve le même couple qu’en Mt 7,24-27. Le contexte de la parabole est également celui du jugement eschatologique : la péricope 25,1-13 fait partie d’un ensemble plus large (Mt 24,4 à Mt 25,46) qui forme le grand discours de Matthieu sur cette thématique.

Plusieurs aspects caractérisent ce discours. Le disciple éprouve la réalité que le maître tarde à revenir. Dès lors, il lui est nécessaire d’être vigilant dans cette attente qu’il subit. L’attente souligne ici la soumission particulière du disciple au temps de Dieu, qui reste totalement souverain quant au jour et à l’heure de son retour parmi les siens (Mt 25,13). La mainmise de Dieu est également totale quant aux rythmes : tantôt le temps s’allonge plongeant le disciple dans différents états de léthargie, tantôt il s’accélère de manière radicale et subite. La dimension de la soumission, en l’occurrence aux éléments naturels, est patente en Mt 7,24-27 pour les deux hommes, quelle que soit leur attitude. Le lien entre ces deux textes est également thématique 23 .

Même si les vierges sont caractérisées de deux façons différentes, il est remarquable de constater plusieurs éléments qui les rapprochent : elles sont toutes vierges (ce qui est normalement considéré comme un signe de pureté), elles ont toutes une lampe pour aller au-devant du marié (v. 1), elles s’endorment toutes au même moment car le marié tarde à venir (v. 5) et elles se préparent toutes avec empressement lorsque retentit le cri au milieu de la nuit (v. 6). Ces caractéristiques concernent aussi bien les insensées que les prudentes. À l’évidence, l’interprétation est complexe, ce que ne manque pas de souligner Saint Augustin lorsqu’il commente ce texte 24 . Cette complexité, en plus d’étonner à juste titre les commentateurs, met également en lumière une tendance forte et récurrente chez Matthieu : la communauté chrétienne est un corpus mixtum 25 , c’est-à-dire que les bons comme les mauvais font partie intégrante de ce corps et qu’il revient à Dieu seul de faire la distinction, de poser un jugement. Il en est le seul capable.

Matthieu 7,24-27 et Matthieu 25,1-13 : comment comprendre l’éthique de ces textes ?

En Mt 7,24-27 la référence à l’éthique est claire (v. 26), il s’agit de mettre en pratique les paroles de Jésus. Le verbe poiew (« faire ») qui établit également le lien avec la péricope précédente (7,21-23), revient à plusieurs reprises. Dans la parabole de 25,1-13, la référence est moins évidente. La conclusion souligne la nécessité de veiller et de se tenir prêt en toutes circonstances en attendant le retour du maître (v. 13). La question est de savoir si cette veille implique une dimension éthique. Premièrement, il s’agit de déterminer ce qu’il en est du verbe grhgorew , pour lequel deux traductions sont proposées : la première souligne le fait de « rester éveillé » et d’« être vigilant, attentif », la seconde insiste sur l’aspect d’« être « constamment prêt, en état d’alerte permanent » 26 . Contrairement à ce que l’on pourrait supposer, la veille n’est en aucun cas une attitude passive. Elle implique une vigilance de tous les instants qui se révèle très exigeante. Toute une série de comportements sont nécessaires pour assumer ce statut de disciple vigilant. Il y a donc une dimension éthique forte derrière ce verbe. Grhgorew (« être vigilant ») revient à trois reprises dans cette section, en Mt 24,42 et 43 ainsi qu’en 25,13. On le retrouve encore dans l’épisode du jardin de Gethsémani (Mt 26,36-46) où Jésus ordonne à ses disciples de veiller à ses côtés, avec le succès que l’on connaît. Les disciples eux-mêmes, une fois de plus, ont été incapables d’assumer ce que Jésus leur ordonnait de faire. Le contexte immédiat, à savoir les deux paraboles qui entourent celle des dix vierges (Mt 24,45-51 et Mt 25,13-30), insiste également sur la nécessité d’agir. Daniel Marguerat le souligne :

« […] la succession des paraboles ne vise pas à combler une lacune dans le calendrier du futur : elle révèle la volonté d’exploiter parénétiquement le thème de l’attente de la parousie. La succession des slogans parénétiques qui ponctuent la séquence (24,42.44.51 : 25,13.30) est éloquente en elle-même : l’exhortation éthique gouverne la structure du discours matthéen. » 27

Tant dans la parabole de l’esclave avisé (24,45-51) que dans la parabole des talents (25,13-30), l’être digne de confiance est celui qui aura agi conformément aux attentes de son maître. Celui qui ne fait rien, c’est-à-dire qui se laisse aller à la paresse qui engendre irrémédiablement des comportements déviants (Mt 24,49 donne des précisions), est celui que le maître va rejeter et juger mauvais. La nécessité de l’action juste est donc soulignée avec force. Le disciple ne saurait rester les bras croisés, même lorsqu’il veille en attendant le retour du maître, car rester les bras croisés revient à adopter une attitude insensée, à devenir fou. Au contraire, être avisé (phronimos ) consiste à prendre au sérieux ce temps de l’attente à travers différentes attitudes actives. En Mt 7,24-27 il s’agira de construire une maison avec des fondations solides, en Mt 24,45-51 de donner de la nourriture aux domestiques en temps voulu, en Mt 25,1-13 de se procurer de l’huile pour les lampes avant qu’il ne soit difficile d’en trouver et en Mt 25,13-30 de faire fructifier les talents que le maître a confiés.

Toutefois, ces trois dernières paraboles sont relativement silencieuses ou alors énigmatiques sur le contenu de l’action attendue. Il n’est rien dit sur la manière dont les deux esclaves ont fait fructifier leurs talents, pas même un petit indice. De même, sur un plan éthique et symbolique, il est très difficile de savoir à quoi correspond l’huile qui est mise dans les lampes pour qu’elles continuent à briller. Le comportement des cinq vierges avisées lorsque survient la crise est plus troublant encore. Plutôt que de venir en aide à leurs collègues insensées, elles les laissent se débrouiller seules avec les conséquences décrites par la suite (v. 10). En s’appuyant sur l’éthique de l’amour qui semble se dégager de certains textes de Matthieu (Mt 7,12 ; Mt 22,37-40 ; sans parler de Mt 5,43-48), on est en droit de s’attendre à une autre réaction de la part des cinq vierges avisées ! Luz l’appelle de ses vœux de façon à la fois pressante et presque un peu naïve : « Est-ce que le fait de partager un peu d’huile n’eût pas été un beau geste d’amour dans cette histoire ? » 28 Pourtant ce n’est pas le cas. Que faut-il en déduire ? Sont-elles sans pitié, égoïstes, voire un peu cyniques ? La structure interne de la parabole ne permet d’envisager une telle issue puisque le narrateur pointe délibérément dans une autre direction, plus tragique, celle du jugement. Les vierges avisées ne peuvent donc pas agir autrement selon la logique propre de la parabole 29 .

On peut donc établir que le critère éthique fonde la distinction, radicale, entre les vierges insensées et les vierges avisées. Comme en 7,24-27, seul(e) celui ou celle qui aura préparé correctement les événements au jour où ils étaient encore hypothétiques sera à même de passer sans dommage à travers ce temps de crise majeure.

Attitude insensée et jugement de Dieu

Dans tous les textes abordés, la folie qui consiste à négliger l’éthique entraîne le jugement de Dieu, qui paraît dès lors inévitable. La sentence de Mt 5,13 se termine par une menace, un avertissement solennel. Le sel qui a perdu sa saveur n’est plus bon qu’à être foulé aux pieds des hommes. En suivant la métaphore, le texte évoque une menace réelle qui pèse sur les disciples qui pourraient, le cas échéant, se retrouver dans une situation identique à ce sel jeté dehors et foulé aux pieds des hommes. Le contraste avec la saveur qui doit se dégager du sel ainsi qu’avec la lampe qui éclaire ces mêmes hommes est saisissant (Mt 5,14).

Les textes qui concluent le Sermon sur la Montagne (Mt 7,13-27) font également état d’avertissements et de menaces pesant sur la vie des disciples. Ces différentes péricopes mettent en évidence la nécessité de mettre en pratique les commandements reçus de Dieu, de pratiquer les bonnes œuvres, d’être cohérent entre le « dire » et le « faire ». C’est notamment le cas pour la péricope de Mt 7,24-27. Pour Matthieu cette parabole évoque le jugement dernier. L’usage du futur en 7,24 pour poser la comparaison qui se fait à l’aide du verbe omoiwthew (« sera semblable ») ainsi que le contenu de la parabole plaident pour cette interprétation. En effet, on comprend bien que la tempête décrit avec fracas le jugement final. De même, la conclusion de la parabole s’intéresse avant tout aux conséquences catastrophiques pour l’homme insensé. À ce moment, il n’est plus guère question de s’attarder sur les raisons qui ont abouti à cette issue fatale, contrairement à ce qui se passe pour l’homme prudent (Mt 7,25) 30 . Dans ce contexte, on comprend alors pourquoi Matthieu utilise ce vocabulaire relatif à la folie. On voit bien que, pour lui, il est plausible de se retrouver exclu du Royaume.

En Mt 25,1-13, il est également question du jugement de Dieu qui se réfère aux actes importants. Au niveau linguistique, le parallélisme avec Mt 7,24-27 se vérifie par l’usage du verbe omoiwthew (« sera semblable ») en Mt 25,1 31 . Le contexte est donc également celui du jugement eschatologique. La sentence pour le groupe des cinq vierges insensées est radicale : la porte de la noce leur est fermée (Mt 25,10), alors que dans le même temps, les cinq vierges prudentes festoient dans la salle de noce en compagnie de l’époux. On peut noter un autre élément linguistique : la requête des cinq vierges lorsqu’elles voient la porte fermée fait écho à Mt 7,21-23, la péricope qui précède immédiatement Mt 7,24-27. Elles implorent l’époux de leur ouvrir la porte en employant l’expression Kurie , kurie (« Seigneur, Seigneur ! ») qui est typique de Matthieu. Le lien ainsi posé entre Mt 7,21-23 et la conclusion de la parabole est intéressant. Tout d’abord, le texte du Sermon sur la Montagne est plus explicite que celui de la parabole au niveau éthique. Dans la réponse de Mt 7,23, Jésus précise qu’il ne connaît pas ceux qui l’implorent parce que ces derniers sont ceux « qui [commettent] l’iniquité ». Dans ce verset le verbe ergazomai (« faire », « accomplir ») fait clairement référence à l’agir et anomian (« iniquité ») signifie littéralement « sans loi » 32 . Cette conclusion constitue la pointe de la péricope, ce qui souligne une fois de plus l’importance accordée par Matthieu aux actes concrets. En Mt 7,23, ce sont donc les « sans loi » que Jésus ne va pas reconnaître au jour du jugement. L’agir est donc qualifié, mais le contenu de cette qualification n’est pas précisé directement. Que faut-il donc comprendre ? Comme Mt 7,23 prend place en conclusion du Sermon sur la Montagne, on peut y voir une allusion à Mt 5,17 et aux développements qui s’en suivent (Mt 5,21-48 notamment).

Un silence relatif

En Mt 25,11, par contre, la réponse est lapidaire et ne donne aucun élément explicatif quant au jugement donné. Le marié, à travers une formule d’autorité, se contente de signifier aux vierges insensées qu’il ne les connaît pas. La sentence est sans appel. Un événement censé être joyeux pour tout le monde devient un événement tragique pour une partie du groupe, voire pour l’ensemble du groupe.

Ce silence étonne et questionne. Matthieu laisse le lecteur dans une profonde perplexité ; il lui est difficile de donner des raisons à ce jugement. Il en est réduit à formuler des hypothèses. Pour reprendre le langage métaphorique de la parabole des dix vierges, à quoi correspond l’huile ? Pour cette dernière, les nombreuses interprétations données ne sont que conjectures 33 , tout simplement car Matthieu reste silencieux sur ce point. L’histoire de l’interprétation nous offre un excellent aperçu de l’imagination et de l’imaginaire suscités par cette parabole 34 .

Comment interpréter le silence de Matthieu lorsqu’il s’agit de donner plus de précisions sur ce contenu ? Serait-ce la seule capacité d’agir qui constituerait le critère déterminant pour Matthieu ? Faut-il comprendre que le fait d’agir dans la bonne direction soit sous-entendu, car connu de tous 35 ? Il faut laisser résonner ces questions. Le silence relatif sur le contenu de l’éthique attendue des disciples est une caractéristique de Matthieu bien mise en évidence par Christian Singer :

« C’est tout le débat du Sermon sur la montagne : il ne s’agit pas tant d’un développement sur le comment de la loi, mais sur le quoi : quel rôle la loi joue-t-elle dans ma vie plutôt que comment faire pour accomplir la loi . » 36

Même la section des antithèses (Mt 5,21-48), la plus explicite de l’évangile, se contente d’exemples caractéristiques plutôt que d’élaborer un nouveau code de lois que les disciples seraient amenés à respecter. En effet, comment faire de l’amour des ennemis – le sommet de cette section des antithèses – une loi, sans en dénaturer profondément le sens ?

Conclusion

On le voit à travers cette métaphore de la folie appliquée au disicple du Christ, l’ambition de Matthieu est de placer le croyant en état d’éveil et conscient des responsabilités nouvelles qui lui incombent. Cet état d’éveil et de prise de conscience ne correspond pas à une nouvelle législation, mais à une attitude de vie radicalement influencée par une éthique nouvelle. Ainsi, Matthieu enjoint fermement le disciple à rester fidèle à sa vocation sous peine de se renier, de devenir fou.

Cette nouveauté de vie où l’éthique joue un rôle central n’est possible que par l’action de Jésus, qui a accompli toute justice (cf. Mt 3,15). En ce sens, le disciple retiendra toujours que la condition de mise en pratique de l’éthique voulue par le Christ découlera de la relation de dépendance et d’obéissance à son maître et sauveur, telle qu’elle est décrite dans les Béatitudes qui précèdent immédiatement le texte que nous venons de méditer.

En Mt 5,9, il y a cette déclaration étonnante qui évoque pour les disciples la perspective d’être appelés « fils de Dieu » lorsqu’ils empruntent ce chemin d’obéissance à travers leurs actes, puisqu’il y est question d’être artisans de paix. Cette promesse est reprise en Mt 5,45, où Jésus invite ses disciples à aimer leurs ennemis et à prier pour eux.

Si Matthieu évite soigneusement de placer les disciples sur le même plan que Jésus aux niveaux éthique et sotériologique, il évite également de les considérer comme incapables de suivre ce chemin tracé par le Christ. Il maintient fermement ensemble la réalité faillible de l’être humain, tout en lui reconnaissant une capacité d’agir selon la justice au point de pouvoir être appelé « fils de Dieu ». Ce n’est pas rien !

« Fils de Dieu » ou atteint par la folie, le disciple se retrouve constamment à la croisée des chemins. La radicalité de l’Évangile et de la vie à la suite du Christ ne nous permet pas d’éviter cette expérience inconfortable, certes, mais ouverte sur des perspectives vraies et porteuses de sens pour éclairer le monde qui nous entoure.

David Rossé37

  1. J. Zumstein, La condition du croyant dans l’Evangile selon Matthieu , coll. OBO, n° 16, Fribourg/Göttigen, Éditions universitaires/Vandenhoeck & Ruprecht, 1977, p. 284.
  2. Par exemple, Zumstein s’intéresse aux Béatitudes (Mt 5,3-10). Il met en évidence l’originalité de Matthieu par rapport à Luc, notamment dans le fait qu’il s’applique à accentuer l’aspect éthique des Béatitudes (J. Zumstein , ibid. , p. 284-308). Christophe Paya va dans la même direction : « Les images du sel et de la lumière portent, d’une manière frappante, les conséquences des Béatitudes. Ceux et celles dont le portrait vient d’être fait (5,3-12), qui sont prêts à recevoir le royaume et à vivre de sa justice, sont le sel de la terre et la lumière du monde. » (C. Paya, Comprendre Matthieu 1-13 aujourd’hui , Charols/Vaux-sur-Seine, Excelsis/Edifac, 2013, p. 97).
  3. Voir par exemple U. Luz, Matthew 1-7 , coll. Hermeneia, Minneapolis, Fortress Press, 2007, p. 33 qui considère tout d’abord mwros comme un mot-clé spécifique à Matthieu. Ensuite, nous allons voir comment ce terme intervient en lien avec l’éthique du disciple.
  4. Avec D.A. Hagner, Matthew 1-13 , coll. WBC, vol. 33A, Grand Rapids, Zondervan, 2015, p. 117 qui souligne la vigueur du terme : « This too in that culture was much more insulting than it seems to our ears (cf Pss 14:1; 53:1; Proverbs, passim ). » Je me positionne ainsi contre Luz, op. cit. , p. 235, pour qui ce terme est somme toute assez commun : « ‘Fool’ (mwros) is a common Greek word of abuse with a nuance of disrespect, but it too has little importance. »
  5. Pour la liste complète, cf. note 7. Il faut noter également que l’hébreu nafal est aussi traduit différemment dans la LXX, par exemple dans le Ps 53,2.
  6. W. Bauer, A Greek–English Lexicon of the New Testament and Other Early Christian Literature ( BDAG), Chicago, University of Chicago Press, 2001 p. 663.
  7. Dt 32,6 ; 2 S 24,10 ; Ps 93,8 ; Es 19,11 ; Jr 5,21 ; 10,14 ; 28,17 ; Jb 16,7.
  8. Voir par exemple la traduction de Luz : « Mais si le sel devient fou, avec quoi va-t-il être salé ? » (U. Luz, op. cit. , p. 203, notre traduction). Ou celle de Davies et Allison : « Matthew and Luke agree against Mark in having mwranqhØv litteraly, ‘becomes foolish’ » (W.D. Davies et D.C. Allison, A Critical and Exegetical Commentary on The Gospel according to Saint Matthew , coll. ICC, vol. 1, Édimbourg, T. & T. Clark, 1988, p. 474.
  9. U. Luz, op. cit. , p. 206.
  10. U. Luz, ibid. , p. 206 pour le détail de l’explication, qui est assez technique.
  11. Ch. Paya, op. cit. , p. 98.
  12. Ch. Paya, ibid. , p. 98.
  13. P. Bonnard, L’évangile selon Saint Matthieu , coll. CNT, Genève, Labor et Fides, 2002, p. 59.
  14. « Matthieu compose son texte non pas en démarquant clairement les différentes sections, mais en les connectant avec des transitions. » (U. Luz, op. cit. , p. 211).
  15. Voir par exemple G. Bertram, Art. « mwros » in Theological Dictionary of the New Testament , vol. IV, Grand Rapids/London, WM.B. Eerdman, p. 838 : « The permanence of God’s gift in Christ is not dependant on men. By God’s will this gift is the salvation of the world and hence it cannot perish. […
  16. M. Luther, Commentary on the Sermon on the Mount , traduit par C. Hay, Philadelphia, Lutheran Publication Society, 1892, p. 68 = WA 32,352-353.
  17. R. Deines, Die Gerechtigkeit der Tora im Reich des Messias. Mt 5,13-10 als Schlüsseltexte der Matthäischen Theologie , Tübingen, Mohr Siebeck, 2004, p. 239. Notre traduction.
  18. Ésaïe qui se promène nu (Es 20,2-3), Jérémie qui attache des liens à son cou afin de faire tenir un joug (Jr 27,2). Il y aurait encore de nombreux autres exemples.
  19. C’est notamment le cas dans le Ps 62,3 : « Oui, il est mon rocher, mon salut, ma citadelle ; je suis presque inébranlable. » Dans les Psaumes, on retrouve de nombreuses mentions qui associent Dieu à un roc, ou à un rocher (Ps 18,3.32.47 ; 19,15 ; 31,4). On rencontre encore cette image ailleurs dans l’A.T. (Dt 32,4.15.18 ; Es 17,10).
  20. Matthieu fait notamment allusion au Ps 62 en 16,27.
  21. Bonnard continue dans la même ligne interprétative : « Cette folie ne fut pas de ne pas avoir discerné la valeur des paroles de Jésus ; au contraire, ces insensés s’en délectent spirituellement. Elle fut d’avoir écouté sans mettre en pratique. » (Bonnard, op. cit. , p. 109).
  22. En suivant notre ligne interprétative, il semble que ce soit Matthieu qui ait procédé à qualifier le comportement de l’homme, que ce soit positivement (prudent : phronimos ) ou négativement (fou : mwros ). Luc doit donc mieux conserver la forme originale de Q (cf. U. Luz, op. cit. , p. 385).
  23. On retrouve encore cette thématique avec la référence à Noé en Mt 24,37-44.
  24. « Mais enfin s’il est bon de s’abstenir des sensations coupables, si cette abstinence même donne à la virginité son nom, si de plus les bonnes œuvres, marquées par les lampes, sont sûrement dignes d’éloges, comment voyons-nous cinq vierges admises et cinq autres repoussées ? Quoi ! Cette âme est vierge, elle porte sa lampe, et elle n’entre point ! » (A. d’Hippone, Sermon 93.4 , trad. française par l’abbé Raulx, Bar-le-Duc, 1866). Consulté sur le site suivant : http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/sermons/serm93.htm . (avril 2014). Augustin, de façon fort pertinente, pousse très loin la similitude entre les vierges insensées et les vierges avisées pour aboutir à sa conclusion.
  25. Cf. notamment Mt 18,6-14 ; 22,11-14 ; 24,9-14.
  26. W. Bauer, op. cit. , p. 208.
  27. D. Marguerat, Le jugement dans l’Evangile de Matthieu , coll. Le monde de la Bible, n° 6, Genève, Labor et Fides, 1995, p. 497. Mise en italique par l’auteur. Luz va dans la même direction : « The goal of the Matthean parable is parenesis for the church » (U. Luz, Matthew 21-28 , coll. Hermeneia, Minneapolis, Fortress Press, 2005, p. 244).
  28. U. Luz, Matthew 21-28 , p. 234. Notre traduction.
  29. U. Luz, Matthew 21-28 , p. 234.
  30. Cf. U. Luz, Matthew 1-7 , p. 386-387.
  31. Omoiwthesetai se trouve trois fois dans le N.T., uniquement dans Matthieu, en 7,24 et 26 ainsi qu’en 25,1.
  32. Le débat est important et toujours ouvert pour savoir si Matthieu fait référence ici à un groupe spécifique de disciples du Christ considérés comme des antinomistes. Ce qui est sûr, par contre, c’est que Matthieu fait référence à des groupes qui existent réellement lorsqu’il évoque les faux prophètes.
  33. La plupart, néanmoins, font la part belle à l’amour. À nouveau on peut citer Augustin, s’appuyant sur… 1 Co 13 et sur une image tirée de la vie quotidienne : « ‘Quand je parlerais les langues des hommes et des Anges, si je n’ai pas la charité, je suis un airain sonnant ou une cymbale retentissante.’ La charité est donc cette voie plus élevée, et ce n’est pas sans motif qu’elle est désignée par l’huile, puisque l’huile surnage au dessus de tous les liquides. Mets dans un vase de l’eau d’abord et de l’huile ensuite : c’est l’huile qui prend le dessus. » (Saint Augustin, Sermon 93.5 , trad. française par l’abbé Raulx, Bar-le-Duc, 1866). Consulté sur le site suivant : http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/sermons/serm93.htm . (avril 2014).
  34. Cf. U. Luz, Matthew 21-28 , p. 239ss.
  35. La seule liste précise de vices dans Matthieu se trouve en 15,19.
  36. C. Singer, « L’envoi en mission comme grâce. Matthieu 28,16-20 », in Études Théologiques et Religieuses , Tome 88, Montpellier, 2013, p. 225.
  37. David Rossé est titulaire d’un master de la Faculté de Théologie de l’Université de Genève et pasteur de l’Église évangélique La Fraternelle à Nyon (Suisse)

Crise de sens dans le travail : la réponse des Réformateurs

Par Michaël Gonin, Professeur d´éthique, HET-PRO, St-Légier, Suisse 1.

La Réforme représente un changement radical et essentiel dans la relation du chrétien à Dieu et au salut – un changement aux implications multiples. Le salut concerne l’entier de la vie, y compris ses aspects socio-économiques et donc le travail. Alors que, de nos jours, de nombreuses personnes se posent des questions sur le sens du travail, les réflexions des Réformateurs sur ce sujet sont d’une pertinence surprenante et peuvent nous inspirer et nous stimuler face aux enjeux du 21e siècle – fondamentalement pas si différents de ceux de l’époque.

Introduction

Alors que nous célébrons le 500e anniversaire de la Réforme, l’attention porte heureusement sur les fameux solae de Luther en réaction à l’abus des indulgences et au « salut par les œuvres ». Or, la Réforme ne s’est pas limitée aux questions de salut et de relation à Dieu. Pour les Réformateurs, les changements théologiques avaient des implications directes et concrètes pour la vie et la place de l’individu dans la société et donc pour la structure de la société, notamment la place de l’Eglise. Au fil des lectures de Calvin, Luther ou Zwingli, on découvre nombre de réflexions et exhortations, voire d’indignations, au sujet de la vie quotidienne et du travail. On y trouve même, mais cela dépasse le sujet de ce texte, un appel à une réflexion que l’on qualifierait aujourd’hui d’écologique 2 .

Plusieurs auteurs se sont déjà intéressés au thème du travail dans la Réforme et de sa réception dans les siècles suivants, notamment à la suite des thèses de Weber sur le Protestantisme et l’Esprit du capitalisme 3 . Mais cette discussion peine souvent à distinguer entre les écrits originaux des Réformateurs et leurs réceptions au fil du temps. Cet article propose donc un ad fontes sur le thème du travail pour retrouver les citations originales des Réformateurs à ce sujet. En mettant en lumière les nombreux parallèles entre le contexte de l’époque et le nôtre, j’espère également montrer que les réponses des Réformateurs ne sont pas sans pertinence pour nous. Une première section présente donc quatre enjeux actuels pour le chrétien par rapport au monde du travail. Puis, après avoir introduit le concept de vocation tel que compris par les Réformateurs, je discuterai les liens entre ces quatre enjeux et leurs équivalents au temps de la Réforme et présenterai les réponses que les Réformateurs y ont apportées.

Le problème contemporain du travail

Depuis quelques décennies, un changement fondamental semble se dessiner dans la relation que les gens entretiennent avec le travail. Alors que le Modernisme semble s’être construit sur une éthique où tout le monde travaille dans l’espérance que le progrès technique conduira à l’épanouissement complet de l’humanité, ce début de 21 siècle semble déchanter. Certains se tuent au travail – au sens figuré si pas littéral – alors que d’autres en sont dramatiquement privés. Dans tous les cas, peu nombreux sont ceux qui partagent encore l’espérance moderne de félicité pour tous par le travail et l’économie, et nombreux sont ceux qui la remettent explicitement en question. Je discuterai ici quatre enjeux du travail qui sont aujourd’hui sujets à débat : la théorie de l’acteur économique parfaitement rationnel et égocentrique qui prévaut dans les enseignements économiques, la spécialisation extrême des rôles, l’économisation de la notion de valeur et, comme conséquence de ces trois points, l’absence de sens dans le travail.

L’acteur égocentrique

Une des hypothèses centrales de la théorie économique dominante est la conception de l’acteur économique comme quelqu’un d’entièrement rationnel et égocentrique 4. De manière simplifiée, un tel acteur ne pense qu’à son propre intérêt et poursuivra celui-ci de manière systématique et parfaitement rationnelle.

La théorie économique justifie un tel comportement par l’argument qu’en poursuivant son propre intérêt, l’acteur va automatiquement chercher à offrir sur le marché des « biens » (que ce soit sa force de travail ou des produits / services) qui correspondent aux besoins des « demandeurs » (employeurs ou acheteurs), afin de pouvoir gagner le meilleur prix pour ce qu’il offre. Ainsi, en cherchant son propre intérêt, il contribue inévitablement au bonheur des autres. De même, l’employeur doit immanquablement offrir les meilleures conditions de travail possibles s’il veut attirer les « meilleurs » employés – contribuant ainsi à leur bien-être. En d’autres termes : Si chacun regarde uniquement à son propre intérêt, la société dans son ensemble s’en porte mieux 5.

La sur-spécialisation des rôles

Cette attitude égocentrique dans la sphère économique est de plus justifiée par la logique de spécialisation qui suggère que toute la société se porte mieux si chaque action ou système se focalise sur un seul objectif – laissant d’autres « spécialistes » s’occuper du reste 6. Dans cette perspective, lorsque le système économique se focalise sur des objectifs purement économiques et développe un mode de raisonnement spécifique (notamment basé sur l’acteur égocentrique), c’est l’ensemble de la société qui en profite.

Paradoxalement, on retrouvera un théologien réformé du 19 siècle, Abraham Kuyper, parmi ceux qui pousseront pour une telle spécialisation et autonomie des différentes sphères qui constituent la société – notamment en vue de limiter l’ingérence de l’Eglise dans la politique ou d’autres sphères de la société. Kuyper aura néanmoins eu soin d’insister sur le fait que toutes les sphères restent chacune sous la souveraineté directe de Dieu. L’Eglise ne peut s’ingérer dans les autres sphères, mais Dieu reste souverain de l’ensemble ! L’économiste ou le politicien, tout comme le pasteur, doivent donc maîtriser leur spécialisation tout en la pratiquant sous le regard de Dieu – et surtout ne pas chercher à s’ingérer dans les autres sphères 7.

Avec le temps, la place de Dieu dans ce modèle va changer. Tout en préservant l’autonomie de chacune des sphères, la sécularisation les émancipera de l’autorité divine – une émancipation qui s’observe également, dans les faits, parmi de nombreux croyants. Suivant la logique de spécialisation, le chrétien, comme toute autre personne, assume donc différents rôles qui sont chacun déterminés par les normes spécifiques de leur contexte. Ainsi, seuls les rôles assumés dans l’Eglise ou éventuellement dans la sphère privée sont influencés par la théologie. Pour les autres, on applique une sorte d’« athéisme pratique » : un style de vie qui semble refléter la conviction que Dieu n’existe pas hors de l’église ou du moins n’a rien à dire concernant nos rôles dans ces diverses sphères 8.

Dans le monde du travail, l’individu doit donc soigneusement déconnecter son rôle de chef, d’employé ou de chômeur / retraité de ses autres rôles tels que ceux de parent, citoyen ou membre d’une communauté religieuse. Il y adopte une manière de penser et d’agir spécifiquement économique qui définit les éléments à prendre en compte ou à ignorer dans ce rôle. Plus fondamentalement, le travail est réduit à un échange entre deux acteurs égocentriques de type : « Je te donne mon talent, mon énergie, ma force… et tu me donnes un salaire ». La tâche elle-même, son impact (économique et non-économique) sur d’autres personnes, son inscription dans un projet de vie importent peu. D’autres « systèmes » tels que le système politique ou le système social s’occuperont de ces aspects-là. Les aspirations personnelles et les engagements pour la société sont à vivre en dehors du travail, notamment dans les « loisirs » et l’engagement bénévole. Le professeur d’économie pourra (ou même devra) répondre à l’étudiant qui s’interroge sur les conséquences sociales de la délocalisation : « Ce n’est pas notre problème ; il y a la sociologie pour cela » 9.

L’économisation de la valeur

Cette sur-spécialisation a non seulement fortement réduit le rôle et les responsabilités de l’individu dans le cadre du travail, mais elle a également transformé la notion de valeur. Dans la sphère économique occidentale, la valeur d’un bien ou d’un travail est réduite à une valeur économique déterminée par le marché .

La valeur du travail (et implicitement du travailleur puisque la personne de celui-ci, dans son travail, est réduite à son rôle économique) reflète uniquement la contribution de ce travail au développement financier de l’entreprise (ou de l’ONG). Par conséquent, le salaire ne sera pas fixé en fonction de la peine ou du temps investis par une personne dans sa tâche, ni en fonction des besoins de la personne ou de l’impact sur la société dans son ensemble, mais en fonction de l’offre et la demande sur le « marché de l’emploi ».

L’absence de sens dans le travail

Si ces caractéristiques ont permis le développement économique et social impressionnant qu’a connu la deuxième moitié du 20 siècle, leur interprétation radicale, rendue possible aujourd’hui par la pluralisation, l’individualisme, la globalisation et la sécularisation 10, conduit aujourd’hui à une profonde crise du travail. La réduction du travail à sa dimension économique l’a déconnecté du reste de la réalité d’une personne et ainsi privé de tout sens qui transcenderait la sphère économique. Le résultat est que nombre d’employés sont fatigués et démotivés de leur travail, même parmi les cadres 11. La seule chose qui les fait tenir est l’espoir de pouvoir utiliser leur revenu pour profiter de leurs loisirs 12.

Ces dernières années, on commence à prendre conscience des conséquences de cette perte d’orientation pour le travail qui permettait une dynamique dans une direction donnée plutôt qu’une frénésie qui tourne en rond. Entre autres, on réalise le coût humain, social et économique du surmenage et de la démotivation 13. En réaction, des projets sur l’équité et la justice sociale ainsi que sur la consommation responsable et locale sont initiés afin de reconnecter l’économie à son tissu social et relationnel 14. De nombreux jeunes, mais également des quinquagénaires, aspirent à un travail qui entre dans une perspective plus large de la vie – quitte à abandonner leur carrière au sens traditionnel du terme. Ce qui est recherché alors, c’est un moyen de transcender le travail, de lui faire traverser les limites de la sphère économique pour le connecter à une réalité personnelle, sociale, voire spirituelle plus large 15. C’est exactement cette connexion que les Réformateurs établissent par leur compréhension de la vocation .

La notion de vocation chez les Réformateurs

Pour les Réformateurs, Dieu adresse vocation à chacun et sur l’entier de la vie de chacun – et non uniquement sur une partie de nous-mêmes qui serait « spirituelle ». Par conséquent, et contrairement à l’athéisme pratique, notre quotidien et donc notre travail sont également objets de cette vocation et gagnent ainsi un sens et une valeur propres qui transcendent la dimension économique.

De cette vocation réformée, il n’a souvent été retenu que les questions relatives à ce qui, à la suite de Weber, est communément appelé l’éthique protestante du travail . Les propos des Réformateurs furent régulièrement utilisés, parfois déformés, pour justifier la place importante de l’argent, du prêt à intérêt et de la propriété privée dans la société moderne et pour encourager le travail assidu sans forcément réfléchir à son sens dans le plan de Dieu. Ainsi, chez le puritain Baxter, Dieu semble avoir disparu lorsqu’il s’agit de trouver sa vocation : chacun découvre et se construit sa vocation en observant ses dons et en les développant au sein du travail 16.

Or, pour les Réformateurs, la vocation n’est pas, avant tout, une activité que l’on choisit rationnellement en fonction de nos dons ou aspirations. Au contraire, elle est liée à un appel  : si j’ai une vocation (du latin vocare  : appeler), c’est que quelqu’un – Dieu en l’occurrence – m’a appelé(e) ; et si je suis là où je suis, c’est probablement que Dieu m’y a placé(e) 17. En effet, la vie chrétienne « ne chasse pas les gens dans le désert ou le cloître. […] Au contraire, la vie chrétienne t’envoie vers les gens, vers ceux qui ont besoin de ton action » 18. Si je suis là où je suis, c’est que Dieu avait l’intention que j’y aime et serve mon prochain – et qu’ainsi je fasse rayonner son Royaume dans mon quotidien, avec les dons qui m’ont été confiés. Car si nous avons été mis au monde avec les dons que nous avons, c’est à la condition que « chacun regarde en quoi il pourra aider ceux qui ont besoin de lui » 19.

Bien davantage qu’un appel à un métier spécifique, la vocation de la Réforme est donc un appel à devenir citoyen du Royaume et à adopter le style de vie et la culture du Royaume dans l’entier de notre vie, y compris dans notre travail. Le sens et la raison d’être de notre travail se trouvent donc dans la mise en relation de ce dernier avec notre appel plus large à entrer dans la dynamique du Royaume. En d’autres termes, c’est parce qu’il a une dimension spirituelle , qui le lie intrinsèquement à notre vie de foi et à notre cheminement avec Dieu, que le travail peut avoir un sens. Les Réformateurs dénoncent avec force « l’aveuglement du Diable » qui nous fait croire que l’activité quotidienne serait « séculière », sans véritable valeur aux yeux de Dieu – nous détournant ainsi de notre appel à servir et aimer notre prochain de manière très concrète dans le quotidien 20. A l’idée que nous ne pourrions servir Dieu que dans des cultes ou des monastères, Luther répond que « nous servons Dieu lorsque nous faisons ce que Dieu a ordonné et laissons ce que Dieu a interdit. Et la terre pourrait être remplie de cultes [ Gottesdienste ] 21 : pas seulement à l’église, mais également à la maison, à la cuisine, à la cave, à l’atelier, dans les champs, chez les bourgeois et les paysans, si seulement nous nous laissons envoyer là-bas » 22.

Ainsi, nous pouvons – et devons – glorifier Dieu non seulement dans notre travail (ce qui est régulièrement prêché, à raison, dans nos églises – insistant sur notre comportement, attitude et intégrité au travail), mais également par notre travail. Toute tâche accomplie dans l’obéissance à Dieu fait partie de notre cheminement avec Dieu. Elle est un moyen de témoigner de notre fidélité à Dieu et de répondre au commandement d’aimer notre prochain. A l’inverse, hors de l’obéissance à l’appel que Dieu nous adresse, tout travail, même celui de moine, se met en tension contre Dieu et perd ainsi sa valeur 23.

Les implications de la vocation pour les enjeux contemporains

Au vu de cette compréhension holistique de la vocation, il n’est pas surprenant que les Réformateurs offrent des réponses concrètes aux quatre enjeux du travail discutés précédemment – ce d’autant plus que ces quatre enjeux ne diffèrent guère d’autres enjeux rencontrés par les Réformateurs en leur temps (cf. tableau) : aux excès d’égocentrisme des acteurs passés et présents, les Réformateurs opposent les notions de communauté et de travail comme un service ; à la sur-spécialisation moderne et au mépris de la vie quotidienne par l’Eglise d’alors, ils opposent l’interpénétration des dimensions économiques, sociales et spirituelles ; à la réduction de la notion de valeur à sa dimension économico-financière, ils opposent une vision holistique et responsable de l’estimation de la valeur ; finalement, à la perte de sens et de valeur intrinsèque du travail, due à la réduction du travail soit à une « activité économique » (aujourd’hui) soit à un outil de croissance spirituelle (Moyen-Age), ils répondent en intégrant la vie quotidienne dans l’appel que Dieu adresse à chacun. Ces quatre points sont discutés dans les paragraphes qui suivent.


Contexte médiéval

Réponse des Réformateurs

Contexte du 21e
siècle
Abus égocentriques de la classe marchande Aspect communautaire et de service du travail Acteur égocentrique et autonome légitimé par la théorie de l’économie de marché
Séparation entre « séculier » et « sacré » qui déconnecte le travail de la « vie religieuse » Interpénétration des dimensions économiques, sociales et spirituelles du travail Sur-spécialisation qui réduit le travail à une activité économique déconnectée de la foi
Calcul du prix trop fortement axé sur le prix du marché et finance au détriment du bien commun Définition holistique, sociale et théologique, de ce qui définit la valeur d’un bien ou du travail – finance au service du bien commun Réduction de la valeur du travail à sa valeur économique
Sens du travail limité à sa capacité de faire grandir le croyant dans ses vertus telles que la persévérance Sens du travail découlant de la vocation que Dieu adresse à chacun, notamment à rejoindre le Corps du Christ et à aimer et servir son prochain Sens du travail limité à son sens économique

Tableau 1 : Aperçu des réponses des Réformateurs aux enjeux de leur époque et de la nôtre

Réponse à l’égocentrisme : Le travail comme service dans la communauté

Le premier enjeu discuté précédemment est celui de la réduction du travail, dans la théorie économique actuellement dominante, à un échange contractuel purement égocentrique. Ma « vocation » est donc centrée sur moi-même : Comment défendre mes intérêts pour m ’épanouir et satisfaire mes envies et besoins 24 ?

Une telle attitude dans le travail ne semble pas inconnue des Réformateurs. La critique par Luther des commerçants internationaux de l’Europe du 16 siècle, qui montrent peu d’intérêt pour les enjeux sociaux des différents lieux où ils commercent, n’est pas sans rappeler les discussions actuelles sur l’influence grandissante des structures économiques. Luther caricature ces marchands en mettant dans leur bouche une phrase que l’on pourrait retrouver chez les critiques du système économique actuel : « Je me moque de mon prochain ? Pourvu que je réalise mon bénéfice et que je satisfasse ma cupidité… » 25. Par conséquent, il ne leur montrera aucune compassion lorsque ceux-ci se font agresser par des brigands 26. Calvin quant à lui nous révèle que la « spéculation alimentaire » n’est pas un phénomène nouveau et il tiendra des propos très durs envers les riches qui ferment leur grenier de céréales en attendant que le prix monte alors que les gens ont faim 27. Finalement, Zwingli reprend les paroles de Nicolas de Flüe, pour qui « aucun Seigneur ou aucune puissance ne peut la vaincre [la Confédération suisse] si ce n’est l’intérêt personnel » 28.

En réponse à ces dérives, les Réformateurs insistent sur le fait que notre vocation professionnelle n’est pas premièrement pour notre propre épanouissement personnel ou socio-économique, mais s’inscrit toujours dans un contexte plus grand. Nous sommes toujours avant tout appelés à la communauté du Corps du Christ et nous ne pouvons vivre notre vocation professionnelle hors de cet appel 29. Notre réponse à l’appel de Dieu se vit et s’effectue toujours au sein d’une communauté sociale et doit contribuer au développement de celle-ci en visant une « communion mutuelle entre les hommes » 30. Tous les dons et ressources que nous possédons, bien que ceux-ci nous appartiennent personnellement (en opposition au communisme ), ne nous appartiennent légitimement que dans la mesure où ils sont investis « pour l’utilité de nos frères, ni plus ni moins que la nôtre » 31(en opposition au capitalisme dominant). Biéler notera ainsi, à ce sujet que « la propriété matérielle est l’exacte réplique de la vie spirituelle qui, par un côté, est strictement individuelle tout en étant essentiellement collective » 32. Nous ne pouvons nous contenter de faire confiance à la régulation du marché ou à l’Etat social concernant les questions de service et d’équité sociale – chacun est individuellement responsable, devant Dieu, de s’assurer que l’utilisation de ses biens et ressources contribue au développement de la communauté locale, « car il n’y a rien de plus déraisonnable que quand nous laissons ensevelir – et n’appliquons pas à quelque usage profitable – les grâces de Dieu, dont la vertu consiste justement à porter du fruit » 33. Pour Zwingli, puisque Christ a donné sa vie pour nous, nous devons nous aussi nous rendre utiles pour tous les hommes : « C’est pourquoi le jeune homme devra rechercher, dès sa jeunesse, seulement la piété, la justice, la fidélité, la foi, la vérité et la constance – et s’y exercer ; ensuite, avec de telles vertus, il pourra porter du fruit et être utile à la communauté chrétienne, le bien commun, la patrie, et à tout un chacun en particulier » 34.

En résumé : Parce que le bien-être de chacun, et donc de la communauté, importe à Dieu, le service que nous rendons aux autres par notre travail quotidien a autant de valeur (et même davantage) que celui rendu dans l’église ou la prière dans le cloître : « Nous savons que les hommes ont été créés et mis au monde afin qu’ils soient actifs dans toutes sortes de tâches, et qu’aucun sacrifice ne plaît davantage à Dieu que lorsque chacun entre dans sa vocation et s’applique à la vivre de manière à ce que cela profite à la société commune des hommes » 35.

Réponse à la spécialisation : La multidimensionalité du travail

Cette insertion du travail dans un objectif social plus large selon le dessein de Dieu implique inévitablement une remise en question de l’isolation du travail telle que promue par le Modernisme et la sécularisation. Si la division sacré-séculier telle que nous la connaissons aujourd’hui repose sur une notion moderne de spécialisation et de sécularisation qui n’existait pas à l’époque, il semble néanmoins qu’il y avait un mépris de la part de l’Eglise pour certaines activités qui n’avaient pas, selon elle, de réelle importance pour la vie de foi. Pour la théologie médiévale, la foi véritable se vit dans le cloître, où l’on peut aimer Dieu dans la contemplation sans être dérangé par le monde 36. L’amour du prochain, même si nécessaire, nous détourne de la contemplation et donc du commandement d’aimer Dieu. Les théologiens médiévaux font ainsi la distinction entre les activités spécifiquement « spirituelles » et celles, moins importantes, considérées comme « séculières ».

Avec leur notion de vocation, les Réformateurs vont chambouler cette hiérarchie et argumenter que l’un ne peut aller sans l’autre. Pour Luther, « si tu trouves une œuvre par laquelle tu serves Dieu ou ses Saints ou toi-même – mais pas ton prochain – sache qu’une telle œuvre n’est pas bonne » 37. La dimension de service incluse dans le travail et discutée dans la section précédente n’est donc pas un objectif en soi, mais découle du commandement divin d’aimer son prochain. Par la vocation, le travail acquiert une dimension et une importance spirituelle en nous permettant de manifester, par des actes concrets et matériels au sein d’une communauté sociale, l’amour et la grâce de Dieu à notre prochain. Tous nos devoirs de chrétien, « tels qu’aimer sa femme, élever ses enfants, diriger sa famille, honorer ses parents, obéir au magistrat etc. – tâches qui paraissent séculières et charnelles aux papistes – sont les fruits de l’Esprit » 38. Ils font donc partie de notre vie spirituelle. Notre bouche et nos oreilles deviennent, par la foi, celles de Dieu au milieu de notre quotidien, faisant ainsi apparaître son royaume 39.

En résumé : A la sur-spécialisation moderne et à la hiérarchie spirituelle médiévale, les Réformateurs opposent une compréhension multidimensionnelle du travail : Bien que celui-ci soit aussi une activité économique , il est avant tout une activité spirituelle , découlant de notre relation et soumission à Dieu, et, partant, une activité sociale qui se vit dans la communauté et au service du prochain. Dans ce contexte, la notion de spécialisation n’est pas supprimée, mais transformée : Chacun reçoit un appel spécifique et l’accomplit selon les « règles de l’art » avec les dons spécifiques reçus pour l’accomplir. Cet appel reste néanmoins toujours intégré dans l’appel plus général du chrétien – et reste soumis à ce dernier. De même, la notion de rôle n’est pas supprimée, mais la vocation lui refuse son côté exclusif : Les rôles spécifiques que nous assumons dans nos diverses fonctions ne peuvent jamais s’émanciper de notre rôle et identité premiers en Christ au sein d’un communauté. Ils ne peuvent donc pas non plus contredire notre appel plus général à vivre en citoyens et messagers du Royaume. Devant Dieu, nous ne pouvons jamais nous décharger de nos responsabilités envers Lui et/ou envers la collectivité sous prétexte que notre rôle professionnel serait confiné à la sphère économique 40.

L’enjeu de la définition de la valeur

Troisièmement, si, par la vocation, le travail se trouve transcendé par des aspects sociaux et spirituels, sa valeur le sera inévitablement. Par conséquent, il n’est pas surprenant que les mouvements actuels pour le commerce équitable ou les salaires justes trouvent chez les Réformateurs des soutiens de principe. Même si ces notions n’existaient pas sous ces termes à l’époque, Luther insistait déjà sur l’importance d’un prix juste qui ne dépend pas tant du marché, encore moins du marché mondial dérégulé 41. Au contraire, la valeur d’un bien ou service doit toujours être définie dans une fourchette qui ne profite ni de la faiblesse ou de l’état de dépendance de l’acheteur (spécialement pour les biens de consommation essentiels) ni de ceux du travailleur. Le revenu de ce dernier doit lui permettre de vivre décemment et de faire vivre ses proches – mais pas de faire un profit exagéré. Même si certains acheteurs sont prêts à payer cher pour certains biens (notamment les biens de première nécessité), c’est un vol que de les vendre au-dessus d’un prix qui soit décent pour l’acheteur 42 doivent être tenus pour larcins. » (Institution , II.viii.45-46 : le huitième commandement).]. Les Réformateurs ne se gênent du coup pas de critiquer les marchands professionnels et les commerçants internationaux qui ne produisent rien eux-mêmes et surtout qui ne sont souvent pas intégrés socialement à la communauté où ils vendent leurs produits 43.

Pour les mêmes raisons, les Réformateurs s’opposent à une finance déconnectée de son contexte socio-économique local. Le créancier est toujours avant tout un membre de la communauté locale et ne peut ainsi, dans ses prêts, s’émanciper de ses responsabilités liées à son appartenance à cette communauté. Calvin, même s’il se montre plus ouvert que Luther sur la question du prêt à intérêt, met ainsi des garde-fous très forts sur la finance, notamment : Le créancier ne doit pas vivre de ce travail 44  ; le prêt doit permettre le développement économique sans conduire au surendettement (pas de crédit à la consommation donc) ; le prêt aux personnes nécessiteuses se fera toujours sans intérêt, et même sans forcément espérer être remboursé 45  ; finalement, ayant observé que le prêt à intérêt aura tendance à faire monter le prix des marchandises pour tout le monde, Calvin exhorte le prêteur à ne pas considérer uniquement la situation économique du débiteur, mais à réfléchir en termes de bien commun lors d’un prêt 46. Bien entendu, les spéculations de toutes sortes, et spécialement celles qui touchent des produits de base tels que les biens alimentaires, sont vigoureusement condamnés 43.

En résumé : En réinsérant le travail dans une perspective sociale et spirituelle plus large, la vocation conduit à une considération holistique de la valeur du travail et donc des biens dans l’économie. Celle-ci ne peut être fixée uniquement par la force anonyme du marché ; au contraire, chaque acteur est responsable de tenir compte des besoins des diverses parties prenantes et du bien commun dans ses interactions économiques et financières.

La réponse à la perte de sens du travail : La vocation holistique

En ré-inscrivant le travail et la valeur dans une perspective plus large de la vocation, les Réformateurs donnent, en quatrième lieu, un sens nouveau au travail. Celui-ci dépasse les sens uniquement indirects que lui attribuent la conception économique moderne ainsi que la conception médiévale qui tend à le réduire à un moyen de croissance spirituelle à cause des souffrances et difficultés qu’on y rencontre. Sans nier ces dimensions économiques ainsi que de souffrance et de croissance, les Réformateurs redonnent au travail un sens et une valeur qui transcendent ces aspects  : le service centré sur Dieu et sur l’autre. Certes, tout le monde ne peut, dans un monde déchu, trouver un travail qui soit épanouissant au sens moderne du terme. Néanmoins, la notion de vocation permet de retrouver, même dans une tâche ingrate, la joie profonde qui résulte de l’obéissance à l’injonction d’amour du prochain ainsi qu’au quatrième commandement qui stipule, avant d’ordonner un jour de repos : « Tu travailleras six jours… » 48.

Trois remarques doivent être faites ici. Premièrement, ainsi inclus dans une notion plus large de vocation, de service et de relation à Dieu et aux autres, le travail a un sens dont même le riche ne peut se priver. Luther notera par conséquent que l’ordre de travailler dans 1 Thess 3 ne s’adresse pas premièrement aux chômeurs et pauvres qui cherchent du travail sans en trouver, mais bien aux riches qui mangent mais ne travaillent pas 49. Zwingli déplore que « personne ne veut plus se nourrir en travaillant. […] Cet égoïsme s’est introduit parmi vous., Il vous mène du travail à l’oisiveté. Et pourtant le travail est une bonne chose, une chose divine. C’est une protection contre la légèreté et le péché. Il produit de bons fruits, de sorte que l’homme peut nourrir son corps avec une entière bonne conscience, sans craindre qu’il doive le faire avec le sang d’innocents et soit souillés par là. Il rend le corps frais et fort et chasse les maladies qui viennent de la paresse » 50.

Deuxièmement, même les tâches qui paraissent ingrates aux yeux des hommes peuvent être vécues avec la certitude que Dieu les voit, les respecte, et les valorisera d’une manière ou d’une autre : « Il semble que ce soit une petite chose lorsqu’une domestique cuisine et nettoie et effectue d’autres tâches domestiques. Mais parce que l’ordre de Dieu se trouve à cet endroit, même une tâche si petite doit être louée comme un service à Dieu qui dépasse de loin la sainteté et l’ascétisme de tous les moines et nonnes » 51.

Troisièmement, il va de soi que l’ordre de Dieu d’accepter de servir dans une tâche ingrate qui fait partie de ce monde déchu ne peut en aucun cas être utilisé par ceux en position de pouvoir pour justifier un abus du travailleur – au contraire, notre appel à être citoyens du Royaume doit pousser tous ceux qui sont en position d’influence à s’investir pour que les abus soient corrigés. Je suis donc ici Calvin plutôt que Luther pour qui notre vocation est nécessairement de rester dans la fonction et le statut social où nous nous trouvons à notre conversion 52. Calvin au contraire opte pour une compréhension de la vocation qui ouvre sur la mobilité socio-professionnelle. Il insiste sur l’importance des réformes sociales, notamment en vue d’une plus grande égalité socio-économique 53. Dans ce processus, l’Eglise, de concert avec l’Etat, doit veiller à limiter les disparités entre riches et pauvres, en s’inspirant notamment du principe du jubilé, par lequel « Dieu a bridé toute puissance excessive » : La redistribution régulière des terres (les « moyens de production » de l’époque) doit en effet permettre à chacun de subvenir à ses besoins sans se soumettre à un maître – de peur que sinon, les riches, devenant toujours plus riches, « eussent dominé d’une façon tyrannique » 54.

En résumé : Le travail retrouve un sens, par la Réforme, en étant réinscrit dans une perspective plus large et dans le projet plus grand de Dieu pour l’humanité et pour l’ensemble de la société. Si, face à ce que nous appellerions aujourd’hui le capitalisme sauvage , même les Réformateurs semblent parfois perplexes 55, ils n’en appellent pas pour autant à un retrait du système, mais à un engagement dans le monde au plus proche de notre conscience et, au besoin, à la résistance au sein même du système – pour le bien de notre prochain et avec le souci du bien commun.

Conclusion

Cette brève mise en comparaison de la Réforme avec la situation actuelle concernant le monde du travail semble confirmer l’observation bien plus ancienne : « Il n’y a rien de nouveau sous le soleil ». Les enjeux de cohésion sociale, de salaires justes, d’équité dans le commerce international et d’engagement individuel dans et pour la société, même s’ils se déclinent différemment, se retrouvent tous chez les prophètes de l’A.T., dans le N.T. et les Pères de l’Eglise, chez les Réformateurs… et aujourd’hui !

Près de 500 ans après les réflexions des Réformateurs, cet article a donc cherché à mettre en valeur quelques enseignements des Réformateurs pour les enjeux actuels du travail. Au travers de la notion de vocation, les Réformateurs mettent en relation, à un niveau très fondamental, la réforme de la foi individuelle et la réforme de l’engagement individuel dans la société, voire une réforme des structures de la société. Ils reconnectent ainsi entre eux l’individu, l’Eglise et la société au-delà d’une quelconque dichotomie sacré-séculier 56. Ce faisant, ils ré-intègrent premièrement le travail dans une vision plus large de l’appel du croyant à être citoyen du Royaume et à chercher à aimer Dieu et son prochain au cœur même de l’activité quotidienne.

Deuxièmement, ils mettent clairement en lumière la responsabilité de chacun – et en toute circonstance – à chercher le bien d’autrui et de la communauté en général. La vocation réformée redonne ainsi non seulement une dignité et une valeur à notre activité quotidienne, mais également un sens et une orientation, ainsi qu’une responsabilité, qui découlent directement et premièrement de notre foi en Jésus-Christ et en la Parole.

Troisièmement, les Réformateurs poussent également l’Eglise à reconnaître ses propres responsabilités face aux enjeux sociaux, dont celles d’équiper et d’accompagner les gens dans leur cheminement spirituel au jour le jour et de s’engager avec d’autres pour les personnes dans le besoin. En tant que témoin du Royaume, l’Eglise ne rayonne en effet pas uniquement de la paix qui découle de l’assurance du salut ; elle reflète et inspire également la soif de justice et l’amour du prochain qui caractérisent l’action de l’Esprit en son sein 57 peut être partiellement restaurée par l’action de l’Église fidèle, si celle-ci comprend le rôle qu’elle est appelée à jouer dans la société ; car elle doit rétablir (partiellement du moins) l’ordre de Dieu dans la vie matérielle de ses membres. »]. Si – et c’est certainement tant mieux – la théocratie ou même l’établissement d’une « société chrétienne » ne fait pas partie de notre agenda mais uniquement de celui de Dieu et en son temps, nous pouvons néanmoins défendre des valeurs dont ont soif de nombreux travailleurs et apporter des réponses à des questions que de nombreuses personnes se posent – aujourd’hui comme au temps de la Réforme.

Dans une période où, pour diverses raisons, nous avons à résister à la tentation de « l’athéisme pratique », les Réformateurs nous appellent à retrouver une théologie pour l’entier de la vie – quelque chose dont notre société sur-spécialisée a fortement besoin 58. Même s’il a exigé une séparation trop forte des différentes sphères, Kuyper avait compris ce besoin en proclamant qu’il n’y a pas un centimètre carré de ce monde sur lequel Dieu ne proclame pas : « À moi ! » 59. A nous de reconnaître que l’un des facteurs de succès de la Réforme fut cette insistance sur les conséquences pratiques de la foi renouvelée pour l’entier de la vie quotidienne, y compris pour notre engagement dans et pour la société 60. Cela peut impliquer le besoin, pour nombre d’entre nous (moi-même inclus), de retrouver la notion de sacrifice et de don de soi au profit de nos communautés ecclésiales et sociales. A nous de reconstruire, à la suite des Réformateurs, une vision plus intégrée de la vie et de la société en général – à commencer par le développement d’une conception holistique – économique, sociale et spirituelle – de notre activité quotidienne.

  1. Cet article résulte d’une journée de réflexion à Crêt-Bérard que l’auteur a co-animée avec les pasteurs réformés Jean-Pierre Thévenaz et Pierre Farron. Son contenu a fortement bénéficié de leur expertise et des discussions enrichissantes autour de cette journée.
  2. Par exemple, Calvin parle de l’importance de respecter le cycle naturel et le repos régulier de la terre (Commentaire de Moïse, Ex 23,10-11, dansJoannis Calvini opera quae supersunt omnia, J.-W. Baum et E. Wilehlm Eugen Reuss (dir.), 58 vol., Brunswique, C.A. Schwetschke, 1863, vol. 24, col. 584-586).
  3. M. Weber,L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Suivi d’autres essais, Paris, Gallimard, 2003 ; la discussion la plus complète de Calvin à partir des textes originaux se trouve certainement chez A. Biéler,La pensée économique et sociale de Calvin, Réimpr. augmentée d’une préface et d’un portrait, Chêne-Bourg, Georg, 2009 ; voir également M. Johner, « Travail, richesse et propriété dans le protestantisme »,La Revue réformée 53, n o  218 (2002).
  4. M. Friedman, « The methodology of positive economics », dans M. Friedman, Essays in Positive Economics , Chicago, University of Chicago Press, 1953, pp. 3-43.
  5. M. Friedman, « The social responsibility of business is to increase its profits », New York Times Magazine September 13 th , 1970, pp. 122-126.
  6. N. Luhmann, The Differentiation of Society , New York, Columbia University Press, 1982.
  7. Sur Kuyper, voir par exemple R. J. Mouw, Abraham Kuyper : A short and personal introduction , Grand Rapids, Eerdmans, 2011. Voir également M. Johner, « Travail, richesse et propriété dans le protestantisme » pour une lecture assez semblable de Calvin. A préciser que le croyant est certes appelé à se soumettre et à voir sa sphère comme soumise à Dieu, mais en aucun cas il ne cherche à soumettre les autres par la force.
  8. Voir à ce sujet C. M. Gay, The way of the (modern) world : Or, why it’s tempting to live as if God doesn’t exist , Grand Rapids, Eerdmans, 1998 ; O. Guinness, The last Christian on earth : Uncover the enemy’s plot to undermine the church , Ventura, Regal, 2010.
  9. Anecdote véridique entendue par l’auteur. On notera, en réaction, un mouvement encore très minoritaire qui milite pour des facultés d’économie et des formations économiques et de gestion interdisciplinaires. Cf. http://www.autisme-economie.org ou http://www.responsiblefinance.ch.
  10. Cf. M. Gonin, G. Palazzo et U. Hoffrage, « Neither bad apple nor bad barrel : How the societal context impacts unethical behavior in organizations », Business Ethics : A European Review 21, n o  1 (2012), pp. 31-46 ; M. Gonin, « Adam Smith’s contribution to business ethics, then and now », Journal of Business Ethics 129, n o  1 (2014), pp. 221-236.
  11. Voir J. Rambal, « Brown out : quand les salariés cherchent un sens à leur travail »,Le Temps 26 septembre 2016.
  12. Voir les critiques de J. Pieper,Muße und Kult , München, Kösel, 2007 ; L. Ryken,Work & leisure in Christian perspective , Portland, Multnomah Press, 1987. Si Ellul parle peu d’épanouissement, il semble néanmoins penser que le travail utile ne peut s’accomplir que dans le bénévolat, et non dans l’activité salariée, cf.Pour qui, pour quoi travaillons-nous ? , Paris, la Table ronde, 2013.
  13. Voir D. Ramaciotti et J. Perriard,Les coûts du stress en Suisse , Berne, SECO, 2003.
  14. On peut mentionner, pour preuve anecdotique, le succès actuel de films tels que Demain plutôt que des films de science-fiction qui mettraient l’accent sur le progrès technologique.
  15. M. Benefiel, Soul at work. Spiritual leadership in organizations , New York, Seabury Books, 2005 ; M. Gonin, « Quel sens pour ma vie professionnelle aujourd’hui? »,Christianisme aujourd’hui, septembre 2016.
  16. Voir à ce sujet L. Crété,Le protestantisme et les paresseux: le travail, les œuvres et la grâce , Protestantismes, Genève, Labor et Fides, 2001 ; M. Miegge,Vocation et travail: essai sur l’éthique puritaine , Genève, Labor et Fides, 1989. Ce dernier notera (p. 149) que chez Baxter, pour la première fois, « le travail ne tire plus sa légitimation de la doctrine de la calling-vocation . Il est devenu de par lui-même un objet de théorie. Désormais il se situe au rang des concepts universels », déconnecté d’une réflexion plus large sur sa place dans notre vie de foi.
  17. J. Calvin,Institution de la religion chrétienne , Genève, Labor et Fides, 1955, III.x.6 ; M. Luther, L’Evangile à la St-Jean, Jn 21,19-24, Weihnachtspostille 1522 , dans Luthers Werke. Kritische Gesamtausgabe , Weimar, H. Böhlaus Nachfolger, 1883, vol. 10 I.1, p. 310. Cette édition est abrégéeWA ci-après.
  18. M. Luther,Sermon du 30 juin 1529 ,WA , vol. 29, p. 403.
  19. J. Calvin,Commentaires de Jehan Calvin sur le Nouveau Testament , Paris, Ch. Meyrueis, 1854, Mt 25,20, p. 524. Voir également
    J. Calvin , Sermon sur Ga 6,9-11, Opera Omnia, vol. 51, col. 100 .
  20. « Le Diable a tellement aveuglé les hommes qu’il les a persuadé et fait croire que, dans les petites choses, il ne fallait point estimer que Dieu fut honoré ou servi – sous prétexte que cela serait du monde. Comme quand un homme travaille en son labeur pour gagner sa vie, qu’une femme fait son ménage, qu’un serviteur aussi s’acquitte de son devoir, on pense que Dieu n’a point égard à tout cela, et on dit que ce sont des affaires séculières. » J. Calvin, Sermon sur 1 Co 10,31-11,1 Opera Omnia , vol. 49, p. 696.
  21. Littéralement donc service à Dieu. Luther joue ainsi avec le double sens de service dans cette expression.
  22. Sermon du 15e dimanche après la trinité, WA , vol. 52, pp. 470-471.
  23. Ibid .
  24. A noter au passage que la théorie économique ne fait aucune différence entre « besoin » et « envie ».
  25. M. Luther, « Du commerce et de l’usure », dansOeuvres , vol. 4, Genève, Labor et Fides, 1960, p. 125. Cf. également note 4.
  26. M. Luther, « Du commerce et de l’usure », p. 142.
  27. Leçons sur les douze petits prophètes , Am 8,5 et 8,6-7,Opera Omnia , vol. 43.
  28. Eygennutz dans l’original : U. Zwingli, « Fidèle et sérieuse exhortation aux pieux confédérés, pour qu’ils s’en tiennent aux usages et coutumes de leurs devanciers, afin qu’il ne leur survienne aucun dommage à cause de l’infidélité et des pièges que leur tend l’ennemi », dansDeux exhortations à ses confédérés , Genève, Labor et Fides, 1988, p. 36.
  29. On notera ainsi que les virulentes attaques des Réformateurs contre les abus des autorités temporelles et ecclésiales ne les conduisent pas pour autant à un rejet de toute forme d’institution – contrairement à une tendance que l’on peut parfois observer aujourd’hui.
  30. J. Calvin, Comm. N.T. , Mt. 25,20, vol. 1, p. 524.
  31. J. Calvin,Comm. Moïse , Ex 20,15,Opera Omnia , vol. 24, p. 669.
  32. A. Biéler,Pensée économique et sociale , pp. 353-354.
  33. J. Calvin, Comm N.T. , Mt 25,13, vol. 1, p. 524.
  34. « Wie man die Jugend in guten Sitten und christlicher Zucht erziehen und lehren soll » Huldreich Zwinglis sämtliche Werke , München, Kraus, 1905, vol. 5, Text Nr. 101, p. 442.
  35. J. Calvin,Comm. N.T. , Lc 10,38, vol. 1, p. 524.
  36. « Il est évident que la vie active empêche la vie contemplative vu qu’il est impossible de s’adonner simultanément à l’activité extérieure et à la contemplation de Dieu ». Le vrai lieu pour aimer Dieu est donc le cloître (Th. d’Aquin, Somme Théologique, livre 2, question 182).
  37. Evangile pour le 1 er dimanche de l’Avent , Adventspostile,WA, vol. 10I. 2, p. 41. C’est pour cela que Luther méprise l’œuvre du moine.
  38. M. Luther,Commentaire sur l’épître aux Galates , ch. 3 v. 3,WA , vol. 40I, p. 348.
  39. M. Luther, Hauspostille collectés par Röher,15 e  dimanche après Trinité, 2 e  message , Dr. Martin Luthers sämmtliche Schriften , ed. Walch (St-Louis), vol. 13b, col. 2371. Cf. aussi J. Calvin,Institution , III.vii.5.
  40. « Car il ne se peut faire que ceux qui sont vraiment persuadés que Dieu leur est Père en commun, et que Christ est leur chef seul à tous, ne soient conjoints entre eux en amour fraternel, pour communiquer ensemble au profit l’un de l’autre. » J. Calvin,Institution , IV.i.3.
  41. M. Luther, « Du commerce et de l’usure ». Voir aussi Calvin, Sermon CXL, 4e
     
    sermon sur Dt
      24,14-18 ,Opera Omnia , vol. 28, p. 188.
  42. M. Luther se garde donc de fixer par écrit un prix définitif, mais renvoie au contexte spécifique de chacun pour déterminer l’intervalle dans lequel se situent ces prix justes. Cf. « Du commerce et de l’usure ». Pour Calvin, « tous moyens dont nous usons pour nous enrichir au dommage d’autrui […
  43. Cf. supra .
  44. « Je n’approuve pas si quelqu’un propose faire métier de faire gain d’usure. » Claude de Sachin ,Opera Omnia , vol. 10, p. 248. Pour Luther, le métier d’usurier (et tout prêt à intérêt est de l’usure pour Luther) fait partie des rares métiers, avec ceux de prostituée, de voleur et de « pape, cardinal, évêque, prêtre, moine et nonne qui ne prêchent pas la Parole ou ne l’écoutent pas prêcher », qui ne peuvent représenter un service chrétien (L’Evangile à la St-Jean , Jn 21,19-24,Weihnachtspostille 1522 ,WA, vol. 10I, 1, p. 317).
  45. Cf. J. Calvin, Claude de Sachin ,Opera Omnia , vol. 10, pp. 245-249. Pour Luther, « d’après l’Évangile, entre le fait de donner et celui de prêter, il n’y a d’autre différence que celle-ci : celui qui donne ne reprend rien et celui qui prête reprend si on lui rend mais court le risque que cela devienne un don. » M. Luther, « Du commerce et de l’usure », p. 132.
  46. Claude de Sachin ,Opera Omnia , vol. 10, p. 249.
  47. Cf. supra .
  48. A noter que dans ces six jours sont inclus toutes les tâches ménagères et d’entretien du logement, jardin, etc. et que la durée quotidienne de travail n’est pas précisée.
  49. Voir L. Crété,Le protestantisme et les paresseux , pp. 42-44.
  50. « Exhortation aux pieux confédérés », pp. 38-39.
  51. M. Luther,Sermon du 15e dimanche après la trinité ,WA, vol. 52, pp. 470-471. Pour Calvin, il n’y a donc aucune « œuvre si méprisée, si basse, qui ne reluise devant Dieu, et ne soit fort précieuse, moyennant qu’en elle nous servions à notre vocation » (Institution , III.x.6). Ellul confirmera cette valeur de la tâche apparemment anodine et pénible au 20 siècle, en rappelant que dans un monde déchu, et dans l’attente du Royaume, il faut parfois s’accrocher simplement à cette consolation que « je dois être assuré que c’est aussi en travaillant d’un travail sans signification que je suis dans le plan de Dieu pour moi » (Pour qui, pour quoi travaillons-nous ? , p. 118). Une telle attitude d’obéissance et de confiance sereine est également un témoignage dans un monde qui recherche frénétiquement l’épanouissement.
  52. L’Evangile à la St-Jean , Jn 21,19-24,Weihnachtspostille 1522, WA , vol. 10I. 1, p. 310.
  53. Cf. à ce sujet l’excellente analyse de A. Biéler,Pensée économique et sociale . On notera également l’engagement socio-politique de Zwingli à Zurich (cf. W. P. Stephens,Zwingli le théologien , Genève, Labor et Fides, 1999, p. XIII).
  54. Commentarius in Mosis reliquos quatuor libros . Deut 15,1,Opera Omnia , vol. 24, p. 697.
  55. M. Luther introduit son traité sur le commerce et l’usure en doutant fortement de l’utilité de son texte, « car le mal a fait d’énormes progrès… ». Plus loin, et tout en dénonçant ceux qui ne cherchent pas à minimiser les impacts négatifs de leurs actions, il notera que, dans l’économie, même les gens les plus droits peinent à ne pas commettre d’injustice « car c’est la nécessité et la nature même du commerce qui te poussent à commettre une telle faute, et non la malice et la cupidité » (« Du commerce et de l’usure », p. 123, 127). Pour Calvin, le monde en est « venu au comble d’iniquité, d’ingratitude et de malice » (Sermon sur Ga 6,9-11,Opera Omnia , vol. 51, col. 100).
  56. Ainsi Calvin discutera des responsabilités conjointes de l’Eglise et de l’Etat.
  57. Cf. A. Biéler,Pensée économique et sociale , p. 343: « L’économie dénaturée […
  58. Cf. A. Biéler,Pensée économique et sociale , p. 518.
  59. Cité dans R.J. Mouw,Kuyper , p. 4.

  60. Cf. Calvin qui fait remarquer que la charité peut impliquer devoir puiser dans sa fortune et son héritage,Comm. N.T., Mt 6,19, vol. 1, p. 187.

Déclaration de Larnaca

Traduction de « Larnaca Statement » par Dany Pegon. Voir la publication en anglais sur la page internet du mouvement de Lausanne : https://www.lausanne.org/content/larnaca-statement#_ftn1
Préambule

Nous nous sommes réunis en tant que groupe unique de trente Juifs messianiques et Palestiniens chrétiens à Larnaca, Chypre, pour la seconde consultation de l’Initiative de Lausanne pour la Réconciliation en Israël/Palestine, du 25 au 28 janvier 2016. Nous avons adoré, prié et étudié les Écritures ensemble. Nous avons formé et approfondi des amitiés en mangeant, en buvant et en parlant ensemble dans la fraternité de l’Évangile.

Nous avons adopté unanimement la résolution suivante avec les engagements qu’elle inclut et nous la recommandons pour l’étude, la prière et l’action.

La résolution affirme notre unité en tant que croyants en Jésus (section 1), appelle à un engagement mutuel à vivre ouvertement cette unité au milieu du conflit et de la division (section 2), reconnaît des zones de défi et de désaccord théologique et met en évidence les questions sur lesquelles un approfondissement s’impose (section 3), propose des actions pratiques qui expriment l’espoir pour l’avenir, spécialement parmi la jeune génération de croyants dans les deux communautés (section 4), et appelle à la prière et au soutien de cette initiative de la part de la famille plus large des croyants.

1. Nous affirmons notre unité dans le corps du Messie.

1.1 Notre unité a une mission intrinsèque, puisque Jésus a prié que nous soyons un afin que le monde croie la vérité à son sujet.

20 « Je ne prie pas pour eux seulement, mais encore pour ceux qui croiront en moi à travers leur parole, 21 afin que tous soient un comme toi, Père, tu es en moi et comme je suis en toi, afin qu’eux aussi soient [un] en nous pour que le monde croie que tu m’as envoyé. 22 Je leur ai donné la gloire que tu m’as donnée afin qu’ils soient un comme nous sommes un 23 – moi en eux, et toi en moi-, afin qu’ils soient parfaitement un, et que le monde connaisse que tu m’as envoyé et que tu les as aimés comme tu m’as aimé. » (Jean 17,20-23) 1

1.2 C’est Dieu qui crée notre unité par le Saint-Esprit et il nous ordonne de la maintenir dans l’humilité, la douceur, la patience et l’amour.

1 Je vous encourage donc, moi, le prisonnier dans le Seigneur, à vous conduire d’une manière digne de l’appel que vous avez reçu . 2 En toute humilité et douceur, avec patience, supportez-vous les uns les autres dans l’amour. 3 Efforcez-vous de conserver l’unité de l’Esprit par le lien de la paix. 4 Il y a un seul corps et un seul Esprit, de même que vous avez été appelés à une seule espérance par votre vocation. — 5 Il y a un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême, 6 un seul Dieu et Père de tous. Il est au-dessus de tous, agit à travers tous et habite en [nous] tous. (Éphésiens 4,1-6)

1.3 Notre unité englobe notre diversité en tant que Juifs messianiques et Chrétiens palestiniens en un seul corps.

12 Le corps forme un tout mais a pourtant plusieurs organes, et tous les organes du corps, malgré leur grand nombre, ne forment qu’un seul corps. Il en va de même pour Christ. 13 En effet, que nous soyons juifs ou grecs, esclaves ou libres, nous avons tous été baptisés dans un seul Esprit pour former un seul corps et nous avons tous bu à un seul Esprit. 14 Ainsi, le corps n’est pas formé d’un seul organe, mais de plusieurs .

(1 Corinthiens 12,12-14)

1.4 Notre unité a été accomplie par la croix de Christ, par laquelle l’hostilité entre nous a été supprimée tout en conservant nos identités distinctives.

14 En effet, il est notre paix, lui qui des deux groupes n’en a fait qu’un et qui a renversé le mur qui les séparait, la haine. 13 Par sa mort, il a rendu sans effet la loi avec ses commandements et leurs règles, afin de créer en lui-même un seul homme nouveau à partir des deux, établissant ainsi la paix. 16 Il a voulu les réconcilier l’un et l’autre avec Dieu en les réunissant dans un seul corps au moyen de la croix, en détruisant par elle la haine. (Éphésiens 2,14-16)

1.5 Notre unité est une condition pour recevoir la bénédiction de Dieu sur nos communautés.

1 Oh! Qu’il est agréable, qu’il est doux pour des frères de demeurer ensemble!

2 C’est comme l’huile précieuse versée sur la tête, qui descend sur la barbe, sur la barbe d’Aaron et sur le col de ses vêtements.

3 C’est comme la rosée de l’Hermon qui descend sur les hauteurs de Sion.

En effet, c’est là que l’Eternel envoie la bénédiction,

La vie pour l’éternité. (Psaume 133, 1-3)

 

1.6 A la lumière de ces versets ainsi que d’autres, nous soutenons les paragraphes suivants de l’Engagement de Cape Town 2

L’amour les uns pour les autres dans la famille de Dieu n’est pas une simple option souhaitable mais un ordre auquel nous ne pouvons échapper. Un tel amour est un premier signe d’obéissance à l’Évangile, l’expression indispensable de notre soumission à l’autorité de Christ et un moteur puissant pour la mission mondiale 3 . Nous déplorons nos dissensions et les divisions de nos églises et organisations. Nous sommes très impatients de voir ceux qui suivent Jésus cultiver un esprit de grâce et être obéissants au commandement de Paul de « faire tous nos efforts pour maintenir l’unité de l’esprit dans le lien de la paix ».

1.7 Dans le contexte de nos conceptions et opinions incompatibles, nous affirmons néanmoins notre consentement sincère à ces convictions :

  • Nous sommes unis dans notre foi en Jésus de Nazareth comme Messie, Sauveur et Seigneur, et dans la Bonne Nouvelle du Royaume de Dieu, qu’il a prêché et pour lequel il a vécu, est mort et est ressuscité ;
  • Nous sommes unis dans le corps de Christ en conséquence de son œuvre de réconciliation sur la croix, et dans notre diversité nous sommes tous, également et ensemble, membres de la maison de Dieu ;
  • Nous appartenons ensemble à une seule famille ;
  • Nous sommes déterminés à nous aimer et à nous servir les uns les autres ;
  • Nous avons besoin les uns des autres ;
  • Nous partageons les souffrances des uns les autres comme membres d’un seul corps ;

2. Nous nous engageons à vivre ouvertement cette unité au milieu du conflit et de la division, et nous invitons nos communautés à se joindre à nous dans cet engagement.

2.1 Dans des temps de tension et de conflit violent, les relations souffrent alors que la suspicion, l’accusation et le rejet mutuel prospèrent. Dans de telles circonstances, il est encore plus essentiel que nous, qui affirmons notre unité dans le Messie, maintenions des standards éthiques de vie dignes de notre appel, dans toutes nos attitudes, nos paroles et nos actes.

2.2 Nous reconnaissons que nous tenons des positions théologiques très différentes en ce qui concerne la terre, ainsi que des perspectives très différentes sur les causes des réalités sociales, politiques et économiques qui ont un impact sur la vie quotidienne de tous ceux qui habitent le pays. Ces réalités comprennent une gamme de questions litigieuses (telles que : la sécurité, l’occupation de la Cisjordanie, l’égalité de la citoyenneté en Israël, les réfugiés, les actes de violence meurtrière, la recherche de la justice et de la paix, etc.).

2.3 Néanmoins, nous insistons sur le fait que, quelle que soit notre théologie ou nos points de vue sur les réalités actuelles, nous sommes appelés à vivre selon les commandements de l’Écriture et l’exemple du Seigneur Jésus-Christ, même lorsque nous sommes en opposition légitime dans ces domaines. Inversement, nous déplorons ces manières de parler et d’agir qui sont incompatibles avec l’obéissance à notre Seigneur et pour lesquelles nous devons nous repentir.

2.4 En conséquence, nous prenons les engagements suivants :

2.4.1 Nous nous accepterons les uns les autres comme Dieu nous a acceptés en Christ, en dépit de nos différences théologiques et des sujets de contestations (Romains 15,7). Nous acceptons aussi la responsabilité que cela entraîne :

  • de se soutenir et de se respecter les uns les autres ;
  • de se traiter les uns les autres comme des frères et sœurs dans le corps du Messie, en tout temps et en toutes circonstances ;
  • de chercher à écouter et à comprendre même quand nous ne pouvons pas être d’accord ;
  • de se comporter les uns envers les autres avec amour, douceur et patience.

2.4.2 Nous refuserons de nous dénoncer, de nous déshumaniser ou de nous diaboliser les uns les autres ou nos communautés respectives. Nous ne « porterons pas de faux témoignage contre nos voisins », ne « répandrons pas de faux rapports » ou ne « suivrons pas la foule pour faire le mal » (Exode 20,16 ; 23,1-2). Nous nous abstiendrons de répandre des commérages, des rumeurs, des calomnies des allégations non fondées et des mensonges – que ce soit par les paroles de notre bouche, la publication écrite, dans les médias sociaux, les blogs, etc.

2.4.3 Nous obéirons aux instructions de Jésus dans Matthieu 18 dans les cas de dispute entre frères et sœurs dans nos communautés respectives. Nous ne rendrons pas publics nos griefs contre un frère ou une sœur, ou les ministères ou organisations qu’ils représentent, avant de leur avoir parlé personnellement et d’avoir abordé les questions dans la prière avec d’autres disciples de Christ mûrs.

2.4.4 Nous prierons les uns pour les autres, en cherchant à considérer les intérêts des autres comme étant au-dessus de nos propres intérêts, portant les fardeaux les uns des autres, en encourageant activement les ministères et le travail missionnaire les uns des autres, développant des amitiés et des réseaux et en explorant des manières de travailler ensemble dans la fraternité de l’Évangile, dans la mesure du possible.

2.4.5 Nous ferons tous les efforts nécessaires pour maintenir notre relation fraternelle comme témoignage de l’unité du corps du Messie et de l’amour infini de Dieu pour chaque peuple.

2.4.6 Quand nous engagerons une remise en question des actions, des positions et des enseignements de l’autre, nous le ferons d’une manière qui soit compatible avec les engagements ci-dessus.

3. Nous reconnaissons les domaines de contestations et de désaccords suivants :

Certes, une réflexion théologique ainsi qu’une action conjuguée dans les domaines suivants sont nécessaires ; néanmoins, nous croyons que notre unité dans la maison de Dieu nous met au défi d’élaborer des affirmations communes et de prendre des engagements mutuels en rapport avec ces domaines.

3.1 Comprendre nos récits historiques différents.

En tant que Juifs messianiques et Palestiniens chrétiens, nous reconnaissons que nos récits historiques sont souvent en conflit l’un avec l’autre et que dans beaucoup de cas, ils s’excluent mutuellement, en particulier en ce qui concerne les événements des 100 dernières années, la création de l’État d’Israël et les événements qui y ont mené.

Beaucoup de Juifs messianiques voient le retour des Juifs dans le pays et l’établissement de l’État d’Israël comme un signe de la fidélité de Dieu envers son peuple Israël. Beaucoup considèrent le contrôle des territoires comme étant nécessaire pour maintenir la sécurité et prévenir une nouvelle escalade, et d’autres le voient comme un des aspects de la promesse de Dieu pour le grand Israël et envisagent le service militaire comme un devoir envers leur pays.

Beaucoup de Palestiniens chrétiens considèrent la présence de l’Église chrétienne dans leur pays comme un témoignage de la fidélité de Dieu, et l’établissement de l’État d’Israël comme une catastrophe pour leur peuple. Ils perçoivent le problème des réfugiés, le manque d’égalité en Israël, l’occupation en cours, et l’expansion des installations sur le territoire palestinien comme une illégalité et une injustice. A leurs yeux, un engagement à la résistance face à ces injustices par des moyens paisibles, légaux et non-violents représente à la fois leur moyen de survie et leur devoir.

Malgré nos perspectives différentes, nous nous engageons à nous écouter les uns les autres, à apprendre du récit de l’autre et à le remettre en question respectueusement, à évaluer de façon critique notre propre récit et à travailler dans le sens d’un récit inclusif qui construit des ponts.

3.2 Reconnaître nos identités sociales

Dans un contexte de conflit social et politique, nous faisons face au défi d’accepter et de respecter les identités les uns des autres. Notre auto-définition comme Juifs messianiques et Palestiniens chrétiens ne devrait pas nous empêcher d’accepter la légitimité de l’autre. Nous devons reconnaître notre appartenance mutuelle au corps du Messie tout en vivant dans nos sociétés divisées.

3.3 Élargir nos théologies

3.3.1 Nous reconnaissons qu’il y a des convictions théologiques profondes des deux côtés qui sont, dans l’esprit et le cœur de ceux qui les tiennent, justifiées sur des bases d’exégèse et d’interprétation biblique. Nous tous affirmons que nous nous soumettons à l’autorité de l’Écriture des deux Testaments comme une nécessaire dimension de notre soumission à Jésus comme Messie et Seigneur. Nous cherchons tous à comprendre et à interpréter l’Écriture aussi fidèlement que possible et à l’appliquer à notre contexte et aux problèmes qu’il suscite. Cependant, nous ne sommes pas en accord sur certains points fondamentaux.

3.3.2 Nous avons l’intention de nous écouter plus attentivement pour approfondir notre compréhension les uns des autres, même lorsque nous ne sommes pas d’accord. Nous nous engageons à ne pas rejeter avec mépris des points de vue qui diffèrent des nôtres et à ne pas laisser nos désaccords faire obstacle à un dialogue qui repose sur une exégèse biblique prudente, respectueuse et mutuellement critique. Nous reconnaîtrons que ce qu’une communauté considère comme un axiome théologique peut engendrer des souffrances pour l’autre, si elle est ainsi privée de son identité ou de ses droits.

3.3.3 Bien que nous soyons convaincus de nos propres positions et que nous souhaitions continuer le dialogue et nous remettre en question les uns les autres, nous n’exigerons pas des autres qu’ils changent leur position et qu’ils acceptent les nôtres comme une condition préalable à la relation fraternelle. Nous appelons plutôt à une position théologique généreuse qui permet et respecte les convictions intimes des autres, qu’ils tirent de bonne foi de leur lecture de l’Écriture. Nous nous engageons à clarifier nos positions dans des situations où elles pourraient être interprétées d’une façon qui heurte ou exclut les autres. Nous sommes aussi en droit d’exiger la même attitude de la part des autres.

3.3.4 Par exemple:

Certains d’entre nous croient que l’alliance non abolie de Dieu avec Israël continue à inclure la promesse de la terre au peuple juif en tant que descendants d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, et que le retour des Juifs dans le pays et l’établissement de l’État d’Israël constituent l’accomplissement des prophéties bibliques. Nous rejetons, cependant, l’interprétation de cette conviction théologique qui dément l’identité, l’histoire et l’existence des Palestiniens en tant que peuple et leurs droits à rester dans le pays de leurs ancêtres. Et nous reconnaissons et nous déplorons avec eux la souffrance, la mort et l’injustice causés par ce déni.

Certains d’entre nous croient que toutes les promesses de l’alliance de Dieu, y compris le pays, sont accomplies dans le Messie Jésus comme Celui qui a incarné la qualité de Fils et l’héritage d’Israël, englobant toute la terre et toutes les nations. Tous ceux parmi les nations qui sont unis au Christ par la foi partagent l’héritage qui est le sien et sont la descendance d’Abraham et ses héritiers selon la promesse de Dieu. Nous rejetons, cependant, l’interprétation de cette conviction théologique qui nie le droit des Juifs à une patrie et rejette la réalité et la légitimité de l’État d’Israël. Et nous reconnaissons et nous déplorons avec eux la souffrance et la mort causées par la haine et la violence de ceux qui cherchent à le détruire.

D’autres questions théologiques doivent être abordées et traitées dans le même esprit.

4. En tant que croyants en Jésus, nous renouvelons notre espoir dans l’avenir, fondé sur la Bible, nous affirmons notre croyance selon laquelle l’Évangile peut changer les personnes et les situations, et nous admettons que nous avons un rôle à jouer dans ce processus.

Nous nous engageons dans les intentions et les actions suivantes :

4.1 Être les avocats les uns des autres dans nos communautés, particulièrement pendant les temps de violence accrue.

4.2 Créer une plateforme de sécurité privée pour maintenir la communication entre nous.

4.3 Faire tout notre possible pour nous rencontrer dans la communion fraternelle.

4.4 Chercher et recevoir les uns des autres des informations au sujet du conflit plutôt que de compter seulement sur nos media.

4.5 Être conscients du rôle majeur que jouent les media sociaux dans notre conflit et par conséquent être sensibles, honnêtes et ouverts dans leur utilisation tout en maintenant la communication entre nous.

4.6 Nous souvenir des limitations et des dangers potentiels de la communication non directe et la reconnaître.

4.7 Nous consulter pendant le processus de prise de décisions qui pourraient affecter directement nos frères et sœurs de l’autre camp.

4.8 Discuter de notre rôle dans la réconciliation à l’intérieur de nos propres communautés, particulièrement pour ceux d’entre nous qui sont les leaders émergeant de la nouvelle génération.

4.9 Inviter et mettre au défi nos pairs et leaders à engager un dialogue sain et à favoriser la réconciliation.

4.10 Prier pour nous-mêmes, pour nos autorités, et pour les uns et les autres la prière suivante :

« Seigneur, fais de moi un instrument de ta paix,Là où est la haine, que je mette l’amour.Là où est l’offense, que je mette le pardon.Là où est la discorde, que je mette l’union.Là où est l’erreur, que je mette la vérité.Là où est le doute, que je mette la foi.Là où est le désespoir, que je mette l’ espérance .Là où sont les ténèbres, que je mette la lumière.Là où est la tristesse, que je mette la joie.

Ô Seigneur, que je ne cherche pas tant àêtre consolé qu’à consoler, à être compris qu’à comprendre,à être aimé qu’à aimer.

Car c’est en se donnant qu’on reçoit,c’est en s’oubliant qu’on se retrouve,c’est en pardonnant qu’on est pardonné,c’est en mourant qu’on ressuscite à vie éternelle. »

 

Prière pour la paix – Saint François d’Assises

Conclusion

Nous invitons nos communautés dans le pays et à l’extérieur, avec la famille de Dieu partout dans le monde, à se joindre à nous dans la prière, à la fois pour que nous puissions être fidèles aux affirmations et engagements exprimés ici et que le travail continu de cette initiative puisse porter du fruit pour le Royaume de Dieu et Sa gloire.

Nous tous qui avons participé à la consultation étions d’accord et avons approuvé cette Résolution de Larnaca. Certains d’entre nous, à cause de la sensibilité du contexte ou pour des raisons personnelles ont préféré cacher nos noms.

 

Comité de pilotage

  • Richard Harvey (co-président)
  • Munther Isaac (co-président)
  • Lisa Loden
  • Botrus Mansour
  • Salim Munayer

Autres participants

  • Najed Azzam
  • Yoel Ben David
  • Jamie Cowen
  • Bishara Dib
  • Eli Dorfman
  • Danny Kopp
  • Neeman Melamed
  • Jack Munayer
  • Mazan Nasrawi
  • Toumeh Odeh
  • Rasha Saba
  • Rawan Sabbah
  • Albert Saliba
  • Shadia Qubti
  • Sharona Weiss
  • David Zadok
  • Saleem Anfous
  1. Les citations bibliques sont tirées de la Segond 21 pour la version française (2007) et de la New International Version pour l’original anglais (2011).
  2. Note du Comité Hokhma : L’Engagement de Cap Town est la déclaration du 3 ème Congrès de Lausanne pour l’évangélisation du monde, qui s’est tenu à Cap Town, Afrique du Sud, en octobre 2010.
  3. Cf. 2 Thessaloniciens 2,13-14 ; 1 Jean 4,11 ; Ephésiens 5,2 ; 1 Thessaloniciens 1,3 et 4,9-10 ; Jean 13,35

Connaissance et utilisation des écrits du Nouveau Testament chez les Pères apostoliques.

Proximité et dépendance.

Au cours des siècles, les chrétiens ont été heureux de relever chez les Pères apostoliques, à côté de quelques textes surprenants et dérangeants, de nombreux passages où ils étaient convaincus de percevoir des échos des écrits du Nouveau Testament (encore plus des échos de l’Ancien Testament !). L’idée d’une dépendance venait naturellement à l’esprit. L’impression dominante était que les hommes d’Eglise de la première moitié du 2 e siècle savaient puiser dans les richesses de ces écrits. Aujourd’hui encore, le lecteur non prévenu est sensible à cette proximité, du moins pour la plupart des oeuvres.

La situation a changé au début du siècle dernier lorsque la recherche s’est intéressée aux œuvres des Pères apostoliques dans l’esprit d’une modernité « soupçonneuse ». En 1905 paraissait un volume exposant les conclusions des travaux d’un comité d’Oxford s’intéressant à la théologie historique, The New Testament in the Apostolic Fathers 1 . L’avis du comité était radical : aucun passage ne pouvait être considéré avec une absolue certitude comme emprunté aux évangiles canoniques, et peu d’épîtres étaient prises en compte.

Les travaux récents sont marqués par une réflexion soutenue sur les problèmes de méthode et de critères permettant de se prononcer sur l’éventualité de dettes caractérisées. On établit un tableau des degrés de probabilité : ABCD, A, un haut degré de probabilité, à l’opposé D, un très faible degré ; B, un assez fort degré, C, un assez faible. On reconnaît, toutefois, que les distinctions, particulièrement entre B et C, sont délicates. Un vif intérêt se développe également au 20 e siècle pour les sources des évangiles, puis pour les écrits découverts depuis 1905, et enfin pour les traditions orales. Les études ont porté principalement sur les rapports avec les évangiles, surtout les synoptiques. Deux positions se sont dégagées : les maximalistes et les minimalistes. On range du côté des maximalistes l’étude d’Edouard Massaux qui, en 1950, concluait à une large utilisation de l’évangile de Matthieu : là où l’on détectait une nette ressemblance avec Matthieu on pouvait déduire une dépendance 2 .La critique de cette position n’a pas tardé puisqu’en 1957 Helmut Köster reprenait les conclusions du Comité de 1905, représentant la ligne minimaliste 3 . Il privilégiait les rapports avec des sources autres que les évangiles canoniques, sources écrites ou orales. Il mettait en œuvre un critère très strict : on ne peut parler de dépendance par rapport aux évangiles écrits que là où des paroles ou des idées de Jésus viennent manifestement de la contribution personnelle du rédacteur de l’évangile, et non de ce qui pourrait représenter ses sources.

Aujourd’hui, la ligne minimaliste est dominante. Il faut aussi noter la place faite à l’oralité. L’idée d’un recours à la tradition orale se situant avant ou à côté des évangiles est ancienne, mais elle a été travaillée et valorisée à l’époque moderne. On peut mentionner l’étude de Donald A. Hagner « The Sayings of Jesus in the Apostolic Fathers and Justin Martyr » : la tradition orale aurait été la source principale des références à Jésus 4 .Plus massive est l’intervention de Stephen Young, Jesus Tradition in the Apostolic Fathers 5 . Plutôt que rechercher des liens avec des sources écrites, il faut, estime-t-il, résolument prendre en compte la tradition orale. Mais, notons-le, cette tradition orale peut être vue de différentes façons ; alors que pour Koester sa source se situe dans la vie des communautés (critique formiste), chez Hagner, elle remonte à Jésus lui-même, pour l’essentiel. Young s’intéresse aux caractéristiques de la tradition orale très populaire dans l’antiquité, domaine qui a fait l’objet de travaux récents. Il voit là un éclairage précieux sur la situation présentée par les écrits des Pères apostoliques.

Différentes situations

Les évangiles, surtout les synoptiques, ont été au cœur du débat. Le problème est d’autant plus aigu qu’il y en a quatre, dont trois avec des textes à la fois proches et différents, et nous savons par l’évangéliste Luc que diverses sources ont pu être utilisées (Lc 1,1-4). Les Pères pouvaient avoir puisé directement à ces sources et non aux œuvres canoniques. Des questions comparables se posent à propos de Jean et du livre des Actes : éventualité d’utilisation de sources écrites ou orales, mais il y a peu de renvois à ces ouvrages chez les Pères apostoliques. Pour les épîtres et l’Apocalypse, il y a beaucoup moins de problèmes : pas de longue période de tradition préalable à envisager. Les auteurs s’y expriment à titre personnel et laissent leur marque sur l’écrit. On peut y détecter quelques éléments antérieurs, tels que credo ou hymne, mais leur style les fait assez facilement repérer.

Les données et les avis

Quels sont les faits ? Les parallèles ne manquent pas, dans tous les écrits. Mais, quand peut-on parler d’utilisation ? On constate à ce propos l’absence presque totale de citations introduites dans les formes traditionnelles : « comme il est écrit », « selon l’Écriture » (on les retrouve encore assez fréquemment pour l’Ancien Testament). C’est seulement la similitude qui alerte à la possibilité d’une dépendance. Exceptionnellement, on a un renvoi à « l’Évangile » ou à des personnes, « Jésus », « Paul », mais sans précision. Donald Hagner veut être réaliste : « En vérité, toute la question de la dépendance littéraire […] est si difficile que personne ne peut s’attendre à ce que les spécialistes soient d’accord dans une large mesure. » 6 .

Voici un échantillon des conclusions auxquelles parviennent des spécialistes récents et connus. La liste des renvois « assurés » à des écrits du Nouveau Testament est fort brève, on le constate. J’emprunte ces données à des ouvrages collectifs : The Reception of the NewTestament in the Apostolic Fathers , édité par A. Gregory et Christophe. M. Tuckett (Oxford University Press, 2005) ; l’ouvrage en l’honneur de Christophe M. Tuckett, New Studies in the Synoptic Problem , édité par P. Foster, A. Gregory, J.S. Kloppenborg, J. Verheyden (Leuven-Paris-Walpol :, Peters, 2011). Un ouvrage plus ancien rassemble les interventions aux journées bibliques de Louvain du 26-28 août 1986 : The New Testament in Early Christianity : la réception des écrits néotestamentaires dans le christianisme primitif, édité par J.-M. Sevrin (Leuven : University Press, 1989).

La Didachè

On relève de nombreux parallèles – seulement avec les synoptiques – sous forme d’allusions, pas de citations. Quelques appels à « l’Evangile » peuvent indiquer que l’auteur connaissait un ou plusieurs évangiles écrits. Presque tous les échos correspondent au texte de l’évangile de Matthieu, qu’il s’agisse de matériaux relevant de la tradition unique (rédaction par l’évangéliste), de la double tradition ou de la triple. La meilleure explication, selon Christopher Tuckett, réside dans l’utilisation de l’évangile de Mathieu, et même de Luc, tels que nous les avons. Mais il reconnaît que d’autres auteurs optent plutôt pour le recours à une tradition liturgique 7 . Stephen Young, écarte toute dépendance littéraire, et privilégie le recours à la tradition orale 8 .

Clément

Clément utilise à plusieurs reprises la Première aux Corinthiens (ce qui ne surprend pas puisqu’il s’adresse à l’Eglise de Corinthe) ainsi que, vraisemblablement, les épîtres aux Romains et aux Hébreux. On relève quelques éléments proches des synoptiques, mais Gregory a cette formule plus que prudente : « Il n’est donc pas possible de démontrer que Clément ne connaissait pas ou n’utilisait pas un quelconque des synoptiques, mais les données ne permettent pas de démontrer qu’il les connaissait ou les utilisait » 9 . Pour Andreas Lindemann, Clément reprendrait plutôt des éléments antérieurs à nos évangiles, s’inspirant probablement de la source Q 10 .

Ignace

Ignace fait appel aux lettres de Paul et à des éléments de la tradition synoptique. Selon P. Foster, « on peut plaider avec conviction en faveur de la connaissance, par Ignace, de quatre épîtres de Paul et de l’évangile de Matthieu » 11 . Andreas Lindemann est plus hésitant sur ce dernier point : il estime possible qu’Ignace ait eu accès à une tradition présynoptique, peut-être la tradition de Q (probablement pas comme texte écrit). Il note que, selon Donald Hagner, Ignace dépendrait de sa mémoire pour les synoptiques 12 .

L’épître de Barnabas

Andreas Lindemann juge que Barnabas connaissait l’évangile de Matthieu et, pour le moins, un récit propre à Marc, mais pas nécessairement cet évangile 13 Pour J. Caleton Paget, pas de connaissance certaine d’aucun livre du Nouveau Testament, mais l’épître est proche de Matthieu et des traditions synoptiques sur la Passion. Des convergences avec l’épître aux Hébreux sont repérables, mais pas d’allusions certaines au livre 14 .

Polycarpe

On admet généralement que Polycarpe utilise au moins quatre lettres de Paul (1 Co, Ep, 1 et 2 Tm) et probablement trois autres (Rm, Ga, Ph). Peut-on parler d’accès à une collection, à un corpus 15 ? Il connaissait la tradition sur Jésus, probablement sous forme orale, proche de la source Q (A. Lindemann) 16 .

L’homélie dite 2 Clément

Cette homélie offre de nombreux parallèles avec les écrits qui formeront le Nouveau Testament. Elle est, en particulier, proche de Matthieu et de Luc, pas nécessairement de façon directe. Une forte probabilité de dépendance concerne Ephésiens et Hébreux 17 . Selon Lindemann, un évangile apocryphe a également été utilisé. Quelques citations sont proches de la tradition synoptique (accès peu probable à Q comme texte écrit).

Le Pasteur d’Hermas

On relève des réminiscences, quelques expressions présentes dans le Nouveau Testament ; on les remarque surtout quand elles ne rappellent pas en même temps un texte de l’Ancien Testament. Hermas semble avoir connu Matthieu, Marc et Jean, des épîtres de Paul. C’est avec l’épître de Jacques que le Pasteur présente le plus d’affinités 18 .Joseph Verheyden offre une conclusion modeste, plausible sans être indiscutée : Hermas a utilisé Matthieu et 1 Corinthiens 19 .

Conclusion

Les exégètes modernes, auxquels on demande de citer toujours avec une extrême rigueur, peuvent ressentir une déception devant l’apparente liberté avec laquelle les Pères apostoliques empruntaient. On ne peut oublier l’éloignement des époques. On reprenait jadis des écrits ou des traditions assez librement. Non seulement les ouvrages n’étaient pas aisément accessibles mais le recours à la transmission orale était pratique courante.

Ceci dit, il faut distinguer connaissance et utilisation. On ne peut conclure du petit nombre de renvois plausibles à des textes présents dans les écrits qui constitueront notre Nouveau Testament que les Pères connaissaient seulement un nombre très restreint de ces écrits. Ils ne faisaient allusion à ces derniers que dans la mesure où ils le jugeaient utile dans les brefs textes adressés à des individus ou à des communautés. Clément était bien placé à Rome pour jouir d’une connaissance étendue de documents « apostoliques », même s’il ne les mentionne pas. Avantage également pour Ignace résidant à Antioche, un centre majeur du christianisme ancien.

Nous sommes à l’époque de la formation du canon du Nouveau Testament, de la constitution de collections. La situation offerte par les Pères apostoliques est fluide et ne peut être mise à profit qu’avec une grande prudence pour l’histoire de la formation du canon.

On peut s’interroger sur la qualité de l’utilisation des sources, qu’elles soient écrites ou orales. On relève quelques applications surprenantes, voire erronées 20 , des passages étranges pour nous (la légende du Phénix) 21 , des commentaires discutables 22 , l’amorce de développements vers ce qu’on appellera la haute Eglise, en particulier chez Ignace 23 . Cependant, on est heureux de constater la présence des thèmes majeurs du Nouveau Testament, tels que la Personne et l’oeuvre du Christ, le salut lié à la foi, l’Eglise corps du Christ, l’espérance chrétienne, et, en outre, de nombreuses exhortations pratiques pertinentes. On reste donc, dans l’ensemble, proche du Nouveau Testament, qui demeure néanmoins le plus sûr témoin des origines chrétiennes. StephenYoung le remarque, souvent la signification demeure même quand la forme varie 24 . On doit ajouter que les textes complexes, difficiles, qui font beaucoup travailler les commentateurs modernes, ne sont guère utilisés.

Il reste qu’on rencontre dans ces textes anciens des exemples saisissants de foi et de consécration, même si les limites et les faiblesses humaines laissent aussi des traces.

Samuel Bénétrau

  1. The New Testament in the Apostolic Fathers, Oxford, Clarendon, 1905.
  2. Edouard Massaux, Influence de l’évangile de Saint Matthieu sur la littérature chrétienne avant saint Irénée , UCL (Université Catholique de Louvain) 2.42, Louvain, 1950.
  3. Helmut Koester (ou Köster), Synoptische Überlieferung bei den Apostolischen Vätern, TU (Texte und Untersuchungen zur Geschichte der altchristlichen Literatur) 65, Berlin, Akademie Verlag, 1957.
  4. Donald Hagner, « The Sayings of Jesus in the Apostolic Fathers and Justin Martyr », in Jesus Tradition, Gospel Perspectives 5, éd. D. Wenham, Sheffield, JSOT Press, 1985.
  5. Stephen Young, Jesus Tradition in the Apostolic Fathers, WUNT (Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament). 2.311, Tübingen, Mohr Siebeck, 2011.
  6. Donald. Hagner, The Use of the Old and New Testament in Clement of Rome, Leiden, Brill, 1973, p. 15.
  7. Christopher M. Tuckett, « The Didache and the Synoptic Tradition », in Reception of the New Testament in the Apostolic Fathers, op. cit., p. 126-127.
  8. Stephen Young , Jesus Tradition in the Apostolic Fathers, op. cit. , p. 209-210.
  9. Andrew .F. Gregory, « 1 Clement and the Writings that Later Formed the New Testament », in Reception of the New Testament in the Apostolic Fathers, op.cit., p. 139.
  10. Andreas Lindemann, « The Apostolic Fathers and the Synoptic Problem », in The New Studies in the Synoptic Problem, éd. P. Foster, A. Gregory, J.S. Kloppenborg, J. Verheyden, Leuven-Paris-Walpole, Peters, 2011, p. 694.
  11. P. Foster « The Epistles of Ignatius of Antioch and the Writings that Later Formed the New Testament », in The Reception of the New Testament, op. cit., p. 186.
  12. A. Lindemann, « The Apostolic Fathers and the Synoptic Problem », op. cit., p. 708.
  13. A. Lindemann, Ibid., p. 699 et 703.
  14. James Carleton Paget, « The Epistle of Barnabas and the Writings that Later Formed the New Testament », in The Reception of the New Testament, op. cit., p. 249.
  15. Michael W. Holmes, « Polycarp, Letter to the Philippians and the Writings that Later Formed the New Testament », in The Reception of the New Testament, op. cit., p. 226-227. Dans Le martyre de Polycarpe, on note une mention de « l’évangile », mais qui ne peut être une référence à un évangile connu.
  16. A. Lindemann, « The Apostolic Fathers and the Synoptic Problem » , op. cit., p. 710.
  17. Andrew Gregory and Christopher Tuckett, « 2 Clement and the Writings that Later Formed the New Testament », in The Reception of the New Testament, op. cit. p. 292. A. Lindemann, « The Apostolic Fatherrs and the Synoptic Problem », op. cit., p. 718.
  18. Robert Joly, Le Pasteur, Sources Chrétiennes 53, Paris, Cerf, 1958, p. 46-47.
  19. Joseph Verheyden, « The Sheperd of Hermas and the Writings that Later Formed the New Testament », in The Reception of the New Testament, op. cit., p. 328-329.
  20. Les paroles de Jésus présentes en Mt 5,44-47 = Lc 6,27 deviennent « mais vous, aimez ceux qui vous haïssent, et vous n’aurez pas d’ennemi », Didachè I,3. Mt 5,42 = Lc 6,30 est compris : « si quelqu’un a pris ton bien, ne le réclame pas, car tu ne le peux pas », Didachè I,4.
  21. Cf. Clément de Rome, Épître aux Corinthiens , XXV,1.
  22. Une curieuse façon de se distinguer du judaïsme : « que vos jeûnes n’aient pas lieu en même temps que ceux des hypocrites », Didachè VIII,1. Interprétation radicale de textes tels que Mt 10,40 : « donc, il est clair que nous devons regarder l’évêque comme le Seigneur lui-même », Ignace, Aux Ephésiens, VI,1. Clément ne maîtrise pas vraiment la portée de la prêtrise du Christ développée par l’épître aux Hébreux, Aux Corinthiens, XXXVI,1.
  23. .Dans une étude déjà ancienne « La mystique de l’imitation et de l’unité chez Ignace d’Antioche » in Revue d’histoire et de philosophie Religieuses 18, 1938, p. 97-241, Théo Preiss repérait chez Ignace, avec perspicacité mais aussi en négligeant aussi quelques données, des orientations nouvelles annonçant les développements futurs de l’Eglise établie. Cf. la réaction vigoureuse de Louis Bouyer, Les écrits des Pères apostoliques, Préface, Paris, Editions du Cerf, 1963, p. 5-6, qui maintient une heureuse continuité entre les écrits du premier siècle, Ignace et l’Eglise postérieure.
  24. Stephen Young, Gospel Tradition, op. cit., p. 281.

La femme selon Genèse 2,18.20 : assistante ou secours pour l’homme ?

Dieu amenant la femme vers l'homme

par Antony et Nathalie Perrot1, 2

À notre ami Gérard et son épouse Damaris

 

Dieu amenant la femme vers l'hommeDans les premières pages de la Genèse, Ève est décrite comme une « aide semblable à » Adam. Pour l’Encyclopædia Judaica, cela signifie qu’elle a été « créée pour servir l’homme en tant qu’aide convenable »3 . Présentée ainsi, la description de la femme semble maladroite. N’est-elle pas un être avec des spécificités propres avant d’être assistante de l’homme ? Les différentes interprétations de cette formule, alors, sont-elles dues aux choix des traducteurs ou à une ambiguïté dans le texte de la Genèse ?

En fonction des milieux socioculturels et ecclésiastiques, on constate que cette formule est reçue de manière très différente, pour ne pas dire opposée : ce verset est qualifié de sexiste et expliqué par la culture misogyne du Proche-Orient ancien chez les uns, alors qu’il sert de fondement pour justifier la soumission de la femme chez les autres. Quoi qu’il en soit, ce verset met mal à l’aise et demande bien des efforts aux traducteurs des bibles francophones pour tenter de le rendre de la manière la plus adéquate qui soit.

Mais, au fond, quel est le sens de cette « aide » dans le contexte de la Genèse ? La notion d’aide inclut-elle un rapport de soumission de la femme à l’homme ? De plus, comment rendre au mieux l’expression qui qualifie le rapport de cette aide avec Adam ? Est-ce une aide « qui lui soit semblable » (Pléiade), « qui lui soit assortie » (Bible de Jérusalem), « qui sera son vis-à-vis » (Nouvelle Bible Second) ou « qui lui soit accordée » (TOB) ?

C’est ce que l’on découvrira par le biais de l’exégèse de Gn 2,18.20 et d’une étude sémantique détaillée de ces deux mots en hébreu (texte massorétique) et en grec (Septante). Conscients du décalage spatiotemporel qui nous sépare de ce récit du Proche-Orient ancien, la réception de cette expression dans les premiers écrits juifs et chrétiens sera exposée et commentée. Finalement, on tentera d’esquisser quelques conclusions théologiques sur la base de l’étude exégétique déployée précédemment.

ʿēzer kneg̱dô dans l’Ancien Testament

La signification d’ʿēzer

Le mot que les Bibles francophones traduisent par « aide » provient de la racine hébraïque ʿzr (עזר), qui a donné lieu à une forme verbale ʿāzar (עָזַר) et à une forme nominale masculine ʿēzer (עֵזֶר) ou féminine ʿezrāh (עֶזְרָה), signifiant « aider », « l’aide ». Ces formes sont toutes largement attestées dans l’Ancien Testament et c’est la forme nominale masculine qui apparaît en Gn 2,18.20. Dans la Bible hébraïque, il existe une racine homographe qui signifie, quant à elle, « être abondant » ou « rassembler », selon la fonction verbale. Celle-ci est beaucoup plus rare dans l’Ancien Testament et utilisée principalement sous deux formes ʿzārāh (עֲזָרָה), la « cour », et ḏērāh (גְדֵרָה), le « refuge » ou le « rempart ». Malgré leur similarité graphique, ces deux racines sont à distinguer et seule la première fera l’objet de cette étude.

La racine ʿzr apparaît 128 fois dans l’Ancien Testament4. La plupart du temps, c’est la forme verbale qui est attestée (81/128), mais on retrouve aussi la forme nominale féminine (26/128) et la forme nominale masculine (21/128)5. Si bien des individus peuvent être auteurs de l’aide, Dieu en est l’acteur principal, avec plus de la moitié des occurrences (66/128) qui lui sont attribuées. Le fait que Dieu lui-même puisse être auteur de l’aide, indique que le champ sémantique d’ʿēzer présente une dimension à la fois vaste (tout individu peut en être à l’origine) et puissante (l’aide peut être divine). Lorsque Dieu est auteur de l’aide, alors celle-ci est systématiquement accordée à son peuple ou plus particulièrement à des membres de celui-ci comme c’est le cas en És 50,7 : « C’est que le Seigneur Dieu me vient en aide : dès lors je ne cède pas aux outrages… »6. On constate par ailleurs que le Psautier fait un usage abondant de ce qualificatif divin (« notre aide et notre bouclier », 33,20 ; « mon aide et mon libérateur », 40,18 ; 70,6 ; « Dieu est mon aide », 54,6 ; etc.).

Les raisons de l’aide accordée par Dieu sont diverses et variées. Il s’agit très souvent d’aide face à des ennemis, comme en Ex 18,4 : « […] c’est le Dieu de mon père qui est venu à mon secours et m’a délivré de l’épée du Pharaon » ou en 2 Ch 18,31 : « […] ils firent cercle autour de lui pour l’attaquer. Mais Josaphat se mit à crier. Le Seigneur le secourut, et Dieu les détourna de lui ». Dieu vient également en aide à l’individu se trouvant dans une condition misérable, à l’image de « l’orphelin » (Ps 10,14) ou de « l’homme sans force » (Jb 26,2 ; 2 Ch 14,10) ou à celui qui a besoin d’être soutenu pour une tâche spécifique, tel David dans sa fonction royale (Ps 89,20) ou les porteurs de l’arche de l’alliance (1 Ch 15,26). L’aide de Dieu intervient donc dans la situation concrète dans laquelle se trouve l’aidé7. Ajoutons encore que pour un tiers de ces occurrences, la modalité de l’aide n’est pas définie, il s’agit d’une présence protectrice et bienveillante de Dieu qui accompagne l’individu quelle que soit sa situation de vie. Ainsi, par exemple, Jacob invoque-t-il l’aide de Dieu dans sa prière de bénédiction en faveur de son fils Joseph : « par Él, ton père, qu’Il te vienne en aide, par le Dieu Puissant, qu’Il te bénisse ! […] » (Gn 49,25)8.

L’aide peut également être apportée par un ou quelques homme(s), en faveur soit d’un autre individu, soit d’un peuple (29/128). Là encore, l’aide est souvent attendue face à des situations de menace ennemie : « Mais Avishaï, fils de Cerouya, lui vint en aide et frappa le Philistin à mort […] » (2 S 21,17), « En effet, chaque jour des gens venaient vers David pour l’aider, de telle sorte que le camp devint grand comme un camp de Dieu » (1 Ch 12,23). Tout comme l’aide de Dieu, celle de l’homme peut également être destinée à celui qui traverse une condition misérable tel Israël en « humiliation très amère » (2 R 14,26) ou « le pauvre » et « l’orphelin » (Jb 29,12), à celui qui a besoin de soutien pour une tâche tel Ozias alors qu’il assied sa puissance (2 Ch 26,15), ou encore à celui qui se trouve sous la menace du jugement divin (Ps 107,12). Bien souvent, et dans ce dernier cas en particulier, lorsque l’homme est auteur de l’aide, il n’est pas exclu qu’elle fasse défaut. Enfin, le mot ʿēzer évoque parfois un soutien davantage moral que physique, en désignant le rattachement à un parti ou à un avis (1 R 1,7 ; Jb 31,21 ; 2 Ch 32,39).

Parfois encore, c’est un peuple entier qui est auteur de l’aide, en faveur d’un autre peuple ou d’individus (21/128). Lorsque la cause de l’aide est définie, il s’agit systématiquement d’une situation de danger face aux ennemis10. Ainsi, les « Araméens de Damas vinrent au secours de Hadadèzèr, roi de Çova […] » contre les troupes de David (2 S 8,5) et les Israélites espéraient « […] la venue d’une nation qui ne peut pas [les] sauver » des Babyloniens (Lm 4,17).

À l’étude de l’ensemble de ces occurrences, il est possible de dégager quelques généralités sur l’usage du mot ʿēzer. Tout d’abord, notons que plus de la moitié des occurrences d’ʿēzer (71/128) est d’ordre militaire, à savoir dans le contexte d’une bataille ou face à la menace d’un ennemi. Or, on relève avec R. Kessler que l’aide militaire implique deux dimensions : l’égalité et la solidarité11. Égalité parce qu’un soutien militaire ne peut être moins puissant que celui à qui il vient en aide, sinon son intervention est inefficace. Solidarité, car c’est à l’aidant de prendre la décision de se mettre à disposition de l’aidé, faisant ainsi preuve de compassion, du désir personnel de soutenir. Tout ceci prouve, toujours selon R. Kessler, que le mot ʿēzer ne peut être simplement traduit par « assistant », « aide »12. Il relève aussi que même lorsque le mot « aide » est employé dans d’autres contextes que le contexte militaire, les deux aspects d’égalité et de solidarité sont toujours respectés. En conclusion, pour lui, la traduction la plus adéquate serait en réalité le mot « allié », qui reflète les deux aspects précédemment cités13. À notre sens, R. Kessler ne tient pas suffisamment compte de près de la moitié des occurrences bibliques (61/128) qui n’ont pas lieu dans un contexte militaire. Si l’observation dégagée des usages militaires du mot semble correcte, on ne peut que difficilement les plaquer sur un contexte différent et tout particulièrement sur celui de Gn 2, qui décrit un contexte de création et non de bataille. De plus, puisque Dieu est très souvent le sujet de ce qualificatif, faut-il alors le considérer comme un « égal » de l’individu auquel il vient en aide ? Cela semble inapproprié.

Cependant, on relève avec R. Kessler que ce sont toujours des êtres humains qui sont bénéficiaires de l’aide, et jamais Dieu. De même, c’est la plupart du temps Dieu qui est source de l’aide. Seule une référence, issue du célèbre cantique de Débora, en Jg 5,23, fait du mot ʿēzer l’aide que Dieu attendait exceptionnellement d’un peuple dans le cadre d’une bataille, mais qui n’a pas été accordée par celui-ci : « Maudissez Méroz, dit l’ange du Seigneur. Maudissez de malédiction ses habitants, car ils ne sont pas venus au secours du Seigneur, au secours du Seigneur avec les héros. » À travers cette tournure rhétorique, le lecteur comprend bien sûr ici l’exclamation du jugement de Dieu ne faisant pas forcément référence à une aide des hommes attendue, voire nécessaire, pour Dieu. Cette observation met donc en lumière le fait que l’aidant, s’il n’est pas toujours égal à l’aidé, n’est en tout cas jamais en position d’infériorité par rapport à celui-ci14. G.J. Wenham propose une conclusion similaire, avec une précision toutefois15 : pour lui, si l’aidant ne peut effectivement pas être inférieur, il ne doit pas systématiquement non plus être plus puissant, car il pallie seulement à une force inadéquate de l’aidé. Par conséquent, l’aidant se voit attribuer un statut au moins égal, voire supérieur selon les contextes.

On relèvera encore qu’aucune femme n’est jamais auteure de l’aide, si ce n’est en Gn 2,18.20. Dans la totalité des occurrences bibliques, la source de l’aide se trouve toujours auprès d’individus masculins. Le récit de la création fait donc du mot ʿēzer un usage tout à fait unique. C’est avec beaucoup de discernement et de prudence, donc, qu’il faut comprendre les observations tirées de l’analyse sémantique de ce terme.

Pour terminer, nous souscrivons aux mêmes conclusions générales que J.-L. Ska, concernant les caractéristiques du mot ʿēzer16. Premièrement, c’est un mot qui apparaît la plupart du temps dans des contextes poétiques, dans des cantiques, des Psaumes ou des prières. Deuxièmement, lorsque l’aide est accordée, il s’agit d’aide personnelle (soutien, délivrance) et rarement d’aide matérielle. Troisièmement, c’est lorsque l’aidé se trouve dans des situations menaçantes, très dangereuses, voire mortelles, qu’il cherche de l’aide. Quatrièmement et dernièrement, l’aide attendue n’est pas accessoire ou confortable, mais nécessaire et même indispensable. Sans elle, la vie de l’aidé est grandement menacée. Toute l’existence de l’individu dépend de la réponse positive ou négative de celui qui est appelé à l’aide. Dans bien des contextes, alors, l’aide devient même un synonyme de secours17 . « En résumé, le secours décrit dans ces textes suppose toujours une intervention qui se déroule non loin de la frontière qui sépare la vie de la mort. Elle est indispensable pour ramener le fidèle dans le monde de la vie. On comprend dès lors que ce soit à peu près toujours Dieu qui entre en scène »18.

La signification de kneg̱dô

L’étude sémantique d’ʿēzer permet de dégager quelques généralités sur son usage. Cependant, il faut souligner que ce mot, en Gn 2,18, 20, est complété par un qualificatif obscur. L’expression kneg̱dô (כְּנֶגְדּוֹ), en effet, est un hapax legomenon, c’est-à-dire une expression que l’on ne retrouve qu’à cette unique occasion dans l’Ancien Testament. Elle est composée de trois éléments : la préposition k (כְּ) « comme », le nom nēgēd (נֶגֶד) et le suffixe (וֹ) désignant la troisième personne au masculin singulier « à lui ». Le HALOT19 propose de nombreux sens pour le nom nēgēd tel que « en face de » ou « correspondant à », mais suggère que l’expression de Gn 2,18.20 devrait être traduite par : « qui en est l’opposé » ou « qui lui correspond ».

Selon G.J. Wenham20, cette expression refléterait plus la complémentarité que l’identité sans quoi ce serait la préposition kāmōhû (כָּמֹהוּ), « comme lui », qui aurait été employée. Pour M. de Merode, l’expression ne doit pas être entendue dans un sens hiérarchique, mais indique au contraire la similarité, l’égalité21. C’est d’ailleurs dans ce sens-là que l’aurait compris la Septante, en traduisant par homoios (ὅμοιος) « de même nature que ». Pour l’exégète, la traduction adéquate du mot serait : « en face de lui », « vis-à-vis de lui ». L’expression tout entière ʿēzer kneg̱dô pourrait dès lors être résumée par les termes : « son partenaire », « son correspondant ».

De toute évidence, traduire cette expression relève d’un véritable défi pour le traducteur contemporain tant celle-ci est ambivalente. S’agit-il d’une aide « en vis-à-vis de » ou bien « semblable à » ? Il faut se refuser de trancher, car l’hébreu comporte ces deux notions, et tenter de les préserver dans notre traduction française. À ce stade de notre enquête, c’est une expression latine qui semble le mieux s’approcher de l’ambivalence du terme hébraïque : celle de l’alter ego22 . C’est celui qui m’est opposé, différent, autre (alter) mais aussi le même que moi (ego). Ici, ce qui est partagé c’est l’espèce, l’humanité, tandis que ce qui sépare Ève d’Adam c’est le sexe, le féminin. Cette notion d’alter ego se retrouve d’ailleurs exprimée dans la morphologie des noms employés pour désigner l’homme et la femme en hébreu : ʾîš (אִישׁ) « l’homme » et ʾîššāh (אִישָּׁה) « la femme ». Bien que ces deux noms soient quasiment identiques (ego), ils proviennent en réalité de deux racines sémitiques différentes (alter). Contrairement aux idées reçues ʾîššāh n’est pas le féminin de ʾîš, mais d’une autre racine23.

Le regard des versions anciennes

La manière dont les versions anciennes de la Bible hébraïque ont traduit l’expression ʿēzer kneg̱dô offre une lumière supplémentaire. Du côté des versions en langues sémitiques, elles essaient de trouver un équivalent à l’expression hébraïque difficile. La traduction araméenne du Targum, par exemple, a un « soutien lui correspondant », tandis que la version syriaque de la Peshitta propose « une aide comme lui ». Le guèze24 signifie, quant à lui, « une compagne (ou amie) qui l’aiderait ». Cependant, on constate que ces traductions sont relativement tardives et le texte de certaines d’entre elles s’appuie sur l’Ancienne Septante ou s’en inspire dans leur exégèse. Ceci nous amène donc à consulter la première traduction du Pentateuque réalisée dans l’Antiquité, la Septante.

Dans la très grande majorité des cas (102/128), la Septante rend le mot ʿēzer ou ʿezrāh par les noms boêthos (βοηθός) ou boêtheia (βοήθεια), à savoir « l’aide »25, ou encore par le verbe boêtheô (βοηθέω), « venir en aide »26 – désormais boêth-. D’autres termes grecs sont également employés et revêtent des nuances légèrement différentes. Tout d’abord, on peut relever un ensemble de traductions portant la signification d’assistance. Cette assistance, selon les contextes, peut s’appliquer à différents domaines tel que le soutien accordé à quelqu’un de manière générale27, dans une situation militaire ou de danger28. D’autres termes grecs, quant à eux, ont trait à l’idée de gagner en puissance. Dans ces cas-là, le soutien se vit principalement dans le domaine de la force, pas seulement physique, mais aussi morale29. Une série d’autres traductions laisse apparaître une nuance différente, plus précise, celle d’un soutien militaire30, qui reflète bien l’usage principal du terme en hébreu. Dans un tout autre registre, il convient aussi de relever qu’à cinq reprises, la Septante choisit de traduire ʿēzer par le verbe sôzô (σῴζω), qui signifie « sauver », « secourir »31, souvent dans un sens sotériologique32.

Plus spécifiquement maintenant, dans les livres bibliques de la Septante du canon protestant, on trouve 161 occurrences du mot boêth-. 100 de ces occurrences traduisent les mots ʿēzer, ʿezrāh ou ʿazar. Le reste des occurrences traduisent d’autres mots hébreux. Une étude de ces mots révèle qu’ils sont principalement utilisés pour traduire un sens de soutien33, de protection34, ou encore de salut35. D’autres occurrences font l’objet d’une traduction non littérale du texte massorétique36, du moins en ce qui concerne les leçons en notre possession aujourd’hui.

Parmi toutes les occurrences recensées de boêth-, la répartition de la source de l’aide est relativement paritaire, avec une priorité cependant à la source divine. En effet, l’aide provient à 85 reprises de Dieu et à 55 reprises d’hommes ou de femmes37. Ainsi, tout comme dans le texte massorétique, E. Bons a raison de relever que « les humains βοηθοί [boêthoi] sont de loin en minorité par rapport à Dieu »38. Au fil du temps, le nom boêthos est même devenu un attribut divin, plaçant donc l’aidant à un statut de supériorité, voire de divinité39, bien que ce ne soit pas son usage exclusif.

Concernant keneg̱dô, la Septante présente un choix de traduction qu’il convient de relever. En Gn 2,18, elle traduit le terme kneg̱dô en qualifiant l’aide de l’homme de kat auton (κατ᾽ αὐτόν) « selon lui », « conformément à lui » ou encore « contre lui ». Ensuite, en Gn 2,20, cette aide devient omoios autô (ὅμοιος αὐτῷ) « de même nature que lui ». En fait, la Septante fait une distinction entre Gn 2,18, qui précède la recherche d’une aide parmi les animaux, et Gn 2,20 qui lui succède. Dans le premier verset, l’aide revêt un sens global et qui rend volontairement compte de l’ambiguïté de l’expression hébraïque. Dans le second, en revanche, le changement de formulation semble préciser la nature de l’aide attendue40. Pourquoi cette évolution ? Le passage de la rencontre d’Adam avec les animaux permet au lecteur de comprendre que, bien que les animaux aient pu être d’une certaine aide à l’homme (travail au champ, source de nourriture, monture, etc.), ils ne peuvent cependant pas devenir des vis-à-vis satisfaisants pour l’homme. S’ils sont alter et pourraient convenir comme aide « selon lui » (kat auton), ils ne sont pas ego et la recherche d’une aide « de même nature que lui » (omoios autô) se poursuit et se voit précisée au fil de ses expériences.

L’apport du Nouveau Testament

L’attitude de Jésus

Le passage de Gn 2,18-20 n’est pas repris tel quel dans le Nouveau Testament41. L’attitude de Jésus toutefois révèle une attention toute particulière accordée aux femmes et ce, de façon plutôt révolutionnaire pour l’époque. Elles prennent une place non négligeable dans son ministère42 et sont les premiers témoins de sa mort, de son ensevelissement et de sa résurrection43. Par ailleurs, « Jésus ne juge pas seulement les femmes d’après leur rôle d’épouse, de mère ou de maîtresse de maison comme la plupart des énoncés favorables ou dépréciatifs du judaïsme et même de l’Ancien Testament sur les femmes »44. Bien au contraire, c’est par leur foi et leurs actes que les femmes entrent en relation avec Jésus. La femme ʿēzer de l’homme, dans l’expérience de Jésus, n’est donc pas une assistante, mais prend un rôle tout aussi important que celui de l’homme. On pourrait penser en particulier à l’attitude respective de Marthe et Marie, lorsque Jésus demeure chez elles. Parmi ces deux femmes, l’une s’affairant aux tâches domestiques, l’autre prenant le temps d’écouter Jésus, c’est la seconde qui est décrite comme ayant choisi « la bonne part » (Lc 10,38-42). Le comportement et le discours de Jésus ne résument donc pas la femme à une aide domestique sous les ordres d’un mari dont elle est la subordonnée et qui entrerait dans la même catégorie que l’aide apportée par les animaux, mais donne à la femme un rang semblable, égal, à celui de l’homme, quelles que soient ses tâches (Lc 13,15s).

Les lettres de Paul

On trouve également dans les lettres de Paul des références à la création de l’homme et de la femme (1 Co 11,8-12 ; 1 Tm 2,11-15), ainsi qu’à leur rapport (Ép 5,23 ; Col 3,18). Dans ces textes, la relation de la femme vis-à-vis de l’homme est marquée par un rapport de domination et de soumission très fort. L’homme se trouve en position d’autorité par rapport à la femme, ce qui n’est pas sans rappeler les conséquences énoncées par Dieu après la chute d’Adam et Ève : « […] Ton désir te poussera vers ton homme et lui te dominera » (Gn 3,16). Avant cet événement, en effet, le rapport entre l’homme et la femme ne présente aucun caractère de domination et de soumission. Dans les lettres pauliniennes, cependant, l’homme et la femme sont placés sous le signe de l’égalité, puisqu’il « […] n’y a plus l’homme et la femme […]  » (Ga 3,28). En Christ, les rapports originels sont donc restaurés.

Le mot boêthos dans le Nouveau Testament

La traduction grecque la plus commune du mot ʿēzer, comme vu précédemment, se fait par l’usage des mots boêth-. Il est donc intéressant de prolonger notre étude de ce vocable dans le Nouveau Testament, pour percevoir quel sens il revêt alors. Cette racine, notons-le, n’apparaît que peu fréquemment dans le Nouveau Testament (11 occurrences). Dans une majorité des cas (7/11), les auteurs de l’aide sont Jésus ou Dieu, qui interviennent en faveur d’hommes et de femmes dans des circonstances de possession démoniaque (Mt 15,25 ; Mc 9,22), d’incrédulité (Mc 9,24), de tentation (He 2,18 ; 4,16), de danger face aux ennemis (He 13,6) et même de besoin de salut (2 Co 6,2). Là encore, la dimension d’une aide qui délivre, voire qui sauve, se confirme.

ʿēzer kneg̱dô dans la littérature juive

Manuscrits de la mer Morte

En étudiant les textes des manuscrits de la mer Morte, on peut facilement arriver à la conclusion que l’ensemble des occurrences d’ʿēzer au sein des manuscrits bibliques est en adéquation avec le témoignage du texte massorétique. De plus, tout comme pour ce dernier, l’ensemble des données de Qumrân atteste un usage d’ʿēzer pour une action dont Dieu est la plupart du temps l’auteur.

Du côté des textes communautaires45, H.-J. Fabry signale une allusion à notre expression en 4QInstruction46. Dans ce texte, il est dit que lorsqu’un homme pauvre épouse une femme, il doit tenir compte de son origine car il la prend pour lui comme « aide de [sa] chair » (ʿzr bśrkh ; עזר בשרכה) et il se doit de faire sa vie avec elle en vivant avec sa progéniture47. Dans l’exégèse qumrânienne, on substitue bśrkh à kneg̱dô en harmonisation avec le verset 23 du même chapitre (« Voici cette fois […] la chair de ma chair »)48 . Ce faisant, le texte insiste volontairement sur le fait qu’Ève est avant tout issue d’Adam, elle est issue de sa chair, elle fait partie de la même humanité. En somme, on insiste davantage sur l’ego que sur l’alter. Pour autant, Ève ne demeure pas moins un « compagnon de marche » avec qui on doit faire sa vie dans les bons comme dans les mauvais jours.

Deutérocanoniques et pseudépigraphes

Dans le livre de Tobit 8,6-7, le personnage principal Tobit s’adresse à Dieu lors de son mariage avec sa proche parente Sara et cite explicitement le passage de Gn 2,18 :

C’est toi qui as fait Adam, c’est toi qui as fait pour lui une aide et un soutien, sa femme Ève, et de tous deux est née la race des hommes. C’est toi qui as dit : Il n’est pas bon que l’homme soit seul, faisons-lui une aide semblable à lui. À présent donc, ce n’est pas un désir illégitime qui me fait épouser ma sœur que voici, mais le souci de la vérité.

Pour Tobit, la femme n’est pas un être qui viendrait seulement assouvir ses besoins sexuels ou lui assurer une descendance. Si c’était le cas, alors le mariage d’un frère et d’une sœur serait immoral. Mais parce que la femme est un partenaire de vie qui le seconde dans de nombreux domaines, le mariage devient envisageable.

Dans la recension grecque du texte de Siracide 36,29s49, on peut lire un texte très positif concernant Ève, ce qui n’est pas toujours le cas dans cette œuvre que certains taxent – certainement à tort – d’antiféministe :

Celui qui acquiert une femme a le commencement de la fortune, une aide semblable à lui et une colonne d’appui. Là où il n’y a pas de clôture, le domaine est au pillage, là où il n’y a pas de femme, l’homme erre en se lamentant.

Ce deutérocanonique présente la femme comme un « appui » sûr, solide comme une « colonne ». Ainsi, la femme est une aide indispensable à l’homme puisque sans elle l’homme « erre en se lamentant » comme si la vie n’avait pas de sens. De plus, comme un domaine qui n’aurait pas de clôture, l’homme aurait bien des difficultés à résister aux dangers de ce monde. Ève est bien plus qu’une aide ici, c’est une alliée, ce qui est exceptionnel en comparaison du reste de la littérature de cette époque.

Le livre des Jubilés 3,3-4 propose à son tour une citation puis une relecture de Gn 2,18.20. Bien que le début du texte soit très proche de celui de la Genèse, la citation du texte biblique sert par la suite de tremplin pour démontrer la supériorité d’Adam par rapport à Ève. Le v. 8 du même chapitre insiste sur le fait qu’Adam a été créé la première semaine, « ainsi que la côte, sa femme » mais « c’est la deuxième semaine qu’Il la lui montra »50. M. de Merode a raison de souligner que « c’est ici pour la première fois qu’on peut deviner l’impact de l’interprétation de Gn 3 sur celle de Gn 2 et la confusion des plans de la création et du péché qui s’instaure »51.

Dans le reste de la littérature pseudépigraphique, le principe herméneutique selon lequel Gn 2 est lu à la lumière de Gn 3 va prendre le pas sur toute autre interprétation « positive » de cette section. Par exemple, en 3 Enoch 30-31, on insiste sur le fait qu’Adam connaîtra la mort par sa femme car c’est par elle qu’est entré le démon52.

Littérature rabbinique

Dans le Talmud, commentaire de la Mishna53, on peut lire dans le traité Yebamoth 63a un commentaire de Gn 2.18.20 :

R. Éléazar dit : Pourquoi est-il écrit : ‘Je lui ferai un ʿēzer kneg̱dô (עזר כנגדו)’ ? S’il est méritant, elle sera son aide, s’il n’est pas méritant, elle sera son adversaire (kngdw ; כנגדו). D’autres disent : ‘R. Éléazar soulève une contradiction : il est écrit kenagdo (כנגדו) [dans le sens ‘d’opposé à lui’] mais on lit kenigdo (כניגדו) [dans le sens de ‘correspondant à lui’]. S’il est méritant, elle est son vis-à-vis (kngdw ; כנגדו), mais si il n’est pas méritant, elle le punit (mngdtw ; מנגדתו)54.

Sur la base d’un texte hébreu non vocalisé, l’auteur se plaît à jouer avec la polysémie des racines hébraïques. Comme souvent, deux lectures différentes du même passage sont proposées : la première fait de ʿēzer un terme positif et de kneg̱dô un terme négatif alors que la seconde ne s’attarde que sur le mot kneg̱dô pour lequel elle propose un sens positif et négatif. Comme L. Teugels le remarque à juste titre, ces deux interprétations sont au final sensiblement les mêmes sur leurs conclusions respectives55. Notons par ailleurs que l’on retrouve une exégèse identique dans le commentaire de Bereshit Rabba 17,356 et une interprétation similaire à ce midrash dans les Pirqé de Rabbi Éliézer 12 où Rabbi Juda suggère de ne pas lire « face à lui » (kngdw ; כנגדו) mais « contre lui » (lngdw ; לנגדו). Le texte se termine également par une maxime analogue au texte du Talmud : « Si l’homme est méritant, elle sera pour lui une aide, sinon elle sera contre lui (lngdw ; לנגדו) pour lui faire la guerre (lhlḥm ; להלחם) »57.

La suite du traité Yebamoth s’interroge sur le sens exact de l’aide en question et poursuit ainsi :

R. Yosé rencontre Élisée et lui demande : ‘Il est écrit : Je ferai pour lui une aide kneg̱dô (כנגדו). En quoi la femme est-elle une aide pour Adam ? Il lui répondit : ‘Un homme apporte du blé, mange-t-il le blé ? et du lin, se vêtit-il du lin ? [Ève] ne doit-elle pas amener de la lumière à ses yeux et la mettre à ses pieds ?’ R. Éléazar a en outre déclaré : ‘Quel est le sens de l’Écriture : ‘Cette fois, voici l’os de mes os et la chair de ma chair’? Cela enseigne qu’Adam s’approcha du gros bétail et des animaux mais qu’il ne trouva pas de satisfaction jusqu’à ce qu’il ait des rapports avec Ève58.

Dans la première partie de ce midrash, Ève est présentée comme une aide au sens domestique du terme puisqu’elle est censée épauler Adam dans tout ce qu’il entreprend. Mais R. Éléazar propose une autre interprétation de cette aide à la lumière de la suite du texte de la Genèse. Ève a été créée pour qu’elle puisse avoir des rapports sexuels avec Adam, chose impossible avec les animaux. Ce qui permet à Adam de s’exclamer : « cette fois, voici celle qui est os de mes os et chair de ma chair ».

ʿēzer kneg̱dô dans la littérature hellénistique ancienne

Philon d’Alexandrie, largement suivi par Origène, livre une interprétation particulière et pour le moins allégorique du mot ʿēzer et de la création de l’homme et de la femme en général. Pour lui, l’homme symbolise avant tout l’être « intérieur, invisible, incorporel, incorruptible et immortel »59. La femme, quant à elle, symbolise les plaisirs des cinq sens, qui sont également un danger puisqu’ils sont les premiers sujets à la tentation, jusqu’à faire également chuter l’homme60. La réflexion, donc, est première dans l’ordre de la création, suivie par les sensations et les passions. Ainsi, la femme, symbole de la perception sensitive, vient en aide à l’homme réflexif en permettant à son intelligence de voir et de définir les couleurs, les sons, les formes, les textures et en lui offrant des émotions comme défenses contre le monde extérieur61. Cette aide peut donc être qualifiée de « conforme », « semblable » (kneg̱dô) à l’homme, parce qu’elle est adaptée à ses besoins, elle vient compléter ses compétences et, ensemble, ils forment un être tant réflexif que sensitif, indissociable et source du désir de procréation62.

Clément d’Alexandrie offre quant à lui une lecture beaucoup plus littérale de l’aide fournie par la femme63. Pour lui, il faut principalement comprendre ce terme dans le cadre du mariage. La femme permet d’une part à l’homme d’envisager la procréation et donc la continuité de sa lignée. D’autre part, elle offre un soutien et un réconfort à l’homme, qu’il ne trouverait pas auprès de sa famille ou d’amis. Ainsi, la femme vient en aide à l’homme sur deux plans : la procréation et la tenue paisible de la maison64. Sa compréhension du texte de la création relègue donc la femme à une position inférieure, d’assistante dépendante de l’homme. Saint Augustin rejoindra également cette lecture, de manière plus radicale encore, puisque dans certains de ses textes il affirme ne voir dans l’aide apportée par la femme qu’une seule et unique dimension possible : la procréation65. La femme, en effet, fait son apparition au moment où Dieu mandate l’humanité pour qu’elle se reproduise et assujettisse la terre (Gn 1,27s), c’est donc dans le cadre de ce mandat qu’elle se doit d’être une aide. Pour saint Augustin, cependant, seule la première partie de ce mandat se partage avec la femme. Si l’homme avait eu besoin d’aide pour travailler la terre, alors un autre homme aurait été plus utile. De même, si l’homme avait eu besoin de compagnie, celle d’un ami eut été préférable à celle d’une femme66. Seule la gestation d’un enfant ne pouvait être accomplie par un homme. La femme, de fait, est une aide gestatrice, qui se doit d’obéir à son mari, tandis que celui-ci accomplit le reste de son mandat créationnel et dirige sa femme. À un second niveau de lecture, saint Augustin propose une interprétation plus allégorique, où la femme ici encore représenterait la partie charnelle de l’être que l’individu doit tenir assujettie par sa raison, symbolisée par l’homme67.

Pour Basile de Césarée, Grégoire de Nysse et Jean Chrysostome, par contre, l’homme et la femme sont égaux en dignité grâce à leur ressemblance à l’image de Dieu, qui les différencie tous deux des animaux68. Jean Chrysostome en tire la conclusion que dans un état primitif, la femme portait le rôle d’aide égale, une aide bien différente que celle que pourrait offrir le cheval qui combat aux côtés de l’homme, le bœuf qui participe aux tâches agricoles, ou encore l’âne qui contribue aux transports69. Les animaux, s’ils sont de toute évidence des « aides », n’ont cependant pas été reconnus comme « aide semblable à lui » par Adam. Ève, quant à elle, est capable de parler, d’apporter du réconfort et de la consolation70. Nul lien n’est fait à la procréation ici, l’aide d’Ève se situant bien plus sur une dimension relationnelle et de partage émotionnel.

De manière générale, on le comprend, certains Pères ont choisi en leur temps de limiter le sens du mot « aide » aux activités domestiques ou de procréation de la femme71. On peut y voir, comme M. de Merode, une influence du contexte de l’époque, où les femmes n’ont effectivement d’autres responsabilités que les deux précédemment mentionnées72. L’aide de la femme est-elle donc d’ordre reproductif comme ces derniers le suggèrent ?

Conclusion

Au terme de cette étude, deux options de lecture de notre passage de Gn 2,18.20 semblent se dessiner. D’une part celle qui, sans hésiter, relègue Ève (et donc toute femme) à une position d’aide domestique subordonnée. D’autre part celle qui, s’appuyant sur les mentions d’un Dieu-ʿēzer, place la femme sur un piédestal. Ni l’une ni l’autre de ces options ne sont convaincantes. En effet, bien que l’étude des champs sémantiques d’ʿēzer et de boêthos permette de tirer plusieurs conclusions pertinentes, il convient de souligner que le sens d’un mot dépend toujours de son contexte. Ainsi, le fait que le mot ʿēzer apparaisse en Gn 2,18.20 dans un contexte de création pourrait lui attribuer un tout autre sens que lorsqu’il apparaît dans un contexte militaire par exemple. De plus, nulle femme de l’Ancien ou du Nouveau Testaments n’est jamais qualifiée d’ʿēzer ou de boêthos. Il convient donc de rester prudent quant au sens qu’on lui attribue pour Ève. Une esquisse peut toutefois être tentée.

Comme cela a été démontré en première partie, la personne qui vient en aide à un individu n’est jamais inférieure (sauf à deux exceptions), sans pour autant être systématiquement supérieure. Finalement, le statut de l’aidé et de l’aidant est souvent proche, ou du moins le devient, affirme D.J.A. Clines, lorsque l’aidant choisit de se mettre à la hauteur de l’aidé pour lui apporter son soutien73. Le mot « aide » prend donc une coloration différente de celle dont on veut habituellement le revêtir : l’aide ne concerne pas les tâches domestiques, c’est-à-dire inférieures, voire ingrates, que l’homme ne veut pas faire. D.J.A. Clines a également raison de souligner que le texte de la Genèse ne laisse aucun indice décrivant l’aide d’Ève comme une assistance générale de l’homme pour toutes ses diverses tâches74. L’aide est une aide dont l’homme a nécessairement besoin, une aide sans laquelle il ne peut arriver à bout de ses responsabilités, une aide essentielle.

Dès lors, la question que nous empruntons aux propos de J.-L. Ska se pose : « Quel danger menace l’homme en Gn 2,18, s’il est vrai que ezer désigne toujours une aide qui permet d’échapper à de grands dangers menaçant l’existence au point que Dieu seul, en général, soit capable d’en délivrer ? »75 Dans le second récit de la création de Gn 2, Adam reçoit plusieurs tâches à accomplir, lui seul. Il est placé « dans le jardin d’Éden pour cultiver le sol et le garder » (2,15) et il doit « [désigner] par leur nom » tous les animaux (2,19s). Ces deux tâches sont les seules qui lui soient attribuées en l’absence d’Ève. Et il semble parfaitement s’en acquitter avant sa venue. Le premier récit de la création, quant à lui, nous révèle les tâches accordées au couple : « Soyez féconds et prolifiques, remplissez la terre et dominez-la. Soumettez les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et toute bête qui remue sur la terre ! » (1.28). Ce double mandat, la reproduction de l’espèce humaine et la domination de la terre, est donné tant à l’homme qu’à la femme. Le premier, nous précise à juste titre D.J.A. Clines, ne peut évidemment pas être rempli par l’homme seul, car le concours d’Ève est nécessaire tant sexuellement que pour la gestation de l’enfant76. Cependant, pour une raison inconnue, l’exégète arrête son analyse ici, comme le faisaient les Pères de l’Église et en particulier saint Augustin en reléguant Ève au seul rôle de gestatrice, considérant implicitement que l’homme peut s’acquitter du second mandat de domination de la terre. Pour D.J.A. Clines, cela s’expliquerait par le fait que la femme reçoit une malédiction portant sur la procréation, tandis que l’homme reçoit une malédiction en lien avec le travail de la terre77. Chacun se verrait ainsi puni dans son rôle de prédilection. Cette conclusion se doit cependant d’être nuancée, car la malédiction de la femme touche également son rapport de domination des animaux, par les blessures du serpent, et même son rapport à l’homme, qui devient son dominateur. Ève semble donc aider Adam tant dans le mandat de procréation que dans celui de domination de la terre. De fait, puisque les deux mandats sont donnés conjointement au couple sans distinction de tâches, alors la domination de la terre doit être tout autant impossible pour l’homme en l’absence de la femme, que la procréation.

Dans le contexte de la Genèse, comme dans le reste de l’Ancien Testament, les conclusions précédemment citées de J.-L. Ska peuvent être appliquées : 1) l’aide apparaît dans un contexte poétique, 2) elle est personnelle et non matérielle, 3) elle intervient dans une situation menaçante, voire mortelle, 4) la vie de l’aidé est grandement menacée. En effet, en l’absence de la femme-aide, et de la contribution de sa personne, il s’avère impossible pour l’homme de remplir son mandat de perpétuité de la race humaine. En l’absence de la femme-aide, l’existence même de l’humanité se voit menacée, vouée à l’extermination.

L’aide d’Ève dépasse donc le simple souci d’avoir un vis-à-vis avec qui tenir une conversation et échanger des notes d’humour. La différenciation d’Ève par rapport aux animaux ne dépend pas seulement de sa capacité à combler « l’aspiration humaine à la relation »78 d’Adam, comme le suppose M. de Merode. Bien sûr, la création d’Ève permet naturellement à l’homme de satisfaire son besoin de combattre la solitude qui, selon H. Blocher, va à l’encontre de la vocation de la « vie humaine [qui] n’atteint sa plénitude que communautaire »79. Mais l’aide d’Ève va bien au-delà de cette dimension et représente un secours pour le bon accomplissement du mandat créationnel tout entier.

Les plus féministes d’entre nous crieront peut-être au scandale, lisant à travers ces lignes un retour à la pensée des Pères de l’Église, et en particulier de saint Augustin, où le seul rôle de la femme est limité à ses tâches maternelles. Cependant, faire de l’aide de la femme une aide de reproduction et de domination de la terre lui donne un statut bien préférable à celui d’une assistance générale de l’homme. Si tel avait été le cas, alors oui, la femme aurait eu un rang inférieur, accomplissant toutes les tâches que les diverses responsabilités de l’homme ne lui laisseraient pas le temps de finir. Mais l’aide de la femme en Gn 2 est une aide-secours, vitale pour l’homme. Et ainsi, la femme trouve un statut à pied d’égalité avec l’homme. Il ne peut rien faire d’important sans elle, tout comme elle ne le peut pas non plus.

Last but not least, on se doit de rappeler que le contexte littéraire de Gn 1–2 entre en ligne de compte pour l’interprétation de Gn 2,18.20. Si cette péricope revêt de toute évidence des aspects poétiques, elle n’en demeure pas moins un récit de création à portée universelle. Ainsi, présenter Ève comme la mère et la maîtresse du monde dans ce poème sur la création du monde et de l’humanité place celle-ci à un rang de choix. La création d’Ève intervient comme accomplissant la volonté de Dieu pour le monde et l’humanité. Celui qui espérerait lire derrière ce récit un guide de la réussite du couple verrait vite ses espoirs déçus, car là n’est pas son rôle. Le récit de la création en Gn 1–2 n’est pas comparable à la « Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen » et encore moins à un cahier des charges sur la répartition des tâches domestiques entre l’homme et la femme.

Ainsi la description de la femme comme ʿēzer kneg̱dô, une aide semblable à lui, ne vient pas limiter l’être de la femme dans ses spécificités propres, comme nous le proposions en introduction. L’expression décrit le rôle indispensable de toute femme, sans qui le plan de Dieu pour l’humanité se verrait voué à l’échec. Au même titre que l’homme, la femme est nécessaire pour permettre la reproduction de l’espèce humaine et la domination de la terre. Elle est cet ʿēzer-secours, une aide indispensable à l’homme, qui trouve en elle une alter ego : différente de lui pour permettre la complémentarité notamment sexuelle, mais semblable à lui contrairement aux animaux.

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1  Nous aimerions exprimer toute notre gratitude à nos collègues et amis qui ont contribué à l’écriture de cet article. Nous remercions H.-J. Fabry de nous avoir envoyé sa notice sur ʿēzer (עזר) à paraître dans le Theologisches Wörterbuch zu den Qumrantexten. Band iii (ThWQ), D. Labadie pour son regard d’expert sur les textes syriaque et guèze, M. Richelle et C. Rico pour leur relecture attentive, U. Schattner-Rieser pour ses remarques sur la phonologie et enfin D. Stökl Ben Ezra pour son avis sur notre traduction française des textes rabbiniques. Les idées exprimées dans cet article ne sont pas nécessairement partagées par tous et toute erreur n’est imputable qu’à nous-mêmes. Par ailleurs, cet article a volontairement été écrit par un homme et une femme pour éviter tant bien que mal les écueils sexistes et/ou féministes.

2  Antony est doctorant à l’EPHE-Sorbonne. Nathalie est titulaire d’un master de la Faculté Libre de Théologie Evangélique de Vaux-sur-Seine, pasteure jeunesse à l’Eglise « La Fraternelle » à Nyon et animatrice jeunesse à la Ligue pour la lecture de la Bible.

3  Encyclopædia Judaica, vol. XVI, Jérusalem, New York, Encyclopædia Judaica, Macmillan, 1971, p. 623.

4  La racine ʿzr a également permis la formation de noms propres, tels que le prénom Ezer lui-même (par ex. 1 Ch 25,4), Abiezer « mon père est une aide » (par ex. Jos 17,2) ou Achiezer « mon frère est une aide » (par ex. Nb 1,12), ainsi qu’un certain nombre de noms théophores comme Eliezer « mon Dieu est une aide » (par ex. Gn 15,2) ou Yoezer « Yhwh est une aide » (par ex. 1 Ch 12,7).

5  L’usage de ces deux formes nominales est indifférencié, puisqu’il ne tient pas compte, par exemple, du genre ou du rang de l’auteur de l’aide. Les formes masculine et féminine qualifient donc à la fois Dieu, des peuples, des hommes et des femmes.

6  Sauf indication contraire, les références et les citations bibliques proviennent de la Traduction Œcuménique de la Bible (TOB).

7  On ne recense en effet qu’une seule occurrence pour laquelle l’aide de Dieu porte explicitement une dimension future, car sotériologique. Celle-ci apparaît dans le chapitre très eschatologique d’És 49, au verset 8 : « Ainsi parle le Seigneur : Au temps de la faveur, je t’ai répondu, au jour du salut, je te suis venu en aide ; je t’ai mis en réserve et destiné à être l’alliance du peuple, en relevant le pays, en redonnant en partage les patrimoines désolés… ».

8  Notons que trois autres occurrences indiquent également une source divine de l’aide, mais provenant de dieux étrangers cette fois. Il s’agit de Dt 32,38 où le mot apparaît deux fois et 2 Ch 28,23. Le premier verset met ironiquement en scène les Israélites recherchant auprès d’idoles un secours contre le jugement de Dieu, en vain bien sûr. Le second évoque l’idolâtrie du roi de Syrie, sans pour autant préciser la raison de l’aide désirée.

9 En Esd 10,15, le mot ʿzer revêt un sens unique, puisqu’il désigne alors le fait de s’opposer à un avis.

10  Seule une occurrence joue le rôle d’exception qui confirme la règle : il s’agit d’És 41,6, où la menace provient du jugement divin et non d’un peuple ennemi. Plus rarement, dans sept occurrences, la source de l’aide se comprend d’une manière indéfinie sans faire référence à un individu ou un peuple particulier (par ex. : És 31,2 ; 2 Ch 19,2).

11  R. Kessler, « Die Frau als Gehilfin des Mannes? Genesis 2,18.20 und das biblische Verständnis von ‘Hilfe’ », Gotteserdung, Beiträge zur Hermeneutik und Exegese der Hebräischen Bibel, Beiträge zur Wissenschaft vom Alten und Neuen Testament (BWANT 170), Stuttgart, Verlag W. Kohlhammer, 2006, p. 37.

12  R. Kessler, ibid., p. 38, comme choisit par exemple de le faire Martin Luther en proposant la traduction Gehilfe (aide-assistance) plutôt que Hilfe (l’aide-secours).

13  R. Kessler ibid., p. 37.

14  En dehors de Jg 5,23, on trouve une autre exception dans laquelle les aidants sont sans aucun doute de rang inférieur à l’aidé, en 2 Ch 32,3. M. de Merode propose également une autre occurrence, bien qu’énigmatique, en Jb 9,13. M. de Merode, « Une aide qui lui corresponde ». L’exégèse de Gen. 2, 18-24 dans les écrits de l’Ancien Testament, du judaïsme et du Nouveau Testament, Revue théologique de Louvain, 8 année, fasc. 3, 1977, p. 332.

15  G.J. Wenham, Genesis 1-15, Coll. Word Biblical Commentary, vol. 1, Waco, Word Books, 1987, p. 68, s’appuyant sur les exemples de Jos 1,14 ; 10,4.6 ; 1 Ch 12,17.19.21.22.

16  J.-L. Ska, « ‘Je vais lui faire un allié qui soit son homologue’ (Gn 2,18) : à propos du terme ʿezer – ‘aide’ », Biblica, 65, 2, 1984, p. 235-236.

17 Bien souvent, les Bibles n’hésitent d’ailleurs pas à traduire ʿ17 zer par secours. De plus, on retrouve à 26 reprises dans l’Ancien Testament la racine ʿzr à côté de celle de yšʿ (« sauver »), preuve de leur proximité sémantique.

18  J.-L. Ska, ibid., p. 236.

19  L. Koehler et W. Baumgartner, Hebrew and Aramaic Lexicon of the Old Testament, trad. par M.E.J. Richardson, Leiden, Brill, 2002, p. 667.

20  G.J. Wenham, op. cit., p. 68.

21  M. de Merode, op. cit., p. 332.

22  À ne pas comprendre dans son acception philosophique.

23 ʾîš provient de la racine ʾyš (אישׁ) ou ʾwš (אושׁ) alors que ʾîššāh serait issue de ʾnš (אנשׁ23 ). Voir § 99c dans P. Joüon et T. Muraoka, Grammar of Biblical Hebrew, Rome, Editrice Pontifico Istituto Biblico, 1991.

24  Langue éthiopienne classique, dont l’usage s’est maintenu dans la liturgie des Églises éthiopiennes.

25  T. Muraoka, A Greek-English Lexicon of the Septuagint, Louvain, Peeters, 2009, p. 119.

26  T. Muraoka, ibid., p. 119.

27  Par exemple antilambanomai (ἀντιλαμβάνομαι), « venir assister quelqu’un », en 1 Ch 22,17.

28 Par exemple l’adjectif sumboêthos (συμβοηθός) « qui assiste », en 1 R 20,16.

29 Par exemple le verbe katischuô (κατισχύω), « fortifier », en 1 Ch 15,26 ou encore 2 Ch 14,10.

30 En effet, à plusieurs reprises, le mot ʿēzer est traduit par les termes summacheô (συμμαχεω), « agir en tant qu’allié militaire » (Jos 1,14 ; 1 Ch 12,22), sunepischuô (συνεπισχύω), « fournir des forces militaires » (2 Ch 32,3) ou encore sunepitithêmi (συνεπιτίθημι) « se joindre à une attaque » (Za 1,15).

31  T. Muraoka, op. cit., p. 667.

32  2 Ch 14,10 ; 18,31 ; 32,8 ; Esd 8,22 ; Ps 119,173.

33 En voici quelques exemples : « être fort » (tāʿōz, תָּעֹז) en Qo 7,19, la « force » (ʿāzzı̂, עָזִּי) en Ex 15,2 et Ps 28,7, « soutenir » (yisʿāḏennû, יִסְעָדֶנּוּ) en Ps 41,4 et Esd 5,2.

34 En voici quelques exemples : le « bouclier » (māg̱innı̂, מָגִנִּי) en Ps 7,10, le « refuge » (maḥaseh, מַחֲסֶה) en Ps 62,9 et 71,7, la « forteresse » (lameṣād, לַמְצָד) en 1 Ch 12,17.

35 En voici quelques exemples : « sauver » (mōšiaʿ, מֹשִׁיעַ) en 2 S 22,42 et Pr 21,31, « sauver » (lehaṣṣālûṯêh, לְהַצָּלוּתֵהּ) en Dn 6,15.

36  Par exemple És 60,15 ; Ps 70,6 ; Pr 28,12.

37  Pour le reste des occurrences, la source n’est pas définie ou bien très minoritaire (les dieux étrangers, la loi, etc.).

38 E. Bons, « The Noun βοηθός as a Divine Title. Prolegomena to a future HTLS Article », The Reception of Septuagint Words in Jewish-Hellenistic and Christian Litterature, E. Bons, W. Brucker et J. Joosten (éds), Tübingen, Mohr Siebeck, 2014, p. 61. Notre traduction.

39  Pour plus de précisions, se référer à E. Bons, ibid., p. 57-61.

40  M. de Merode, op. cit., p. 336.

41  La référence au récit de la création de l’homme et de la femme en Mt 19,4-6 pourrait être prise en compte, bien qu’elle ne mentionne malheureusement pas la notion « d’aide semblable à lui ».

42  On peut citer la prophétesse Anne (Lc 2,36-38), la femme de mauvaise vie (Lc 7,36-50), la Samaritaine (Jn 4,7-39) et les femmes qui suivaient Jésus (Mt 27,55s).

43  Jn 19,25 ; Mt 27,59-61 ; Mc 16,1-7.

44  M. de Merode, op. cit., p. 349.

45  On retrouve aussi notre expression dans un texte très fragmentaire de Qumrân, 4Q303 (4QMéditation sur la Création A), qu’E.J.-C. Tigchelaar estime appartenir au genre de la sagesse. Pour un commentaire plus poussé sur ce texte voir E.J.-C. Tigchelaar, « Eden and Paradise: The Garden Motif in Some Early Jewish Texts (1 Enoch and other Texts Found at Qumran) », in Paradise Interpreted. Representations of Biblical Paradise in Judaism and Christianity, éds Gerard P. Luttikhuizen, coll. Themes in Biblical Narrative: Jewish and Christian traditions, Leiden, Brill, 1999, p. 51. Pour une image à l’infrarouge de ce texte : http ://www.deadseascrolls.org.il/explore-the-archive/image/B-295764 (site consulté le 11/04/2016).

46  Frag. 2, col. 3, l. 20-21 : http ://www.deadseascrolls.org.il/explore-the-archive/image/B-499640 .

47  « Tu as pris une femme dans ta pauvreté, prends sa progéniture […] du mystère qui adviendra tu te joindras à elle, ensemble marche avec l’aide de ta chair. » Notre traduction de :אשה לקחתה בריׄשכה קח מולדי֯[ — . ] מרז נהיה בהתחברכה יחד התהלך עם עזר בשרכה[ — ]

48 E. J.-C. Tigchelaar, «  בָּשָׂר », ThWQ, Band i, p. 537.

49  Les manuscrits hébraïques de ce passage contiennent des variantes.

50  La Bible. Écrits intertestamentaires, La Pléiade, Paris, Gallimard, 1978, p. 648.

51  Marie de Merode, op. cit., p. 338.

52  Marie de Merode, ibid., p. 338.

53 Le mot ʿēzer au sens « d’aide » apparaît une seule fois dans la Mishna en Taanit 3,8 où il est question de sonner le shofar pour « aider ». La Mishna est le premier commentaire rabbinique de la Bible hébraïque, rédigée autour du iiie siècle de notre ère.

54  Notre traduction de :ואמר רבי אלעזר מאי דכתיב אעשה לו עזר כנגדו זכה עוזרתו לא זכה כנגדו ואיכא דאמרי ר’ אלעזר רמי כתיב כנגדו וקרינן כניגדו זכה כנגדו לא זכה מנגדתו

55  L. Teugels, « The Creation of the Human in Rabbinic Interpretation », Paradise Interpreted. Representations of Biblical Paradise in Judaism and Christianity, op. cit., p. 121.

56 https ://archive.org/stream/RabbaGenesis/midrashrabbahgen027557mbp#page/n179/mode/2up (site consulté le 11/04/2016).

57  Notre traduction de : אמ זכה תהיה לו אזר ואם לאו לנגדו להלחם.

58  Notre traduction de :אשכחיה רבי יוסי לאליהו א”ל כתיב אעשה לו עזר במה אשה עוזרתו לאדם א”ל אדם מביא חיטין חיטין כוסס פשתן פשתן לובש לא נמצאת מאירה עיניו ומעמידתו על רגליו וא”ר אלעזר מאי דכתיב זאת הפעם עצם מעצמי ובשר מבשרי מלמד שבא אדם על כל בהמה וחיה ולא נתקררה דעתו עד שבא על חוה

59  Origène, Homélies sur la Genèse, coll. Sources Chrétiennes n° 7 bis, Paris, Cerf, 2003, p. 57.

60  Philon d’Alexandrie, De Opificio Mundi, Paris, Cerf, 1961, §69, p. 187 et §165, p. 253 ; Philon d’Alexandrie, Quaestiones et Solutiones in Genesim, Paris, Cerf, 1979, livre I, §25, p. 91.

61  Philon d’Alexandrie, Legum Allegoriae I-III, Paris, Cerf, 1962, II §5-8, p. 107.

62  Philon d’Alexandrie, De Opificio Mundi, §152, p. 243.

63  Clément d’Alexandrie, Stromateis. Books 1-3, Washington, The Catholic University of America Press, 1991, livre II, ch. 23, §140, p. 251.

64  Clément d’Alexandrie, ibid., livre III, ch. 12, §82, p. 307.

65  Saint Augustin, La Genèse au sens littéral, Paris, Desclée de Brouwer, 1972, IX.3.5, p. 97.

66  Saint Augustin, ibid., IX.5.9, p. 101.

67  Saint Augustin, Sur la Genèse contre les Manichéens, Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 2004, livre II, XI.15, p. 307-309.

68  Basile de Césarée, Sur l’Origine de l’homme, Paris, Cerf, 1970, I.18, p. 213 ; Grégoire de Nysse, La création de l’homme, Paris, Cerf, XVI, p. 154-161 ; Jean Chrysostome, Sermons sur la Genèse, Paris, Cerf, 1998, II, p. 193-194.

69  Jean Chrysostome, ibid., IV, p. 223.

70  H.S. Benjamins, « Keeping Marriage out of Paradise: the Creation of Man and Woman in Patristic Litterature », in Gerard P. Luttikhuizen (éds), The Creation of Man et Woman. Interpretation of the Biblical Narratives in Jewish and Christian traditions, Leiden, Brill, 2000, p. 102.

71  M. de Merode, op. cit., p. 352.

72  M. de Merode, op. cit., p. 343.

73  D.J.A. Clines, What Does Eve Do to Help? and Other Readerly Questions to the Old Testament, JSOTSup., 94, Sheffield, JSOT Press, 1990, p. 31.

74  D.J.A. Clines, ibid., p. 33.

75  J.-L. Ska, op. cit., p. 227.

76  D.J.A. Clines, op. cit., p. 35.

77  D.J.A. Clines, ibid., p. 35.

78  M. de Merode, op. cit., p. 330.

79  H. Blocher, Révélation des origines, Plan-les-Ouates, Presses Bibliques Universitaires, 2001, p. 90.

Vous étiez morts… mais Dieu…

Par Olivier KESHAVJEE, animateur paroissial à l’Église évangélique réformée du canton de Vaud (EERV).

Cette prédication 1 d’Olivier Keshavjee trouve parfaitement sa place dans ce numéro spécial « Que dire ? Et comment le dire ? ». On appréciera en effet la richesse du contenu, l’originalité des métaphores et la fraîcheur du ton ; tout cela pour « dire » le salut en Christ aux hommes et femmes d’aujourd’hui.

1  Quant à vous, vous étiez morts à cause de vos transgressions et de vos péchés. 2  Vous marchiez autrefois selon le train de ce monde, conformément au prince de la puissance de l’air, de l’esprit qui est actuellement à l’œuvre parmi les fils de la rébellion. 3  Nous tous aussi, nous étions de leur nombre : notre conduite était dictée par les désirs de la chair, puisque nous accomplissions les volontés de la chair et de nos pensées, et nous étions, par notre nature même, destinés à la colère, tout comme les autres.

4  Mais Dieu est riche en compassion. A cause du grand amour dont il nous a aimés, 5  nous qui étions morts en raison de nos transgressions, il nous a rendus à la vie avec Christ — c’est par grâce que vous êtes sauvés —, 6  il nous a ressuscités et fait asseoir avec lui dans les lieux célestes, en Jésus-Christ. 7  Il a fait cela afin de montrer dans les temps à venir l’infinie richesse de sa grâce par la bonté qu’il a manifestée envers nous en Jésus-Christ.

8  En effet, c’est par la grâce que vous êtes sauvés, par le moyen de la foi. Et cela ne vient pas de vous, c’est le don de Dieu. 9  Ce n’est pas par les œuvres, afin que personne ne puisse se vanter. 10  En réalité, c’est lui qui nous a faits; nous avons été créés en Jésus-Christ pour des œuvres bonnes que Dieu a préparées d’avance afin que nous les pratiquions.

Éphésiens 2, 1-10

Introduction

 

Excusez-moi, je suis un peu essoufflé ! Parce que Je viens de traverser une ville où tout le monde courait…

Ah J’peux pas vous dire laquelle… je l’ai traversée en courant.

Lorsque j’y suis entré, je marchais normalement, mais quand j’ai vu que tout le monde courait… je me suis mis à courir comme tout le monde sans raison !

Alors à un moment je courais au coude à coude avec un monsieur…

Je lui dis : – « Dites-moi… Pourquoi tous ces gens-là courent-ils comme des fous ? »

Il me dit : – « Parce qu’ils le sont ! »;

Il me dit : – « Vous êtes dans une ville de fous ici… Vous n’êtes pas au courant ? »

Je lui dis : – « Si, si, des bruits ont couru ! »

Il me dit : – « Ils courent toujours ! »

Je lui dis : – « Qu’est-ce qui fait courir tous ces fous ? »

Il me dit : – « Tout ! Tout ! Il y en a qui courent au plus pressé. D’autres qui courent après les honneurs… Celui-ci court pour la gloire… Celui-là court à sa perte ! »

Je lui dis : – « Mais pourquoi courent-ils si vite ? »

Il me dit : – «  Pour gagner du temps ! Comme le temps, c’est de l’argent, plus ils courent vite, plus ils en gagnent ! »

Je lui dis : – « Mais où courent-ils ? »

Il me dit : – « À la banque ! Le temps de déposer l’argent qu’ils ont gagné sur un compte courant… et ils repartent toujours courant, en gagner d’autre ! »

Je lui dis : – « Et le reste du temps ? »

Il me dit : – « Ils courent faire leurs courses… au marché ! »

(Raymond Devos, Où courent-ils ? )

Voilà la condition humaine d’après Raymond Devos : on court dans tous les sens, comme des fous, sans savoir pourquoi, et on court à notre perte. Ce constat n’est pas très différent de celui de Paul dans ce texte : « Vous marchiez autrefois selon le train de ce monde » (v. 2). Paul parle de « marcher », mais l’idée est similaire, on va le voir.

Au chapitre précédent, Paul est remonté dans le temps jusqu’à avant la fondation du monde, pour parler du moment où Dieu nous avait choisis dans son amour pour que nous soyons ses enfants (1, 4-5). Il est ensuite remonté un peu moins loin dans le temps, pour parler de la mort et de la résurrection de Jésus (1, 7.19-20). Il remonte maintenant dans le temps, mais encore un peu moins loin, pour dire : « regardez ce que vous étiez autrefois. »

C’est important de se souvenir de ce que nous étions autrefois, parce que la reconnaissance est le moteur de notre amour. Souvenez-vous cette femme qui choque le pharisien chez qui Jésus mangeait, en mouillant les pieds de Jésus par ses larmes et en les essuyant avec ses cheveux. Et Jésus d’expliquer que celle à qui on a pardonné beaucoup aime beaucoup (Lc 7, 36-50).

Mais remarquez, Paul ne dit pas de se comparer aux autres . Il aurait pu dire : « Regardez les autres, ces enfants de la colère qui marchent dans la perdition. » C’est facile de se comparer aux autres, et de voir qu’on est meilleur qu’eux. Forcément, je suis meilleur que « les autres » ! Le texte dit : « regardez ce que vous étiez. » Non pas moi par rapport à eux , mais moi par rapport à moi avant . Pour voir ce que Dieu a fait dans ma vie.

C’est ce que nous allons voir maintenant :

  1. Ce que nous étions autrefois
  2. Ce que nous sommes aujourd’hui

1. Ce que nous étions autrefois

Alors qu’étions-nous ?

Paul commence tout en finesse : « vous étiez morts. » Ça commence bien! Mais on se souvient, on regarde ce qu’on était pour mieux apprécier ce que nous sommes aujourd’hui, en Christ. Alors, que signifie « mort » ? Certainement pas une mort physique, puisque les Éphésiens, pas plus que nous aujourd’hui, n’étaient morts dans ce sens. Il s’agit d’une mort en devenir.

Imaginez un poulet sortant du four, fumant et croustillant. Il est beau, il est bon. Nos vies étaient comme ce poulet : plein de choses belles et bonnes. Mais revenez dans une semaine. Revenez dans un an, voyez l’état de ce poulet. Voici notre vie, voici notre univers. Nous sommes voués à la mort, et à la destruction, à la désintégration. Nous sommes des poulets fumants sur une table.

Pourquoi étions-nous voués à la mort ? « À cause de vos transgressions et du péché » (v. 1). Le genre de discours moralisateur que l’on aime particulièrement. Mais est-ce vraiment le cas ? Transgresser, c’est littéralement « tomber à côté ». On peut le voir comme les balises autour des pistes de skis, et Dieu qui nous dit : « voici ma loi de vie, restez dans les pistes que j’ai sécurisées, et vous allez prendre votre pied. Mais si vous sortez de ces pistes, attention ! » Et on le sait, chaque année, des gens meurent à cause du hors piste. Ce n’est pas que Dieu veuille nous pourrir la vie en nous donnant des lois arbitraires et ennuyeuse, et qu’ensuite il se fâche lorsque l’on veut s’amuser. Non, il nous donne des lois de vie, et si on sort de ces lois de vies, on se fait prendre dans une avalanche.

C’est ce que Paul dit : vous étiez pris au piège d’une avalanche beaucoup trop forte pour vous ! Et cette avalanche, c’est le péché. Le péché, ce n’est pas quelque chose de moralisateur, une liste de tous nos écarts moraux. C’est une puissance qui nous oppresse. Des tonnes et des tonnes de neige qui nous emportent, et contre lesquelles on ne peut rien faire. Quelque chose qui nous domine, et dont on doit être sauvés.

Comment cette domination du péché se manifeste-elle ? Paul cite trois choses :

  1. La culture : « Vous suiviez le train de ce monde. » (v. 2) Dans notre culture, il y a plein de choses qu’on subit, qu’on suit, qu’on fait par habitude, sans réfléchir. On est pris par cette avalanche qui entraîne avec puissance là où on ne voudrait pas nécessairement aller.
  2. Le diable : « Le prince de la puissance de l’air, l’esprit qui agit dans les fils de la rébellion. » (v. 2) Paul semble dire que derrière ces choses qui nous oppressent dans le « train de ce monde », il y a des réalités spirituelles.

Et ce serait très intéressant de développer ces deux niveaux. Mais la troisième chose qui nous oppresse est, je crois, la plus importante :

  1. Nous même : « Nous vivions selon les convoitises de la chair et de nos pensées. » (v. 3) La troisième chose qui nous domine, c’est nous-même : notre propre volonté, nos passions, nos aspirations, notre propre pensée. Ce troisième point est le plus important, car sans celui-ci, les deux premiers n’auraient aucun effet sur nous. On n’est jamais mieux asservi que par soi-même ! C’est donc celui qui nous allons regarder un peu plus en détail.

Paul parle deux fois de « la chair » (v. 3). Quand Paul parle de la chair, il ne s’agit pas du corps physique, comme si le corps était mauvais : notre corps est un don de Dieu, créé par Dieu pour sa gloire, pour qu’on en jouisse. Quand Paul parle de la chair, il parle de notre nature corrompue : ce que Dieu a créé bon a été détourné; nous avons été abîmés, il y a quelque chose de dysfonctionnel en nous.

Luther donne cette définition du péché : le péché, c’est le cœur humain replié sur lui-même ( incurvatus in se ) :

« L’Ecriture qui nous décrit l’homme tellement replié sur lui-même que non seulement il tourne vers lui les biens corporels, mais encore les biens spirituels, et même Dieu, et se cherche en tout. Et cette inclination est maintenant naturelle, elle est un vice naturel et un mal naturel. » 2

On a un défaut de fabrication. En terme informatique, ce n’est pas juste un problème logiciel qui pourrait être réglé par une mise à jour. C’est un problème matériel . Il y a quelque qui ne tourne pas rond dans notre nature et qui doit être changé. Et ce qui ne tourne pas rond, c’est justement que l’on tourne en rond sur nous-même.

On peut imaginer cela ainsi : on a un petit ordinateur dans la tête qui n’a qu’une seule fonction : analyser tout ce qui se passe autour de nous, tout ce qui nous arrive, les gens qui passent par là, tout ce qui est dit, qui est fait. Et cet ordinateur analyse tout cela en se posant une seule question : qu’est-ce j’ai à y gagner ? Quel bien puis-je retirer de cette situation ? Comment cette situation ou cette personne peut-elle contribuer à mon bonheur ?

Voilà « la chair », notre nature corrompue, repliée sur elle-même. Qu’est-ce que cela produit en nous ?

  1. Être centré sur soi-même, ça peut faire de nous des gens horribles : les cas extrêmes étant les tueurs en séries ou les dictateurs. Mes désirs sont plus importants que la vie des gens que je rencontre.
  2. Mais être replié sur soi-même, ça peut aussi faire de nous des super personnes, parce qu’une chose qui nous aide à bien nous sentir, c’est de faire du bien. Il y a une manière de servir les autres qui est en fait une manière de se servir soi.
  3. De même, être replié sur soi-même, ça peut nous rendre extrêmement religieux. Tout en étant pleinement dans cette nature corrompue, on peut aller à l’Eglise, prier, respecter tous les commandements… mais le faire pour soi.

Comment savoir lorsque l’on fait les choses pour soi, ou lorsqu’on le fait pour Dieu et les autres ? Le terme utilisé pour parler du désir est un terme fort : un désir passionné, qui peut être de l’ordre de l’ addiction . Et on voit la différence entre :

  • aimer le vin, mais si un jour je n’ai pas mon verre ce n’est pas grave, et
  • aimer le vin, mais le jour où je n’ai pas mon verre je me mets en rogne contre tout ce qui me passe sous la main !

C’est au moment où l’objet de notre désir nous est refusé que l’on voit comment l’on réagit. Avec Dieu par exemple, s’il nous arrive une épreuve, une difficulté, et que l’on se retourne contre lui en disant : « après tout ce que j’ai fait pour toi, c’est comme ça que tu me remercies ! » , c’est probablement que l’on n’était pas là pour servir Dieu, mais pour se servir de Dieu pour ses propres intérêts.

Même chose dans notre relation aux autres. Supposons — exemple fictif — que ma femme oublie de me remercier pour un bon repas que j’ai cuisiné pour elle (je ne vous précise pas ce qui est fictif dans l’exemple). Si je me mets en colère contre elle en disant: « je me suis donné de la peine ! », c’est probablement que je n’avais pas fait ce repas par amour pour elle, mais par amour pour moi — pour recevoir de la reconnaissance, de la gratification, pour me sentir important et désiré.

Il y a donc ces deux attitudes :

  1. Ma vie pour toi
  2. Ta vie pour moi

Comme une addiction, cette deuxième attitude ne peut que nous détruire. Elle nous ronge, parce que l’on n’est jamais satisfait, jamais au repos. On n’a jamais assez de reconnaissance, jamais assez de gloire, jamais assez de sécurité, de plaisir, de sens dans sa vie. Ça nous détruit, et ça détruit notre entourage.

On court dans tous les sens, on s’épuise, et on court à notre perte. C’est une avalanche qui nous conduit à une mort certaine.

2. Ce que nous sommes aujourd’hui

Voilà ce que nous étions. Alors que sommes-nous maintenant ?

Après ces 3 versets sombres, Paul écrit les deux mots les plus merveilleux de la Bible : « mais Dieu » (v. 4). Au lieu de répondre par la colère, Dieu qui est débordant d’amour et de bonté nous a sauvés gratuitement, sans que ce soit mérité.

« C’est par grâce que vous êtes sauvés, par le moyen de la foi, et cela ne vient pas de vous, c’est le don de Dieu. » (v. 8). Lorsque l’on est sous des tonnes de neige, on ne peut rien faire pour se sauver. On est obligé d’attendre les secours. Et Dieu n’est pas resté à côté, à nous regarder mourir, en disant « c’est bien fait, vous n’aviez qu’à respecter les balises de sécurité ». Non, Dieu est parti au milieu de la nuit, il nous a cherchés, il a creusé la neige, nous a portés alors que nous étions inconscients, et nous a ramenés bien au chaud, en sécurité, où il nous a réanimés.

C’est Dieu qui fait tout. Dieu est le seul auteur du salut. C’est la différence entre les œuvres et la grâce. Les œuvres, c’est moi qui doit me sauver, c’est moi qui doit faire quelque chose pour améliorer ma condition. La grâce, c’est Dieu qui fait.

Si nous les réformés insistons autant pour dire que c’est Dieu qui fait tout, ce n’est pas uniquement une raison doctrinale, comme s’il fallait exactement bien comprendre comment la souveraineté de Dieu s’accorde avec la responsabilité humaine, sous peine de damnation éternelle. Le texte biblique insiste sur le fait que Dieu seul est l’auteur du salut pour que « personne ne puisse vanter » (v. 9).

Parce que si j’avais la moindre part de responsabilité dans mon salut, si je pouvais dire «  moi j’ai accepté Jésus-Christ », ou «  moi j’ai compris comme il le fallait », je pourrais dire «  moi je suis meilleur qu’ eux , ces affreux pécheurs qui méritent leur sort. » Et on retombe dans cette attitude de la chair, ou tout est centré sur moi.

Dieu ferme complètement cette porte : « vous étiez morts. » Les morts ne font pas de choix. Les morts ne comprennent rien. Un mort ne peut pas se ressusciter. « Dieu nous a choisis avant la fondation du monde » (1, 4) donc même si toi tu l’as choisi il y a 10 ans, lui il t’a choisi bien avant. C’est Dieu seul qui nous sauve.

Alors comment est-ce que Dieu nous a sauvés ? Et comment est-ce que cela résout notre problème d’être repliés sur nous-mêmes ?

Le problème, on l’a vu, c’est que je veux prendre la place de Dieu : je veux être le centre de l’univers, que tout tourne autour de moi, que tout le monde me serve.

La solution, c’est Dieu qui prend ma place. Dieu se fait homme, et se met à ma place. Il prend ma transgression, ma condamnation, ma colère, ma mort. Et au lieu de la mort, je reçois la vie. Au lieu d’être appelé transgresseur, je suis appelé saint. Au lieu d’être soumis à des esprits démoniaques, je suis soumis au Saint-Esprit. Au lieu de mon ancienne nature, je suis recréé avec une nouvelle nature. Au lieu d’être enfant de la colère, je suis enfant de Dieu.

Cela découle sur une nouvelle vie, que Paul décrit de deux manières :

  1. Nous sommes assis dans les lieux célestes en Christ.
  2. Nous sommes en marche pour pratiquer les œuvres bonnes que Dieu a prévues pour nous.

Premièrement, cette vie que je reçois, c’est une vie de repos. Plus besoin de courir dans tous les sens pour être comblé, je suis comblé en Jésus-Christ. Paul le dit ainsi : « vous avez été ressuscités avec le Christ. Avec lui, vous êtes assis dans les lieux célestes. » (v. 6). Vous n’êtes plus à de courir selon le train de ce monde, vous êtes assis à la droite de Dieu, dans les lieux célestes. Sans aucun doute sur un trône merveilleux.

C’est à dire que notre soif d’être valorisés, d’être reconnus, Dieu seul peut la combler, et Dieu seul le fait. Et il le fait en nous couvrant d’honneur. On voit dans l’épître aux Ephésiens que tout ce que nous avons, nous l’avons en Christ . Tout ce que nous sommes, nous le sommes en Christ . En Christ, je suis saint, parce qu’il est saint. En Christ, je suis béni parce qu’il est béni. Ici, en Christ, nous sommes ressuscités, et comme il a été glorifié dans son ascension, en lui nous sommes couverts d’honneurs.

Imagine un banquet merveilleux… et le Roi qui trône au milieu de son peuple qui l’acclame. Et le Roi pose le regard sur toi, et te dit : « viens t’asseoir à côté de moi ». Lorsque l’on peut se nourrir de cette image, réaliser que Dieu est réellement bon et bienveillant, qu’il pose un regard tellement plein de grâce sur nous, qu’il est fier de nous en Christ, que l’on peut manger à cette table, alors on n’a plus besoin de grappiller des miettes de reconnaissance à gauche et à droite. Plus besoin d’être complètement centré sur soi, mais on peut se mettre en marche d’une manière nouvelle.

Deuxièmement, donc, Paul nous dit qu’en Christ, nous sommes une nouvelle création, une œuvre d’art, créée « pour des œuvres bonnes que Dieu préparées d’avance afin que nous y marchions » (v. 10). Parce que je ne suis plus en train de courir à ma perte, parce que je suis assis dans les lieux célestes en Christ , au repos, comblé, satisfait, alors je peux me mettre en marche à Corsier , pour rentrer dans les œuvres que Dieu a préparées pour moi.

Puisque je suis comblé, je n’ai plus besoin de courir après la gloire et l’honneur, mais je peux travailler à honorer les autres, je peux travailler pour la gloire de Dieu. Non plus à partir d’une position où j’ai faim, où je suis en manque, mais à partir d’une position où je déborde, où je donne de mon abondance.

Puisque je suis en sécurité en Christ, je n’ai plus besoin de rechercher la sécurité autour de moi à tout prix, mais je peux travailler pour la sécurité des autres. Je peux même me mettre dans des situations dangereuses pour moi, si cela peut aider d’autres à se mettre en sécurité en Dieu.

Je n’ai plus besoin de vivre pour moi, je peux vivre pour Dieu, parce que Jésus est mort et ressuscité pour moi.

Conclusion

Comment se mettre en marche ? Comment rentrer dans cette vie à laquelle Dieu nous appelle ? Comment faire pour que ce ne soit pas juste une information dans notre tête, mais que ce soit une transformation de notre vie ?

On est toujours dans la première partie de la lettre (ch. 1–3), où l’on contemple simplement ce que Dieu a fait pour nous. Au chapitre 4, on verra quels sont les efforts qui nous sont demandés concrètement, lorsque Paul parlera de se « dépouiller de l’ancienne nature », « être renouvelé dans notre intelligence par le Saint-Esprit », et « revêtir la nouvelle nature » (4, 21-24).

En attendant, le texte nous donne un moyen pratique pour goûter un peu à cette réalité, en plus de se souvenir de sa position en Christ dans les lieux célestes. Ce moyen, c’est le suivant : « C’est par grâce que vous êtes sauvés, c’est le don de Dieu, ce n’est point par les œuvres, afin que personne ne se glorifie . » (v. 8-9).

Est-ce que vous avez déjà essayé d’arrêter de vous glorifier, de vous vanter ? Essayé d’arrêter le petit ordinateur qui cherche toujours à me mettre en avant ? On n’y arrive pas. Ce qu’il faut faire, avec ce petit ordinateur, c’est le reconfigurer. Pour arrêter de s’auto-glorifier, il ne faut pas arrêter de glorifier tout court, mais il faut apprendre à glorifier quelqu’un qui le mérite vraiment.

Plus je suis passionné par Jésus-Christ, plus je suis fier de lui, plus je vois combien il est beau, combien il est désirable, plus c’est lui qui captive mes aspirations, mes désirs, mes pensées. Et moins j’ai besoin de me glorifier moi-même, moins je suis soumis à l’addiction de mes propres désirs qui me consument.

La clé pour arrêter de se mettre en avant, ce n’est donc pas d’être détaché, moins passionné par moi, mais d’être plus passionné par Jésus-Christ.

22  Voici ce que dit l’Eternel : Que le sage ne se montre pas fier de sa sagesse, que le fort ne se montre pas fier de sa force, que le riche ne se montre pas fier de sa richesse, 23  mais que celui qui veut éprouver de la fierté mette sa fierté dans ceci : le fait d’avoir du discernement et de me connaître. De savoir que je suis l’Eternel, qui exerce la bonté, le droit et la justice sur la terre. Oui, c’est cela qui me fait plaisir, déclare l’Eternel. (Jérémie 9, 22-23).

Et Paul dira :

En ce qui me concerne, jamais je ne tirerai fierté d’autre chose que de la croix de notre Seigneur Jésus-Christ. (Galates 5, 14).

Ainsi pour sortir de ce train de vie qui nous épuise en nous faisant courir dans tous les sens, tournons les regards vers Jésus-Christ, soyons fiers de lui, et découvrons-nous assis en lui, comblés en lui. Nous recevrons ainsi la force nécessaire pour nous mettre en marche, et être témoins de cet immense amour et de cette grâce incroyable auprès des gens que nous rencontrons.

Amen.

 

  1. Prédication délivrée par Olivier Keshavjee dans la paroisse de Corsier-Corseaux, le 3 avril 2016, sur Éphésiens 2, 1-10. L’approche du texte a été inspirée en partie par une prédication du pasteur presbytérien new-yorkais Tim Keller, Alive With Christ , 30 octobre 2011.
  2. Commentaire sur Romains 8, 3.

Pour une spiritualité du quotidien

Le quotidien comme catastrophe

« Tels furent les jours de Noé, tel sera l’avènement du Fils de l’homme ; car de même qu’en ces jours d’avant le déluge, on mangeait et on buvait, l’on se mariait ou l’on donnait en mariage, jusqu’au jour où Noé entra dans l’arche, et on ne se doutait de rien jusqu’à ce que vînt le déluge, qui les emporta tous. Tel sera aussi l’avènement du Fils de l’homme » (Mt 24,37-39). Avant de se noyer dans le déluge, la génération de Noé, si l’on en croit le texte matthéen, s’est noyée dans sa propre inconscience, dans la non-vigilance, dans l’inattention face à ce qui se préparait. Elle s’est noyée dans un quotidien devenu l’horizon totalisant et assourdissant, capable d’étourdir et d’abrutir, parce que vécu de manière inconsciente. Selon Matthieu, cette génération n’est pas accusée d’une méchanceté particulière, mais de ne s’être rendu compte de rien, de n’avoir rien compris.

La version lucanienne de cet épisode complète le cadre du quotidien de la génération de Noé par la dimension du travail : « On mangeait, on buvait, on achetait, on vendait, on plantait, on bâtissait » (Lc 17,28). Bien entendu, manger et boire, se marier et avoir des enfants, faire du commerce et travailler la terre, tout comme les autres éléments qui constituent l’ossature de la vie quotidienne, n’est en rien répréhensible. Toutefois, le texte nous interpelle sur la possibilité de vivre sans vivre, de vivre sans savoir pourquoi, de vivre de manière inconsciente. Une telle vie, qui constitue –toujours- une possibilité pour chacun, et qui n’est certes pas une prérogative de la génération de Noé, se vérifie quand ce qui est vécu de manière extérieure n’est pas revécu intérieurement ; quand on s’arrête au niveau du fait divers et qu’on se soustrait au travail en profondeur de l’interprétation, quand on se jette dans les bras du démon de la facilité et qu’on se refuse au labeur, à ce qui est difficile. On vit alors comme le fils cadet de la parabole lucanienne : de manière insensée, loin du salut (asôtôs : Lc 15,13), en se fuyant soi-même. On vit hors de soi, à tel point que pour retrouver sa propre existence, le jeune de la parabole devra « rentrer en lui-même » (Lc 15,17).

Ce n’est pas dans la profondeur que l’on se noie, mais dans la superficialité. La catastrophe d’une existence peut se dissimuler dans les plis apparemment inoffensifs du quotidien. Vivre spirituellement le quotidien signifie donc être présent à soi-même, être complètement dans ce que l’on fait, habiter les paroles que l’on prononce, en un mot : devenir conscient, ou pour utiliser le langage de l’Évangile : être vigilant.

La vigilance

Vivre le quotidien dans la foi exige que l’on assume l’attitude de la vigilance, centrale dans le Nouveau Testament (Mc 13,37 ; Mt 24,42-44.45-50 ; 25,1-13 ; Lc 21,34-36 ; 1 Co 16,13 ; Col 4,2 ; 1 Th 5,6 ; 1 Pi 5,8 ; etc.). Il s’agit d’une attitude globale de l’homme, une attention à la présence du Seigneur, une tension intérieure pour discerner sa proximité, une ouverture radicale de tout l’être à sa venue. Puisqu’elle est centrée sur le Seigneur qui est venu, qui vient et qui viendra, elle devient une attention au temps et à l’histoire, au corps et à la parole, à soi et aux autres, en un mot : à tout ; et elle modèle une personne qui adhère à la réalité, qui ne considère plus que les choses vont de soi, qui fuit la superficialité et la banalité, qui se laisse interpeller et étonner par tout. La personne vigilante est lucide, critique, modérée, présente à elle-même et aux autres, à tout ce qui vit.

La vigilance est l’attitude de celui qui reste éveillé et ne se laisse pas étourdir par la répétitivité dont le quotidien est tissé. Il n’est pas étonnant qu’un père du désert, Abba Poemen, ait pu affirmer que « nous n’avons besoin que d’un esprit en éveil »1 et que Basile de Césarée ait conclu ses Règles morales, adressées à tout chrétien et non réservées aux moines, par un portrait du chrétien qui s’achève précisément sur la vigilance. « Qu’est-ce qui est le propre du chrétien ? C’est de veiller à toute heure du jour et de la nuit et de se tenir prêt dans la perfection qui plaît à Dieu, car il sait que le Seigneur vient à l’heure à laquelle il ne pense pas »2. Cette page de saint Basile dessine un itinéraire catéchétique qui, en partant de l’écoute de la Parole de Dieu qui engendre la foi, et en passant par le baptême qui marque la renaissance d’en-haut du chrétien et l’introduit dans le corps ecclésial, et l’eucharistie, qui l’amène à vivre non pour soi-même mais pour le Christ, en faisant quotidiennement mémoire de lui grâce à la vigilance, parvient précisément à la vigilance, pilier soutenant l’édifice tout entier de la vie chrétienne.

De quoi le quotidien est-il fait ?

Pour parler du quotidien, il faut avant tout le voir et le nommer. Puisqu’il s’agit de ce dans quoi l’homme est immergé et de quoi il est constamment contemporain, le quotidien est peu visible et reconnaissable. Le quotidien, c’est la vie telle que nous la percevons normalement. Ce qui le révèle, en effet, est également ce qui le cache. Et en particulier la répétitivité. Tout ce qui est vital doit être répété quotidiennement, mais ce qui est répété est aussi exécuté mécaniquement, sans qu’on y pense, inconsciemment. Assurément, il faut rester attentif lorsqu’on se rase la barbe le matin ; mais le quotidien est tissé d’une quantité de gestes mémorisés et presque automatiques, que rend supportables précisément le fait qu’ils ne doivent pas être objets de réflexion ou de décision : le rite matinal du petit déjeuner, le parcours pour aller au travail et en revenir, les gestes toujours identiques de la vendeuse du supermarché, etc. Le quotidien est ensuite constitué d’une série d’actes « humains » élémentaires comme manger, dormir, travailler, se reposer, parler, etc. Mais on devrait aller plus en profondeur, voire plus dans le détail, et redécouvrir que font partie du quotidien également des gestes comme celui de se préparer un café, de faire une promenade, de contempler un coucher de soleil, de faire la cuisine, de sortir sur le balcon, de lire un journal ou un livre, de saluer ceux que l’on rencontre, de s’entretenir avec une connaissance, de jouer avec son chien, de rire ou de pleurer, de plaisanter ou de s’énerver, d’acheter des vêtements, d’entrer dans un magasin… Et nous devrions encore ajouter le quotidien contemporain, à savoir les éléments qui rendent notre quotidien différent de celui d’il y a quelques années ou décennies : regarder la télévision, naviguer sur Internet, téléphoner avec un portable, utiliser un « téléphone intelligent », un iPad, prendre un avion, etc. Nous sommes face à une technologisation du quotidien : c’est un quotidien à l’épreuve d’Internet.

La question que nous devrions nous poser est celle-ci : que faisons-nous de ce quotidien ? Ou mieux, que faisons-nous de nous-mêmes à travers lui ? Mais plus souvent, nous devons nous arrêter sur la question, qui arrive toujours tard : qu’a-t-il fait de nous ? Comment nous a-t-il transformés ? Qui sommes-nous devenus ? C’est dans la non-vigilance, dans l’accumulation d’heures de vie inconsciente de soi que se cache la banalité du mal et que se prépare la ruine d’une existence personnelle. Deux questions se posent : quels sont les éléments qui doivent contribuer à composer la physionomie d’une « spiritualité » du quotidien ? Et : quel fondement peut inspirer une approche spirituelle chrétienne du quotidien ?

Pour une physionomie spirituelle du quotidien

La vie comme ascèse

Rien n’existe en dehors du quotidien. C’est pourquoi celui-ci exige obéissance et rébellion, sympathie et prise de distance. Le vivre spirituellement signifie le comprendre comme une invitation à aller en profondeur, à entrer dans sa propre intériorité, à habiter son humanité pour inventer des pratiques quotidiennes illuminées par le sens et habitées de gratuité. C’est ainsi que peut s’unifier la multiplicité même du quotidien : le quotidien du rapport avec la nature, le quotidien du travail, le quotidien de la vie en famille, le quotidien des rapports sociaux… Les premières lignes d’un très beau livre d’Emanuele Trevi expriment avec limpidité une approche « spirituelle » d’un phénomène naturel quotidien, le coucher de soleil :

Cher Marco, peut-on faire le compte-rendu d’un coucher de soleil ? Ce soir de décembre, aiguisé par la tramontane, vient d’achever l’exécution de sa géniale série de variations sur les thèmes du rouge-pourpre et du lilas. Apparemment, personne dans les alentours ne semble avoir mérité une telle débauche princière de beauté. Tout au moins, face à ces virtuosités de l’apparence, je me sens un peu dans une situation abusive. Mon sentiment de la Nature est celui d’une personne qui voyage en autobus sans billet : plaisir d’un transport rapide et indolore, attente ineffable du châtiment3.

Capacité de voir, de s’étonner de ce que l’on voit, sens de la gratuité, reflet intérieur du paysage extérieur, dialogue avec le monde extérieur, réponse à ce que l’on a vu, implication personnelle : tous ces éléments entrent dans la configuration d’une posture spirituelle à l’égard d’un élément quotidien. Et ils nous renvoient à l’attitude de la créativité.

La créativité

La créativité est une attitude existentielle, une modalité possible à chacun de se rapporter au monde, c’est un élément que toute personne peut cultiver4. Elle consiste essentiellement dans la capacité de voir et de répondre. Ce qui signifie adhésion à la réalité et lucidité. Le rapport au quotidien nous pose la question de savoir si nous sommes véritablement capables de voir (et non seulement de regarder), si nous sommes capables de répondre à ce qui nous entoure et nous parle : savons-nous écouter le langage des choses, les questions que les réalités nous posent ?

La personne créative se meut dans le monde comme on entre dans un dialogue incessant avec tout et avec tous : elle dialogue avec les arbres et les maisons, elle se laisse interpeller par la couleur du raisin et par les bizarreries du climat, par les comportements d’un animal et par des événements qui sembleraient insignifiants. Rien pour elle ne va de soi. De la créativité fait constitutivement partie la capacité d’étonnement, de rester émerveillé. Mais également celle de rester blessé, indigné, scandalisé par les injustices que le monde présente. La capacité de concentration en fait également partie. Nous sommes toujours jetés hors de nous-mêmes par trop de stimulations, par l’excès de choses qui nous habitent. La concentration est la capacité d’être dans ce que l’on fait. La créativité, à ce point capable de créer le futur, est une réalité extrêmement présente au moment présent. Le respect de l’originalité propre de chacun fait partie d’elle. C’est-à-dire le fait d’être vraiment sujet de ses actes et de ses idées, de ne pas se « laisser agir » par d’autres instances, de ne pas se laisser manipuler. Il s’agit d’être soi-même pour ne pas céder au conformisme, qui est l’attitude contraire de la créativité et laisse la personne non dans la joie mais dans la frustration. Une autre condition de la créativité est l’acceptation des conflits, l’accueil des tensions qui dérivent des polarités. Les conflits sont une source d’émerveillement, de croissance, d’expérience réelle, un lieu de formation de ce qui jadis s’appelait « le caractère ». On se forme en se heurtant avec une réalité qui fait souffrir, avec les résistances que la réalité et les autres nous opposent.

En bref, la créativité est la disposition de la personne à naître à elle-même, à naître chaque jour. La naissance ne se limite pas à un moment précis du passé, mais le développement biologique nous dit aussi que la naissance s’accomplit en de nombreuses phases qui nécessitent des détachements pour permettre des attachements ultérieurs et toujours nouveaux. Erich Fromm a écrit : « être créatif signifie considérer tout le processus vital comme un processus de naissance, et ne pas interpréter chaque phase de la vie comme une phase finale. Beaucoup meurent sans être nés complètement. La créativité signifie avoir porté à terme sa propre naissance avant de mourir. »5

Le courage

Si la créativité ainsi comprise n’est pas réservée à quelques-uns, elle exige toutefois de tous une attitude de courage6. Le courage d’être soi-même, de fuir l’homologation et le conformisme, le courage de la solitude, de faire différemment des autres, d’abandonner les sécurités et les certitudes comme Abraham qui quitta la maison de son père et sa terre pour partir vers un lieu inconnu, le courage de tendre toujours à la vérité de ses actes et de ses paroles. Le courage est la capacité de faire commencer quelque chose même quand il y a des difficultés et des oppositions. Il crée le futur parce qu’il ose commencer : c’est la vertu du commencement qui coïncide avec une décision contestée. L’action courageuse est toujours risquée, exposée au danger, et une société comme la nôtre, qui multiplie les systèmes d’assurance, qui veut éliminer le risque et cherche la sécurité à tout prix, est également une société qui expulse le courage de l’agir humain, qui le rend non nécessaire.

Le courage montre que l’homme est capable de transcendance, qu’il peut avoir pour but non seulement son propre bien-être, mais sait mettre sa vie en jeu pour d’autres. Dans la tradition latine il est appelé fortitudo : le courage est force et volonté de décider dans la nuit, mais la décision courageuse nous saisit comme une illumination, comme une révélation. C’est un geste qui se produit dans la nuit mais qui a la force créative d’un fiat lux, d’un phare qui indique la direction et la route à suivre. Le geste courageux de personnes qui risquent leur vie ou la perdent en tentant d’en sauver d’autres nous frappe comme un éclat de vérité et comme une révélation, au cœur du quotidien, sur le sens de la vie. Le courage montre que celui qui a un motif pour mourir a également un motif pour vivre et qu’il ne place pas la prolongation biologique de ses années au-dessus de tout.

Le courage est la capacité de dire « non », de fuir les comportements grégaires, de désobéir à tout ce qui diminue et avilit l’humain. Le courage est également un geste de rupture, c’est un exercice de liberté, mais responsable, qui peut alors devenir capable d’articuler liberté et devoir. Il s’agit de prendre en charge l’acte courageux comme devoir propre, pour lui donner une continuité au cours du temps. Si le courage est la vertu du commencement, il est aussi appelé à devenir une attitude de persévérance, quotidienne. La personne courageuse est souvent celle qui fait son devoir avec honnêteté et rigueur, sans compromis et sans céder. Aujourd’hui, dans un climat social d’illégalité diffuse, de vulgarité dominante, de mépris des lois, de ruse érigée en système, le courage est le courage de la normalité. C’est à la fois le courage de ne pas fléchir face à son devoir, si ce dernier comporte l’inimitié des puissants du moment, et le « courage d’être »7, d’être à la hauteur de sa propre humanité. Le courage forge ainsi, jour après jour, des personnes tenaces, fidèles, résistantes, persévérantes. Oui, « l’homme est “l’être qui peut dire non”, “l’ascète de la vie”, et à l’égard de tout ce qui n’est que réalité l’éternel protestant »8.

L’otium : pour une sagesse du quotidien

Sympathie et distance à l’égard du quotidien exigent enfin, comme attitude spirituelle de base, l’otium (l’« oisiveté », le « loisir »). Pourquoi ? À quelle fin ? Lisons un passage de Thomas Stearns Eliot :

Où est la Vie que nous avons perdue en la vivant ?

Où est la Sagesse que nous avons perdue dans la connaissance ?

Où est la connaissance que nous avons perdue dans l’information ?9

Vie, sagesse, connaissance, information : en partant de la fin, de l’information, les mots d’Eliot dessinent un climax. Il parle d’une perte dont nous faisons l’expérience. Une perte vitale, la perte d’une vie sensée. On peut perdre la vie en la vivant. Souvent nous sommes désorientés et égarés.

Dans le contexte actuel d’idolâtrie de la communication, nous sommes étouffés par trop d’information, que nous ne savons pas élaborer. Il faudrait un mouvement de prise de distance de soi. « Il faut enseigner et apprendre à savoir se distancier, savoir s’objectiver, savoir s’accepter. Il faudrait aussi savoir méditer et réfléchir afin de ne pas subir cette pluie d’informations nous tombant sur la tête, chassée elle-même par la pluie du lendemain et ainsi sans trêve, ce qui ne nous permet pas de méditer sur l’événement présenté au jour le jour, ne nous permet pas de le contextualiser et de le situer. Réfléchir, c’est essayer, une fois que l’on a pu contextualiser, de comprendre, de voir quel peut être le sens, quelles peuvent être les perspectives. »10 Sans cette prise de distance nous restons prisonniers du présent, de l’immédiat, du fragmentaire ; nous ne construisons aucun avenir et nous nous trouvons nous-mêmes désintégrés, disséminés sur la terre dans un présent irrémédiable.

La connaissance se situe à un niveau supérieur par rapport à l’information. Elle suppose la réflexion et la méditation, une réélaboration rationnelle des informations, elle suppose que les données aient été reliées les unes aux autres, lues de différents points de vue, croisées jusqu’à faire sens, jusqu’à construire une signification. Toutefois, connaître est extrêmement fragile ; et souffre surtout du peu de conscience de sa propre fragilité. Nous connaissons peu la connaissance, ses mécanismes, ses dynamiques, ses erreurs, ses leurres, et nous prenons pour argent comptant ce qui sous peu se révélera caduc. Par ailleurs, la rationalité a ses délires et souffre de méprises. Notre connaissance souvent n’est pas humble, elle ne veut ou ne sait pas voir les duperies et les erreurs qui se produisent en elle. La connaissance doit intégrer le principe d’incertitude ou, pour le dire avec Edgar Morin : « La connaissance est une navigation dans un océan d’incertitudes à travers des archipels de certitudes. »11 Aujourd’hui nous avons en outre besoin d’une connaissance globale et fondamentale qui nous dise qui est un homme, en quoi consiste l’humain ; nous avons besoin que nous soit enseignée la condition humaine ; nous avons besoin d’entrer en amitié avec l’environnement où l’homme vit et grâce auquel il vit. Nous avons besoin d’un savoir non seulement technique et scientifique, parcellisé et spécialisé, mais intégré avec la vie, ami de la vie.

La sagesse, précisément, a à faire avec la vie. La sagesse est une forme de savoir nécessaire aujourd’hui, et dont nous manquons. Bibliquement, elle est l’art de s’orienter dans la vie, l’art de tenir fermement la barre du navire : « L’homme sage tiendra fermement le timon » (Pr 1,5 lxx). Cet art est à la fois politique et éducatif : c’est l’art de celui qui guide, gouverne, instruit, fait traverser, conduit. Mais c’est avant tout l’art de celui qui sait se gouverner lui-même. Un art qui s’obtient par la connaissance de soi, laborieuse et jamais achevée. Ronsart écrivait en 1561 : « Le vray commencement pour en vertu accroistre c’est (disoit Apollon) soy-mesme se cognoistre, celuy qui se cognoist est seul maistre de soi et sans avoir Royaume il est vraiment un roi. »12 En somme, la sagesse est capable d’orienter, d’ouvrir des chemins, de creuser le présent, d’illuminer une vie, de créer de l’avenir. Il en va de la sagesse, ce savoir qui nous enseignerait la grammaire de l’humain, comme de tout autre bien dont on sent la valeur lorsqu’il vient à manquer. Nous avons besoin d’une sagesse contemporaine. La sagesse est un savoir pratique, un art de l’existence qui devrait être capable d’accueillir les défis de l’époque contemporaine, et donc la connaître intimement ; mais elle devrait aussi savoir défier le contemporain, en n’hésitant pas à oser l’actualité de l’inactuel.

C’est dans ce contexte de retour ou de recréation d’une sagesse que se situe l’idée de la revalorisation de l’ancienne notion d’otium. C’est-à-dire une activité personnelle, intellectuelle, contemplative, de rapport intense avec soi et avec la réalité. Comme l’écrivait déjà saint Augustin : « Mon otium (loisir) n’est pas destiné à cultiver la paresse, mais à atteindre la sagesse. »13 Et Augustin disait cela en mettant à profit la leçon biblique : « La sagesse du scribe s’acquiert à la faveur du loisir. Celui qui a peu d’affaires à mener deviendra sage » (Si 38,24). Pour Augustin, le sommet de cette sagesse est la connaissance de Dieu : « Il est écrit : “Tenez-vous en repos, dit Dieu, et vous reconnaîtrez que c’est moi le Seigneur”(Agite otium et agnoscetis quia ego sum Dominus : Ps 46[45],11), non pas dans le repos du désœuvrement, mais le repos de la pensée (otium cogitationis), qui la libère de l’espace et du temps. »14 L’otium n’est pas paresse, mais travail intérieur, c’est-à-dire construction du fondement solide sur lequel peut s’appuyer une vie. L’Otium permet de retrouver le temps, d’habiter finalement le temps.

C’est dans cet art renouvelé de vivre intérieurement le temps que réside le secret pour habiter le quotidien et le vivre spirituellement en parvenant à connaître « la beauté de toutes les heures du jour, comme si chacune était déjà une petite éternité »15. Le temps apparaîtra alors comme le véritable temple, le lieu où il est possible de faire de l’existence une célébration du quotidien.

Fondement chrétien de l’approche spirituelle du quotidie

L’humanité de Jésus de Nazareth

Il va de soi que vivre spirituellement le quotidien, dans une perspective chrétienne, ne signifie rien d’autre que de vivre la vocation baptismale en se laissant guider par l’Esprit saint. Mais le modèle de cette vie est l’humanité de Jésus de Nazareth telle que les évangiles en offrent le témoignage. Jésus fait le récit de Dieu par sa pratique d’humanité, non à travers des rites ou des actions cultuelles, non par des lois ou des oracles, mais par l’art de la parole et du geste, par l’écoute et la compassion, par la rencontre et la relation avec les personnes. Il parle de Dieu à travers les paraboles, qui sont des récits de la normalité qui tirent leur matériau narratif et « révélatif » du quotidien : une femme dans sa cuisine, un paysan qui travaille la terre, un pêcheur qui tire ses filets à terre, un homme qui part pour un voyage, une poule qui rassemble ses poussins sous ses ailes, un figuier…

Jésus fait le récit de Dieu en prenant des décisions et en réalisant des choix sur la base de deux critères condensés : l’obéissance à la volonté de Dieu interprétée dans la conscience que « Dieu ne veut pas la mort du pécheur mais qu’il se convertisse » (voir Ez 18,23), et que toute la Torah se résume dans le commandement d’aimer Dieu et le prochain ; et le respect radical de l’humain en tout homme, ainsi que l’œuvre de réintégration et de guérison de chacun, pécheur ou juste, sain ou malade (voir Jn 8,11 ; Lc 7,36-50).

Mais le modèle qui doit inspirer la vie quotidienne du croyant est la pratique de Jésus en tant qu’humain. Il conviendrait donc de se poser toujours cette question lorsqu’on lit les Évangiles : quelle humanité Jésus habite-t-il ? Quel homme est celui qui chasse du temple les vendeurs d’animaux pour les sacrifices, qui prononce des paroles puissantes et profondes comme les béatitudes, qui embrasse avec tendresse les enfants, qui reprend âprement ses disciples, qui adresse des invectives prophétiques aux scribes et aux pharisiens, qui interprète avec intelligence et originalité l’Écriture, qui rencontre des personnes malades et en prend soin, qui voit l’amour là où les hommes religieux ne reconnaissent que le péché (voir Lc 7,36-50), qui sait parler en public, aux foules, et qui cherche la solitude et les lieux déserts pour penser et pour prier ?

On pourrait continuer longtemps. Mais il suffit de se souvenir qu’en christianisme le rapport avec l’homme Jésus de Nazareth est essentiel en vue de connaître Dieu, et que son humanité simple et sa pratique du quotidien, telles qu’elles sont attestées dans les Évangiles, sont donc le modèle pour le croyant qui, de lui, apprend « à vivre dans ce monde » (Tt 2,12). En effet, « ce que Jésus a d’exceptionnel n’est pas d’ordre religieux, mais humain »16.

Luciano Manicardi, moine de la communauté de Bose

1 Poemen 135, dans Les sentences des pères du désert. Collection alphabétique, L. Régnault (éd.), Sablé-sur-Sarthe, Solesmes, 1981, p. 251.

2 Basile de Césarée, Règles morales 80,22, in Basile de Césarée, Les règles morales et portrait du chrétien, L. Lebé (éd.), Namur, Éditions de Maredsous, 1969.

3 E. Trevi, Istruzioni per l’uso del lupo. Lettera sulla critica, Rome, Elliot, 2012, p. 17.

4 Voir E. Fromm, « L’atteggiamento creativo », in H. H. Anderson (éd.), La creatività e le sue prospettive, Brescia, La Scuola, 1972, pp. 67-78. Traduit de : E. Fromm, “The creative attitude”. In H.H. Anderson (Ed.), Creativity and its cultivation, New York, Harper & Row, 1959, pp. 44-54.

5 E. Fromm, art. cit., p. 77.

6 Voir D. Fusaro, Coraggio, Milano, Raffaello Cortina, 2012.

7 P. Tillich, The Courage to Be, New Haven, Yale University Press, 1952 ; trad. fr.: Le courage d’être, Genève, Labor et Fides, 2014.

8 M. Scheler, La situation de l’homme dans le monde, Paris, Aubier-Montaigne, 1951, p.72.

9 T. S. Eliot, Choruses from The Rock, 1934 (extrait de la première strophe, traduit de l’anglais).

10 E. Morin, Amour, poésie, sagesse, Paris, Seuil, 1997, p. 69.

11 E. Morin, Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, Paris, Seuil, 2000, p. 14.

12 Cité dans M.-M. Davy, La connaissance de soi, Paris, PUF, 1966, p. 14.

13 Otium meum non impenditur nutriendae desidiae, sed percipiendae sapientiae : Augustin, Commentaire de l’Évangile selon saint Jean 57,3.

14 Augustin, La vraie religion, Paris, Desclée de Brouwer, 1951, pp. 118s.

15 J. Guitton, « Préface » à J. H. Newman, Les Bénedictins, Paris 1980, cité dans C. Nys-Mazure, Célébration du quotidien, Paris, Desclée de Brouwer, 1997, p. 12.

16 J. Moingt, « La figure de Jésus », Didaskalia 36/2006, p. 29.

Paul et Barnabé : une tentative de reconstruction des raisons de leur rupture

  1. Introduction

Certains pensent parfois que l’Église primitive était pure, sans querelle ni problème. Un exemple à suivre, un modèle à recouvrer, une norme à restaurer1. Or, telle n’est pas l’image qui se dévoile d’elle à la lecture, même rapide, du livre des Actes des Apôtres. L’Église qui est décrite dans ce récit n’est pas idéalisée, mais au contraire marquée par un certain nombre de difficultés, de malentendus et de conflits internes. Luc a choisi de conter, plutôt que de dissimuler, des événements ne montrant pas forcément cette toute jeune Église sous son plus beau jour. Par exemple, le péché grossier d’Ananias et Saphira (5,1-11), ou cette dispute plutôt mesquine entre Hébreux et Grecs concernant leurs veuves (6,1). Mais aussi le grand Pierre, porte-parole des apôtres, vacillant dans sa compréhension des intentions de Dieu pour l’Église, notamment concernant l’annonce de l’Évangile aux non-Juifs (10,1-11.18). Et bien évidemment, les nombreuses disputes et divisions autour de la circoncision et du rôle de la Torah dans la vie chrétienne (e.g., 11,2-3 ; 15,1-2, 6-7), le tout aboutissant au concile de Jérusalem en Actes 152. Luc n’épargne donc pas l’Église primitive qu’il dépeint, il n’élude en rien les difficultés rencontrées sur son chemin. Il n’épargne pas non plus les grands « héros » de cette Église, tant ceux-ci avaient aussi, parfois, des pieds d’argile. Mais il est vrai que notre auteur relate également comment le Seigneur guidait l’Église vers la résolution de ces obstacles. Lire la suite »