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Pourquoi l’Évangile de Jean est-il différent des autres ?

Richard Bauckham

Cet article a été traduit par Jonathan Hanley

Pourquoi l’Évangile de Jean est-il différent des trois autres Évangiles ? La plupart des lecteurs qui possèdent une connaissance raisonnable des Évangiles se rendent compte que Jean est différent, même s’ils ont du mal à mettre précisément le doigt sur cette différence. Bien sûr, il est important de noter que les quatre Évangiles sont tous différents les uns des autres. Matthieu, Marc et Luc présentent chacun une version distincte de l’histoire de Jésus et ils la racontent à partir d’une perspective qui leur est propre. Il est également vrai que les quatre Évangiles se ressemblent par bien des aspects importants. Ces similitudes peuvent être mises en évidence en comparant les quatre Évangiles canoniques avec quelques Évangiles non-canoniques, tels ceux, dits gnostiques, de Nag Hammadi. Les quatre Évangiles canoniques racontent l’histoire de Jésus au moins depuis son baptême jusqu’à sa résurrection. Les Évangiles gnostiques ne racontent pas du tout l’histoire de Jésus. La plupart se présentent comme des dialogues qui auraient eu lieu après sa résurrection et dans lesquels Jésus ressuscité parle avec un groupe de ses disciples, révélant des vérités ésotériques qu’il n’avait pas enseignées pendant son ministère public. À la différence de ces Évangiles, les quatre Évangiles canoniques présentent des similitudes frappantes les uns avec les autres. Jean ressemble beaucoup plus aux trois Évangiles synoptiques qu’à tout autre Évangile non-canonique.

Néanmoins, malgré cette similitude générale entre les quatre Évangiles canoniques, et même à la lumière des différences entre les Synoptiques, les aspects distinctifs propres à Jean sont plus frappants que ceux des trois autres.

En quoi l’Évangile de Jean est-il différent ?

Je n’essaierai pas de répertorier toutes les différences entre Jean et les Synoptiques, mais j’en commenterai quelques-unes, à commencer par celles auxquelles on n’accorde pas souvent beaucoup d’attention.

(1) Il se passe beaucoup moins de choses dans Jean.

Les récits de miracles représentent un bon exemple de cette différence. Marc, le plus court des Évangiles, en relate dix-huit. Matthieu nous en raconte vingt et Luc dix-huit. Jean nous en livre seulement huit. Est-ce à dire que les miracles ne sont pas importants pour Jean ? Pas du tout ; au contraire, ils sont très importants. Mais parmi toutes les histoires qu’il aurait pu raconter, Jean a sélectionné les exemples les plus impressionnants et les plus significatifs de son point de vue. Cela lui permet d’accorder plus d’attention à ceux qu’il sélectionne, d’en faire un récit prolongé et d’accentuer la signification de ces événements qu’il appelle les « signes » de Jésus.

Jean est sélectif ; il le dit explicitement, en deux endroits, dans la conclusion de son Évangile : d’abord spécifiquement en lien avec les miracles (« Jésus a fait beaucoup d’autres signes… qui ne sont pas écrits dans ce livre » [20,30]), puis plus généralement (« Il y a aussi beaucoup d’autres choses que Jésus a faites » [21,25]). Alors que Matthieu et Luc accumulent autant de matériaux que possible dans leur Évangile, abrégeant les récits de Marc pour faire de la place à de nombreuses autres traditions, Jean poursuit une approche tout à fait différente pour la rédaction de son Évangile. En opérant un choix rigoureux, Jean se donne de l’espace pour deux éléments clés de son Évangile : la narration et la réflexion interprétative. Jean est un conteur brillant, et les autres Évangiles ne présentent rien de comparable à ses longs récits, comme la résurrection de Lazare ou la conversation entre Jésus et la femme Samaritaine. Jean livre en exclusivité une série de rencontres et de dialogues en tête-à-tête avec divers personnages très différents (Nicodème, Pilate, Pierre et d’autres). Ces récits combinent habilement la présentation de personnages caractéristiques à un subtil commentaire théologique qui permet d’éclairer de façon attractive l’histoire de Jésus 1, Grand Rapids, USA, Baker Publishing, 2015, pp 13-17. ] .

(2) L’Évangile de Jean est focalisé sur Jérusalem.

Deux raisons expliquent pourquoi l’histoire que Jean raconte semble différer des Synoptiques :

  1. elle relate moins d’événements individuels ;
  2. dans Jean, Jésus se trouve à Jérusalem beaucoup plus souvent que dans les autres Évangiles. Le Jésus de Jean passe beaucoup de temps dans le centre névralgique de la vie juive (le cœur du monde, aux yeux des Juifs). Il s’y trouve pour prendre part à des débats avec les dirigeants de la théocratie juive et participer aux festivités du Temple où tout le monde se réunit pour célébrer symboliquement l’histoire de Dieu avec son peuple.

(3) L’Évangile de Jean est rédigé selon une trame narrative bien définie.

Une autre différence entre le récit de Jean et celui des Synoptiques est que son récit est composé d’une suite d’événements qui s’enchaînent les uns aux autres. Certes, les autres Évangiles comportent bien des éléments d’intrigue, mais Jean a structuré son récit de façon plus cohérente, de sorte que le lecteur, guidé par le fil de l’histoire, en perçoit le développement progressif, jusqu’à son apogée. Par exemple, au cours de visites successives effectuées par Jésus à Jérusalem, nous voyons s’intensifier l’opposition des autorités du Temple jusqu’à la résurrection de Lazare : celle-ci constituera l’ultime provocation qui les conduira à comploter de le mettre à mort. Jean a une profonde compréhension théologique de la mort de Jésus ; cela ne l’empêche pas non plus, au simple niveau historique, d’avoir un récit plus convaincant que les Synoptiques sur les raisons de sa mise à mort.

(4) Dans l’Évangile de Jean, Jésus s’exprime de manière à la fois similaire et différente que dans les Évangiles synoptiques.

D’une part, le Jésus de Jean partage avec celui des autres Évangiles plusieurs expressions caractéristiques de son vocabulaire. À propos de lui-même, il utilise le terme Fils de l’homme , et ne se désigne pas comme Messie . Il s’adresse à Dieu en l’appelant Père et parle d’être envoyé par Dieu . Il emploie des formes d’expression figurative (bien que, formellement, elles aient tendance à être plutôt des allégories que les paraboles des Synoptiques). D’autre part, certaines expressions caractéristiques de Jésus dans Jean ne se trouvent jamais ou très peu dans les Synoptiques : il préfère par exemple « vie éternelle » à « royaume de Dieu », si fréquent dans les Synoptiques ; il utilise les images de la lumière et de l’obscurité et quand il fait référence à lui-même, il est « le Fils », dans sa relation avec le Père. Insistons sur l’importance réelle des similitudes et des différences existant entre la manière dont Jésus s’exprime dans les Synoptiques et dans Jean. Une clé pour expliquer ces différences, se trouve dans l’observation du fait suivant : une partie du langage caractéristique de Jean apparaît dans les passages où il s’exprime pour son propre compte, comme dans le Prologue, et où il ne rapporte pas directement les paroles de Jésus. La différence particulière à Jean se trouverait-elle donc dans la manière dont il mettrait librement ses propres mots dans la bouche de Jésus, attribuant sa propre théologie à Jésus ? Je pense que, tout en reconnaissant les similitudes et les différences, il serait plus à propos d’affirmer que ce que Jésus disait ou voulait dire, est exprimé au moyen de l’interprétation réfléchie de l’évangéliste.

(5) Jésus est clairement appelé Dieu.

L’Évangile de Jean est le seul à utiliser le terme « Dieu » à propos de Jésus. Il le fait à trois reprises – deux fois dans le Prologue et une fois dans la confession de Thomas, au point culminant de la narration – encadrant ainsi l’ensemble du récit. À quel point ces éléments représentent-ils un contraste avec les Synoptiques ? De nombreux spécialistes, dont moi-même, ont réévalué la christologie des Synoptiques et soutiennent qu’en fait, chacun des Évangiles présente une christologie haute, attribuant à Jésus une identité pleinement divine. Néanmoins, il est raisonnable d’affirmer que cette présentation, implicite dans les Synoptiques, est plus explicite dans Jean. En même temps, il est important de relever que le Jésus de Jean est tout aussi clairement humain. Aucun autre Évangile ne place autant l’accent sur la fragilité physique et les émotions humaines de Jésus. Ainsi, la différence entre Jean et les Synoptiques pourrait certainement être exprimée plus exactement de la manière suivante : Jean est plus explicite et réfléchi que les Synoptiques sur l’identité divine et humaine de Jésus. Cette affirmation n’est certainement pas un compte-rendu exhaustif des différences entre Jean et les Synoptiques 2, pp 188 197 . ] (nous en évoquerons d’autres prochainement), mais la formule nous permet de clarifier ce que nous cherchons à expliquer.

Pourquoi l’Évangile de Jean est-il différent ?

On entend souvent dire que les différences entre Jean et les autres Évangiles proviennent du fait que les Synoptiques seraient plus historiques alors que Jean serait plus théologique. Cette approche simpliste ne suffit pas, car elle sous-estime à la fois la valeur théologique des Synoptiques et la valeur historique de Jean. Les études les plus récentes sur les Évangiles ont permis d’étayer cette affirmation.

Pourtant, nous ressentons encore l’influence d’une longue tradition qui considère Jean comme de la théologie et non pas de l’histoire. La plupart des spécialistes (mais non pas tous) ont été réticents à accuser Jean d’inventer un ensemble de mensonges historiques en tentant de les présenter comme de l’histoire, à l’image des mauvais historiens parodiés par Lucien de Samosate dans son ouvrage Comment il faut écrire l’histoire . Il est devenu presque normal de supposer que Jean n’avait pas l’intention d’écrire de l’histoire et ne devrait donc pas être lu comme un historien. Ses narrations ne seraient pas des récits d’événements passés, mais des histoires symboliques composées pour leur signification théologique. Certains ont prétendu que ses écrits sont une sorte de poésie qui ne doit pas être confondue avec de la prose historique. Mais une telle approche ne peut être soutenue quand nous plaçons l’Évangile de Jean dans son contexte littéraire de l’antiquité. Les mauvais historiens de l’époque, ceux qui inventaient librement des éléments de leurs récits, écrivaient néanmoins de l’historiographie. Ils écrivaient des œuvres qui étaient facilement reconnaissables, par leur genre littéraire, comme étant de l’histoire. Et il faut reconnaître que, selon son genre, l’Évangile de Jean se présente, à l’instar des Évangiles synoptiques, comme un bios , une biographie, la vie d’une personnalité célèbre, comparable à d’autres biographies gréco-romaines que nous connaissons. Toutes les différences que nous avons relevées entre Jean et les Synoptiques soulignent l’aspect spécifique de l’approche de l’auteur du quatrième Évangile dans sa manière d’écrire la vie de Jésus, mais sa biographie n’en est pas moins que les autres un récit de la vie de Jésus. Les Évangiles dits gnostiques qui ne sont pas des récits de la vie de Jésus, en diffèrent fortement de par leur genre .

Les biographies anciennes étaient un type spécifique de littérature historique. Mais je ne me limiterai pas à classer Jean et les Synoptiques dans la même catégorie. J’irai jusqu’à dire que Jean présente certaines caractéristiques qui, pour les lecteurs ou les auditeurs de son époque, auraient fait de cet écrit un document historique considéré encore comme meilleur que les Synoptiques 3) de Richard Bauckham, The Testimony of the Beloved Disciple: Narrative, History, and Theology in the Gospel of John [Le témoignage du disciple bien-aimé : narration, histoire et théologie dans l’Évangile de Jean], Grand Rapids, USA, Baker Publishing, 2007, pp 93-112. ] .

(1) L’Évangile de Jean est remarquable pour sa précision géographique et chronologique, ce que les lecteurs anciens attendaient d’une bonne rédaction historique. Dans l’Évangile de Jean, nous savons toujours où se trouve Jésus, parfois très précisément (par exemple, non seulement dans le Temple de Jérusalem, mais dans le portique de Salomon [10,23]), et nous savons toujours, à quelques mois près, quand les événements se déroulent, car Jean suit un schéma chronologique précis marqué par les fêtes juives. Parmi les Synoptiques, seul Marc se rapproche un peu de la précision topographique de Jean, et la Pâque, à la fin de son récit, est quasiment le seul marqueur chronologique fourni.

(2) Pour les anciens, les témoignages oculaires étaient essentiels pour une rédaction historique, et l’historien le mieux qualifié était celui qui avait lui-même été témoin oculaire de certains des événements rapportés. Jean est le seul Évangile qui comprend, dans sa conclusion (21,24), l’affirmation d’avoir été écrit par un témoin oculaire dont la présence à plusieurs des événements est explicitement précisée.

(3) Je devrais également mentionner la pratique de Jean qui consiste à mettre apparemment des mots dans la bouche de Jésus. Ce procédé n’était pas essentiel à la rédaction appropriée d’un récit historique, mais cela faisait effectivement partie des conventions acceptées dans le monde antique pour ce genre d’écrits. On s’attendait à ce qu’un rapport historique comprenne des discours. Mais, bien entendu, l’historien n’avait aucun moyen réel d’enregistrer les mots mêmes d’un discours ni même de les résumer. Il était donc attendu d’un historien qu’il attribue au personnage des mots appropriés à la personne et à l’occasion. Les lecteurs ou auditeurs de l’Évangile de Jean pouvaient bien comprendre que l’auteur s’était inspiré des traditions acceptées des paroles de Jésus afin de créer des discours et des dialogues réalistes.

Donc, la réponse à la question de savoir pourquoi l’Évangile de Jean est différent des autres n’est pas d’affirmer qu’il n’est pas vraiment historique. L’Évangile de Jean est une vie de Jésus, un bios , comme les Synoptiques, mais, en comparaison, un bios avec une différence. Je propose de résumer les raisons de cette différence par trois considérations :

(1) L’Évangile de Jean est écrit à partir d’une perspective extérieure au cercle des Douze. L’Évangile de Marc, qui, j’en suis convaincu, est basé principalement sur le témoignage oculaire de Pierre, est un Évangile donnant la perspective des trois disciples qui formaient manifestement une sorte de noyau central de l’équipe des Douze : Pierre, Jacques et Jean. Les Évangiles de Matthieu et de Luc sont des versions plus élaborées de l’Évangile de Marc, des récits qui puisent largement dans la tradition des Douze, même s’ils ont également trouvé de l’inspiration auprès d’autres sources. Jean nous donne une perspective différente de l’histoire de Jésus, celle du disciple bien-aimé (« le disciple que Jésus aimait »). À ce stade de mon argumentation, il est crucial de souligner que je ne crois pas que le disciple bien-aimé soit Jean, le fils de Zébédée, comme c’est traditionnellement admis. Avec de nombreux autres spécialistes, je pense que l’Évangile dépeint le disciple bien-aimé comme un disciple de Jésus qui ne figurait pas parmi les Douze, mais qui était l’un de ces nombreux autres disciples qui adhéraient aux enseignements de Jésus 4, pp 33-91 ; Richard Bauckham, Jesus and the Eyewitnesses: The Gospels as Eyewitness Testimony [Jésus et les témoins oculaires : les Évangiles lus comme témoignages oculaires], 2 ème édition ; Grand Rapids, USA, Eerdmans, 2017, pp 358-411, 549-589. ] . Il était évidemment un disciple de Jérusalem, où il demeurait, ne voyageant pas avec Jésus comme le faisaient les Douze. Il était proche de Jésus, non pas dans le sens où Jésus l’aurait désigné pour le leadership, comme dans le cas de Pierre, Jacques et Jean, mais dans un sens personnel. Il était le meilleur ami de Jésus. De plus, lorsque nous observons les autres disciples de Jésus qui occupent une place importante dans l’Évangile de Jean, nous constatons que beaucoup d’entre eux sont soit des membres des Douze qui n’apparaissent jamais en tant qu’individus dans les Synoptiques, ou bien des disciples qui n’apparaissent pas du tout dans les Synoptiques : Philippe, Thomas, Nathanaël, Lazare et Nicodème 5 . Il convient de noter que Nicodème et Lazare, ainsi que Marthe et Marie, vivaient à Jérusalem ou à proximité de la ville. Il semble que le disciple bien-aimé ait appartenu à ce cercle de fidèles après la résurrection. Son Évangile est écrit de son point de vue et du leur. À mon avis, c’est l’un des aspects qui rend l’Évangile de Jean si intéressant. Ici, nous voyons Jésus d’une perspective extérieure au cercle des Douze. Il s’agit, pour ainsi dire, d’une perspective différente, Jésus étant perçu par des gens qui le connaissaient, mais d’un point de vue privilégié.

(2) L’Évangile de Jean est écrit du point de vue d’un témoin perspicace, le disciple bien-aimé. Nous devons souligner la manière dont ce disciple est décrit dans l’Évangile. Il n’est pas présenté comme témoin très fréquent, mais il est présent lors des événements les plus importants : le dernier repas (à côté de Jésus), la crucifixion (le seul disciple masculin avec les femmes), le tombeau vide et l’apparition de Jésus ressuscité au bord de la mer de Galilée. Il est décrit comme étant proche de Jésus, et il est appelé le disciple que Jésus aimait. (Jean affirme que Jésus aimait tous ses disciples [13,1]. Cette description du disciple bien-aimé doit donc indiquer une affection particulière, comme l’amour de Jésus pour la famille qui habitait à Béthanie [11,5].) Comparé à Pierre, le disciple bien-aimé s’avère plus perspicace et sensible. Devant le sépulcre vide, il accepte que Jésus est ressuscité, uniquement sur la base de ce qu’il voit du tombeau (20,8). Dans le bateau, il reconnaît que l’homme sur le rivage est Jésus (21,7). Dans les derniers versets de l’Évangile, l’auteur souligne l’annonce que, contrairement à Pierre et aux autres, le disciple bien-aimé va « demeurer », pas nécessairement jusqu’à ce que Jésus revienne, mais comme témoin de longue durée (21,22-23). Arrivé à un âge avancé, il rédige son Évangile, le résultat d’une longue vie passée à réfléchir à ce qu’il a vécu avec Jésus pendant sa jeunesse.

De nombreux spécialistes, bien sûr, rejettent l’idée que le disciple bien-aimé aurait lui-même écrit l’Évangile. Un témoin oculaire aurait-il pu écrire un Évangile comme celui-ci, un récit qui intègre autant d’interprétation théologique ? Il me semble probable que, justement en raison de sa proximité avec Jésus, le disciple bien-aimé se soit senti autorisé à interpréter Jésus d’une manière qui allait au-delà du témoignage des autres disciples. Nous ne devons jamais oublier que tout récit historique est une interprétation. Aucun disciple de Jésus n’aurait été en mesure de nous proposer un ensemble de faits dénués d’interprétation. Il s’agit plutôt de déterminer si l’interprétation de Jean nous éloigne de la réalité de Jésus ou, au contraire, nous en rapproche. Je suis convaincu qu’il a écrit son Évangile parce qu’il pensait apporter une contribution par son témoignage spécifique, un témoignage qui nous emmène plus loin dans la réalité de Jésus.

(3) Troisième et dernière considération : c’est justement cette interprétation particulière de Jésus et de son histoire par le disciple bien-aimé qui rend l’Évangile différent. Le lecteur familier de la littérature spécialisée concernant l’Évangile de Jean s’attend sans doute que je fasse mention maintenant de la communauté johannique. De nombreux chercheurs ont expliqué la différence de l’Évangile de Jean en affirmant que cet écrit reflète la vie et l’histoire d’une communauté chrétienne particulière, une communauté isolée du reste du mouvement chrétien et qui aurait développé une perspective et une théologie spécifiquement reflétées dans cet Évangile. Je pense que cette communauté johannique est le fruit de l’imagination des érudits johanniques. Bien sûr, l’Évangile de Jean a été écrit dans une localité donnée, au sein d’une certaine communauté, voire de plusieurs communautés. J’adhère à l’opinion traditionnelle que cette localité était Éphèse, où le disciple bien-aimé a vécu dans sa vieillesse. Mais il n’existe aucune bonne raison de penser qu’il aurait été écrit dans un recoin reculé et isolé du reste du mouvement chrétien (Éphèse était un centre de civilisation majeure). Je ne pense pas que son auteur écrivait juste pour sa propre communauté. Il me semble qu’il s’adressait au mouvement chrétien dans son ensemble, s’attendant à ce que son Évangile circule dans les Églises, comme avait déjà circulé l’Évangile de Marc. J’attribue le caractère particulier de l’Évangile à son auteur, un écrivain de génie et particulièrement perspicace, qui, en fonction des spécificités de son expérience de Jésus (ainsi que du vécu d’autres disciples dont il était proche), sut développer une puissante lecture théologique du récit évangélique, une lecture qui lui était propre. Ainsi : exit la communauté johannique, et retour en scène du disciple bien-aimé 6 ; Bauckham, The Testimony of the Beloved Disciple [Le témoignage du disciple bien-aimé], pp 10-25, 113-123.

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L’interprétation johannique de Jésus

Dans la suite de cet article, je vais esquisser les grandes lignes de l’interprétation que Jean donne à l’histoire de Jésus dans cet Évangile que je résumerai dans la conclusion comme l’Évangile de l’amour.

L’identité de Jésus

En termes de titres christologiques, Jean souligne que :

Jésus est le Messie, un titre qui le désigne comme roi d’Israël et focalise l’attention sur la relation de Jésus avec Israël et sur les promesses que Dieu avait adressées à son peuple.

Jésus est le Fils de Dieu ou le Fils du Père. Cet Évangile place un fort accent sur la relation filiale unique de Jésus avec le Père.

Jésus est Dieu, ce qui signifie, entre autres, que la relation de Jésus le Fils au Père est une relation au sein de l’identité spécifique du Dieu unique.

Ces titres indiquent clairement qui est Jésus, mais l’Évangile utilise aussi une profusion de métaphores, symboles ou énigmes pour faire connaître l’identité de Jésus, comme, par exemple, ses fameux « je suis ». Alors que le langage figuratif des Synoptiques se concentre en particulier sur la nature du royaume de Dieu, le langage figuratif de Jean se concentre sur l’identité de Jésus et ce qu’il représente pour son peuple.

L’œuvre de Jésus ?

Il révèle Dieu et donne la vie éternelle. Telles sont les deux manières principales dont Jean caractérise le salut offert par Jésus. Ce ne sont pas des thèmes de premier plan dans les Synoptiques. Jean est le seul à souligner à ce point ces deux aspects de l’œuvre de Jésus : il est venu révéler Dieu et donner la vie éternelle, ce qui représente une forme de participation à la vie même de Dieu.

L’action de Jésus : le « comment »

Au final, il ne peut faire tout cela que parce qu’il est Dieu. Seul Dieu peut révéler Dieu. Seul Dieu peut donner la vie divine, la naissance d’en haut. Plus précisément, Jésus peut révéler Dieu et donner la vie éternelle parce qu’il est le divin Fils du Père. En tant que Fils qui reflète en lui-même la gloire du Père, il peut révéler qui est vraiment Dieu : en cela réside la gloire de Dieu. Le Fils peut donner la vie aux autres, parce qu’il partage la vie divine et éternelle avec le Père, comme l’Unique qui a la vie en lui-même (comme le dit l’Évangile).

L’action de Jésus : les moyens

Comment Jésus révèle-t-il Dieu et donne-t-il la vie éternelle ? À ce sujet, le récit de Jean est intensément centré sur la croix. À bien des égards, dès le chapitre 1, Jean oriente ses lecteurs vers l’événement culminant de la croix et de l’exaltation de Jésus, même s’il le fait souvent de manière énigmatique. La crucifixion, décrite comme l’événement par lequel la gloire de Dieu se révèle, est le trait le plus frappant de la présentation johannique. Le thème est déjà introduit dès les célèbres paroles du Prologue : « Et le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous, et nous avons vu sa gloire, cette gloire que, Fils unique plein de grâce et de vérité, il tient du Père » (1,14) – ce « nous », me paraît désigner principalement Jean lui-même, le disciple bien-aimé. À ce stade de l’Évangile – les lecteurs ne le savent pas encore – ces paroles orientent vers la croix, où Jésus sera glorifié, et Dieu sera glorifié en lui. Des révélations préliminaires de la gloire sont repérables tout au long du récit évangélique, mais c’est à la croix que la gloire de Dieu est pleinement révélée. Comment cela se fait-il ? Comment la souffrance et la mort de Jésus peuvent-elles être « gloire » ? et la croix, nous démontrer qui est Dieu ? Cette énigme typiquement johannique appelle aussi une solution typiquement johannique :

L’amour est la clé

La clé de tout cela est l’amour de Dieu qui se donne lui-même. Le Père donne son Fils jusqu’à la mort, afin que le monde puisse accéder à la vie éternelle ; par ce moyen, Dieu révèle l’étendue extraordinaire et la nature étonnante de son amour.

L’Évangile de Jean compris comme l’Évangile de l’amour 7, p. 64-69. ]

Nous sommes tellement habitués à l’idée que l’histoire de Jésus est avant tout le récit de l’amour de Dieu, que nous pouvons être surpris d’apprendre qu’il s’agit là d’une interprétation typiquement johannique. Les statistiques des termes de vocabulaire utilisés dans les Évangiles sont très révélatrices. Le Tableau 1 indique les données pour les deux verbes signifiant « aimer » ( agapao et phileo ) ainsi que le substantif « amour » ( agap e). Tous ces termes sont beaucoup plus courants dans Jean que dans les autres Évangiles. Ils sont utilisés de diverses manières, mais servent surtout à désigner l’amour des êtres humains pour Dieu et l’amour des personnes les unes pour les autres (comme dans les deux grands commandements). Le Tableau 2 montre que les Évangiles synoptiques ne font jamais mention de l’amour de Dieu, sauf dans les paroles que le Père prononce lors du baptême de Jésus et lors de sa transfiguration, lorsqu’il appelle Jésus « mon Fils bien-aimé » (en utilisant l’adjectif agapetos ). Ils ne mentionnent jamais que Dieu aime une autre personne, et ce n’est qu’à une seule reprise que l’un de ces trois Évangiles affirme que Jésus aime quelqu’un d’autre (Marc 10,21). En revanche, l’Évangile de Jean utilise ces mots douze fois en référence à l’amour de Dieu (pour le monde, pour Jésus, pour les disciples) et dix-sept fois en référence à l’amour de Jésus pour Dieu son Père et pour ses disciples.

Il semble donc que les Évangiles synoptiques ne se présentent pas comme l’histoire de Jésus en tant que démonstration de l’amour de Dieu pour le monde, et ne nous apprennent pas que Jésus révèle l’amour de Dieu ou que l’amour de Dieu nous est parvenu par Jésus. Que devons-nous faire de cette différence ? Nous pourrions partir à la recherche des mentions de l’amour de Dieu dans les Évangiles synoptiques : la miséricorde, le pardon, la compassion, la générosité. Nous pourrions guetter les signes de l’amour de Dieu dans les actes de Jésus : ses guérisons, sa communication du pardon divin, sa mort pour les autres. Avec cette approche, Jean serait en train de nous aider à voir ce que recèlent les autres Évangiles.

Je suggère que lorsque Jean articule toute l’histoire de Jésus autour du thème de l’amour (celui de Dieu et celui de Jésus lui-même), il est en train d’accomplir un objectif qu’il accomplit également autrement par ailleurs : il rend explicite ce que les Synoptiques présentent largement de manière implicite. Par conséquent, Jean nous a laissé un Évangile qui non seulement lui est propre, avec ces caractéristiques distinctives, mais encore, il nous a proposé, dans son Évangile, des manières de lire les trois autres Évangiles. Ayant appris par Jean que l’amour de Dieu est la thématique centrale de l’histoire de Jésus, nous observons qu’il en est de même dans les Synoptiques. Les actes que Jésus y accomplit sont clairement, me semble-t-il, une représentation de l’amour de Dieu pour nous, et sa mort en est la manifestation la plus évidente et accomplie. La plupart des chrétiens qui lisent les Synoptiques sont probablement d’accord. Ils perçoivent effectivement que la démonstration de l’amour de Dieu représente l’objectif principal de Jésus et de sa mission. Mais dans ce cas, qu’ils le sachent ou non, Jean les a aidés à percevoir l’amour de Dieu dans les Synoptiques. Comme je l’ai déjà souligné, l’interprétation spécifique de Jean au sujet de Jésus nous laisse devant cette question : nous éloigne-t-elle ou nous introduit-elle plus en profondeur dans la réalité de Jésus ? Je pense que lorsque Jean nous démontre que l’amour de Dieu est la clé de toute l’histoire de Jésus, l’ensemble de la tradition chrétienne accepte que Jean nous introduit ainsi plus profondément dans la réalité de Jésus.

L’histoire de l’amour divin résumé dans l’Évangile de Jean

Dans le Tableau 3, j’ai divisé l’Évangile de Jean en deux parties. Le tableau montre comment les trois mots clés pour « amour » sont fortement concentrés dans les chapitres 11 à 21.

Mais les chapitres précédents contiennent néanmoins deux textes programmatiques d’une grande importance pour lire tout l’Évangile comme une histoire de l’amour divin. Le premier d’entre eux, dans le Prologue, n’est pas immédiatement reconnaissable, car il ne contient aucun des mots que l’on traduit par « amour ». Mais le thème est néanmoins présent, car dans le Prologue, et seulement là, Jean préfère le mot « grâce » ( charis ), un mot utilisé nulle part ailleurs dans l’Évangile. Dans 1,14 et 1,17-18, Jean relie l’incarnation de Dieu en Jésus à la révélation que Dieu donne de lui-même à Moïse, et qui représente dans la Bible hébraïque la révélation définitive du caractère divin (Exode 33,17-34,8). Moïse n’a pas pu voir la gloire de Dieu ; il n’a été autorisé qu’à entendre Dieu proclamer son caractère (Exode 34,6-7). En Jésus, selon Jean, nous pouvons voir ce que Moïse ne pouvait qu’entendre. En Jésus, nous voyons qui est Dieu. Ainsi, lorsque Jean utilise l’expression « plein de grâce et de vérité » (1,14), il fait écho au vocabulaire clé de la description vétérotestamentaire de Dieu. Dans de nombreuses traductions modernes, ces expressions sont rendues par : « riche en bienveillance et en fidélité » ou une variante de cette phrase. Jean traduit ces mots par : « plein de grâce et de vérité ». Ainsi, Jean écrit dans le Prologue que Jésus a révélé l’amour de Dieu, mais ce faisant, il affirme que tel était déjà le caractère de Dieu présenté dans la Bible hébraïque. Jésus ne révèle pas un nouveau Dieu, mais en Jésus, nous pouvons réellement observer, en chair et en paroles, l’amour divin que Dieu avait fait connaître à Moïse.

La seconde référence programmatique à l’amour de Dieu est le célèbre texte de Jean 3,16 : « Dieu, en effet, a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils, son unique, pour que tout homme qui croit en lui ne périsse pas, mais ait la vie éternelle. » Ce texte est célèbre à juste titre car il résume parfaitement l’interprétation que Jean nous laisse de l’histoire de Jésus. Ces deux déclarations programmatiques annoncent les chapitres ultérieurs de l’Évangile dans lesquels l’amour de Dieu et l’amour de Jésus deviennent des thèmes explicites et fréquents.

Ce n’est qu’au chapitre 11 que l’Évangile évoque explicitement l’amour de Jésus, thème qui se poursuit ensuite jusqu’à la prière adressée au Père au chapitre 17. Dans le chapitre 11, nous apprenons que Jésus aimait Marthe, Marie et Lazare (11,5, cf. 36). De toute évidence, il s’agit du genre d’amour que l’on éprouve pour ses amis. C’est un amour particulier. Mais Jean utilise cette histoire pour faire voir à l’avance l’amour qui emporte Jésus vers la croix. En se rendant à Béthanie et en faisant sortir Lazare de sa tombe, par amour pour ces trois amis, Jésus risquait sa vie. D’ailleurs, dans le récit de Jean, la résurrection de Lazare est l’événement qui déclenche la détermination des autorités juives à faire exécuter Jésus, conduisant ainsi à la croix. Dans ce contexte, il est particulièrement significatif que les émotions de Jésus fassent l’objet d’une évocation aussi forte. Ce passage contient le célèbre verset « Jésus pleura » (11,35) et d’autres mentions d’émotions profondes (11,33, 38). « Voyez comme il l’aimait ! » disent les observateurs ce jour-là (11,36). L’amour que Jésus éprouvait pour Lazare est visible. Cet amour est celui de Dieu sous une forme très humaine, traduit dans la réalité affective de l’amour humain.

Le récit que Jean nous livre de la Passion elle-même commence au chapitre 13 par ces mots d’introduction : « Avant la fête de la Pâque, Jésus, sachant que son heure était venue, l’heure de passer de ce monde au Père, lui, qui avait aimé les siens qui sont dans le monde, les aima jusqu’à l’extrême. » Ici, l’objet de l’amour de Jésus est étendu pour inclure « les siens qui sont dans le monde », et à partir de ce moment, le récit relate la manifestation de cet amour jusqu’à son point ultime, lorsqu’il donne sa vie pour ses amis (15,13).

C’est également dans le contexte de cette histoire que l’on trouve le commandement que Jésus adresse aux disciples de s’aimer les uns les autres (13,34 ; 15,12). Dans les Évangiles synoptiques, Jésus cite la Torah (Lévitique 19,18) en évoquant le commandement d’aimer son prochain comme soi-même. Il en fait l’un des deux plus grands commandements (Marc 12,28-31). Dans l’Évangile de Jean, ce commandement mosaïque est paraphrasé et devient « Aimez-vous les uns les autres ». Lorsque Jésus adresse ce commandement aux disciples, immédiatement après le dernier repas, il l’appelle un nouveau commandement (13,34). Comment peut-il être nouveau alors qu’il provient en fait du Lévitique ? La réponse, je pense, ne se trouve pas dans les mots « Aimez-vous les uns les autres », mais dans la proposition que Jésus rajoute : « comme je vous ai aimés ». Telle est la valeur ajoutée de Jean par rapport au Lévitique et aux Évangiles synoptiques qui, comme nous l’avons remarqué, ne parlent jamais de l’amour de Jésus pour les disciples. Jean, qui souligne bien l’amour de Jésus pour ses disciples, approfondit le sens du commandement de l’amour en le liant à l’exemple de cet amour manifesté par le maître. Dans le chapitre 13, « comme je vous ai aimés » renvoie de manière évidente au lavage des pieds des disciples par Jésus, un exemple qu’il a déjà demandé aux disciples de suivre en se lavant les pieds les uns aux autres (13,14-15). Il définit l’amour comme l’attitude de celui qui est prêt à jouer le rôle d’un esclave, ne se considérant jamais comme étant au-dessus d’un acte de service, quel qu’il soit. Mais lorsque Jésus répète le commandement d’amour au chapitre 15, l’expression « comme je vous ai aimés » se réfère à son exemple qui consiste à donner sa vie pour ses amis. La définition de l’amour est d’être prêt à aller jusqu’à ce sacrifice ultime. Il n’y a pas de plus grand amour (15,12-14).

Ainsi, dans la lecture que Jean nous livre de l’histoire de Jésus, le commandement d’amour mutuel ne se réfère pas seulement à l’amour que nous demandent Dieu ou Jésus. Il s’agit de l’amour incarné par Jésus et qui nous est donné en exemple. Lorsque nous nous rappelons que Jean n’inclut aucun autre enseignement éthique de la part de Jésus, mais qu’il résume tout ce que Jésus exige de ses disciples à ce propos par le commandement d’aimer, il est de la plus haute importance qu’il enracine le sens même de ce commandement dans l’histoire de l’amour démontré par Jésus pour ses amis.

Quelques réflexions pour conclure

Je conclurai cette brève réflexion sur l’Évangile de Jean en tant qu’Évangile de l’amour par deux autres commentaires. Premièrement, puisque c’est l’amour de Dieu que Jésus révèle et manifeste sous forme humaine, le genre d’amour humain que Jean met en évidence est particulièrement significatif. Lorsqu’il veut représenter l’amour de Dieu incarné, reflet de l’amour du Père dans la vie humaine et la mort du Fils, le genre d’amour humain qu’il choisit de représenter est l’amitié, l’amour affectif de quelqu’un qui risque sa vie pour les amis qu’il aime, à l’image de celui que Jésus manifeste pour Marie, Marthe et Lazare. Il s’agit de l’amour qui va intentionnellement jusqu’à la mort pour le bien de ses amis, comme Jésus le fait pour les disciples qu’il appelle amis.

Deuxièmement, je pense que nous pouvons maintenant comprendre à quel point il est significatif que l’auteur de l’Évangile s’appelle lui-même « le disciple que Jésus aimait ». En termes ordinaires, cela signifie qu’il était le meilleur ami de Jésus. Mais cela nous apprend aussi q ue cette expérience de l’amitié de Jésus est justement ce qui a permis au disciple bien-aimé de comprendre ce que signifiait la manifestation de l’amour de Dieu devenu une réalité humaine visible en Jésus. C’est ce qui lui a permis d’écrire un Évangile que nous pouvons appeler l’Évangile de l’amour.

Tableau 1 : « Amour » dans les Évangiles

MatthieuMarcLucJean
agapaō 851337
agape 1107
phileō 51213

Tableau 2 : Dieu aime, Jésus aime *(+1) signale l’utilisation du terme en référence au fils bien-aimé dans la parabole des vignerons (Marc 12,8 ; Luc 20,13).

Dieu aime00110
Jésus aime01011
agapētos
(le fils bien aimé de Dieu)32(+1)*2(+1)*0
phileō
Dieu aime0001
Jésus aime0003

Tableau 3 : « Aimer » dans l’Évangile de Jean

Chapitres 1-10Chapitres 11-21
agapao532
agape1 6
phileo1 12
  1. Voir Richard Bauckham, Gospel of Glory: Major Themes in Johannine Theology [L’Évangile de la gloire : les grands thèmes de la théologie johannique
  2. Pour une discussion des autres différences, voir Bauckham, Gospel of Glory [L’Évangile de la gloire
  3. Ici, je résume les arguments que j’ai présentés au quatrième chapitre ( » Historiographical Characteristics of the Gospel of John  » [Les caractéristiques historiographiques de l’Évangile de Jean
  4. Pour les détails de ma compréhension de l’identité du disciple bien-aimé, voir Bauckham, The Testimony of the Beloved Disciple [Le témoignage du disciple bien-aimé
  5. Il en est de même pour Marthe et Marie. Dans les Synoptiques, elles n’apparaissent que brièvement dans Luc 10,38-42.
  6. Voir Richard Bauckham (ed.), The Gospels for all Christians : Rethinking the Gospel Audiences , Grand Rapids, USA, Eerdmans, 1998 [Richard Bauckham (ed.), La rédaction et la diffusion des Évangiles, Charols, Excelsis, 2014
  7. J’ai brièvement abordé le thème de l’amour dans l’Évangile de Jean dans mon livre Gospel of Glory [L’Évangile de la gloire

Les contes de fées, un genre chrétien ?

Introduction – en route pour Faërie !

Cet article aurait pu s’intituler « itinéraire d’un auteur devenu chrétien ». Le projet est né de discussions sur les contes de fée et leur rapport avec la foi chrétienne, le rapport entre les deux n’étant pas a priori évident. Pour bon nombre de chrétiens, les contes de fées et la Fantasy sont un genre de littérature fantastique qu’il n’est pas édifiant de fréquenter. Et pour bon nombre de non-chrétiens, il n’y a tout simplement pas de rapport entre cette littérature, qu’ils affectionnent, et la foi chrétienne. Dans ce contexte, le titre de cet article paraîtra peut-être provocateur pour les uns comme pour les autres. Comment peut-on affirmer que les contes de fée sont « un genre chrétien » ?

Ce qui va suivre ne sera pas une longue démonstration théologique, ni une étude universitaire pointue. Je laisse à d’autres, bien plus qualifiés que moi, le soin d’écrire une théologie de la Fantasy . Pour ma part, je me contenterai ici d’évoquer mon parcours d’auteur, et aussi de chrétien, en décrivant les rencontres littéraires qui m’ont marqué et qui ont fait progresser ma pensée. Je ne peux que remercier ici mon cher ami Yannick Imbert 1 qui a été l’initiateur de ce projet en mettant entre mes mains les lectures qui seront commentées dans cette contribution.

Parmi les rencontres marquantes que j’ai pu faire au cours de mes lectures, on trouve deux auteurs bien connus du public français, notamment grâce à l’adaptation de leurs oeuvres sur grand écran, et deux auteurs moins connus. J.R.R. Tolkien est le plus fameux de tous dans le domaine de la Fantasy , il est même considéré à bien des égards comme le père fondateur de ce genre littéraire, du moins tel que nous le connaissons depuis la deuxième moitié du 20e siècle 2 . Le Hobbit et la trilogie du Seigneur des Anneaux sont des romans qui ont marqué leur génération. C.S. Lewis est aussi un auteur connu et très prolixe dans bien des domaines. Les Chroniques de Narnia , sa séries de romans en sept volumes, est devenue un classique de Fantasy . Trois de ces romans ont été adaptés au cinéma 3 . Parmi les auteurs moins connus mais dont l’influence n’est pas négligeable, nous parlerons aussi de G.K. Chesterton et de G. MacDonald. Le premier a particulièrement influencé la pensée de Tolkien, le deuxième davantage celle de Lewis. Ces deux auteurs sont à bien des égards des précurseurs. Tous les quatre ont écrit et réfléchi au sujet de l’origine, de la valeur et de la portée des contes de fées et de l’imaginaire fantastique en général.

Je n’entrerai pas dans tous les détails dans cette modeste contribution, le temps et l’espace me manqueraient. Pour chaque auteur, je commenterai un texte clef et je mentionnerai simplement le ou les éléments de sa pensée qui ont été, pour moi, des pierres dans l’édification d’une réflexion chrétienne concernant les contes de fées. Mais que le lecteur me permette d’abord de commencer ce voyage aux pays des elfes par un court récit autobiographique.

J’ai grandi à la campagne, dans une famille non-pratiquante. Promenades et cabanes dans les arbres étaient les loisirs de mon enfance en compagnie de quelques lutins. C’est à l’âge de l’adolescence que j’ai commencé à m’abreuver de Fantasy sous toutes ses formes 4 . Fées, dragons et autres elfes nourrissaient mon imagination et j’espérais parfois apercevoir l’une de ces créatures fantastiques au détour d’un sentier, dans une grotte ou sur un tronc moussu, au gré de mes promenades et de mes rêveries.

Au bout d’un moment, riche de tout cet imaginaire, il m’a semblé que la porte d’entrée dans Faërie 5 pouvait bien se trouver dans l’écriture. C’est ainsi que j’ai commencé à griffonner quelques histoires, à écrire pour des amis et, de fil en aiguille, j’en suis venu à écrire mon premier roman intitulé Naïla ou la légende de la larme de vie 6 . C’est un conte de fée mignon qui se déroule dans un univers de Fantasy où une jeune elfe, dénommée Naïla, part à la recherche de sa mère et rencontre en chemin toute une foule de personnages hauts en couleurs, avec qui elle va vivre des aventures rocambolesques. Et, bien entendu, au bout d’une longue et périlleuse quête, tout est bien qui finit bien.

Pour ma part, ma quête spirituelle s’est concrétisée par le baptême, un an après la publication de ce premier roman. Avec le baptême, je suis entré dans un monde extraordinaire : celui de la foi chrétienne. Un monde enthousiasmant, merveilleux, plein de magie et de périls ! Comprenons-nous bien : par « enthousiasmant » j’entends « plein de la présence de Dieu », par « merveilleux » j’entends « d’une beauté spirituelle », et « plein de magie » non pas la science cachée des magiciens, mais « la présence de l’extraordinaire au sein d’un monde ordinaire », et par « périls » il faut comprendre « la notion d’aventure ». Quelle aventure, en effet, de découvrir et de vivre avec d’autres la foi en un Dieu Créateur, Rédempteur et Consolateur.

J’ai pourtant rapidement découvert, au contact de mes frères et soeurs chrétiens, que l’imaginaire et la foi ne faisaient pas forcément bon ménage. Certes, personne ne m’a jamais dit ouvertement que ce n’était pas bien de lire ou d’écrire de la Fantasy . C’était juste dans l’air, cette idée sous-jacente que fées, elfes et surtout dragons ! n’avaient pas leur place dans la vie du chrétien. Sans doute par crainte d’un mauvais mélange des genres : on ne veut probablement pas risquer de discréditer la foi en la mêlant avec l’imaginaire. Et puis, le dragon a mauvaise réputation dans le récit biblique 7 , c’es t un fait. J’ai donc appris, implicitement, à tracer une frontière hermétique entre ce qui relève du domaine de la foi, et ce qui relève de l’imaginaire fantastique.

Quelle ne fut pas ma surprise, dans ce contexte de pensée, en découvrant que ceux qui ont, pour ainsi dire, inventé la Fantasy étaient des chrétiens authentiquement croyants et engagés. Tolkien et Chesterton étaient catholiques pratiquants, Lewis anglican, McDonald a même été pasteur pendant un certain temps. Au travers de ces auteurs, j’ai découvert qu’il existe bel et bien un sentier qui relie le pays des elfes et le pays des humains, qu’ils soient croyants ou non. C’est ce sentier, étroit et parsemé d’embuches, que je vous propose de suivre avec moi jusqu’au royaume de Faërie .

G.K. Chesterton – « L’éthique du pays des elfes »

J’ai fait la connaissance de G.K. Chesterton lors d’un voyage en train. Je ne l’ai pas rencontré personnellement, bien entendu. Gilbert Keith Chesterton a vécu de 1874 à 1936 au Royaume-Uni. À bien des égards, Chesterton est un auteur énorme, par sa taille — l’individu mesurait plus d’1m90 et près de 130 kilos — et énorme par sa production littéraire. Chesterton a écrit des romans, des poèmes et des essais en grand nombre. Sa pensée a influencé toute une génération. Pourtant, Chesterton reste un auteur assez peu connu en France, et c’est bien dommage, car son style franc, son humour anglais, et son enthousiasme communicatif méritent d’être connus.

C’est donc lors de ce voyage en train que j’ouvre pour la première fois cet ouvrage édité il y a un siècle et dont le titre n’est pas forcément accrocheur de prime abord : Orthodoxie 8 . À l’intérieur, ce n’est pourtant pas un traité de théologie dogmatique, mais plutôt ce que Chesterton qualifie lui-même d’autobiographie débraillée. Chesterton raconte avec emphase son cheminement de foi, ce qui l’a conduit à devenir, ou redevenir chrétien, et il se trouve que les contes de fée n’y sont pas pour rien.

à ce stade, certains lecteurs se diront sans doute : « oui, certainement, le fait de lire des histoires de petits personnages fantastiques qui n’existent pas prédispose sans doute à croire les histoires invraisemblables contenues dans la Bible ». Sous-entendu : il faudrait être fou pour croire à de telles balivernes. Chesterton prend le contrepied de cet argument dans les chapitres qui précèdent celui qui nous intéresse. Il démontre au contraire que celui qui ne croit qu’en sa propre raison est un malade mental 9 . Le fou, selon Chesterton, c’est celui qui pense être rationnel alors qu’il a, en réalité, abandonné tout bon sens. C’est dans le quatrième chapitre intitulé « l’éthique du pays des elfes » 10 que Chesterton explique comment les contes de fée ont joué un rôle important dans son cheminement intellectuel et spirituel.

Dans ce chapitre, Chesterton va nous raconter ce qu’il appelle sa « religion naturelle », c’est-à-dire sa façon première et naïve de croire, et comment cela l’a aidé sur le chemin de la foi vers l’orthodoxie chrétienne, un chemin qui, d’après ses propres mots, est un chemin surprenant ( startling ). Ses premières certitudes dans la vie, c’est au jardin d’enfants qu’il les a acquises. Pour Chesterton, le pays des fées est le pays du bon sens. Ce royaume fantastique est bien plus raisonnable, d’une certaine façon bien plus logique, que le monde réel. En fait, c’est le monde réel qui semble anormal comparé au merveilleux royaume des fées 11 .

Chesterton précise ce qu’il entend par raisonnable : c’est plus particulièrement sur le plan éthique et philosophique que les contes de fées sonnent juste. En effet, ces histoires ont des vertus pédagogiques incontestables : elles nous enseignent ce que Chesterton qualifie de « nobles et sains principes ». Il faut préciser qu’à l’époque où il écrit, les contes étaient sérieusement critiqués, à la fois pour leur aspects irréel, mais aussi sur le plan de leur intérêt pédagogique. Fallait-il ou non laisser les enfants lire des contes de fées ? La question ne se poserait plus en ces termes aujourd’hui. Mais elle pourrait sans doute s’appliquer à d’autres domaines qui touchent les distractions des enfants. Mais revenons aux contes de fées. Chesterton cite comme exemple Cendrillon, cette jeune personne humble et travailleuse qui se retrouve, malgré les circonstances difficiles de sa vie, exaltée au point de devenir l’épouse d’un prince. La Belle au bois dormant, pour sa part, transmet l’idée qu’il y a un espoir de vaincre la malédiction de la mort et de voir ceux que l’on aime revenir à la vie.

Ce qui intéresse Chesterton ici, c’est la vision du monde qui se dégage des contes de fées. Les valeurs du pays des elfes ont forgé en lui, explique-t-il, une façon de concevoir le monde qui ne s’est pas démentie au fil du temps, bien au contraire. Selon lui, la nature même des contes de fée est de donner un éclairage sur la réalité.

Les contes sont des fictions, certes, mais qui sont « raisonnables » au sens fort du terme, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas dépourvus de raison ni de logique, bien au contraire. Ils sont souvent plus raisonnables que la réalité elle-même, dirait Chesterton. Sa façon de le démontrer est ce qu’il appelle le « test de l’imagination ».

Son exemple est le suivant : au pays des elfes, deux arbres plus un arbre font bien trois arbres, et on ne peut pas imaginer autre chose. Mais on peut tout à fait imaginer des arbres qui porteraient autre chose que des fruits, comme des chandelles ou des tigres pendus par la queue 12 . Il n’y a donc pas de nécessité absolue que l’arbre porte des fruits au pays des elfes, mais par contre la façon de compter les arbres ne change pas. Autrement dit, les contes de fées conservent la logique de la raison, mais ne prennent pas pour absolue nécessité ce que nous appelons des faits scientifiques. Chesterton dit que la science se fonde sur l’observation d’étranges répétitions 13 do talk as if the connection of two strange things physically connected them philosophically. They feel that because one incomprehensible thing constantly follows another incomprehensible thing the two together somehow make up a comprehensible thing. » ] , ce qui n’est pas équivalent à une loi absolue, contrairement à l’éthique ou aux lois morales. Chesterton poursuit en prenant l’exemple du pick-pocket et celui de l’œuf et de la poule. On sait pourquoi un pick-pocket doit aller en prison : c’est parce qu’il a fait quelque chose de mal. On comprend intuitivement le lien logique sur le plan éthique, alors qu’on ne peut pas expliquer pourquoi un œuf donne nécessairement un poussin. Quel est le lien logique entre l’œuf et le poussin, quel est le principe ? La simple observation ? Ne peut-on pas imaginer autre chose ?

De la même façon, il n’est pas illogique que, dans les contes de fées, embrasser un crapaud puisse donner un prince. C’est qu’il y a quelque chose qui explique cette transformation : la magie. Ce n’est pas la magie au sens occulte dont parle Chesterton ici, mais la magie dans le sens de causalité merveilleuse. La magie est le principe qui, dans les contes de fées, explique de façon logique comment un crapaud peut devenir un prince s’il est embrassé par une princesse. Mais cela n’a pourtant rien d’automatique, car la magie, pour fonctionner, implique souvent une condition : c’est de croire que ça va marcher. Pour Chesterton, la magie au sens des contes de fées rend toutes choses merveilleuses car elle repose sur la foi que nous avons dans ces choses et dans l’effet qu’elle peuvent produire.

Chesterton nous dit que le champ sémantique de l’enchantement dans les contes de fées est la meilleure façon de décrire… la réalité ! La Nature même est un enchantement 14 . Au lieu de la froideur des descriptions scientifiques, Chesterton préfère se dire que tout le réel est enchanté, tout est magique, le moindre arbre qui porte du fruit, c’est un miracle. Le miracle n’est pas à prendre au sens religieux dans ce contexte. Le langage des contes de fées est « simplement rationnel et agnostique » 15 d’après Chesterton.

Regarder le monde avec un oeil d’elfe, c’est apprendre à s’émerveiller de tout, des choses du quotidien le plus banal, comme le ferait un enfant. Chesterton note que les enfants en bas âge sont les seules personnes qui seraient capables de vraiment s’amuser en lisant un roman réaliste, car les enfants ont cette capacité naturelle à s’émerveiller de tout ce qui semble naturel aux adultes.

Le conte de fée fait écho au réel pour rappeler au lecteur à quel point son propre monde est enchanté, à quel point il est magique, surnaturel en somme. La magie du conte de fée est d’enchanter le réel ou plutôt de le ré-enchanter. Le problème, selon Chesterton, c’est que l’homme moderne a oublié qui il est et d’où il vient (mais il n’introduit pas encore les concepts chrétiens de Chute et de Paradis). Si les contes de fées nous font rêver en nous décrivant des arbres sur lesquels poussent des pommes dorées, c’est pour nous rappeler à quel point il est merveilleux que nos pommes soient vertes ou rouges. La magie du pays des elfes est de nous faire prendre conscience à quel point notre monde est merveilleux et plein de richesses. Ce regard elfique et enfantin sur les choses devrait nous conduire à la joie et à la gratitude, qui sont deux valeurs fondamentales des contes.

Mais en ce qui concerne la joie, Chesterton précise que, dans les contes de fées, cette joie est souvent attachée à une condition. C’est ce qu’il appelle « la doctrine de la joie conditionnelle » ( the doctrine of conditional Joy ). Le bonheur dans les contes de fées est toujours suspendu à une condition, un « si » souvent ténu comme un fil auquel serait tenu tous les éléments de cette joie merveilleuse. Et il ajoute qu’au pays des elfes, il y a toujours une joie immense, une liberté ineffable, mise en balance avec une toute petite condition 16 , et c’est d’ailleurs ce qui fait tout le suspens et l’intérêt de l’histoire. Déjà en cela se dessine en filigrane le récit biblique de la Genèse et de l’arbre du jardin d’Eden. Mais pour le moment, Chesterton prend l’exemple des chaussures de verre de Cendrillon. Le verre symbolise justement ce qui est beau et fragile, ce bonheur qu’un rien suffirait à briser. C’est le symbole même de la vie, selon Chesterton. Et il ajoute que le monde et la vie sont comme le cristal, terriblement beaux mais aussi terriblement fragiles. Et il fait la différence ici entre ce qui est fragile et ce qui est périssable : le verre peut se briser au moindre choc, mais il peut rester intact indéfiniment si on ne le touche pas. Ainsi, nous dit Chesterton, il semble que le bonheur de l’homme soit suspendu à une infime condition, que l’on ne comprend pas forcément, mais de laquelle tout dépend 17 .

Chesterton ne trouve pas injuste que le bonheur du monde soit suspendu à une seule interdiction, aussi bizarre soit-elle. C’est que le monde, en lui-même, est déjà une merveilleuse bizarrerie, et il veut juste en accepter les règles telles qu’elles se présentent à lui, sans quoi c’est le monde lui-même qu’il faudrait remettre en question. Cendrillon ne demande pas pourquoi le carrosse redevient une citrouille après minuit, elle l’accepte comme tel et tache d’en profiter au mieux. En fait, le sentiment de Chesterton, ou du philosophe du pays des fées, est que le monde est comme une œuvre d’art : le fait que la fleur soit rouge n’est pas un hasard, c’est un choix artistique unique. Le sentiment qui s’exprime alors est celui qu’il y a un artiste derrière ce choix. Cela aussi est une position agnostique : l’œuvre d’art témoigne du fait qu’il y a un artiste, c’est ainsi que le monde témoigne de son Créateur.

Chesterton va jusqu’à considérer qu’il y a, dans la répétition des phénomènes naturels, une sorte de liturgie. à l’inverse des rationalistes qui supposent que, quand une chose se répète, c’est probablement la mécanique d’une machine sans vie (comme une grande horloge), pour le philosophe du pays des elfes, la répétition est signe d’un enthousiasme qui caractérise la vie. Le soleil se lève chaque matin, mais Chesterton ne se lève pas tous les matins. S’il reste au lit alors que le soleil se lève, c’est bien par manque d’énergie. Le soleil, lui, n’est jamais épuisé au point de ne pas se lever ou bien, nous dit Chesterton, c’est peut-être parce que Dieu l’encourage à se lever chaque matin. Pour Dieu, la répétition n’est pas monotone, elle est l’élan même de la vie.

Cela nous écarte un peu des contes de fées, quoi que pas tant que cela. Chesterton en vient à conclure son propos en répétant que, dans sa vision des choses, le monde a toujours été plein de magie. Et si la Nature est si merveilleuse, c’est probablement qu’il y a un Enchanteur qui l’a voulu ainsi. Il reprend la métaphore du conte pour dire aussi qu’il a toujours ressenti la vie comme une histoire « et s’il y a une histoire, c’est qu’il y a un Conteur » 18 . Voil à sur quelle piste de réflexion nous poussent les contes de fées : découvrir ou redécouvrir la magie du monde dans lequel nous vivons et supposer que, si la Nature est une œuvre d’art merveilleuse, c’est qu’il y a un merveilleux Artiste. À ce stade du développement de sa pensée, Chesterton n’avait pas encore la moindre notion de théologie chrétienne. C’est à la lecture des contes de fées, et en aimant la Nature, que Chesterton est parvenu à cette conclusion qu’il a qualifiée plus haut de logique et agnostique.

Voilà comment se termine ce court chapitre sur l’éthique du pays des elfes. Je ne peux qu’inviter mon lecteur à découvrir par lui-même l’oeuvre et la pensée de G.K. Chesterton, et notamment l’essai ( Orthodoxy ) dans lequel se trouve le texte que j’ai résumé ici. Mais pour le moment, poursuivons notre parcours en suivant les pistes de réflexion proposées par C.S. Lewis.

C.S. Lewis – Of Other Worlds

Clive Staples Lewis (1898-1963) est un homme qui a plus d’une corde à son arc : auteur, poète, historien, théologien et apologète. Connu, reconnu, étudié et cité bien au-delà des cercles chrétiens, C.S. Lewis reste pour moi un personnage fascinant et intriguant sous bien des aspects. Voici comment j’ai fait sa connaissance : notre rencontre s’est faite en deux étapes distinctes et pour le moins surprenantes.

Mon premier contact avec C.S. Lewis fut peu de temps après ma conversion. Ce n’est pas rare, en effet, d’entendre un prédicateur citer, ici ou là, un passage de C.S. Lewis. En effet, Lewis est un auteur très accessible, qui sait dire des choses pertinentes sur la foi chrétienne, de façon simple et concise. À bien des égards, Lewis est l’un des apologètes chrétiens les plus influents du XX e siècle. Il est donc pratiquement impossible de passer à côté, pour ainsi dire. J’étais donc bien au courant que C.S. Lewis était devenu au cours de sa vie un chrétien engagé, mais je ne connaissais que la partie apologétique de son oeuvre jusqu’au jour où, en 2005, je vis cette grande affiche de cinéma avec une magnifique tête de lion au centre et ce titre en lettres rouges : Narnia .

Narnia fut une surprise pour moi, pour ne pas dire une surprise sidérante. En regardant cette grande affiche, je me rends compte tout à coup que Narnia est l’adaptation d’un roman de… C.S. Lewis ! Intrigué, incrédule, je rentre dans le centre commercial le plus proche et je me dirige vers la librairie. Là, marketing oblige, je tombe immédiatement nez-à-nez avec une pile de livres mis en avant sur un présentoir : Narnia , les sept volumes compilés en un seul livre assez épais, avec la même face de lion sur la couverture. Je l’ouvre pour glaner quelques informations sur l’auteur et je découvre effectivement que c’est bien le même C.S. Lewis que celui dont j’avais déjà entendu parler. « Mais, comment est-ce possible ? » me dis-je. Comment un auteur chrétien renommé peut-il aussi être un auteur de fiction renommé, et cela au point de donner lieu à une adaptation cinématographique grand public ?

J’ai donc acheté le livre, que j’ai lu intégralement avant d’aller voir le film, et j’ai été globalement impressionné par cet univers fantastique qui, à mes yeux, sait combiner à la fois la magie imaginaire des contes de fées et un message chrétien tout à fait transparent. J’ai pu découvrir ainsi que, non seulement les essais de Lewis sont d’une grande qualité apologétique, mais même ses écrits fantastiques parviennent à communiquer efficacement sa vision du monde. Je reste aujourd’hui encore émerveillé par ce tour de force et je connais peu d’auteurs capables, comme lui, de laisser aller leur imagination librement tout en communiquant aussi clairement les valeurs de l’évangile.

Paradoxalement, Lewis a très peu écrit pour expliquer sa façon de procéder. Sa vision des contes de fées en général, il affirme l’avoir héritée de George McDonald 19 . C.S. Lewis était aussi un grand ami de Tolkien, avec qui il a beaucoup partagé sur la foi et sur l’écriture. Lewis a exposé sa vision de l’écriture des contes de fées dans une lettre polémique intitulée « trois façons d’écrire pour les enfants » 20 .

Selon C.S. Lewis, il y a trois façons d’écrire pour les enfants, deux bonnes et une généralement mauvaise. Nous pouvons résumer ces trois façons d’écrire ainsi : la mauvaise façon, c’est écrire dans un but commercial, juste pour donner au public ce qu’il veut lire, ce qui est à la mode. Mais qui est qualifié pour savoir ce que les lecteurs ont envie de lire, si ce n’est un éditeur en quête de profits ? Souvent cette façon d’écrire ne produit pas des oeuvres de qualité qui valent la peine d’être lues. La deuxième façon consiste à écrire de la littérature pour enfants de qualité, en cherchant à produire le meilleur pour le jeune public. La troisième façon consiste à écrire « sous forme de littérature pour enfants » car c’est le style qui convient, même si les enfants ne sont pas le principal public visé 21 . Le but ici n’est pas de correspondre à un public ciblé. L’intérêt se place plutôt du côté de l’auteur.

Lewis critique les auteurs qui cherchent seulement à donner au lecteur ce qui est à la mode. Lui écrit ce qu’il aurait aimé lire. Autrement dit, Lewis cherche d’abord à écrire ce qui lui plait plutôt que de chercher à plaire à un public hypothétique. Il admet cependant que les enfants sont un public particulier, mais les enfants ne sont pas « une race à part » de l’humanité, pour ainsi dire. L’écrivain pour enfant n’est pas un anthropologue, ni un commercial, c’est un homme qui parle à un autre homme, mais sur un niveau de compréhension différent. Pourquoi donner aux enfant une littérature – comparée ici à de la nourriture – que nous ne mangerions pas nous-mêmes en tant qu’adultes 22 ?

En ce qui concerne plus particulièrement les contes de fées, C.S. Lewis les classe comme un sous genre de la Fantasy qui n’est pas exclusivement réservé aux enfants, mais qui peut aussi plaire aux adultes. On retrouve d’ailleurs ce principe dans les dessins animés contemporains, qui sont conçus pour plaire à la fois au jeune public, mais avec des références et des réflexions qui peuvent aussi amuser ou faire réfléchir les adultes. Lewis dit que l’association entre conte de fée et monde de l’enfance est tout à fait fortuit. à ce propos, il fait référence à l’essai de Tolkien sur les contes de fées 23 que nous verrons par la suite.

Ce qui intéresse Lewis tout particulièrement, c’est le fait que le conte de fée est le genre littéraire le plus approprié, selon lui, pour créer un monde autre mais qui serve de « commentaire sur la vie » de notre monde. On retrouve ici la portée éthique des contes de fées telle que Chesterton la définissait précédemment. Les contes de fées sont une façon de se regarder dans le miroir, de se connaître mieux soi-même. Ce que Lewis apprécie notamment dans la Fantasy en général, ce sont les personnages non humains (géants, fées, lutins, etc.) qui se comportent pourtant de façon très humaine. Selon Lewis, ils forment des types psychologiques bien plus efficacement définis que de longues études de psychologie. Ils donnent, à grands traits parfois caricaturés, un portrait des comportements humains.

Dans sa lettre, C.S. Lewis s’attaque ensuite aux principales critiques adressées aux contes de fées de son temps. Il cite trois arguments qu’il réfutera ensuite. Ces trois accusations sont les suivantes : 1) les contes de fées donnent aux enfants une fausse vision du monde, 2) ils les encourage à se réfugier dans l’imaginaire au lieu d’affronter la vraie vie et 3) la littérature fantastique, en général, tend à faire peur aux enfants. Ce dernier argument n’aurait, me semble-t-il, plus beaucoup de poids dans notre contexte actuel. Il est avéré aujourd’hui que les enfants aiment et ont besoin de se faire peur. Mais pour ce qui est des deux premières critiques, et en particulier de la première : qui n’a jamais entendu quelqu’un se plaindre que les contes de fées finissent toujours bien, que les princesses trouvent toujours chaussure à leur pied, et vivent heureuses dans un palais doré avec un prince au sourire étincelant ? Ne dit-on pas à quelqu’un d’idéaliste, notamment en amour : « toi, tu crois trop aux contes de fées » ? Aujourd’hui encore, les contes de fées sont accusés de déformer la vision de la réalité en créant de fausses attentes.

C.S. Lewis prend le contrepied de cet argument en montrant, au contraire, que les contes de fées nous préparent à affronter la vrai vie. Tout d’abord, il affirme qu’il ne faut pas sous-estimer le sens critique des enfants. Aucun enfant ne s’attend vraiment à ce que le monde réelle soit comme les contes de fée. Il y a bien une frontière entre Fairyland et notre monde, même si elle est parfois perméable. Au lieu de favoriser une fuite dans l’imaginaire, les contes de fées nous font réfléchir sur le monde dans lequel nous vivons. Le conte de fée fait naitre et développe en nous un désir étrange de quelque chose de plus grand, de plus profond, de plus beau 24 . Ce désir qui résonne en nous : c’est l’idée que le monde est enchanté 25 . Les contes de fées nous élèvent moralement et intellectuellement. Ils nous équipent de bonnes valeurs pour affronter le monde réel.

Au sujet des peurs générées par les contes, Lewis admet que les contes de fées ne doivent pas faire peur, dans le sens d’alimenter des phobies chez l’enfant, mais ils peuvent faire peur dans le sens d’une peur naturelle face au danger, danger qui peut toujours être surpassé par le courage. Essayer de préserver les enfants de ce genre de peur c’est essayer, en fait, de les faire échapper à la réalité du monde dans lequel nous vivons. En effet, notre monde est un monde où existent la violence, la souffrance et la mort, mais aussi l’aventure, l’héroïsme et le bien. Au lieu de la fuite et de la lâcheté, les contes de fées, s’ils sont bien faits, nous encouragerons plutôt à la bravoure 26 .

C.S. Lewis conclut en revenant sur le récit en tant que relation entre l’auteur et son lecteur : celle-ci devrait être comme un dialogue. L’auteur devrait se soucier de parler à son lecteur d’égal à égal, quel que soit son âge. Ce qui me concerne le concerne, ce n’est que le niveau d’expression qui est différent en fonction du public. Les enjeux que l’auteur présente dans ses histoires doivent pouvoir interpeller le jeune lecteur autant que le lecteur plus âgé.

Dans cette courte contribution, C.S. Lewis aura donc défendu avec brio les contes de fées comme genre littéraire propre à transmettre de nobles valeurs. Pour C.S. Lewis, ce genre littéraire était donc, à juste titre, le genre le mieux adapté à l’écriture d’un roman comme Narnia , pétrie de valeurs chrétiennes. Tolkien, dans son essai sur les contes de fées, va plus loin en considérant non pas l’utilité littéraire des contes, mais la nature profonde de tout conte de fée.

J.R.R. Tolkien – Des contes de fées

Qui n’a jamais entendu parler de J.R.R. Tolkien 27 (1892-1973) et du Seigneur des Anneaux ? Ce roman – cette trilogie plus exactement – a eu un succès phénoménal dans les années 1960 aux Etats-Unis, de l’ordre du fait de société sur les campus américains 28 . Plus tard, au début des années 2000, l’adaptation de la trilogie au cinéma par Peter Jackson a elle aussi eu un succès remarquable 29 , ce qui a contribué à faire connaître l’oeuvre de Tolkien à un public plus large, public qui n’était pas forcément familier avec le genre littéraire de la Fantasy . Impossible donc, même en vivant dans une grotte, de ne pas connaître au moins de nom celui qui est considéré comme l’un des pères fondateurs de la Fantasy .

Tolkien est bien évidemment un auteur important, si ce n’est le plus important dans mon cheminement d’auteur chrétien. Mais le mariage entre auteur et chrétien dans mon cas n’a pas été évident, comme je l’ai dit en introduction. Pour moi, Fantasy et foi chrétienne étaient deux mondes biens distincts, sans communication possible. Quand j’ai reçu en cadeau la trilogie du Seigneur des Anneaux , je n’étais pas du tout chrétien, et celui qui m’a fait ce cadeau non plus à l’époque. J’ai commencé à apprécier le monde de la Fantasy avec les « histoires dont vous êtes le héros », ces romans à choix multiples dont l’aventure évolue en fonction des décisions du lecteur. Souvent, ces romans étaient inspirés de l’univers du jeu de rôle Donjons et Dragons. J’étais aussi un grand fan du jeu de cartes à collectionner dénommé Magic l’Assemblée, lui-même inspiré des univers de jeux de rôle. Et je savais, sans l’avoir encore lu, que tout cet univers de Fantasy était issu d’une seule source : le Seigneur des Anneaux de Tolkien. Mes parents possédaient d’ailleurs une vieille édition de Bilbo le Hobbit dans leur bibliothèque, mais je n’avais jamais eu la curiosité de le lire jusqu’au jour où cet ami m’a offert ce beau volume illustré de la trilogie du Seigneur des Anneaux .

Dans l’été qui a suivi, j’ai lu le Hobbit et le Seigneur des Anneaux et j’ai été fasciné par ce monde peuplé de nobles elfes, de courageux hobbits, de valeureux nains, de terribles orques, sans oublier l’anneau magique et son redoutable pouvoir. Très vite, le Seigneur des Anneaux est devenu la source de mon inspiration littéraire, mais sans que je sache quels étaient les présupposés de l’auteur qui avait écrit ces lignes.

Pourtant, ce n’est pas pour rien que le monde du Seigneur des Anneaux est aussi fascinant. Cela tient bien entendu aux qualités littéraires du roman, à la profondeur inégalée de l’univers décrit, au charisme héroïque des personnages, mais aussi au fait que Tolkien, en tant qu’auteur, a réfléchi en profondeur au sens et à la portée de la Fantasy en tant que genre.

C’est dans un essai intitulé « Des contes de fée » 30 que Tolkien développe sa vision de la Fantasy . Sa première remarque est que ce que l’on appelle « conte de fée » ne parle pas forcément de fée seulement, mais du pays des fées 31 . C’est du royaume de Faërie dont il s’agit dans les contes de fée, pays peuplé de créatures fantastiques, univers enchanté et périlleux pour les mortels que nous sommes. Ce qui fait la caractéristique du pays des fées, c’est sa « magie ». La magie des contes de fée est à la fois un élément merveilleux et sérieux qu’il ne faut pas prendre à la légère. Là encore, la magie ne se réduit pas à l’art occulte des magiciens, mais décrit la nature spécifique du monde enchanté qu’est Faërie .

Tolkien exclut du genre « conte de fée » les récits de voyages, même extraordinaires (comme Gulliver), les fables d’animaux (même si dans les contes de fée les animaux sont souvent doués de parole) et les histoires fantastiques qui utilisent le ressort du rêve. Pour Tolkien, le conte de fée doit être présenté comme vrai, sans artifice qui expliquerait la magie.

Sur l’origine des contes de fée sur le plan littéraire, Tolkien indique que c’est une question difficile : ce serait comme demander quelle est l’origine de l’imagination ou du folklore. Il utilise ici l’image du chaudron 32 : les contes sont comme une grande marmite de soupe où chaque génération y surajoute ses propres ingrédients et, en fin de compte, on ne sait plus très bien ce qu’il y avait à l’origine dans la recette. L’écrivain est un inventeur d’histoire qui utilise les matériaux qu’il a sous la main : il emprunte au passé, à la tradition, et il tente de transmettre quelque chose dans le présent à sa façon. écrire de la Fantasy , selon Tolkien, est un acte de sub-création 33 .

Le commencement de la Fantasy est souvent l’enchantement. Et pour Tolkien, en bon philologue qu’il est, un « adjectif » est déjà une forme d’enchantement. Quand j’écris que la lune est bleue ou a un sourire, je fais de la magie. C’est là l’entrée dans Faërie , c’est là la magie du conte de fée. Et c’est cet attrait pour l’enchantement d’un autre monde qui fait naître en nous le désir de lire, ou d’écrire de la Fantasy . En cela, Tolkien note que les contes de fées ne sont pas particulièrement destinés aux enfants, ce qui rejoint le propos de Lewis cité plus haut. La Fantasy est une littérature d’imagination qui peut tout aussi bien passionner les adultes.

Tolkien va plus loin en affirmant que notre capacité de créer un monde imaginaire est révélatrice du fait que nous sommes des êtres créés à l’image d’un Créateur 34 .

Pour Tolkien, un bon conte de fée doit avoir au moins trois qualités 35 :

– il doit libérer l’imagination : l’imagination est un art de sub-création.

– il doit être moral : le pays des elfes est soumis aux mêmes lois morales que notre monde 36 .

– il doit consoler : c’est le rôle du happy end , un conte de fée n’est jamais une tragédie.

Le conte de fée qui respecte ces règles répond au désir profond de l’être humain de voir le monde de façon différente : les problèmes sont les mêmes mais l’espoir d’une résolution héroïque et noble est bien plus présente que dans notre monde. à une situation initialement bonne troublée par le mal, doit répondre l’eucatastrophe 37 , c’est-à-dire un événement inattendu, qui peut sembler terrible, mais qui vise en fait à ce que tout finisse bien. Cette « bonne catastrophe » est caractéristique des contes de fées en vue de ce que Tolkien appelle la « consolation ». En effet, un conte de fée réussi, avec une fin heureuse, a un pouvoir de consolation qui n’est produit par aucun autre genre littéraire.

Tolkien va même jusqu’à affirmer que tout bon conte de fée, et la joie que son dénouement procure, est un reflet de l’évangile ! En effet, Tolkien décrit la naissance du Christ et sa résurrection après la croix comme l’eucatastrophe de l’histoire humaine 38 , en tant qu’histoire écrite par Dieu en vue d’une heureuse fin, c’est-à-dire le salut d’un monde perdu. L’évangile, l’eucatastrophe de notre monde, nous donne l’espoir (la fides ) qu’un jour la justice sera rendue sur la terre et que tout finira bien. C’est ce qu’expriment, par leur nature même, les contes de fées. Pour Tolkien, les contes de fées sont par nature un evangelium , c’est de l’évangile qu’ils tirent leur essence 39 .

La conclusion de Tolkien fut sans aucun doute l’eucatastrophe de mon cheminement d’auteur chrétien. Quel étonnement — et quelle consolation — de découvrir que non seulement la réconciliation est possible entre foi chrétienne et Fantasy , mais que plus encore, à en croire Tolkien, les contes de fées sont en réalité un sous-genre de l’évangile. Voilà un happy end inattendu pour moi qui ne pouvait concevoir jusque là de rapport positif entre foi et imaginaire fantastique. Tout ce que je dirai par la suite ne sera qu’épilogue à cette dernière affirmation de Tolkien dans son essai sur les contes de fées : « Dieu est le Seigneur des anges, des hommes… et des elfes 40 » !

G. MacDonald – L’imagination fantastique

C’est sur le chemin de retour de Faërie que j’ai rencontré McDonald. Non, rien à voir avec le hamburger, désolé. George McDonald (1824-1905), encore un anglais, fut pasteur et écrivain. À bien des égards, McDonald fut un précurseur des auteurs dont nous avons déjà parlé, en particulier C.S. Lewis. McDonald était aussi un ami intime d’un auteur bien plus connu que lui, Lewis Carroll, qu’il encouragea à publier Alice au pays des merveilles dont on connait le succès.

Les oeuvres complètes de McDonald 41 furent ma lecture de chevet pendant une demi-année. Lire McDonald après avoir lu Lewis ou Tolkien, c’est comme la curiosité suscitée par la découverte d’un manuscrit dans le grenier de ses grands parents, ou le plaisir de regarder le making-off d’un film que l’on a beaucoup aimé, ou encore écouter la version originale d’un morceau maintes fois repris. C’est dans cet état d’esprit que j’ai lu les oeuvres de McDonald, et la magie était au rendez-vous.

Goblins et autres personnages de Fantasy se voient mis en scène dans une ambiance parfois lumineuse, parfois sombre mais qui, dans tous les cas, excitent l’imagination du lecteur. Certains passages oniriques mériteraient d’être portés sur grand écran, mais les histoires de McDonald n’ont pas encore eu cet honneur. Toujours est-il que l’amateur de Fantasy y trouve sans peine son compte.

Ce qui m’a étonné chez McDonald, c’est sa liberté à la fois littéraire et théologique. Dans Lilith , l’un de ses ouvrages les plus connus 42 , le personnage principal se voit conduit dans un monde fantastique par un mystérieux bibliothécaire, qui s’avère être Adam lui-même, pour affronter la terrible Lilith qui tient captifs les fils d’Adam. On retrouvera chez C.S. Lewis cette même liberté et cet art de manier référence biblique, récit allégorique et imagination fantastique.

En tant que précurseur, McDonald a très tôt réfléchi au sujet de l’imagination. Dans un essai daté de 1867, il tente de définir l’imagination et son rôle dans la production de la littérature fantastique 43 . McDonald est plus directe que Tolkien dans son approche 44 . Il définit tout d’abord l’imagination comme la faculté de donner forme à la pensée. Cette faculté de créativité est un don de Dieu et manifeste que l’homme est créé à l’image de Dieu 45 . Dieu seul est celui qui a la capacité de créer ex nihilo , de faire advenir par sa parole créatrice le fruit de sa pensée. L’imagination de l’homme prend place et évolue dans le cadre de l’imagination (créatrice) de Dieu premièrement. Pour McDonald, penser que Dieu est une création de l’imagination humaine, c’est penser à l’envers, c’est penser sans cadre. Les pensées de l’homme, son imagination, et leur concrétisation font partie de l’ordre du monde créé. L’homme n’est créateur de rien au sens premier (divin) du terme 46 . En ce sens, pour McDonald, l’imagination est d’abord une faculté de chercher plutôt qu’une faculté de créer.

McDonald argumente en faveur d’un développement de l’imagination dans l’éducation. Il ne faut pas la réprimer mais, au contraire, contribuer à son épanouissement. Dieu est la source de l’inspiration et de l’imagination créative, même si l’imagination humaine est souvent pervertie par le mal, comme toutes choses dans ce monde déchu. McDonald pense que le monde serait bien pire sans la faculté d’imagination 47 . Il va même jusqu’à affirmer qu’une imagination emprunte de sagesse n’est rien moins que la présence du Saint-Esprit dans la pensée de l’homme 48 .

Une imagination inspirée est possible, nourrie de nos espoirs les plus profonds en tant qu’êtres humains. J’aimerais ici tenter le terme « d’imaginadoration » pour rendre la pensée de McDonald ( a worshipping imagination ), c’est-à-dire une tournure d’esprit qui cherche à rendre gloire à Dieu par l’imagination et l’activité créatrice. Le vrai poète qui veut honorer Dieu par son imagination recherche le Beau et le Bien, comme preuve d’une imagination sanctifiée, ou du moins d’une imagination à l’image de celle du Créateur. McDonald milite même pour le développement d’une « culture de l’imagination » qui consisterait à s’efforcer d’imaginer toujours le Bien et à nourrir notre imagination de ce qui est bon et noble pour elle (c’est-à-dire lire de bons livres, en particulier). Une bonne oeuvre d’imagination, selon McDonald, devrait donc, in fine , conduire à rechercher et même à trouver Dieu. Pour résumer les choses à ma façon : imaginer, créer, faire de l’art, c’est d’une certaine manière comme jouer avec Dieu dans le bac à sable de la cour de récréation.

Dans un essai ultérieur, intitulé « l’imagination fantastique » 49 , McDonald traite plus particulièrement des contes de fées. Il commence par rappeler que le terme « conte de fée » ne désigne pas forcément une histoire qui a à voir avec des fées, ni avec la littérature pour enfants 50 . Le genre « conte de fée » est difficile à définir en soi, il est plus facile de conseiller des lectures. McDonald rappelle que le fait de créer un monde imaginaire est, pour l’artiste, une façon de se rapprocher tant soit peu de l’acte de création divin. Le travail d‘imagination est donc quelque chose de très sérieux.

Pour McDonald, l’important dans un monde de fiction est que ce monde obéisse à ses propres lois avec harmonie, quelles que soient ces lois. Il considère que le burlesque, qui est un absurde mélange des genres, n’est pas intéressant pour l’auteur, c’est un genre littéraire bas de gamme. La cohérence de l’univers est nécessaire à la production d’une oeuvre de qualité artistique 51 . En ce qui concerne la morale des contes de fée, les lois ne changent pas, elles sont les mêmes dans les mondes imaginaires, ce qui rejoint la pensée de G.K. Chesterton dont nous avons déjà parlé au début.

McDonald donne ensuite une série de sept principes pour la rédaction d’un bon récit fantastique 52 :

Principe N°1 : le monde imaginaire doit être cohérent avec lui-même (principe d’harmonie).

Principe N°2 : la morale reste la morale, un conte ne peut pas être immoral ou amoral (principe moral).

Principe N°3 : le conte doit transmettre un message de vérité, de vraies valeurs (principe de vérité).

Principe N°4 : un conte de fée n’est pas une allégorie, même si il peut en contenir.

Principe N°5 : un conte de fée peut piocher son inspiration partout.

Principe N°6 : un conte doit donner à penser, éveiller des réflexions.

Principe N°7 : un conte n’a pas un sens caché, au contraire il sert à révéler (principe de révélation).

C’est avec ces quelques principes de l’un des précurseurs de la Fantasy que nous terminons notre voyage au pays de Faërie . Avec tout cela, il ne nous reste plus qu’à nous mettre au travail en suivant cet encouragement de McDonald à développer notre imagination créative, image de celle du Créateur.

Conclusion – pour une foi enchantée

Nous voici parvenus au terme de notre périple au pays des fées, et tout est bien qui finit bien. Du royaume merveilleux, on revient toujours le coeur transformé par la magie du lieu. Et comme toute bonne aventure, nous avons fait des rencontres inattendues qui nous ont fait grandir. En compagnie de ceux qui ont forgé la Fantasy comme genre littéraire, nous avons pris conscience que les contes de fées ne sont pas simplement de petites histoires mignonnes pour endormir les enfants.

Si je résume — pour ceux qui auraient dormi pendant l’aventure ou qui auraient sauté des parties — voici ce que nous avons appris au fil de nos rencontres : G.K. Chesterton, avec son enthousiasme énorme et communicatif, nous a montré que les contes de fées ont un caractère fondamentalement moral et que les valeurs du pays des elfes ne sont pas si éloignées des valeurs chrétiennes. Avec C.S. Lewis, nous avons vu que les contes de fées ne sont pas un genre littéraire uniquement destiné aux enfants, c’est aussi un genre qui convient pour transmettre un message aux adultes. Plus encore, J.R.R. Tolkien, le père fondateur de la Fantasy du XX e siècle, nous a montré que le conte de fées, par sa nature même, est un reflet de l’évangile. Enfin, notre dernière rencontre avec G. McDonald nous a révélé que l’imagination et la créativité sont des attributs qui révèlent que l’être humain est à l’image de son Créateur : un artiste.

Alors, à la question « les contes de fées : un genre chrétien ? » la réponse est : oui, fondamentalement oui. Et cette réponse ne manquera pas d’étonner, peut-être même d’agacer certains lecteurs, j’en suis persuadé. Certes, cela ne veut pas dire que tous les romans de Fantasy sont de conviction chrétienne, loin s’en faut. Chaque auteur a sa propre vision du monde et chacun nourrira ses histoires de sa propre spiritualité. Néanmoins, ce que nous apprennent les auteurs que nous avons rencontré au travers des différentes lectures évoquées dans cet article, et en particulier Tolkien, c’est que les contes de fées nous émerveillent parce qu’ils éveillent en nous, par leur magie, la nostalgie d’un monde harmonieux, et qu’ils suscitent en nous l’espoir d’un dénouement heureux. Or ces éléments sont aussi à la base du récit biblique et de la foi en Jésus-Christ pour le salut de notre monde. En ce sens, nous pouvons dire avec Tolkien que l’évangile est la matrice des contes de fées en tant que genre littéraire.

Et puisqu’on ne revient jamais de Faërie les mains vides, je voudrais laisser à mes lecteurs deux encouragements, comme un trésor venu du pays des elfes à conserver bien précieusement. Au lecteur chrétien, tout d’abord, je voudrais laisser l’encouragement à l’imagination et à la créativité donné par McDonald. En tant qu’auteur devenu chrétien, comme je l’ai raconté en introduction, j’encourage mes frères et soeurs qui ont une fibre artistique, en particulier pour l’écriture, à avoir « une foi enchantée ». Il est inutile, en tant que chrétien, de brider son imagination pour se conformer aux normes d’une certaine bienséance chrétienne (implicite le plus souvent), ou encore d’écrire en cherchant à placer à chaque page une métaphore christique. Les auteurs que nous avons vu étaient des chrétiens qui ont su faire travailler leur imaginaire pour produire des oeuvres littéraires de qualité. Ces auteurs nous ont montré que la Fantasy pouvait être une littérature édifiante et que, si elle est bien faite, sa portée morale sera tout à fait noble. Aux chrétiens donc je dirais, allez-y, lisez et écrivez de la Fantasy avec votre foi enchantée.

Au lecteur qui n’est pas chrétien, et qui a néanmoins eu la patience de me lire jusqu’au bout, je laisse cet encouragement à l’émerveillement. Savourez la magie du monde féérique sans modération, laissez-vous émerveiller par toutes ces choses extraordinaires que suscite l’imagination littéraire de vos auteurs préférés, admirez l’héroïsme des personnages qui vous tiennent à coeur, laissez-vous émouvoir (oui, oui, j’insiste) par une histoire qui finit bien. Et puis, cherchez et cherchez encore les trésors cachés du royaume de Faërie , en sachant que, comme le disait Elie Wiesel (qui n’était ni chrétien ni auteur de Fantasy ) : « Dieu a créé les hommes parce qu’Il aime les histoires » 53 . À vous de devinez quel est son genre d’histoires préféré…

  1. Dont je tairai le surnom… Actuellement professeur d’apologétique chrétienne à la faculté Jean Calvin à Aix-en-Provence, Yannick Imbert a fait sa thèse de doctorat sur l’influence de la théologie de Thomas d’Aquin sur la pensée de Tolkien.
  2. La distinction qui est faite entre high fantasy et low fantasy ne me parait pas vraiment pertinente ici, c’est pourquoi je ne développerai pas cette distinction.
  3. Le Lion, la Sorcière blanche et l’armoire magique , le Prince Caspian et l’ Odyssée du passeur d’aurore .
  4. Romans, films, dessins animés, jeux vidéos, jeux de cartes et de plateau.
  5. C’est le nom que Tolkien donne au pays des fées.
  6. Rédigé entre 1999 et 2000, le premier tome de Naïla a été publié à compte d’auteur en 2003. Les deux tomes suivants, rédigés dans la foulée entre 2003 et 2006, sont resté inédits.
  7. Le dragon est associé à Satan, le « serpent ancien », le tentateur.
  8. La première édition anglaise d’ Orthodoxy date de 1908. Le livre a été traduit et édité trois fois en français. La dernière édition en date est celle de Lucien d’Azay, publiée en 2010 chez Flammarion.
  9. Chapitre 2 « The Maniac » et chapitre 3 « The Suicide of Thought ».
  10. « The Ethics of Elfland » parfois rendu en français par la « morale des elfes » (Jérôme Vérain) ou « l’éthique au pays des elfes » (Lucien d’Azay). Je précise que mes citations proviennent de l’édition de 1957 (Londres: Bradford and Dickens) pages 66 à 102, version gratuitement consultable sur le site archive.org à l’adresse https://archive.org/details/orthodoxy00chesuoft.
  11. « The things I believed most then, the things I believe most now, are the things called fairy tales. They seem to me to be the entirely reasonable things. They are not fantasies: compared with them other things are fantastic. Compared with them religion and rationalism are both abnormal, though religion is abnormally right and rationalism abnormally wrong. Fairyland is nothing but the sunny country of common sense. »
  12. « You cannot IMAGINE two and one not making three. But you can easily imagine trees not growing fruit; you can imagine them growing golden candlesticks or tigers hanging on by the tail. »
  13. Les scientifiques parlent comme s’ils détenaient la vérité sur la relation des choses, alors que la relation entre les choses n’est pas ontologiquement une loi scientifique. Chesterton dit ceci : « They [the scientists
  14. « The only words that ever satisfied me as describing Nature are the terms used in the fairy books, ‘charm,’ ‘spell,’ ‘enchantment. They express the arbitrariness of the fact and its mystery. »
  15. « This fairy-tale language about things is simply rational and agnostic. »
  16. « The vision always hangs upon a veto. All the dizzy and colossal things conceded depend upon one small thing withheld. All the wild and whirling things that are let loose depend upon one thing that is forbidden. »
  17. « Remember, however, that to be breakable is not the same as to be perishable. Strike a glass, and it will not endure an instant; simply do not strike it, and it will endure a thousand years. Such, it seemed, was the joy of man, either in elfland or on earth; the happiness depended on NOT DOING SOMETHING which you could at any moment do and which, very often, it was not obvious why you should not do. »
  18. « In short, I had always believed that the world involved magic: now I thought that perhaps it involved a magician. (…). I had always felt life first as a story: and if there is a story there is a story-teller. » Propos que l’on retrouvera d’ailleurs chez C.S. Lewis qui affirmera que Dieu a créé l’Homme parce qu’il aime les histoires.
  19. Auteur dont nous reparlerons un peu plus loin. Lewis rend hommage à McDonald quelque part en disant : « McDonald a baptisé mon imagination ».
  20. Référence à la première édition : C.S. Lewis, « Of Three Ways of Writing for Children » in Of Other Worlds , edited by Walter Hooper, New York: Harcourt Brace Jovanovich, 1966.
  21. « The third way, which is the only one I could ever use myself, consists in writing a children’s story because a children’s story is the best art-form for something you have to say ».
  22. « a children’s story which is enjoyed only by children is a bad children’s story. The good ones last. »
  23. « I hope everyone has read Tolkien’s essay on Fairy Tales , which is perhaps the most important contribution to the subject that anyone has yet made. »
  24. « It would be much truer to say that fairy land arouses a longing for he (the child) knows not what. It stirs and troubles him (to his life-long enrichment) with the dim sense of something beyond his reach and, far from dulling or emptying the actual world, gives it a new dimension of depth. »
  25. « He (the child) does not despise real woods because he has read of enchanted woods: the reading makes all real woods a little enchanted. »
  26. « Since it is so likely that they (children) will meet cruel enemies, let them at least have heard of brave knights and heroic courage. »
  27. En entier, John Ronald Reuel Tolkien.
  28. The Lord of the Rings a été publié pour la première fois entre 1954 et 1955. The Hobbit a été publié bien avant, en 1937, dans un style plus proche de la littérature pour enfants. Les romans de Tolkien ont été classés parmi les plus populaires du XX e siècle.
  29. C’est entre 2001 et 2003 que la trilogie du Seigneur des Anneaux est sortie au cinéma. Peter Jackson a reçu pour cette adaptation cinématographique du classique de Tolkien de nombreuses éloges et récompenses.
  30. Traduit en français par Francis Ledoux, « Du conte de fées » a été publié par Christian Bourgeois éditeur dans les recueils Faërie (1974), puis Faërie et autres textes (2003). Une nouvelle traduction, réalisée par Christine Laferrière, est parue dans le recueil Les Monstres et les Critiques et autres essais en 2006. Mes citations proviennent d’un texte annoté fourni par mon collègue Yannick Imbert, spécialiste de Tolkien. Commentaire daté de 2009, texte inédit, références selon la pagination de ce texte.
  31. « The definition of a fairy-story (…) depend upon the nature of Faërie : the Perilous Realm itself, and the air that blows in that country. »
  32. « the Cauldron of Story », §35 p. 19.
  33. §50 p. 27 : « What really happens is that the story-maker proves a successful ‘sub-creator.’ He makes a Secondary World which your mind can enter. » Tout comme Dieu est le Créateur du monde, l’Homme créé à l’image de Dieu devient sub-créateur, par l’art de décrire un autre monde imaginaire. Ce concept de sub-création est central dans la pensée littéraire de Tolkien, mais nous n’aurons pas le temps d’en parler en détails dans ce court essai.
  34. §80 p. 41 : « (…) we make in our measure and in our derivative mode, because we are made: and not only made, but made in the image and likeness of a Maker. »
  35. Tolkien mentionne en réalité quatre éléments inhérents au genre « conte de fée » ( Fantasy , Recovery , Escape , Consolation ) que nous résumons dans les trois principes qui suivent.
  36. En cela Tolkien rejoint Chesterton dont nous avons parlé plus haut.
  37. §98 p. 51 : « I will call it Eucatastrophe . The eucatastrophic tale is the true form of fairy-tale, and its highest function. »
  38. §104 p. 54 : « The Birth of Christ is the eucatastrophe of Man’s history. The Resurrection is the eucatastrophe of the story of the Incarnation. This story begins and ends in joy. »
  39. §99 p. 52 : « The consolation of fairy-stories, the joy of the happy ending: or more correctly of the good catastrophe, the sudden joyous ‘turn’ (for there is no true end to any fairy-tale), this joy, which is one of the things which fairy-stories can produce supremely well, (…) is a sudden and miraculous grace: never to be counted or to recur. It does not deny the existence of dyscatastrophe , of sorrow and failure: the possibility of these is necessary to the joy of deliverance ; it denies (in the face of much evidence, if you will) universal final defeat and in so far is evangelium , giving a fleeting glimpse of Joy, Joy beyond the walls of the world, poignant as grief. »
  40. §105 p. 55 : « God is the Lord, of angels, and of men—and of elves. »
  41. George MacDonald, The Fantastic Imagination of George MacDonald, 3 vol., Coachwhip Publications, Landisville, 2008.
  42. La première édition date de 1895. Cet ouvrage a été publié en France sous le titre Lilith : Récit merveilleux , éd. Michel Houdiard, 2007.
  43. Voir l’essai « The Imagination: its functions and its culture » (1867), dans The Fantastic Imagination of George MacDonald, volume 1, (Landisville, Pennsylvania: Coachwhip Publications, 2008), pp. 7-34.
  44. Tolkien s’adressait à un public universitaire alors que McDonald présuppose peut-être un public familier des concepts bibliques.
  45. « The imagination of man is made in the image of the imagination of God. » p. 10.
  46. On retrouve implicitement la même idée exprimée par le concept de l’homme comme sub-créateur chez Tolkien.
  47. « That evil may spring from the imagination, as from everything except the perfect love of God, cannot be denied. But infinitely worse evils would be the result of its absence. » p. 24.
  48. « In very truth, a wise imagination, which is the presence of the Spirit of God, is the best guide that man or woman can have; (…) » p. 25.
  49. « The Fantastic Imagination » (1893), essai qui a inspiré le titre des oeuvres complètes de McDonald : The Fantastic Imagination of George MacDonald, volume 1, pp. 35-42.
  50. Avec des accents que l’on retrouvera chez C.S. Lewis, McDonald dira : « For my part, I do not write for children, but for the childlike, whether of five, or fifty, or seventy-five. » p. 39.
  51. « A man’s invention may be stupid or clever, but if he does not hold by the laws of them, or if he makes one law jar with another, he contradicts himself as an inventor, he is no artist. » p. 38.
  52. p. 38 et suivantes.
  53. « God made man because He loves stories », citation d’Elie Wiesel dans Elie Wiesel and the Art of Storytelling , édité par Rosemary Horowitz, (Jefferson: McFarland, 2006), p. 208.

NOUVELLES RECHERCHES SUR L’ALLIANCE DANS LE MONDE DE LA BIBLE

(À propos d’un ouvrage récent)

Dominique CHARPIN, « Tu es de mon sang ». – Les alliances dans le Proche-Orient antique, Collection du Collège de France : Docetomnia, vol. 4, Paris, Éd. Les Belles-Lettres, 2019, 337 pp., 60 figs. n/b.

Un ouvrage majeur d’un épigraphiste et historien de l’Orient ancien : il s’agit là d’un ouvrage savant, mais destiné à un large public cultivé et à bien des égards révolutionnaire ! Contrairement à une forte tendance parmi les théologiens, notamment de l’école historico-critique en Allemagne depuis la fin du XIXème siècle (J. Wellhausen), il analyse finement et réhabilite ce thème fondamental de l’ALLIANCE comme mode de relation diplomatique entre les peuples durant toute l’Antiquité proche-orientale, de Sumer (au IIIème millénaire av. J.-C.) à la période des Perses (IVème s. av. J.-C.). L’enquête suit pas à pas l’historique de la recherche, ce qui rend le livre un peu touffu, mais très vivant. Pour une anthologie très utile de (presque) tous les textes concernés, voir l’ouvrage de K.A. Kitchen – P.J.N. Lawrence, Treaty, Law and Covenant in the Ancient Near East, – Abrév. : TCL, (2012) – (voir « Note additionnelle, 1 »).

Avant tout, l’auteur inclut dans sa quête, de manière très précise – et ceci est assez nouveau pour un travail d’orientaliste français -, la Bible Hébraïque (Ancien Testament). Ce mot latin de Testament(um) nous vient d’ailleurs de la traduction du terme hébreu Berît – « alliance », qui désigne bien « cet espace intermédiaire » du pacte, qu’il s’agisse de l’Alliance avec Dieu, dans la distance confiante avec l’Absolu, ou du contrat avec le prochain, dans un indispensable face à face humain – comme l’illustrent de nombreuses représentations antiques, du plus modeste cachet paléo-hébraïque (tel celui trouvé à Jérusalem en Janvier 2018 – Fig. 6) aux stèles et aux bas-reliefs de Syrie-Mésopotamie, ainsi la « stèle de l’alliance » trouvée à Ougarit (XIVème siècle av. J.-C. – Fig. 4), jadis exposée au Musée d’Alep.

Fig. 4 : Stèle (dite) de l’Alliance de Ras-Shamra – Ougarit (XIV° s. av. J.-C.), Musée d’Alep.

Pour une nouvelle approche de la thématique de l’Alliance :

Cette thématique de l’Alliance, qui a souvent été considérée comme tardive et parfois même secondaire par rapport à la Loi (Torâh) dans la littérature exégétique récente, peut-elle être réhabilitée et « réenchantée » par ces nouvelles recherches ?

Il importe en effet de comprendre qu’il s’agit là d’une véritable Denkform de l’Alliance (au sens de M. Weber et W. Dilthey), à savoir : à la fois une forme de pensée structurante de la société antique (ici sémitique) et une pensée de la forme, matérialisée et diffusée par la représentation de l’image, véritable support de la parole rituelle et du texte transmis. D’où les magnifiques monuments qui nous sont parvenus et qui illustrent ce thème par une iconographie « en miroir », avec deux personnages royaux (ou officiels) se faisant face, de part et d’autre d’un axe vertical central et virtuel.

Or ces documents figurés sont à même de confirmer la nouvelle étymologie à partir de la préposition babylonienne birît, qui désigne bien cet « (espace de) l’entre-deux » de l’Alliance (ce « Zwischenraum« , selon M. Noth), un usage spécifique bien documenté par les traités de Mari dès le 18ème siècle avant notre ère. Cette scène emblématique constitue comme le cristallin d’une vision du monde diffusée par le texte et par l’image (Heintz – 1995 (2015), pp. 284-322 ;Bodi (2018), pp. 165s. ;Charpin, pp. 257s.).

Dès lors le terme hébreu Berît n’est plus simplement à traduire par : « lien, obligation » (c’est l’étymologie la plus répandue, mais non la mieux étayée ! – cf. Heintz, pp. 319-321),avec une forte insistance sur l’aspect légal (testamentaire !), mais bien par « alliance », avec toutes ses composantes de pacte et d’accord interpersonnel et international, tous ses aspects éthiques et une totale « obligation de sincérité ». Cette dernière est bien exprimée, dans les traités de Mari et de Tell Leilan, par la formule : inalibbimgamrim – « dans la plénitude du coeur », qui figure précisément dans le Shema’ Israël en Dt 6, 4-9 : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur« , et dont la formule est reprise en 2 R 23, 1-4, où le roi Josias s’engage, en 627 av. J-C., avec son peuple dans l’Alliance renouvelée avec Dieu, le Deutéro-nome (cf. Charpin, pp. 257ss.). Et cette thématique passera tout naturellement de l’Ancienne (Ps 9, 1) à la Nouvelle Alliance (Mc 12, 32-34 ; Lc 6, 38-45).

Quelques petites « coquilles » à corriger : p. 19, 1ère ligne : lire : repoussé ; p. 259-haut : Dt 6, 4-9, au lieu de : 49 (!) ; p. 296-haut : Ramsès II.

Découvertes archéologiques récentes :

En effet, toute une série de découvertes archéologiques récentes vient conforter ces vues : outre les traités de Mari et de Leilan déjà évoqués, la découverte, en 2008, d’une copie du traité de vassalité du roi assyrien Assarhaddon dans le temple de Tell Tayinat, près d’Antakya en Turquie, a non seulement confirmé l’idée que les formules de malédictions du Deutéronome, ch. 13 et 28, et du Lévitique, ch. 26, pouvaient constituer un emprunt littéraire à la tradition assyrienne (cf. les travaux de H.-U. Steymans), mais le fait qu’un trou de suspension traverse cette tablette du traité (voir p. 249, Fig. 7-4) conforte l’idée qu’un document inscrit de ce genre ait été également présenté dans le Temple de Jérusalem, sans doute dès l’époque du roi Manassé (687-642 av.), donc avant le renouvellement de l’alliance par le roi Josias (p. 250).

De même, le minuscule cachet dédié : « Au gouverneur (de la) ville » en ce même VIIe siècle av. J.-C. (?), découvert en 2018 à Jérusalem aux abords de l’esplanade du Temple (Fig. 6), illustre bien le mode de transmission de cette thématique picto-idéographique de l’alliance, ces petits objets servant alors en multiples de médias dédiés et facilement transmissibles en tout lieu et dans toutes les couches de la société.

Et la frise d’un petit vase en albâtre de la Djézirèh (Syrie du Nord-Est), conservé au Musée de Damas (Fig. 5-b), reprend exactement – en réduction simplifiée – le modèle monumental de la base du trône du roi Salmanasar III du palais de Nimrud (vers 850 av. – Fig. 5) et a sans doute servi à l’accomplissement, par onction, d’un rituel d’alliance contemporain (cp. Os 12, 2-b – cf. Heintz, pp. 335-349). À Ebla déjà, au XXIVème siècle av. n. è., un texte de traité est désigné au début du texte, comme titre, simplement par : « tablette d’offrande d’huile » (p. 128 – cp. Gn 1, 1), ce qui illustre bien l’importance du rite.

Fig. 1 : Sceau-cylindre de la collection De Clercq, N° 390-ter (début du IIème millénaire av. n. è.).

Fig. 2 : Sceau-cylindre de la collection Pierpont Morgan, N° 950.

Fig. 3 : Empreinte de sceau sur une tablette d’Alalakh (niveauAlalakh VII, 1850-1750 av. n. è.).

Fig. 5 : Base du trône de Salmanasar III provenant du palais de Nimrud

(vers 850 av. n. è.), British Museum. – Registre central (détail).

Fig. 5-b : Vase d’albâtre de l’époque de Salmanasar III (vers 850 av. n. è.), provenant de la Djézirèh, Musée de Damas. – Profil et frise centrale développée.

Fig. 6 : Bulle (= empreinte de cachet cuite, diam. : – de 1cm. !) découverte à Jérusalem, fouilles officielles de la « Western Wall Plaza », le 1er Janvier 2018 : deux hommes, vêtus de manteaux striés, se font face, soutenant ensemble le croissant lunaire. L’inscription paléo-hébraïque, en bas, mentionne : « Au gouverneur (de la) ville », cette ville étant (peut-être ?) Jérusalem, 7ème s. av. n. ère (Remerciements à B. Sass).

« Détails » et indices :

Mon regretté collègue à l’École du Louvre, Daniel Arasse, a bien étudié l’importance du « détail » pour l’interprétation fine des œuvres d’art, dans son bel ouvrage : Le Détail. – Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Éd. Flammarion, 1992, 288 pp. : en retrouve-t-on des exemples dans notre « iconographie de l’alliance » ?

On peut en effet en citer au moins deux exemples :

(a) on note sur plusieurs des représentations, notamment les sceaux-cylindres (Figs. 1-2, 5) un traitement particulièrement soigné des « franges » du manteau cérémoniel que portent les deux protagonistes. Or l’une des expressions babyloniennes pour dire : « conclure une alliance » est : « nouer la frange (du manteau) ». Un texte de Mari (p. 86) dit bien : « Une frange éternelle (sissiktumdarêtum) sera nouée entre nous ». Est-ce là pur hasard ou véritable insistance graphique ?

(b) le sceau-cylindre de la collection De Clercq, N° 390-ter (Fig. 1), un exemplaire rare, bien présenté ici (p. 59, mais non utilisé dans le commentaire), est à mes yeux une représentation précise du rite du lipitnapishtim – « le toucher de la gorge » (pp. 48 ss., 67, 71-78, 172). La gorge est le principe de vie (cp. l’hébreunéphèsh !) qui est mise en jeu lors de ce rituel de l’alliance, soit positivement pour l’engagement des deux protagonistes (la vie), soit négativement en cas de parjure (la mort) – cp. Dt 13, 9 (voir p. 242), et cf. Am 5, 14s. et Jr 21, 8. Il faudrait sans doute revoir la légende, un peu réductrice : « deux rois en train de s’embrasser » (p. 59, Fig. 2-2 – cf. déjà Heintz, p. 318) !

Cet objet n’est pas isolé et joue un autre rôle essentiel pour la datation des documents iconographiques : en effet, P. Amiet le date de « la grande époque du classicisme syrien », au début du IIème millénaire av. J.-C., précisément celle (ou peu avant) des traités de Mari et de Tell Leilan. Et B. Teissier (en 1995, voir « Note additionnelle, 2« ) a établi un riche dossier comparatif de ces objets d’art miniature, largement diffusés et de facture égyptisante(?), en Syrie-Palestine et couvrant toute la première moitié du IIème millénaire avant notre ère.

La réserve énoncée à ce sujet par l’auteur : « même si l’on doit noter qu’elles sont plus tardives » (p. 258) n’est sans doute pas de mise ici, car ces sceaux-cylindres confirment au contraire la haute antiquité de notre modèle iconographique. Mais D. Charpin m’informe qu’il a sous presse un article sur « l’iconographie de l’alliance » : nul doute que celui-ci constituera une nouvelle avancée sur le sujet. Dies diem docet !

Conséquences méthodologiques pour l’exégèse :

Toutes ces découvertes devraient inciter les exégètes à plus de respect par rapport au texte massorétique (™) de la Bible, qui est à lire sans corrections inutiles et sans datations systématiquement « tardives », tant cette thématique de l’Alliance s’enracine historiquement dans la longue durée, dès avant la Loi mosaïque et le « livre de l’Alliance » (Ex 24, 7), dont elle fonde également le caractère binaire. Ce point serait d’ailleurs à approfondir …

Je plaiderais, pour ma part, pour une approche historico-critique renouvelée, fondée sur le triple socle de l’exégèse, la critique littéraire interne (I), mais aussi des études comparatives avec les textes orientaux anciens (II), ces deux niveaux étant fondés visuellement (et pas seulement « illustrés » !) par la riche tradition iconographique du Proche-Orient antique (III). De ce trépied méthodologique dépendra la validité de l’enquête historique … et théologique – comme le présent ouvrage le démontre avec brio en redonnant toute sa substance historique au concept d’Alliance (voir D. Bodi, cf. « Note additionnelle, 3 »).

La question de l’Alliance dans le Prophétisme :

En effet, si l’on s’en remet aux données statistiques, qui sont bien consignées dans les Concordances de la Bible, le Prophétisme semble à première vue presque ignorer cette thématique. Mais il s’agit là d’une impression fausse, car ici la structure de pensée (Denkform – ainsi déjà J. Begrich dans ZAW 1944) fonctionne comme une entité englobante et évidente … donc non exprimée ! On en trouve la double-preuve, d’une part dans la reprise des formules de béné-/malédictions des traités d’alliance par les oracles, respectivement de salut et de jugement prophétiques (voir supra, § « Détails »/b); et d’autre part, dans les condamnations du parjure et de la rupture de l’Alliance (cp. Jr 22, 9), qui prouve bien – a contrario – combien ce thème leur importait !

Le message des prophètes prend ainsi tout son sens, à la fois en reprise et en rupture avec ce modèle oriental: – en reprise, car l’image de l' »espace intermédiaire » du pacte conclu est empruntée au langage et aux représentations de l’époque, – mais en rupture, car ce plan purement humain et politique est dépassé pour tenter d’exprimer cette réalité indicible, celle d’une « Alliance » du Dieu unique et vivant avec Israël et – par son intermédiaire – avec l’humanité!

Parmi les théologiens de l’Ancien Testament, rares ont été ceux qui ont osé placer cette thématique au centre de leur œuvre, à l’exception de Walther Eichrodt (Bâle), dans sa : Theologie des Alten Testaments, 3 volumes (1933-35). Mon maître Edmond Jacob a repris en partie cette thématique dans sa Théologie de l’Ancien Testament (Neuchâtel, 1955), souvent rééditée et traduite, mais en l’équilibrant avec celle de l’Élection.

En Jérémie, chap. 31, la « Nouvelle Alliance » est une création de ce prophète au cœur de la crise de l’Exil en Babylonie, mais l’expression berît ‘olâm – « alliance éternelle » constitue bien chez Jérémie et chez Ézéchiel une référence à la tradition sacerdotale du Temple de Jérusalem, réactivée en réponse à la déportation – et qui fonde toute la vitalité de cette tradition (B. Renaud).

Histoire de la réception du thème :

Cette conception a-t-elle perduré en dehors de la tradition proprement biblique ? – On peut noter que cette « pensée structurante » (Denkform) de l’Alliance se poursuivra à travers les âges, surtout dans le Judaïsme où le texte fondateur se trouve dans le Talmud de Jérsalem, au traité Taanit, § 68c:

Les Tables de la Loi avaient une largeur de six palmes. Deux palmes étaient entre les mains de Dieu. Deux palmes étaient entre les mains de Moïse. Au milieu (be-émtsa), deux palmes étaient vides!

que reprend la pensée du Maharal de Prague (1512-1609), ainsi résumée par André Néher :

La Loi, en tant que èmsta – « moyen terme », constitue le fondement-même de l’Alliance théologique entre la Torâh de Dieu et la nature de l’homme. … Cet espace, ce vide, c’est l’Alliance elle-même, c’est le face-à-face de l’homme vivant devant Dieu, c’est l’en-train-de-se-faire de l’Alliance, c’est la relation et la communication à l’instant même où elles s’établissent (Le puits de l’exil, Paris, 1966, pp. 60ss., 92s.; – cp. Heintz, p. 349).

Et dans un ouvrage ultérieur d’André Néher, Faust et le Maharal de Prague, (Paris, 1987), pp. 110ss., cet auteur établit un parallèle éclairant entre les deux grandes figures de l’humanisme de la Renaissance, qui furent contemporains en cette fin du XVIème siècle : le Maharal et Michel-Ange. Réfléchissant tous les deux sur la relation de la créature à son Créateur, mais aussi sur le rapport inéluctable entre la raison et la foi, ces deux chercheurs d’absolu l’expriment par la même image de cette distance infime, cette èmsta: dans la célèbre fresque de « la Création » en la Chapelle Sixtine (Fig. 7), Michel-Ange donnera ainsi la plus prégnante des représentations artistiques de « cet espace sacré …, ce petit espace où tient l’infini de l’invisible et du mystère » (Émile Zola, Rome, Paris, 1900, p. 226).

Fig. 7 : Michel-Ange, Chapelle Sixtine, Rome : « La Création »

Dans la pensée juive du XXème siècle, cette thématique de la « Zwischenmenschlichkeit » – telle la résurgence d’une veine géologique ou celle d’un fleuve disparu – va constituer le pivot de la réflexion anthropologique et éthique de Martin Buber, comme principe d’un dialogue possible :

l’entre-deux (dasZwischen), représente une catégorie originelle de la réalité humaine qui transcende aussi bien le ‘Je’ et le ‘Tu’ que leur relation et qui fonde l’authenticité de la rencontre (die Begegnung), le fait de dire ‘Tu’ et de devenir ‘Je’  » (C. Schütz, Art. : « Buber, Martin (1878-1965), in : TheologischeRealenzyklopädie, Vol. VII (1981), pp. 253-258 (p. 255), – ma traduction).

Voici un extrait de cet ouvrage fondamental, publié en 1924, dans ce style admirable que je renonce ici à traduire :

« Der Mensch wird am Du zum Ich. … Geist in seiner menschlichen Kundgebung ist Antwort des Menschen an sein Du. Geist ist Wort. … Geist ist nicht im Ich, sondern zwischen Ich und Du » (M. Buber, Ich und Du. – Das dialogische Prinzip (1924), rééd. Gütersloh, 2006, p. 32s.).

Ce qu’un interprète récent de ce sujet exprime en ces termes :

L’espace intermédiaire, dasZwischen, est le lieu du vivre ensemble et du devenir, devenir de l’un et devenir de l’autre autant que du devenir ensemble. L’espace intermédiaire est l’espace de tous les enjeux et de toutes les possibilités, l’espace du je où l’un et l’autre se mettent en jeu (A. Kressmann, sur le site <ethikos.ch>, blog du 27/7/2010).

Ne dirait-on pas un commentaire bien tardif certes – puisqu’actuel -, mais combien pertinent de l’iconographie « en miroir » de nos scènes d’alliance (voir Figs. 1-6) ?

Et au terme de cette enquête, n’est-il pas frappant de retrouver la simple préposition babylonienne : birît – « entre », érigée sous sa forme substantivée (exactement comme dans le texte de Mari – ARM, 26/2, 404, ll. 9-12 : « ils se sont tous rejoints … (pour) discuter awatbirišunu = ‘de l’affaire de leur entre-deux’ (= de leur alliance) » – cf. Charpin, p. 55) en structure fondamentale de l’éthique et de la communication contemporaines – à près de 4000 ans de distance ? (cp. P. Bühler, Im Dazwischen – die Beziehung als Seelenmodell bei Martin Buber, 2013).

Alliance et Création, les deux pôles théologiques sont ainsi fixés dans l’attente de la « Nouvelle Alliance » en Jésus-Christ. Pour une époque (la nôtre !) où cette notion-même de « pacte » est fortement remise en cause par les plus puissants de ce monde, il vaut peut-être la peine d’y réfléchir et d’en rechercher les racines profondes sur la base de recherches historiques et exégétiques plus précises, telles que les offre ce remarquable ouvrage.

Jean-Georges Heintz,

Professeur hon. d’Ancien Testament à la Faculté de Théologie Protestante de l’Université de Strasbourg & d’Épigraphie sémitique à l’École du Louvre, Paris.

Ouvrages en français :

B. Renaud, Nouvelle ou éternelle alliance ? – Le message des prophètes, coll.: « Lectio Divina », Vol. 189, (Paris, Éd. Le Cerf, 2002), 378 pp.

Cahiers Évangile : B. Renaud, L’Alliance au cœur de la Torah, N° 143 (Avril 2008), et : E. Di Pede, L’Alliance chez les Prophètes, N° 172 (Juin 2015), ainsi que : J. Briend, R. Lebrun, É. Puech, Traités et serments dans le Proche-orient ancien, N° 81 (1992).

J.-G. Heintz, Prophétisme et Alliance. – Des Archives royales de Mari à la Bible Hébraïque, coll. Orbis Biblicus et Orientalis, Vol. 271, Fribourg-Göttingen, 2015, 373 pp. ill. (voir pp. 265-349).

Trois Notes additionnelles (pour poursuivre la recherche) :

Trois ouvrages fondamentaux, publiés en anglais, seraient ici à prendre en compte pour alimenter des recherches futures :

1) K.A. Kitchen – P.J.N. Lawrence, Treaty, Law and Covenant in the Ancient Near East, – Vol. I :The Texts, – Vol. II : Text, Notes and Chromogramms, (Wiesbaden, Éd. Harrassowitz, 2012) – (Abrév. : TCL), pour les documents-sources :

– Il s’agit d’une anthologie très utile de (presque) tous les textes concernés, que D. Charpin utilise (voir « Index », pp. 330s.), mais qu’il critique également, notamment en ce qui concerne les comparaisons et les datations, donc l’interprétation, par ex. celle des/par « chromogrammes » (voir pp. 251-254) : « un travail considérable, mais qui n’est absolument pas convaincant », notamment parce que « la comparaison thématique est faite à partir de l’index des sujets, ce qui est très dangereux » (p. 254), – même si celui-ci est en couleurs ! Il est vrai que depuis J.G. Frazer et son Rameau d’or (The Golden Bough. – A Study in Magic and Religion, 1ère éd., 2 vols., 1890) et ses fameux « Indices », on a fait des progrès ; mais, tout comme son célèbre prédécesseur, la valeur documentaire de cet ouvrage subsiste, permettant à l’avenir un dialogue à la fois plus ouvert et plus précis sur ces vastes sujets, comme un socle documentaire indispensable en vue de futurs progrès.

2) B. Teissier, Egyptian Iconography on Syro-Palestinian Cylinder Seals of the Middle Bronze Age, in coll. : « Orbis Biblicus et Orientalis – Series Archaeologica », Vol. 11, (Fribourg – Göttingen, 1995), 224 pp. (268 figs.) :

– Cette enquête approfondie fournit de nombreux exemplaires de notre « iconographie en miroir » de l’Alliance : voir p. 18, figs. 76 (g.), 100 (dr.), 263 et 266 (?) ; p. 52, figs. 21 (dr.), 97 (g.) & 100 (dr.) ; p. 70, figs. 102 et 104 ; p. 73, fig. 114. Ce riche dossier comparatif de sceaux-cylindres, objets d’art miniature de facture égyptisante (?) en Syrie-Palestine, largement diffusés et couvrant toute la première moitié du IIème millénaire avant notre ère, permet également de préciser la représentation de l’ « embrassade » (mais ici avec des déesses !) – par différenciation avec celle du rituel de « toucher de la gorge » (?) : voir p. 23, figs. 6, 7 et 8 (= p. 51, figs. 6, 7 et 8).

3) D. Bodi, « Mesopotamian and Anatolian Iconography », in (Collectif) :Behind the Scenes of the Old Testament, (Grand Rapids, Éd. Baker, 2018), pp. 165-171 :

– Notre méthodologie exégétique triple d’approche d’un thème est ici exposée (pp. 166s., et voir supra) : de son application précise dépendra la validité de l’enquête exégétique et historique du thème de l’alliance, bien sûr en maintenant comme objet d’étude central le corpus canonique de la Bible hébraïque (BH). – Cet ouvrage collectif donne par ailleurs un bon aperçu des diverses méthodologies actuellement utilisées dans le domaine de l’exégèse biblique : en dépassant le conflit des interprétations, une convergence des méthodes peut redonner toute sa substance historique au concept d’Alliance – comme le montre le bel ouvrage de D. Charpin.

Ces trois ouvrages (et même ce quatrième !) : le premier de l’ordre dutexte, le second de celui de l’image – et le troisième combinant cesdeux approches (« Texte et Image« ), illustrent bien toute la richessethématique de l’Alliance, ainsi que la dense et riche évolution historique de cette « Denkform » : nous n’avons voulu en illustrer ici qu’un aspect particulier, mais sans doute originel et fondamental à nos yeux.

PS : Si j’ai encore rédigé cette note sur l’ « Alliance », c’est en pensant aux jeunes chercheurs qui aborderont ce thème et pour leur présenter ces perspectives nouvelles – qui sont souvent d’anciennes à approfondir !

« Nos élèves nous forment, nos travaux nous édifient », Martin Buber.

Préface N°117

Préface

C’est avec beaucoup d’intérêt que j’ai pris connaissance de ce numéro de la revue Hokhma consacré au renouveau réformé et évangélique au sein des Eglises historiques protestantes d’Europe, en particulier en France, en Suisse, en Belgique et aux Pays Bas. Un vent de fraîcheur porteur de vérité, de vie et d’espérance souffle au sein de nos Eglises. Certes, cette renaissance qui tire sa substance et sa vitalité du terreau biblique n’en est qu’à ses débuts, mais elle est porteuse d’espoir. En effet, elle est accompagnée par une prise de conscience suscitée par le Christ lui-même de l’importance de la réflexion théologique et éthique, de la centralité d’une spiritualité individuelle et communautaire et de l’urgence d’un témoignage évangélique contribuant à la revitalisation, au rayonnement ainsi qu’à la croissance des Eglises.

Au sein de ces mouvements des sensibilités différentes s’expriment, selon qu’on se dit confessant, orthodoxe, calviniste, charismatique ou évangélique. Si tous se réclament de la réforme, d’autres références historiques sont évoquées, tels le piétisme du 18 ème siècle, l’esprit missionnaire du 19 ème siècle et les mouvements de l’Esprit du 20 ème siècle. Une vive conscience des enjeux et défis œcuméniques en vue de l’unité des Eglises est aussi manifeste chez certains.

On a reproché à ces mouvements en particulier en France, en Suisse et en Belgique de s’être positionnés essentiellement par rapport aux décisions des instances synodales des Eglises protestantes/réformées en faveur de l’ouverture du mariage à la conjugalité homosexuelle et de la mise en place d’un rituel permettant la bénédiction de couples de même sexe mariés civilement ou au bénéfice d’un partenariat enregistré. De fait, l’ensemble de ces décisions synodales n’ont été que « le catalyseur qui en ont permis la création » Plusieurs études mettent d’ailleurs en évidence que ce processus de renouveau était déjà bien engagé avant ce débat et qu’il avait pour finalité de contribuer plus largement, sans doute modestement, mais de manière décisive, au renouveau des Eglises. Pour parvenir à cette fin ces courants :

– cherchent à rassembler les personnes de même sensibilité autour d’une identité théologique, spirituelle et pratique redéfinie à la lumière des Ecritures et le reflet d’un large consensus ( Le Manifeste Bleu en Suisse, Le Manifeste Evangélique aux Pays Bas) ;

– adoptent une démarche permettant de contribuer de manière réfléchie, constructive et concrète à la vie et au témoignage des Eglises. En plus des Manifestes mentionnons les études, Les caractéristiques d’une Eglise qui grandit  et « Churches should be Famous for their Love » ;

– choisissent de participer aux débats d’Eglise en vue de faire entendre une voix évangélique et apostolique afin de mettre en évidence les conséquences éthiques, spirituelles et pratiques qui en découlent pour le renouveau et la croissance des communautés locales ;

– mettent l’accent plus sur l’édification et le témoignage que sur le fonctionnement et l’administration sans pour autant renoncer à se structurer en association.

Les noms de ces différents mouvements reflètent bien cette vision aux multiples facettes qui s’enracine dans le terreau biblique et favorise la renaissance d’une foi vivante qui se partage et d’une vie communautaire locale généreuse : Les Attestants et La Fraternité de l’Ancre en France, Le rassemblement pour un renouveau réformé et le Landeskirchen Forum en Suisse, Unio Reformata en Belgique, Evangelisch Verband aux Pays Bas et Ensemble pour l’Europe au niveau européen. (( Mouvement spirituel de grande envergure qui a aussi des antennes nationales. )) Il s’agit donc pour ces courants divers de témoigner, de vivre la communion fraternelle, de rassembler, d’œuvrer au renouveau, de participer aux débats, de rechercher l’unité et de rayonner vers l’extérieur tout en étant ancrés dans la parole écrite et incarnée de Dieu. En effet, c’est en étant au service de Jésus-Christ, la deuxième personne de la trinité, que l’Eglise est édifiée et le Règne de Dieu se manifeste. Comme le dit si bien Blaise Pascal, « Non seulement nous ne connaissons Dieu que par Jésus-Christ, mais nous ne nous connaissons nous-mêmes, que par Jésus-Christ. Nous ne connaissons la vie, la mort, que par Jésus-Christ. … Ainsi sans l’Ecriture qui n’a que Jésus comme objet, nous ne connaissons rien et ne voyons qu’obscurité et confusion dans la nature de Dieu et dans notre propre nature » (( Blaise Pascal, Pensées, in Œuvres Complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1954, p 1310. On trouve une pensée similaire au début de l’Institution de la Religion Chrétienne de Jean Calvin (I.1.1). )) .

Cela nous amène au cœur du débat, que d’ailleurs l’ensemble des études de ce volume identifie, à savoir le statut et l’interprétation des Ecritures qui rendent témoignage au Dieu trine, Père, Fils et Saint Esprit. Dans un contexte ultra-moderne qui remet en question la notion même d’autorité et dans des Eglises de multitude et pluralistes qui pratiquent la diversité d’approches, souvent contradictoires, des Ecritures et par conséquent laissent une trop grande liberté interprétative, il n’est pas aisé de se positionner. En effet notre démarche herméneutique suppose l’unité de la révélation divine qui s’exprime dans les catégories du langage humain. Elle prône une lecture historico-grammaticale des textes qui inclut l’étude des genres littéraires tout en insistant sur l’analogie de la foi et le rôle du St Esprit dans la juste compréhension et la mise en pratique du message biblique. Confesser notre relation personnelle avec Jésus-Christ, le chemin la vérité et la vie, implique une perspective globale qui s’articule autour du motif de base, création chute/faute et rédemption et implique une cohérence doctrinale, anthropologique et éthique. Dans ces conditions il est difficile de ne pas se démarquer et se différencier au sein d’Eglises qui incarnent la pluralité doctrinale, anthropologique et éthique. Même au sein d’Eglises (Anglicane en Angleterre et Protestante aux Pays Bas) qui pratiquent un pluralisme plus généreux les incompréhensions, les tensions et les difficultés de cohabitations existent (( Telle fut en effet l’expérience de la Faculté libre de théologie réformée (Faculté Jean Calvin) à ses débuts. Certes elle était une institution libre de l’état et de toute union d’Eglise, mais se voulait au service, dans un premier temps, des Eglises réformées. Cela a plutôt bien marché jusqu’au Synode de Ste-Foy-la-Grande (1978) ou effectivement l’Eglise réformée de France a adopté une politique ecclésiale dissuadant les futurs candidats au pastorat de poursuivre leurs études à Aix-en-Provence. La FLTR a cherché à trouver un terrain d’entente avec l’ERF, en particulier par le biais de discussions avec l’IPT (Montpellier) qui se sont déroulées pendant plusieurs années, mais sans pour autant aboutir. Tout en étant d’accord avec l’analyse de Christophe Desplanque, je ne parlerais donc pas de « stratégie de rupture. » A l’époque, trois des six professeurs étaient membres de l’ERF (je le suis toujours). L’autonomie de la FLTR avait et a pour finalité de mieux exercer son ministère auprès de l’ensemble des Eglises. Malheureusement un partenariat avec l’ERF n’a pas pu se mettre en place. )) . Cela n’est sans doute pas étonnant, car sur le fond pluralisme théologique et théologie confessante qu’elle soit réformée et/ou évangélique sont difficilement conciliables.

Comment alors vivre la communion et l’unité au sein de nos mouvements et de nos Eglise et quels en sont les fondements ? Le fidéisme est-il suffisant ? Dans un de ses derniers ouvrages (( John Stott, La foi évangélique, un défi pour l’unité , Valence, LLB, 2000. Traduction de l’un de ses derniers livres, Evangelical Truth, a Personal Plea for Unity , Leicester, IVP, 1999. )) qu’il présente comme son testament, John Stott, le célèbre Pasteur et théologien anglican, nous propose son plaidoyer personnel pour l’unité. Considérant que la foi chrétienne historique reflète l’enseignement apostolique, il propose une démarche qui s’articule autour de la trinité pour mettre en relief les trois vérités centrales de la Foi chrétienne évangélique :

– Dieu le Père a pris l’initiative de se révéler, de se faire connaître aux hommes. L’autorité ultime de l’Écriture est liée à son inspiration divine. Cette parole, dont l’ultime révélation est en Jésus-Christ, éclaire tous les aspects de la pensée et de l’existence humaine.

– Dieu le Fils a dévoilé et accompli l’œuvre rédemptrice en faveur des hommes. En Jésus de Nazareth, le Messie attendu, le Fils, par son incarnation, sa mort sacrificielle et sa résurrection a manifesté sa majesté et l’immensité de son amour envers les hommes prisonniers de leurs révoltes et de leurs péchés.

– Dieu, le Saint-Esprit, quant à lui, met en œuvre les transformations et changements individuels et communautaires qui sont liés au salut divin. Il exerce une diversité de ministères vitaux selon les dons de chacun au sein de l’Église et de la cité.

D’autres aspects importants de l’identité chrétienne évangélique tels la conversion, la rencontre personnelle avec Dieu, l’évangélisation, le témoignage personnel et la communion des croyants au sein de l’Eglise, sont perçus par John Stott comme des conséquences voire des développements de ces trois points centraux.

Au sein de nos mouvements et de nos Eglises Protestantes/réformées, cette approche trinitaire pourrait être un moyen de rechercher, sous le regard de notre Seigneur, une forme d’unité, certes imparfaite, mais substantielle. En effet, elle permet de distinguer entre les vérités qui constituent le fondement de la foi chrétienne de celles sur lesquelles subsistent des désaccords qui peuvent limiter la communion sans pour autant l’entamer. Il s’agit en fait de fonder et de vivre une communion et une unité réelles qui laisse une place adéquate à une diversité non contradictoire dans l’intelligence, l’expression et la pratique de la foi. Cette démarche rejoint d’ailleurs celle des Réformateurs qui, conscients de l’importance de l’unité, faisaient la même distinction entre les fondements de la foi évangélique et les adiphora. Malheureusement leurs efforts n’ont pas abouti, mais il importe de ne pas oublier que la rupture de communion avec l’Eglise catholique romaine et les divisions au sein de la famille protestante ont été vécues dans la douleur et la souffrance ! Certes, bien des tensions, conflits et scissions sont liés aux carences humaines, mais l’unité, aussi importante soit-elle, ne peut se bâtir au détriment de l’intégrité, de la sûreté, de la vérité et de la vitalité de l’Evangile.

Jean Calvin, dans ses commentaires, a le souci de mettre en évidence non seulement le contenu de sens des Ecritures, mais aussi leurs richesses spirituelles et pratiques pour la vie en Eglise et dans la cité. Il souligne sans cesse l’importance du dialogue entre la Parole et l’Esprit, essentiel au témoignage prophétique de l’Eglise, à sa renaissance et a sa croissance. En plus du renouveau théologique, anthropologique et éthique, les Réformes du 16 e siècle ont incarné l’un des temps forts de l’histoire de la spiritualité chrétienne.

En cherchant à articuler théologie et spiritualité, vie pratique et communautaire, proclamation de la parole et témoignage, les mouvements décrits dans les pages qui suivent se situent dans la continuité de ce bel héritage protestant et évangélique et plus encore dans la suite de l’Eglise chrétienne qui plonge ses racines dans le terreau apostolique. Certes ces mouvements représentent peu de choses à vue humaine, sont fragiles et souvent marginalisés, mais lorsque le Seigneur est à l’œuvre il importe de ne pas mépriser le jour des petits commencements. Ils portent en eux l’espérance d’une renaissance et d’une revitalisation au sein de nos Eglises en vue du salut de nos contemporains.

En conclusion, voici une citation de l’Apôtre Paul en guise d’encouragement et de feuille de route :

« S’il y a quelque encouragement dans le Christ, s’il y a quelque consolation dans l’amour,

s’il y a quelque communion de l’Esprit, s’il y a quelque tendresse et compassion, comblez

ma joie en étant bien d’accord ; ayez un même amour, un même cœur, une unité de pensée »

Ph 2. 1 et 2

Pierre Berthoud

Professeur émérite

Faculté Jean Calvin

La pauvreté à la lumière de la Bible : quelques propositions dans une perspective de doctrine sociale

Le sujet de l’engagement social du chrétien et de l’Église a été l’occasion de débats passionnés parmi les évangéliques au niveau international ces dernières décennies1, mais ces controverses nous sont parvenues sous une forme atténuée en France. Bien qu’on en ait également discuté, les positions en présence ont moins polarisé (ce qui est plutôt une bonne chose), mais aussi moins intéressé (ce qui est dommage). Je voudrais ici faire quelques propositions en lien avec le sujet de la pauvreté. J’espère qu’elles pourront ouvrir des discussions pour aller plus loin.

Le pauvre Lazare et l'homme riche

Le pauvre Lazare et l’homme riche

La pauvreté à la lumière de la Bible : sens de l’expression

Comment réfléchir au sujet de la pauvreté à la lumière de la Bible ? Le sujet est souvent abordé aujourd’hui dans le cadre de la missiologie , avec des notions comme la mission intégrale ou la missio Dei . Sans discuter ici de l’intérêt ou des limites de cette approche2, je proposerai plutôt de penser à la pauvreté pour elle-même.

Une manière d’approcher la pauvreté à la lumière de la Bible consiste à examiner et à synthétiser les textes qui abordent ce thème puis à se demander comment les appliquer aux situations sociales contemporaines3. Cette démarche est pertinente à condition que l’on soit attentif au travail de discernement nécessaire pour distinguer les différentes catégories de textes bibliques qui parlent de pauvreté et pour faire la transposition du contexte original aux situations qui nous intéressent aujourd’hui.

Notre début de 21e siècle est en effet différent des temps bibliques, en particulier en raison du phénomène de la mondialisation . Comment fait-on pour appliquer un texte qui parle d’une relation personnelle proche (le pauvre couché au portail du riche dans l’histoire racontée par Jésus, Luc 16.20), à ma place au sein d’un système ultra-complexe (avec des pauvres qui souffrent des effets cumulés de milliards de gestes quotidiens dont certains sont accomplis par moi) ? Il y a certainement un rapport, mais aussi des différences.

D’autres questions se posent qui sont plus directement théologiques. Le Compendium de la doctrine sociale de l’Église (catholique) affirme que «  [l]e commandement de l’amour mutuel, qui constitue la loi de vie du peuple de Dieu , doit inspirer, purifier et élever tous les rapports humains dans la vie sociale et politique  »4(n.33). Cette thèse me paraît non seulement recevable mais également féconde et avoir eu quelques réalisations heureuses dans l’histoire, par exemple avec l’abolition de l’esclavage5, à condition que l’on sache marquer en même temps les différences qui existent entre la vie du peuple de Dieu et la vie sociale et politique. Un grand nombre de textes du Nouveau Testament consacrés aux pauvres concernent la vie de l’Église et s’ils peuvent certainement « inspirer, purifier et élever » notre action au sein de la société, ce sera dans un second temps et de manière assez dégradée. Attention au risque d’aller trop vite dans les transpositions !

Si l’on se tourne vers l’Ancien Testament, on peut relever que quand l’Écriture parle de pauvreté et de questions sociales au sein de l’Israël vétérotestamentaire, nous avons, comme Henri Blocher le met en valeur, un modèle « du plus haut intérêt » : « Dieu lui-même nous offre l’exemple d’un arrangement réaliste dans le monde pécheur, la meilleure approximation de la Justice qu’on puisse édicter au sein d’un peuple « à la nuque indocile »6. » Mais il souligne aussi que les conditions matérielles ont beaucoup changé et encore « le statut d’Israël sous l’Ancienne Alliance préparatoire » qui « n’est plus celui d’aucune nation aujourd’hui ». Le caractère typologique de certaines dispositions (par exemple du jubilé ou de la loi sur la remise des dettes) gagnerait à être davantage souligné si on veut les comprendre selon leur intention profonde7.

Traiter de la pauvreté à la lumière de la Bible peut également emprunter un chemin un peu différent et c’est ce que j’aimerais tenter dans cet article. Je partirai du présupposé selon lequel la Parole de Dieu a une autorité principielle
8
dans tous les domaines de la réalité sans exception et donc aussi dans le domaine social9, mais je ne présupposerai pas que la Bible serait une sorte de manuel de doctrine sociale répondant assez directement à toutes les questions que nous nous posons aujourd’hui. Les textes bibliques qui abordent la question de la pauvreté ont bien évidemment des enseignements à nous transmettre pour la construction d’une doctrine sociale, mais parfois moins directement que ce que nous aurions pu penser, et plutôt par déduction, par des considérations latérales par rapport aux textes ou des applications secondes.

« Inversement », pour réfléchir à la pauvreté à la lumière de la Bible, il n’y a aucune raison de se limiter aux textes qui parlent explicitement de pauvreté. C’est avec raison que, posant les fondements de la responsabilité sociale du chrétien, la Déclaration de Lausanne évoque des vérités aussi larges que notre doctrine de Dieu et de l’homme, l’amour du prochain et l’obéissance à Jésus-Christ10. Le cadre global création / chute / rédemption est particulièrement utile pour traiter de la pauvreté à la lumière de la Bible . Nous essaierons donc d’appréhender le phénomène de la pauvreté en nous demandant comment ce que la Bible dit l’éclaire et nous guide face à une réalité sombre et source de tant de souffrances.

Le phénomène de la pauvreté

Que faut-il entendre par « pauvreté » ? Une définition de dictionnaire donne : « État d’une personne qui manque de moyens matériels, d’argent ; insuffisance de ressources11. » C’est un point de départ utile, qui donne une idée de ce dont on veut parler, mais qui pose tout de suite une série de questions : quand on parle d’insuffisance de ressources, que sont des ressources « suffisantes » ? Parle-t-on des ressources suffisantes pour survivre ? Pour vivre sans souffrir de carences dans des domaines élémentaires ? Pour vivre d’une manière acceptable par rapport à une moyenne sociale admise ? De quels manques parle-t-on ? De manques « vitaux » ? Où loger la question des inégalités dans cette définition ?

Certaines approches de la pauvreté sont dites « absolues », d’autres « relatives ». Une approche absolue donne un seuil ou des critères qui permettent de dire que quelqu’un vit dans la pauvreté indépendamment de toute comparaison avec d’autres personnes. Une approche relative fixe le seuil de pauvreté par rapport à la situation d’une population donnée (par exemple les x% les moins favorisés ou les personnes qui doivent vivre avec 60% ou moins du revenu médian)12.

D’autres approches mettent l’accent sur les droits humains : pour elles, le pauvre est essentiellement un « détenteur de droits » dont certains droits, par exemple le droit à l’alimentation, ne sont pas respectés.

D’autres encore insisteront sur le fait que les pauvres sont privés de diverses possibilités d’agir, d’entreprendre, de mener des projets. L’économiste Amartya Sen utilise ainsi le terme de « capabilités » pour parler du fait qu’un individu est capable « de faire les choses qu’il a des raisons de valoriser »13.

D’autres encore essaieront des définitions plus englobantes qui prennent en compte plusieurs des aspects qui viennent d’être mentionnés. C’est le cas de ce texte que l’on trouve sur le site de l’UNESCO :

[…] La pauvreté peut être définie comme étant la condition dans laquelle se trouve un être humain qui est privé de manière durable ou chronique des ressources, des moyens, des choix, de la sécurité et du pouvoir nécessaires pour jouir d’un niveau de vie suffisant et d’autres droits civils, culturels, économiques, politiques et sociaux. (Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations Unies, 2001)14.

Relevons dans cette citation le caractère « durable » ou « chronique » de la pauvreté : on n’est pas pauvre parce que l’on souffre d’un manque, même aigu, pendant quelques heures ou quelques jours seulement.

Chacune de ces approches – et d’autres encore – a son intérêt, sa pertinence et ses limites, notamment quand il s’agit de déterminer combien de personnes sont pauvres et comment les situations de pauvreté évoluent dans le temps15. Plusieurs cherchent à établir une distinction entre pauvreté et misère / indigence ou entre pauvreté et extrême pauvreté16. Cela peut amener à combiner des approches différentes : avoir une compréhension absolue pour la définition de l’extrême pauvreté17, mais relative pour celle de la pauvreté18.

La Bible ne nous donne pas une définition de la pauvreté et ne nous amène pas non plus à trancher entre celles qui existent par ailleurs (à supposer qu’il faille le faire). Les définitions sont libres comme a bien su le dire Blaise Pascal19. Mais elles sont rarement neutres et ne présentent pas toutes le même intérêt ou la même utilité. Il me semble que la Bible attire notre attention sur certaines caractéristiques de la pauvreté : on peut souligner en particulier ce qui relève des carences dans la satisfaction des besoins de base , de la vulnérabilité face aux injustices et des relations abîmées ou brisées .

Les besoins de base

La nourriture et le vêtement peuvent servir à désigner la catégorie des « besoins de base ». L’apôtre Paul affirme nettement : « Si donc nous avons la nourriture et le vêtement, nous nous en contenterons » (1 Timothée 6.8). Lui-même n’a pas toujours eu ce minimum, comme il le souligne en rappelant aux Corinthiens qu’il s’est retrouvé à subir « faim et soif, jeûne souvent […] froid et dénuement » (2 Corinthiens 11.27). Quand Jésus, appelant ses disciples à rejeter les inquiétudes, leur dit que leur Père sait de quoi ils ont besoin, il fait allusion à ce que nous allons manger, à ce que nous allons boire ou de quoi nous allons nous vêtir (Matthieu 6.31-32). Au commencement, le Créateur pourvoit généreusement au besoin en nourriture de la créature faite en son image (Genèse 1.29) et, quand la chute est intervenue, lui procure lui-même des vêtements (Genèse 3.21).

Les questions de nourriture et de vêtement sont mentionnées dans plusieurs passages parlant de pauvreté. Jacques, évoquant une situation typique de pauvreté, décrit « un frère ou une sœur [qui] n’ont rien à se mettre et pas de quoi manger tous les jours… » (2.15). De même, le livre de Job, dans une description saisissante de la situation des pauvres parle de celui qui est « nu, privé de vêtement » et immédiatement après des « affamés… » (24.10). Dieu, qui aime l’immigré (l’une des figures bibliques du pauvre), lui donne « du pain et un manteau » (Deutéronome 10.18). Job, vantant sa justice à l’égard des pauvres du temps de sa prospérité demande : « Ma ration, l’ai-je mangée seul, sans que l’orphelin en ait eu sa part… » et encore : « Voyais-je un miséreux privé de vêtement, un indigent n’ayant pas de quoi se couvrir, sans que ses reins m’aient béni et qu’il fût réchauffé par la toison de mes brebis ? » (Job 31.17, 19-20, voir toute la section 16-23) Il réplique ainsi à Elifaz qui l’accusait d’avoir dépouillé ses frères « de leurs vêtements jusqu’à les mettre nus » et de ne pas avoir donné d’eau à l’homme épuisé, ainsi que d’avoir refusé le pain à l’affamé (22.6b-7). Le prophète Ésaïe appelant à agir à l’égard des pauvres parle de partager son pain avec l’affamé et de couvrir celui qui est nu (Ésaïe 58.7). Ézéchiel, dans les mêmes termes, décrit le juste qui « donne son pain à l’affamé » et « couvre d’un vêtement celui qui est nu » (18.7). Jean-Baptiste dit à ceux qui veulent savoir comment produire des fruits dignes de la repentance : « Si quelqu’un a deux tuniques, qu’il partage avec celui qui n’en a pas ; si quelqu’un a de quoi manger, qu’il fasse de même » (Luc 3.11).

Le pauvre souffre donc de carences dans des domaines aussi élémentaires que la nourriture et le vêtement : il s’agit là d’une vision concrète et qui correspond assez bien à ce que le sens commun comprend quand on parle de pauvreté. À ce stade, la compréhension reste plutôt « absolue » (on n’est pas pauvre parce qu’on a moins à manger que son voisin ou que la moyenne dans son pays, mais parce qu’on a faim), mais la caractérisation reste assez vague. Elle ne nous dit pas quel type de manque de nourriture ou de vêtement caractérise le pauvre : manque significatif mais supportable ou dénuement extrême. L’expression « nourriture et vêtement » peut être prise comme une synecdoque dans laquelle une partie des besoins de base de l’être humain tient lieu de l’ensemble. Quand on voit cela, on peut ajouter plusieurs considérations supplémentaires.

Si la nourriture et le vêtement servent à désigner les besoins de base de l’être humain, ils ne sont pas exactement sur le même plan. La nourriture paraît être le besoin le plus fondamental. Bien que certains textes bibliques mentionnent uniquement le vêtement, comme ce passage de Jacques qui évoque l’hypothèse qu’« un pauvre vêtu de haillons » (2.2) entre dans l’assemblée ou la disposition de l’Exode sur le vêtement du prochain pris en gage (22.25-26), la nourriture vient plus souvent au premier plan. Les récits de famine sont finalement assez nombreux (divers épisodes dans la Genèse, mais aussi dans Ruth, 2 Rois 6-7, les descriptions des Lamentations, notamment 1.11 2.11-12, 20 et jusqu’aux Actes des Apôtres, 11.27-30). Le sage demande : « … ne me donne ni indigence, ni richesse, dispense-moi seulement ma part de nourriture…. » (Proverbes 30.8) et tout croyant prie : « Donne-nous aujourd’hui le pain dont nous avons besoin… » (Matthieu 6.11) La solidarité envers le pauvre peut être résumée avec la parole suivante : « Qui a le regard bienveillant sera béni pour avoir donné de son pain au pauvre. » (Proverbes 22.9) Le pain peut représenter à lui tout seul tout ce dont nous avons réellement besoin.

Si l’on peut « réduire » le duo « nourriture et vêtement » pour ne plus parler que du pain, il faut ajouter qu’il est aussi possible d’élargir la liste des besoins de base de l’être humain. Les prolongements les plus évidents seraient de rajouter la boisson à la nourriture, comme le fait Jésus dans le sermon sur la montagne (Matthieu 6.31) et le logement au vêtement, comme le fait Ésaïe en parlant d’héberger les pauvres sans abri (58.7). Le logement est un prolongement du vêtement et sert les mêmes buts : la protection de l’intimité, mais aussi le refuge face au froid et aux intempéries. Le texte du jugement des nations en Matthieu 25, quelle que soit l’interprétation que l’on en donne (en particulier sur l’identité de « ces plus petits qui sont mes frères20 »), évoque la faim, la soif, la nudité, mais aussi la condition de l’étranger, du prisonnier et du malade. Ce texte ne parle pas uniquement de pauvreté au sens restreint du terme mais nous place bien sur le registre des besoins fondamentaux et des manques : une vie qui répond à l’intention créatrice de Dieu va avec la santé, la liberté et des relations humaines au sein d’une société. Pour les trois derniers points abordés, c’est bien l’accueil ou le fait de venir vers la personne en question qui sont soulignés (et non pas les soins, comme on aurait pu s’y attendre pour le malade).

Jusqu’où peut-on élargir la catégorie des besoins de base ? Le mandat créationnel du début de la Genèse assigne aux humains une tâche qui ne pourra être accomplie que par l’humanité toute entière : être féconds et prolifiques, remplir la terre et la dominer. Chacun a son rôle à jouer et la pauvreté entrave la participation au mandat commun, non seulement quand le minimum vital manque, mais aussi quand les conditions pour mener une vie « normale »21, insérée dans une société humaine, ne sont pas réunies. C’est pour cela que, dans le contexte d’une société agraire comme l’était l’Israël de l’Ancien Testament, Dieu avait voulu que chaque famille ait accès à la terre. Ron Sider a suggéré de manière très intéressante que ce qui correspond à une telle disposition dans de nombreux contextes aujourd’hui serait d’assurer le droit à l’éducation pour tous – car l’éducation dans une société mondialisée remplit un rôle analogue à l’accès à la terre dans une société agraire : la possibilité de pourvoir à ses besoins et à ceux des siens par la création de richesse22.

Nous ferons donc bien de rajouter quelques éléments au seul couple « nourriture et vêtement » en tenant compte de la diversité des contextes. Il y a un élément de vérité dans les définitions plus relatives ou contextuelles de la pauvreté. Il est même légitime, comme on l’a fait dans une théologie chrétienne classique (tant thomiste que calviniste), de distinguer différents états de vie qui ont des exigences différentes : on ne définira pas de la même manière ce qui est un manque pour un roi et ce qui l’est pour un artisan23. Ce qui complique considérablement l’analyse aujourd’hui est la disparité énorme qui coexiste entre les états de vie sur la surface de notre globe.

Et pourtant… il faut immédiatement avertir du danger à aller trop loin sur la route des définitions relatives. La parole de l’apôtre Paul sur le fait de se contenter de la nourriture et du vêtement (1 Timothée 6.8) évoque à l’évidence des conditions de vie assez minimales – mais qui semblent suffisantes pour ne pas être considérées comme méritant le nom de pauvreté.

Une dernière question se pose concernant les manques dont souffrent ceux qui vivent dans la pauvreté : j’ai beaucoup parlé des besoins de base de l’être humain mais peu de la question de l’argent. Qu’en est-il de ce sujet ? Je ne suis pas sûr que la Bible en parle tant que cela pour nous aider à cerner la nature de la pauvreté. Dans un article très intéressant, Jacques E. Blocher insiste sur la distinction à faire entre l’argent et la richesse24. L’argent n’est « qu’ »un moyen (d’échange) pour obtenir des biens qui sont, eux, la véritable richesse. Si cette perspective est juste, comme je serais prêt à le dire, le fait de posséder peu ou pas d’argent n’est pas à soi seul une condition suffisante pour être pauvre : cela ne le devient qu’à partir du moment où ce manque d’argent empêche de se procurer nourriture et vêtement (c’est-à-dire de satisfaire à ses besoins de base) et empêchent la vie « normale » dans son contexte social. Dans la plupart des cas aujourd’hui, pauvreté et manque d’argent sont de fait indissociables. Mais une distinction conceptuelle subsiste et les définitions de la pauvreté qui se réfèrent uniquement au revenu monétaire risquent toujours d’appauvrir (!) la compréhension de ce que l’on vise quand on combat la pauvreté25.

Les injustices

Outre le sujet des carences dans la satisfaction des besoins de base, la Bible mentionne à de nombreuses reprises les injustices dont les pauvres sont régulièrement victimes. Mentionnons ici quelques textes à titre d’échantillon : il ne serait pas possible d’indiquer tous les passages pertinents.

Le 24e chapitre de Job (versets 2-12) donne une description détaillée des injustices dont souffrent les plus démunis : il parle de bornes déplacées (c’est-à-dire des limites de la propriété qui sont élargies aux dépens du voisin qui n’a pas les moyens de se défendre), du bœuf de la veuve retenu en gage, de l’âne des orphelins qui est emmené ; de personnes qui ont un travail harassant mais qui ne peuvent pas vivre dignement du fruit de leur travail. Job embarque ces constatations dans la défense de sa propre cause (il n’est pas clair qu’il s’intéresse au sujet de la pauvreté en tant que tel !), mais le tableau qu’il brosse n’en est pas moins saisissant et instructif. Il semble toujours très actuel.

La loi de Moïse met en place toute une série de dispositions pour protéger les pauvres26. Elles devaient restreindre la tendance du fort à abuser des avantages que lui donnait sa position. Les prophètes dénoncent régulièrement l’oppression des pauvres. Dieu ne supporte pas le fait qu’un culte formellement impeccable, voire grandiose, se conjugue avec l’oppression du prochain (Ésaïe 1.10-20). Une manière injuste de vivre le travail et le commerce, qui se fait notamment aux dépens des pauvres, reçoit des reproches cinglants du prophète Amos (8.4-10).

L’importance du souci de la justice en rapport avec la situation de ceux qui vivent dans la pauvreté est encore souligné par des affirmations et des injonctions positives : le Deutéronome souligne que Dieu donne du pain et un manteau à l’émigré et qu’il rend justice à l’orphelin et à la veuve (10.17-18). Ésaïe, dans le passage qui parle de partager son pain avec l’affamé, enjoint de dénouer les liens provenant de la méchanceté et de détacher les courroies du joug (58.6) et ailleurs de faire droit à l’orphelin et de prendre la défense de la veuve (1.17). La responsabilité de ceux qui sont en situation d’autorité politique et judiciaire (les deux sont moins dissociées dans la Bible que dans nos démocraties contemporaines) d’ouvrir la bouche au service du muet, pour la cause de tous les vaincus du sort, de juger avec équité et de défendre la cause des humbles et des pauvres, est fortement affirmée (Proverbes 31.8-9, texte qui s’adresse à un certain roi Lemouël, probablement hors du contexte d’Israël). L’ensemble de la société judéenne (roi, serviteurs du roi et peuple) est interpellé en ces termes : « Défendez le droit et la justice, délivrez le spolié de la main de l’exploiteur, n’opprimez pas, ne maltraitez pas l’immigré, l’orphelin et la veuve, ne répandez pas de sang innocent en ce lieu ! » (Jérémie 22.2-3).

Dans le Nouveau Testament, l’épître de Jacques tonne contre les riches qui ont frustré de leur salaire les ouvriers agricoles qu’ils avaient employés (5.1-6) et Jésus annonce une condamnation « particulièrement sévère » aux scribes qui « dévorent les maisons des veuves » tout en donnant l’apparence de la piété (Luc 20.45-47). La description de la Babylone d’Apocalypse 18 implique aussi le sujet des injustices sociales.

Les pauvres se retrouvent donc souvent dans la situation d’être opprimés. Le trait est relevé suffisamment souvent pour être fortement affirmé dans l’élucidation de la nature de la pauvreté. Plusieurs questions difficiles se posent néanmoins.

La première question est celle de savoir comment on définit justice et injustice. Le sujet est explosif parce que le sens du juste et de l’injuste est en chacun de nous à la fois viscéral, implanté en nous par notre Créateur et déformé par le péché et par notre parcours de vie. Il faudra se contenter ici d’indications très schématiques27.

Le Deutéronome déclare : « Pour nous la justice sera d’observer et de mettre en pratique tous ces commandements devant l’Éternel, notre Dieu, comme il nous l’a commandé. » (Deutéronome 6.25) Je propose de dire que la justice, c’est la satisfaction des exigences de la loi de Dieu
28
. Puisque la loi nous commande d’aimer notre prochain comme nous-même, donner son pain à l’affamé est affaire de justice – c’est pourquoi cela rentre dans la description du juste en Ézéchiel 18.5-9 – et l’égoïsme est une forme d’injustice dont le pauvre fait les frais.

Le langage de la justice nous place naturellement dans l’univers du tribunal . Une situation d’injustice typique subie par le pauvre, dans une perspective biblique, est celle qui se déroule dans ce contexte-là. Dans la parabole du juge inique, Jésus nous parle d’une veuve qui demande justice de son adversaire (Luc 18.1-8). C’est à la porte de la ville, c’est-à-dire au lieu où se rendait la justice29, que les pauvres sont déboutés dans Amos 5.12 (la TOB n’utilise d’ailleurs même pas le mot « porte » contrairement à la Bible à la Colombe , et met directement : « tribunal »). La loi de Moïse avertit contre la tentation de porter atteinte au droit du pauvre dans son procès (Exode 23.6). L’une des pires injustices possibles est celle qui consiste à tordre la loi elle-même, la norme, pour opprimer le pauvre (cf. Ésaïe 10.1-2, Psaume 94.20).

On peut transposer la caractérisation générale de la justice en affirmant que la justice sociale, définie dans une perspective biblique, consistera dans la satisfaction des exigences de la loi de Dieu pour la vie humaine en société. Mais une distinction doit immédiatement être introduite entre l’intention créatrice de Dieu pour l’humanité et l’adaptation nécessaire pour rendre la vie possible dans un monde corrompu. La justice que nous cherchons à faire prévaloir dans notre société et la justice que les autorités politiques et judiciaires ont pour vocation de promouvoir n’est pas la justice sociale au sens plein du terme : les efforts pour instaurer le Royaume de Dieu sur la terre sont non seulement futiles, mais dangereux. Nous ne pouvons pas faire autrement que de chercher à faire toujours mieux tout en tolérant une certaine mesure d’injustice (encadrée si possible)30. La loi civile de l’Ancien Testament nous donne un tel modèle de législation faite pour des pécheurs. Émile Nicole a su montrer comment les dispositions en faveur des pauvres se conjuguent à l’absence totale, voire brutale, de toute perspective utopique31.

Une deuxième question qu’il nous faut aborder est celle de savoir si l’injustice est une composante essentielle de la pauvreté. Autrement dit : faut-il penser que tous les pauvres sont nécessairement victimes d’injustice, voire que la pauvreté elle-même serait une injustice ?

Exode 23.3 enjoint de ne pas favoriser un faible (ou un indigent) dans son procès. Cette parole surprenante, mais combien profonde, montre l’importance de rappeler un principe d’ impartialité (cf. aussi Lévitique 19.15) : le pauvre n’a pas toujours raison et on ne doit pas systématiquement lui donner l’avantage. Il n’est pas toujours victime de l’injustice dans tous les cas.

Contrairement au riche, le pauvre n’est généralement pas en mesure de faire un cadeau au juge, de lui donner un pot-de-vin. Mais il n’y a pas que les présents qui peuvent faire dévier la sentence dans un tribunal. Dans son commentaire sur Exode 23.3, Calvin évoque entre autres cas :

  • Une «  compassion mal placée » envers un pauvre qui serait coupable, compassion dont la tentation est d’autant plus dangereuse qu’elle peut se couvrir de l’apparence de la vertu (ça « fait bien » de se mettre du côté de la veuve et de l’orphelin).
  • Le fait de céder devant la ténacité et les lamentations des pauvres – même si ceux-ci sont dans leur tort
    32 .

Il vaut donc mieux dire, je crois, que la pauvreté rend toujours vulnérable à l’injustice. Mais elle ne rend pas les hommes bons ou saints. Comme le dit Henri Blocher, l’homme pèche tant qu’il peut33. Le réalisme de la vision biblique du péché doit nous amener à nous attendre à ce que les pauvres se rendent aux aussi coupables d’injustices s’ils en ont la possibilité. Mais précisément parce qu’ils ont moins de possibilités de ce genre, nous pouvons penser que les pauvres courent tous ou presque un risque plus élevé que la moyenne des humains de subir des injustices. En cas de problème, ils auront souvent plus de mal que les autres à faire valoir leurs droits.

Mais peut-on dire, de façon plus globale, que la pauvreté est elle-même une injustice ? Si l’on affirme que la justice est la satisfaction des exigences de la loi de Dieu, il me semble qu’il faut souligner que ce que la loi de Dieu commande c’est que notre cœur

soit disposé d’une certaine façon (l’amour de Dieu et du prochain) et que nous agissions d’une certaine façon (au sein du « territoire » balisé par les commandements divins). De cela découleront des conséquences (heureuses ou malheureuses) et des situations (pour nous et pour les autres), y compris parfois la pauvreté ou la disparation de certaines situations de pauvreté. Notre responsabilité concerne d’abord ce que nous faisons et l’orientation de notre cœur et beaucoup moins directement (voire pas du tout, dans certains cas) la situation dans laquelle nous vivons. La loi de Moïse disait, en substance : pratiquez la justice, c’est-à-dire obéissez à ma loi, et il n’y aura pas de pauvreté (cf. Deutéronome 15.1-11). Elle ne disait jamais : éradiquez la pauvreté car c’est cela que veut dire pratiquer la justice ! On peut donc dire qu’une société où règnerait une justice parfaite (les nouveaux cieux et la nouvelle terre où la justice habitera – 2 Pierre 3.13) serait sans pauvreté. Mais dire que la pauvreté est une injustice ressemble à un raccourci ou en tout cas à un usage dérivé ou par extension du mot « injustice ».

Les relations

Si l’on veut approfondir le sujet de la pauvreté à la lumière de la Bible, je crois qu’il est intéressant de relever l’expression toute faite et bien connue « la veuve et l’orphelin », à laquelle s’ajoute parfois l’« émigré » ou l’« immigrant ». Il me semble qu’il s’agit là encore de désigner un tout (l’ensemble des pauvres) en nommant une partie de ce tout (les veuves et les orphelins), même si la synecdoque est sans doute un peu moins évidente que pour l’expression « nourriture et vêtement ».

Les textes qui utilisent ces termes sont nombreux. Ils se situent essentiellement dans l’Ancien Testament, mais Jacques affirme aussi que « [l]a religion pure et sans tâche, devant Dieu le Père, la voici : visiter les orphelins et les veuves dans leur détresse ; se garder des souillures du monde pour ne pas se souiller34 » (1.27) et porte une attention particulière à la situation des veuves à l’intérieur de l’Église (cf. Actes 6.1-7 ; 1 Timothée 5.3-16)35. Le Psaume 68 affirme que Dieu est « Père des orphelins, justicier des veuves » (verset 6) Ce texte est d’autant plus intéressant qu’il est assez rare que Dieu soit appelé « Père » dans l’Ancien Testament. En Deutéronome 24.17-22 la triade veuve / orphelin / émigré apparaît quatre fois. Certains textes ajoutent le lévite (Deutéronome 14.29) ou le pauvre (Zacharie 7.10)36.

Cette expression nous dit certes quelque chose sur qui étaient les pauvres aux temps bibliques. Il n’est pas impossible que, dans un autre contexte, la majorité des pauvres se trouvent dans des situations différentes. Mais considérer ces trois catégories de personnes nous fait aussi faire un pas supplémentaire dans notre compréhension de la pauvreté. Il ne s’agit plus tant de contribuer à la définition de la pauvreté, mais plutôt de décrire quels types de personnes sont les pauvres, de comprendre qui est susceptible de devenir pauvre et comment la pauvreté peut s’installer. Savoir quelque chose des causes peut nous guider dans la recherche des remèdes .

La veuve, l’orphelin et l’émigré sont des personnes pour lesquelles une relation clé a été abîmée ou brisée37. La veuve a perdu son mari ; l’orphelin a perdu son père ; l’émigré est isolé par rapport à la communauté dont il est originaire. La rupture des relations peut conduire à la pauvreté ; tout comme la pauvreté renforce l’isolement.

Certains versets des Proverbes permettent de prolonger la réflexion : « La richesse multiplie le nombre des amis, mais le faible est coupé même de son ami. » (19.4) « Tous ses frères détestent l’indigent, à plus forte raison ses amis s’éloignent-ils de lui. Tandis qu’il poursuit ses discours, ils ne sont plus là ! » (19.7)

Il est donc intéressant de noter que le pauvre est atteint non seulement dans ses besoins physiques (nourriture et vêtement), mais aussi dans ses besoins relationnels. Fragilisés et atteints dans les relations humaines et sociales qui contribuent tant à la stabilité d’une vie, les pauvres ne sont pas en mesure de rentrer dans les rapports de « donnant-donnant » qui caractérisent bien plus que nous ne l’admettons parfois les réalités humaines. Jésus souligne cet aspect de la pauvreté lorsqu’il dit :

« Quand tu donnes un déjeuner ou un dîner, n’invite pas tes amis, ni tes frères, ni tes parents, ni de riches voisins, sinon eux aussi t’inviteront en retour, et cela te sera rendu. Au contraire, quand tu donnes un festin, invite des pauvres, des estropiés, des boiteux, des aveugles, et tu seras heureux parce qu’ils n’ont pas de quoi te rendre : en effet, cela te sera rendu à la résurrection des justes. »

(Luc 14.12-14) Cela ne signifie pas que les pauvres n’ont rien à apporter dans des relations personnelles ou pour la construction de la société ou de l’Église (cf. Ecclésiaste 9.13-16), mais que ce qu’ils peuvent apporter n’est pas « socialement équivalent » à ce que des personnes riches – ou en tout cas qui ne sont pas pauvres – peuvent donner.

L’isolement explique la vulnérabilité à l’injustice et l’enfermement dans un cercle vicieux de pauvreté. Il peut empêcher d’accéder aux moyens de gagner sa vie, comme on peut le voir dans l’histoire de la veuve secourue par Élisée (cf. 2 Rois 4.1-7). C’est ce qui explique l’importance de la loi du jubilé qui redonnait à chacun les moyens de produire ce dont il avait besoin avec sa famille (Lévitique 25.8-17).

Le cadre d’un monde déchu

Jusqu’à présent, nous avons cherché à éclairer le phénomène de la pauvreté en relevant certaines caractéristiques des textes bibliques qui touchent le sujet : le couple « nourriture et vêtement » ; la mention récurrente des injustices auxquelles les pauvres sont exposés ; l’expression « la veuve, l’orphelin et l’émigré ».

Le cadre biblique global, souvent présenté à l’aide de la triade création / chute / rédemption38, jette lui aussi une lumière sur la réalité de la pauvreté. C’est sur l’arrière-plan de ce que l’Écriture nous dit d’un monde déchu qu’il faut l’appréhender.

La Bible raconte comment, au commencement, Dieu a créé toutes choses et affirme que tout était bon à l’extrême (cf. Genèse 1.31). Dans Genèse 1 et 2, on ne trouve pas de trace de pauvreté. Le lecteur retire plutôt une impression d’abondance dans laquelle l’ensemble des besoins humains sont pleinement satisfaits. C’est cela l’intention créatrice de Dieu pour l’humanité.

La désobéissance des humains au commandement de Dieu a introduit dans le monde une situation profondément anormale . Le théologien Auguste Lecerf utilisait l’expression « anormalisme » pour caractériser la vision biblique du monde39. Ni les humains, ni la société, ni la création ne « fonctionnent » comme ils le devraient aujourd’hui. Il s’agit de beaucoup plus que d’un dysfonctionnement, même grave, que l’on pourrait régler avec le temps ou par des efforts (réformistes ou révolutionnaires). Cet état subsistera jusqu’à l’intervention finale du Christ.

L’apôtre Paul dit que la création a été soumise à la vanité (Romains 8.20 – il me semble sous-entendu que c’est Dieu qui l’y a soumise suite au péché originel). L’être humain a été créé pour une relation harmonieuse avec son Dieu et avec son prochain et pour trouver une place au sein de la société et en relation avec la terre. Tout cela a été atteint par la chute comme les chapitres 3 et suivants de la Genèse le montrent : l’homme se cache devant son Dieu (3.8) ; les relations entre l’homme et la femme ou entre les frères sont marqués par la tension, jusqu’au meurtre (3.12, 16 ; 4.3-8) ; la société humaine se corrompt et se remplit de violence (6.5, 11 ; cf. 8.21 ; 9.2, 5-7) ; il devient plus difficile pour l’homme de réussir à satisfaire ses besoins de base : la terre produit des chardons et des broussailles (3.17-19). Derrière les malheurs de Job – un riche ayant tout perdu – la Bible nous apprend même à voir l’action d’une puissance personnelle mauvaise (voir Job 1-2). C’est dans ce tableau général que l’on peut inscrire les différents « ingrédients » de la pauvreté dont nous avons parlé : les carences dans la satisfaction des besoins de base, les injustices et les ruptures de relations qui caractérisent la situation de la veuve, de l’orphelin et de l’émigré.

Cependant il faut aussi ajouter que Dieu limite les dégâts consécutifs à la chute. Il pose un cadre qui rend la vie humaine possible (cf. Genèse 8.21-22), et continue à faire du bien à tout ce qu’il a créé (cf. Psaume 145.9). Jésus souligne qu’il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons et tomber la pluie sur les justes et sur les injustes (Matthieu 5.45) et Paul qu’il ne manque pas de témoigner sa bienfaisance aux nations en envoyant aux humains du ciel pluies et saisons fertiles, et même en comblant de nourriture et de satisfaction le cœur de personnes qui lui tournent le dos (Actes 14.16-17). C’est à cette action de grâce commune qu’il convient de rapporter toutes les bonnes choses qui subsistent dans un monde déchu et qui devraient inciter ceux qui ont plus à se conduire de façon solidaire et juste à l’égard de ceux qui possèdent moins40.

S’il faut inscrire la réalité de la pauvreté dans le cadre d’un monde déchu, il est nécessaire de souligner que le lien entre péché et pauvreté est global et complexe . L’expression « monde déchu » plante le décor et permet de poser quelques points de repère, mais il serait très naïf de penser que, pour une situation de pauvreté donnée, on pourrait trouver dans tous les cas « le » péché unique qui en est la cause directe : que ce soit le péché des riches, des puissants, des gouvernants ou celui des pauvres ou encore celui du diable. Même le péché originel ne conduit à la pauvreté que via tout un circuit de conséquences imbriquées les unes dans les autres – si la chose était directe et automatique, nous serions tous pauvres parce que tous pécheurs et marqués par le péché originel ! Face à la question des causes de la pauvreté, la Bible nous apprend à résister aux généralisations simplistes et aux réponses trop rapides.

Pistes d’assimilation

L’enseignement biblique jette une lumière sur ce phénomène si sombre qu’est la pauvreté. Il ne se substitue pas aux analyses des spécialistes ou des professionnels de l’action sociale, de l’aide humanitaire, du développement ou du plaidoyer. Mais il est susceptible de guider celui qui le reçoit sur le chemin d’une réponse chrétienne à la pauvreté. Contentons-nous de suggérer rapidement quelques pistes en reprenant les éléments que nous avons passés en revue, mais dans un ordre inversé.

Sur le cadre biblique global d’abord : j’ai utilisé l’expression « monde déchu ». Mais si nous voulons nous situer face à la détresse humaine, il faudra préciser : « monde déchu pour lequel Dieu a un avenir  ». La grâce commune est déjà tournée vers Jésus-Christ car elle est ordonnée à la grâce du salut. Dès Genèse 3, l’histoire humaine est orientée par la promesse de la délivrance. C’est en considération de son œuvre que Dieu préserve le monde. Grâce à Jésus, notre vie peut être placée toute entière – c’est-à-dire aussi dans sa dimension de responsabilité sociale – sous le signe de l’ espérance .

Nous vivons dans une situation anormale et il serait illusoire de penser que nous serions en mesure de rétablir la situation « normale » du commencement, le paradis perdu, en y mettant suffisamment d’argent et de moyens ou même de passion, de foi et d’amour. Et pourtant , parce que Dieu est vraiment bon et que Jésus est vraiment venu, il faut dire non seulement qu’il est toujours bien d’aimer son prochain, de pratiquer la justice, d’aimer la miséricorde, de faire pour les humains ce que nous voudrions qu’ils fassent pour nous, mais aussi que cela en vaut toujours la peine . Dans le présent ou dans l’avenir41, Dieu fera porter du fruit à ce que nous faisons pour lui.

Nous avons naturellement tendance à osciller entre une confiance exagérée entre ce que nous pouvons accomplir (à titre individuel, collectivement ou via l’État) et un cynisme désabusé, désengagé, voire paresseux, mais la Bible voudrait nous débarrasser de nos utopies tout en nous remplissant d’espérance. Il est bon de rappeler ici les mots de la Déclaration de Lausanne  :

… nous rejetons, comme rêve orgueilleux et présomptueux, l’idée que l’homme puisse jamais édifier sur terre un règne de paix et de bonheur. Nous croyons que Dieu rendra parfait son royaume et, avec un ardent désir, nous attendons ce jour ainsi que les nouveaux cieux et la nouvelle terre où la justice habitera et où Dieu règnera pour toujours. Entre-temps, nous nous consacrons de nouveau au service du Christ et à celui des hommes, en nous soumettant avec joie à son autorité sur nos vies tout entières42.

Plutôt que « changer le monde dès aujourd’hui », la Bible nous invite dans le présent à servir en attendant Jésus.

L’importance des relations abîmées et brisées dans le phénomène de la pauvreté nous dit quelque chose sur la manière d’agir face à la pauvreté. Si l’on peut caractériser la pauvreté en termes de carences dans la satisfaction des besoins de base, cela ne signifie pas pour autant que l’on peut régler le problème en se contentant de fournir des biens matériels manquants ou d’ injecter de l’argent . Steve Corbett et Brian Fikkert ont écrit un livre intitulé de façon significative Quand aider fait du tort . Sans valider l’ensemble de leurs analyses, nous aurions intérêt à nous laisser interpeller par leur message. Ils arguent que la restauration des relations fait partie de l’essence de la réduction de la pauvreté43et combattent vigoureusement le paternalisme consistant à faire pour les autres ce qu’ils sont capables de faire pour eux-mêmes44. S’il est des situations où il faut se contenter de l’assistance, sur le long terme, le mot d’ordre serait plutôt de fortifier le faible (cf. Ézéchiel 34.4 et 16). Tim Chester affirme :

« Faire reprendre des forces aux faibles », cette formule résume bien ce que représente une bonne action sociale. L’engagement social ne peut se réduire à fournir des biens et des services aux démunis. On peut parler d’œuvre sociale réussie quand les pauvres ont les moyens de faire des choix et d’induire des changements45.

Cette manière de voir les choses rejoint partiellement, après un détour, certaines des propositions présentées plus haut comme celle d’Amartya Sen sur les « capabilités ».

La démarche décrite par Tim Chester demande une implication personnelle approfondie avec ceux qui vivent dans la pauvreté pour leur permettre de trouver pleinement leur place dans la société humaine. Elle demande du temps, d’être prêt à cheminer avec les pauvres, et parfois d’échouer. Toutes les situations de détresse ne peuvent pas être redressées ici-bas. Mais certaines le peuvent : cela vaut donc la peine d’essayer !

L’accent biblique sur les injustices en rapport avec la situation de ceux qui vivent dans la pauvreté devrait nous faire réfléchir dans trois directions au moins.

Tout d’abord, chacun peut réfléchir à la question de l’injustice dans sa vie personnelle. Nous nous retrouvons tous, à un moment ou à un autre, dans une situation de force face à quelqu’un de plus faible que nous – et il arrivera probablement parfois qu’il s’agisse d’une personne en situation de pauvreté. Le livre des Proverbes avertit implicitement contre la dureté de la réponse du riche au pauvre (18.23) et explicitement contre le fait de refuser de faire du bien à qui en a besoin quand on peut le faire (3.27). La générosité est une question de justice46et c’est sans doute à ce niveau que nous péchons le plus souvent.

Nous pouvons ensuite réfléchir au problème de notre participation à un système injuste dont les pauvres font souvent les frais. Ici la question se fait beaucoup plus complexe. La Bible a quelque chose à dire sur le mal systémique (cf. la figure de Babel / Babylone, de la Genèse à l’Apocalypse), mais transposer des textes (comme Ésaïe 58 par exemple) qui parlent d’injustices dans les relations personnelles à des situations d’injustices systémiques demande plus que du doigté : une attention aux effets de seuil qui atténuent (voire exténuent) la responsabilité. Même ceux qui utilisent l’expression contestée (et contestable47) de « péché structurel » sentent bien qu’il y a une différence entre le fait de maltraiter son employé et celui d’acheter un produit qui est arrivé dans notre magasin en suivant une longue chaîne dans laquelle des choses mauvaises, voire abominables, se sont produites48 : dans le premier cas, je suis directement responsable. Qu’en est-il dans le deuxième ?

Je propose de dire que le seul fait de participer à un système mauvais ne suffit pas à nous rendre coupables ou complices personnellement : c’est le discernement de la vocation de chacun (qui peut varier considérablement d’une personne à l’autre – il suffit de penser à la différence entre un enfant et un président de la république !) qui va déterminer le rôle que nous avons à jouer et la responsabilité qu’il nous faut assumer au sein des structures dans lesquelles nous sommes insérés. Il faut être conscient du fait que sur ce sujet des différences d’analyse considérables risquent de se présenter parmi les chrétiens49.

Nous pouvons enfin élargir la réflexion sur les injustices à partir de l’injonction de ne pas favoriser un faible dans son procès : si l’on passe du jugement au cours d’un procès au jugement que l’on se forme dans le travail intellectuel, je crois que ce verset est particulièrement utile à méditer aujourd’hui. Il existe une tendance à favoriser idéologiquement le pauvre ou les pays pauvres, à présupposer, même sans avoir examiné la question et les différents éléments d’une problématique, que si un être humain ou un pays sont pauvres, c’est forcément qu’il y a de mauvais riches quelque part qui en sont les responsables, voire les principaux ou les seuls responsables. Il est possible qu’il en soit (souvent) ainsi, mais quand nous portons un jugement sur une situation, veillons néanmoins à ne pas favoriser le faible, mais à rechercher tout simplement la vérité – qui est souvent complexe. L’inverse est vrai : l’injonction de ne pas fausser le droit du pauvre dans son procès devrait amener les chrétiens à refuser les jugements à l’emporte-pièce, les généralisations négatives et les idées reçues caricaturales à l’égard des pauvres que l’on rencontre encore trop souvent aujourd’hui.

Enfin concernant l’accent biblique sur les besoins de base , nous ramène à des considérations terre-à-terre : l’idéal est que chacun ait assez pour satisfaire, et même largement, à ses besoins tels que Dieu les a voulus. Nous devons travailler dans ce sens pour nous et pour notre prochain. Il ne s’agit pas pour autant que tous nos désirs plus ou moins pécheurs soient exaucés, que nous ayons forcément autant que les autres ou que notre niveau de vie augmente indéfiniment. Peut-être même faudrait-il qu’il baisse un peu pour que celui de notre prochain soit plus acceptable ?

En nous parlant de nourriture ou de vêtement, de logement ou de boisson, la Bible nous plonge dans la réalité la plus ordinaire. Nous pouvons (presque) tous contribuer à notre façon en partageant notre pain – la veuve qui a nourri Élie ne pourrait-elle pas en servir d’illustration (cf. 1 Rois 17.8-16) ?

Si la pauvreté apparaît comme l’une des caractéristiques d’un monde déchu, l’action chrétienne face à elle sera, dans notre quotidien et selon notre vocation, un reflet de la grâce du Dieu qui a un avenir pour l’humanité en Jésus-Christ : en partageant notre pain, nous confessons que si nous vivons, c’est parce que Dieu nous a donné le Pain vivant descendu du ciel. Le Dieu d’Ésaïe 58 qui parle d’action en faveur du pauvre est le Dieu d’Ésaïe 55 qui offre le salut comme un repas gratuit sur la base de l’œuvre accomplie par celui qu’il appelle « mon Serviteur » et qui a été décrite en Ésaïe 53.

  1. En 1982 s’est déroulée à Grand Rapids aux États-Unis une consultation sur la relation entre l’évangélisation et la responsabilité sociale sous les auspices du comité de Lausanne et de ce qui s’appelle aujourd’hui l’Alliance Évangélique Mondiale. John Stott avouera s’y être rendu « avec un degré d’appréhension considérable », « presque désespéré ». Tim Chester raconte que « dans un groupe de discussion un des participants en accusa un autre de défendre cet autre évangile qui était anathème pour Paul {…}  ». Cf. Timothy Chester, Awakening to a World of Need , The recovery of evangelical social concern , Leicester, Inter-Varsity Press, 1993, p.122. Je traduis. Le même auteur présente de manière schématique quatre personnages représentant quatre positions différentes sur l’engagement social que l’on peut rencontrer dans le monde évangélique : Tim Chester , La responsabilité du chrétien face à la pauvreté , trad. Annick Tchangang, Marne-la-Vallée, Éditions Farel, 2006, p.3-5.
  2. J’ai eu l’occasion de développer quelques pensées sur le sujet lors d’une journée du REMEEF (Réseau de missiologie évangélique pour l’Europe francophone) à Nogent-sur-Marne le 21 novembre 2018. Une publication devrait voir le jour à ce sujet. On peut également se référer à mon article « Does Integral Mission include everything that God requires of us and does God require of us everything included in Integral Mission » sur le site Internet de Micah Global : http://www.micahnetwork.org/sites/default/files/doc/page/does_im_include_everything_that_god_requires_of_us_daniel_hillion.pdf
    Page consultée le 15 mars 2019.
  3. On peut consulter le petit ouvrage de Jacques Blandenier, Les pauvres avec nous , La lutte contre la pauvreté selon la Bible et dans l’histoire de l’Église, Valence, Éditions LLB, coll. Défi Michée, 2006.
  4. Compendium de la doctrine sociale , établi par le Conseil Pontifical Justice et Paix, Paris, Les Éditions du Cerf – Bayard – Fleurus Mame, 2005, n.33, p.19.
  5. Sur ce sujet, cf. Jacques Buchhold, « Paul et l’esclavage » dans Théologie Évangélique , volume 4, n°2, 2005, p.29-38
  6. Henri Blocher, « Un regard sur la théologie africaine » dans Théologie Évangélique , volume 15, n°3, 2016, p.27-28.
  7. 1 Corinthiens 9.9 avec sa question rhétorique pour savoir si Dieu se met en peine des bœufs qui peut être si surprenante pour le lecteur occidental du 21e siècle (défenseur de la cause animale ou pas) peut nous instruire utilement sur l’écart entre notre lecture du texte et celle, normative, du Nouveau Testament. Sur ce texte (et sur la question de la souffrance animale), voir en particulier Henri Blocher, « L’évolution favorise-t-elle l’athéisme ? » dans De la Genèse au génome , Perspectives bibliques et scientifiques sur l’évolution, sous dir. Lydia Jaeger, Charols, Nogent-sur-Marne, Paris, Excelis, Éditions de l’Institut biblique, Groupes bibliques universitaires, coll. La Foi en Dialogue, 2011, p.139-142 (notamment la note 30).
  8. J’emprunte cette expression à Auguste Lecerf, « De l’impulsion donnée par le calvinisme à l’étude des sciences physiques et naturelles » dans
    Études calvinistes , Aix-en-Provence, Éditions Kerygma, 1999 (première édition 1949), p.123 : « Sans doute, l’autorité de l’Ecriture ne se limite-t-elle pas au dogme et à la vie spirituelle. Elle a son mot à dire dans toutes les sphères de la pensée et de l’activité humaine. Elle a une autorité principielle même en matière scientifique. » Cette manière de s’exprimer récuse l’idée d’une autonomie absolue de quelque domaine de la réalité par rapport à l’autorité de Dieu qui parle dans l’Écriture sans pour autant obliger à croire que la Bible parlerait de tout de façon directe ou quasi-directe. Elle fait droit à ce que l’Église catholique désigne avec l’expression peu heureuse d’« autonomie des réalités terrestres ». Sur cette notion, cf. Compendium de la doctrine sociale , op . cit ., n.46, p.25-26.
  9. Tout autre présupposé me semblerait pencher dans le sens du dualisme : il y a une partie de la réalité qui échappe à l’autorité de Dieu qui parle dans l’Écriture.
  10. Cf. « La Déclaration de Lausanne », dans Évangéliser, témoigner, s’engager , sous dir. Jean-Paul Rempp, Charols, Excelsis, 2017, §5, p.22.
  11. Le Petit Robert , Dictionnaire alphabétique & analogique de la langue française, par Paul Robert, rédaction dirigée par A. Rey et J. Rey-Debove, Paris, Dictionnaire le Robert, 1977, p.1381.
  12. L’article de Wikipédia sur la pauvreté peut donner un premier aperçu intéressant :
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Pauvret%C3%A9 Page consultée le 15 mars 2019.
  13. Sur cette approche cf. Sylviane Guillaumond Jeanneney, L’aide au développement sous un regard chrétien , Paris, Salvator, 2018, p.69.
  14. Voir http://www.unesco.org/new/fr/social-and-human-sciences/themes/international-migration/glossary/poverty/ Page consultée le 06 mars 2019.
  15. On touche du doigt ces problèmes en lisant l’article de Stéfan Lollivier, « La pauvreté : définitions et mesures », accessible sur
    https://www.cairn.info/revue-regards-croises-sur-l-economie-2008-2-page-21.htm Page consultée le 06 mars 2019.
  16. Cf. Sylviane Guillaumond Jeanneney, L’aide au développement sous un regard chrétien , op . cit ., p.49.
  17. Aujourd’hui vivre avec moins de 1,90 dollar par jour en parité de pouvoir d’achat.
  18. Cf. l’article de Stéfan Lollivier, « La pauvreté : définitions et mesures », art. cit.
  19. Blaise Pascal, « De l’esprit géométrique », section 1, dans De l’esprit géométrique, Entretien avec M. de Sacy, Écrits sur la grâce, et autres textes , introduction, notes, bibliographie et chronologie par André Clair, GF Flammarion 436, 1985, p.69.
  20. Sur ce sujet cf. les articles suivants : Samuel BÉnÉtreau, « ‘Ces plus petits de mes frères’. Étude de Matthieu 25.31-46 » dans Ichthus , 1970, n°8, p.21-27 et Pierre Marcel, « Frères et sœurs du Christ » dans La Revue Réformée , 1964/4, 15, p.18-30 et 1965/1, 16, p.12-26.
  21. Cf. Sylvain Romerowski, « Justice », dans Dictionnaire de théologie biblique , coll. Or, Charols, Excelsis, 2006, p.709-710. Je rajoute des guillemets en raison de ce qu’Auguste Lecerf appelait l’« anormalisme » de la vision biblique du monde : dans un monde déchu, on ne vit jamais vraiment « normalement ». Sur ce sujet cf. infra.
  22. Cf. Ron Sider, The Scandal of Evangelical Politics, Why are Christians Missing the Chance to Really Change the World? , Grand Rapids, BakerBooks, 2008, p.126.
  23. Cf. sur ce sujet Daniel Hillion, « Responsible Generosity » dans Evangelical Review of Theology , volume 37, n°1, Janvier 2013, p.43-45 où je renvoie à un texte de Saint Thomas d’Aquin ( Somme théologique , II-II, qu.32, art.6) et à l’encyclique de Léon XIII Rerum Novarum avec les distinctions sur deux sens différents du mots « nécessaire » et l’idée de vivre d’une manière qui convient à son état ainsi qu’à Auguste Lecerf, « Calvinisme et capitalisme », dans Études calvinistes , op . cit ., p.99-106, où Lecerf se réfère à la théorie aristotélicienne du droit analogique selon laquelle « chaque état de fortune ou de rang a ses exigences » (p.105).
  24. Cf. Jacques E. Blocher, « Le chrétien et l’argent » dans Les cahiers de l’Institut biblique de Nogent , n°159.
  25. Cf. les remarques de Sylviane Guillaumond Jeanneney, L’aide au développement sous un regard chrétien , op . cit ., p.49-50.
  26. Sur ce sujet, cf. l’excellent article d’Émile Nicole, « L’attitude à l’égard du pauvre dans l’Ancien Testament », dans Croquis de randonnées bibliques , Vaux-sur-Seine, Édifac, 2011, p.59-77, notamment, p.64-65. Il relève en particulier : la libération de l’esclave hébreu au bout de 6 ans (Exode 21.2) ; l’interdiction du prêt à intérêt (Exode 22.24) ; la protection de l’emprunteur contre certaines réclamations excessives du créancier (Deutéronome 24.6, 10-14) ; l’autorisation du glanage et du grappillage (Lévitique 19.9-10) ; la remise des dettes tous les 7 ans (Deutéronome 15.1-11) ; la loi du jubilé (Lévitique 25.8-17).
  27. Pour aller plus loin, on se reportera d’abord à l’article cité plus haut de Sylvain Romerowski (« Justice » dans Dictionnaire de théologie biblique , coll. OR, Charols, Excelsis, 2006, p.704-727). On pourra aussi consulter Andrew Hartropp, What is Economic Justice , Biblical and Secular Perspectives Contrasted , Milton Keynes, Colorado Springs, Hyderabad, Paternoster, 2007.
    J’ai commencé à faire quelques propositions dans plusieurs publications notamment Daniel Hillion, « Pauvreté et injustices : le Mouvement de Lausanne et la justice sociale » dans La Revue Réformée , n°286, 2018/2, tome LXIX, p.63-83.
  28. Sylvain Romerowski, dans « Justice », art. cit., étaie ce lien entre les notions de justice et de loi.
  29. Pour le mot « porte », le glossaire de la Bible à la Colombe indique : « C’est l’endroit où l’on rendait la justice et traitait des affaires, si bien que le mot peut servir à désigner les autorités elles-mêmes. »
  30. Sur ce sujet, cf. l’article éclairant d’Henri Blocher, « Loi, liberté et grâce. Quelle éthique proposer à la société civile ? », in Pour une éthique biblique, ouvrage collectif, Dossier Vivre n°22, Bevaix (Suisse), Imprimerie de Radio Réveil, 2004, p.9-33.
  31. Cf. Émile Nicole, « L’attitude à l’égard du pauvre dans l’Ancien Testament », art. cit., p.66-70.
  32. J’ai consulté ce commentaire en ligne, en traduction anglaise sur http://www.ccel.org/ccel/calvin/calcom05.ii.iv.ii.xv.html Page consultée le 20 mars 2019.
  33. Cf. Henri Blocher, « Un regard sur la théologie africaine », art. cit., p.27.
  34. Il est tentant de considérer les deux éléments de ce verset comme une synecdoque avec le soin de la veuve et de l’orphelin comme résumé de la face « positive » de la religion pure et sans tache et le fait de se garder du monde comme résumé de sa face « négative ». Que le souci des pauvres puisse jouer un tel rôle de résumé devrait nous faire réfléchir sur son importance.
  35. Sur les veuves dans le Nouveau Testament, voir aussi, entre autres, Marc 12.41-44 et Actes 9.39.
  36. Voici quelques références supplémentaires : Exode 22.20-23 ; Deutéronome 16.11, 14 ; 26.13 ; 27.19 ; Psaume 94.6 ; 146.9 ; Ésaïe 1.17, 23 ; 9.16 ; 10.2 ; Jérémie 7.5 ; 22.3 ; 49.11 ; Lamentations 5.3 ; Ézéchiel 22.7 ; Malachie 3.5.
  37. J’ai été amené à cette pensée par la lecture de Tim Chester, La responsabilité du chrétien face à la pauvreté , Quel équilibre entre évangélisation et travail social ?, trad. Annick Tchangang, Marne-la-Vallée, Farel, 2006, p.154. Voir tout le chapitre « Faire bon accueil aux exclus de la société », p.149-169.
  38. On rajoute parfois à cette triade la « consommation » finale. C’est ainsi que l’ Engagement du Cap parle de « l’histoire universelle de la création, de la chute, de la rédemption au cours des âges et de la nouvelle création ». Voir « L’Engagement du Cap » dans Évangéliser, témoigner, s’engager , op . cit ., première partie, 6, B, p.160.
  39. Cf. Auguste Lecerf, Du fondement et de la spécification de la connaissance religieuse , Aix-en-Provence, Édition Kerygma, 1999 (1ere ed. 1938), p.49.
  40. La Bible tire explicitement la conséquence de la grâce commune au thème de l’ amour de l’ennemi , mais la même logique peut s’appliquer à l’action envers le pauvre.
  41. Je comprends dans ce sens la promesse de l’Apocalypse d’après laquelle la gloire et l’honneur des nations seront apportés dans la nouvelle Jérusalem (21.24 et 26) : rien de ce qui est bon dans le monde présent ne sera perdu dans l’état final.
  42. « La déclaration de Lausanne » § 15 dans Évangéliser, témoigner, s’engager , op . cit ., p.29.
  43. Cf. Steve Corbett et Brian Fikkert, When Helping Hurts , How to Alleviate Poverty without Hurting the Poor… and Yourself, Chicago, Moody Publishers, 2009, 2012, p.123.
  44. Ibid ., p.109.
  45. TimChester, La responsabilité du chrétien face à la pauvreté , op . cit ., p.179.
  46. Cf. Le livre de Timothy Keller, Pour une vie juste et généreuse , Grâce de Dieu et pratique de la justice , Charols, Éditions Excelsis (sous la marque des éditions Farel), 2018, par exemple p.21-23.
  47. J’ai apprécié la finesse des explications du Pape Jean-Paul II dans l’encyclique Sollicitudo rei socialis , n.35-37 et 46 et note 65. Je synthétise : une structure n’est pas sujet d’actes moraux, la responsabilité est celle des personnes, mais l’accumulation de péchés personnels leur donne une forme de consistance propre.
    http://w2.vatican.va/content/john-paul-ii/fr/encyclicals/documents/hf_jp-ii_enc_30121987_sollicitudo-rei-socialis.html Page consultée le 21 mars 2019.
  48. Cf. Les échanges dans la pièce de théâtre de Corentin et Rebecca Haldemann, Salomé Haldemann et Marie-Noëlle Yoder, Voyage vers la simplicité , Pièce en trois actes , Montbéliard, Éditions Mennonites, 2018, p.26.
  49. J’ai fait quelques propositions dans Daniel Hillion, « Relations, responsabilité, pauvreté : quelle éthique dans l’usage de l’argent aujourd’hui ? », dans Théologie Évangélique , volume 17, n°2, 2018, p.125-140. Ma solution théorique est largement inspirée par la pensée de Ron Sider, mais les conséquences pratiques que j’en tire sont sans doute quelque peu différentes de celles qu’il adopterait.

L’IVRAIE DANS LE MONDE – UNE PROTESTATION ANABAPTISTE

 

Ivraie

Cet exposé comprend deux parties principales, l’une en forme d’analyse de la parabole de l’ivraie et du bon grain (Mt 13, 24-30 et 36-43), avec les difficultés et les enjeux de l’interprétation qui y sont liés, et l’autre qui livre un commentaire de l’anabaptiste Pilgram Marpeck sur cette même parabole.

Relevons les éléments de la parabole ainsi que son explication livrée par Matthieu et évoquons des éléments de l’histoire de son interprétation des débuts de la Réforme.

I. LA PARABOLE ET DE SON EXPLICATION

Je me souviens dans mon enfance de cette vision de champs de blés piqués de coquelicots et de bleuets, avant que l’agriculture moderne ne fasse usage de la chimie sélective aux effets aujourd’hui controversés… La « mauvaise herbe », c’est ce que les agriculteurs redoutent. De nos jours, nous luttons contre la monoculture et la vision de ces fleurs autrefois indésirables nous réjouit plutôt, ce qui n’était certainement pas le cas du temps de Jésus avec la plante appelée l’ivraie… La mauvaise graine en question, porte le nom révélateur de zizania  ; c’est le mot qui a donné le terme français de zizanie , en lien avec la discorde. Le diabolos, nous précise le texte, est l’ennemi qui a semé cette mauvaise graine et le champ dont parle Jésus c’est le monde (Mt 13,38). La situation à laquelle se réfère Jésus est une situation de confusion introduite par le père du mensonge qui est meurtrier. Bien malin durant ce temps qui sait démêler le vrai du faux, le mal du bien. Au-delà de ce constat, cette parabole reste empreinte d’espérance, car c’est un Dieu d’amour qui ne peut supporter le mal sous toutes ses formes, qui reste aux commandes. Cette conviction fondamentale fait partie de la joie d’anticipation de toute vie de disciple du Christ. Cette parabole décrit adéquatement l’attente de l’intervention divine ainsi que la démarche prescrite aux disciples par le Maitre, et donc s’inscrit dans l’eschatologie chrétienne.

L’ordre central, a priori surprenant pour les disciples est : « Laissez l’un et l’autre croitre ensemble jusqu’à la moisson ! » (13,30). Trois raisons sont avancées pour que les disciples comprennent le bien fondé de cet ordre :

1. le tri se fera à la « moisson » seulement,

2. le risque d’anticiper le tri met en péril le bon grain, et enfin

3. ce sont d’autres serviteurs qui s’en chargeront.

Le commentaire de l’anabaptiste Marpeck en ajoutera une autre : laisser ouverte la possibilité d’un changement d’attitude.

1. La mauvaise herbe doit à terme, « à la fin de l’ère », précise Matthieu (13,39-40), être rassemblée, puis brulée et le bon blé rassemblé lui aussi dans le Royaume. Ce terme ce ne sont pas les disciples qui le fixent, mais le propriétaire du champ. L’ivraie sera donc détruite à terme. Elle n’est pas récupérable dans le projet divin, bien que, comme le blé, elle fasse partie de la famille des graminées. De plus – mais le texte ne le dit pas explicitement – elle ne doit pas ensemencer la récolte future. La différence entre l’ivraie et le blé n’apparait nettement en fait qu’à la moisson. Le blé lui, est semé par le Seigneur (v. 27), appelé aussi « le fils de l’homme » (v. 37) et l’ivraie, par l’ennemi (grec. echtros , v. 25 et 29) appelé aussi le diable (v. 39).

2. On ne peut faire le tri avant ce terme et lutter contre l’ivraie en la déracinant, car, nous précise l’Évangile, on arracherait le bon grain. Les racines sont entremêlées. La particularité de cette graine est qu’il est très difficile, avant que le fruit ne révèle vraiment sa nature, de distinguer sa plante de celle du blé. Elle a été semée dit l’Évangile « pendant que les hommes dormaient », pendant que ces derniers n’étaient pas vigilants. L’ivraie représente les personnes caractérisées par des comportements qui font « scandale » (« causes de chute », selon la NBS ou qui « incitent les autres à pécher », selon Semeur 2000) et commettent « des actes d’iniquités » (13,41). On se rappelle ici que dans la parabole qui précède, dite du semeur, on retrouve parmi les auditeurs de Jésus, celui qui reçoit la Parole dans les épines, et pour lequel « le souci du monde et la séduction des richesses étouffent la Parole, et il reste sans fruit » (13,22). La peur et l’égoïsme dominent dans ce cas et empêchent une maturité du fruit digne du royaume. Ce contexte semble se rapprocher de celui de l’ivraie.

3. Les disciples à Jésus demandent à Jésus, et sans doute est-ce caractéristique de la nature humaine inquiète devant l’évidence du mal : « veux-tu que nous recueillions ou ramassions l’ivraie » ? Et la réponse surprenante est : « laissez-les croitre ensemble… de peur de déraciner le bon blé… jusqu’à la moisson ». C’est le maitre de la moisson qui donnera le signal du tri final avec du personnel particulier. Alors il dira à une autre catégorie de serviteurs de les ramasser pour les bruler. Ces derniers sont appelés les « moissonneurs » (v. 30), également « les anges (du fils de l’homme) » (v. 41). L’effet final précisé est que la confusion disparaitra, les « justes resplendiront comme le soleil… dans le Royaume de leur Père » (v. 43, avec une possible allusion à Juges 5,31, la fin du cantique de Débora et de Baraq).

Le disciple du Christ face au mal

Il existe une diversité d’interprétations… même autour de la précision du texte : le champ en question, nous précise l’Évangile, « c’est le monde » (13,38). Parmi les commentateurs de cette parabole, les réformateurs magistériaux ont d’abord appliqué la parabole à l’Église, nécessairement corpus mixtum. Quant à l’interprétation des « anges » destinés à faire le tri et à bruler l’ivraie, leur référence était certes au jugement dernier introduit par la venue du Seigneur, mais cette patience était entachée par leur éthique sociale. En effet, lorsqu’ils incitaient le magistrat, les princes, par peur de contagion, à sévir par le glaive ou le feu lorsque la loi de Dieu ou l’exercice de la vraie religion étaient en jeu1
, cette patience prenait un terme avant la « moisson ». À croire que les autorités terrestres avaient, comme les « anges » de la parabole, mandat d’anticiper le tri final ou du moins de contraindre à la bonne morale et au bon culte. Là se trouve au sein des familles de la réformation une différence majeure de l’interprétation de la parabole, du mandat du magistrat.

Deux temps sont pourtant nettement distingués dans la parabole : « laisser croitre ensemble » et « ramasser/récolter l’ivraie ». Les deux temps sont clairement distincts et il s’agit ni de confondre les missions spécifiques des serviteurs et des anges ni de se tromper de mandat s’agissant des disciples.

Les mesures préconisées ailleurs par Jésus contre les faux prophètes relèvent de l’évitement, pas des mesures coercitives, et comme dans la parabole ce sont les « fruits » qui permettent de les discerner (par ex. Mt 7,15-20). « Gardez-vous des faux prophètes ; ils viennent à vous en vêtement de brebis, mais au-dedans ce sont des loups ravisseurs. Vous les reconnaitrez à leurs fruits ». C’est donc que les disciples ne sont pas invités à attendre la « fin de l’ère » sans rien faire, mais à discerner dans le comportement moral, la fidélité à Jésus. Les propos des prétendus porte-paroles de Dieu en font partie (on se rappelle les accents des épitres de Jean par exemple), et même si ces « porte-paroles de Dieu » ont l’air inspiré. C’est sur ces critères qu’il s’agira ou non de les éviter ou de les suivre. Il appartient à la communauté chrétienne d’opérer ce discernement dans le temps.

L’ennemi du fils de l’homme a semé l’ivraie, c’est lui qui est l’origine du mal. Cette mise en scène rappelle le récit de la création de Dieu et l’irruption du serpent qui ne peut que tordre la bonne création divine et la pervertir. L’hostilité subie par les disciples, intérieure par les tentations et extérieure par les humains, n’a pas, elle non plus, Dieu pour auteur, mais l’ennemi à l’œuvre. Le bon fruit, c’est celui que Jésus par sa présence, ses paroles et actes et son Esprit, met dans la vie d’hommes et de femmes. C’est son œuvre d’engendrement, de régénération (cf. 1 P 1,23). Ainsi, les bonnes semences sont les « fils du royaume », l’ivraie ce sont les « fils du malin » ou du diable. Un engendrement du diable est aussi évoqué dans une parole de Jésus adressée à des pharisiens qui voulaient faire tuer Jésus : « vous avez pour père le diable, et vous voulez accomplir les désirs de votre père. Il a été meurtrier dès le commencement » (cf. Jean 8,44). Si l’ivraie est décelable dans le fait – comme certains pharisiens à l’époque de Jésus – de chercher à tuer des opposants au nom d’une certaine compréhension de la gloire de Dieu ou de la pureté de doctrine ou de la rivalité ou d’intérêts financiers, on a un éclairage sur ce que l’acte d’arracher pouvait signifier. Les serviteurs du diable aussi peuvent se déguiser en serviteurs de la justice – la leur ! – même divine.

Nous sommes appelés à ne pas chercher à éradiquer les méchants, sous quelque forme qu’ils soient pour les raisons invoquées. Pourtant nous sommes appelés à résister au mal et à le dénoncer, à faire œuvre d’éducation, d’annonce de la loi éternelle de Dieu, de pratiquer une justice restauratrice. Le discours de Jésus a, selon notre lecture, trait à la manière de cette résistance. Le pharisaïsme meurtrier, comme la tentation zélote (avec les armes des sicaires contre « le mal »), comme le retrait du monde (la communauté de Qumran le vivra un temps) sont autant de démarches exclues par cette parabole qui promeut le « croitre ensemble ».

Les temps de la moisson comme les Jour de l’Éternel ?

L’une des difficultés de l’interprétation est en lien avec la compréhension du « temps de la moisson » auquel se réfère la parabole. Ce temps a-t-il un accomplissement unique ? En effet, s’il s’agit d’un « jour de l’Éternel » intra-historique, comme entre autres le fut la prise de Jérusalem par les troupes juives zélotes rivales puis par les troupes romaines en 70 après Jésus-Christ. L’interprétation sera différente si elle ne représente que la parousie finale préludant le jugement dernier. Dans le premier cas, les « anges » envoyés par le « fils de l’homme » sont des entités politiques2
et non des anges purement angéliques. Mais même dans le cas d’entités politiques, il ne s’agit pas de l’action des disciples du Christ et encore moins d’actions qui seraient à légitimer moralement par ces derniers. Ils relèvent de la seule souveraineté divine qui peut appeler à cette tâche qui il veut (les Assyriens – cf. Es 6,26ss, Cyrus le Perse, – cf. 2 Chr 36,22-23 – Titus, etc.). Cette approche permet de concevoir une parousie de Jésus-Christ en gloire aussi de manière intra-historique, envoyant les « anges… du fils de l’homme » faire le tri et « bruler » l’ivraie.

Une lecture intra-historique n’exclut pas, à notre sens, une parousie ultime et corporelle du Christ. Le Christ appliquera à sa parousie un jugement « sans miséricorde pour qui n’a pas fait miséricorde » (Jc 2,13). Dans l’épitre de Jacques, le « scandale et les actes d’iniquités » sont présentés ; on peut se demander si les « riches » qui capitalisaient « dans les derniers jours » et dont parle l’épitre ne seraient pas à l’esprit de l’auteur de notre parabole… Une génération de profiteurs, accumulant les biens de ce monde et qui font peu de cas du sort des pauvres qu’ils exploitaient au contraire en accaparant leurs terres (cf. Jc 2,6 et 5,3). L’ivraie de la parabole représente bien des personnes qui sont des « occasions de chutes » pour d’autres et donc qui agissent mal envers Dieu et le prochain. Le remède préconisé par le Christ n’est pas le recours à l’insurrection et à la révolution violente, mais à l’annonce de l’évangile du Royaume de Dieu incluant l’appel à la repentance.

Autres exemples d’impatience

Nous avons évoqué l’attitude des pharisiens, des « riches » de l’épitre de Jacques, mais les évangiles font aussi état de l’impatience des disciples du temps de Jésus. Ces derniers, comme du reste les chrétiens en général, sont prompts à la condamnation. Agir ainsi donne l’illusion de nous croire du bon côté de la barrière, d’être enfin débarrassés du problème, d’être les justiciers du monde. Nous pensons que le mélange est intolérable… au nom de la haine même du mal. L’indignation doit être travaillée. Comme l’a souligné Paul Tournier, « le grand drame du mal, c’est qu’il se glisse jusque dans nos vertus. Et c’est souvent la peur d’être mal jugés et non l’amour qui nous rend vertueux ». Des exemples, s’il en faut, on en trouve dans la Bible et dans les actualités récentes. Dans la Bible on pensera à l’épisode du passage de disciples dans les villages des Samaritains. Nous savons que les Samaritains n’aimaient pas les juifs et vice-versa… Jésus avait interdit à ses propres disciples de vouloir précipiter le jugement divin par le feu, car les Samaritains n’accueillaient pas leur maitre (Luc 9,51-56). Ces derniers n’auraient pourtant eu, pensons-nous souvent, que ce qu’ils méritent ! On comprendra que le mode de conquête du Seigneur, dans tout le temps de Sa patience, est l’annonce de l’Évangile, une vie aimante de tous et l’appel à la foi. Chaque fois que nous devançons le Seigneur, pensant que le mélange est intolérable d’une part et qu’il faut écarter, ou plus subtil, faire écarter d’autres personnes, nous passons à côté de notre mission de disciples du Christ. Nous n’en avons pas l’autorisation du Seigneur. Même dans le cas de l’application dans l’Église, ce n’est qu’après avoir ôté la poutre de nos propres yeux que nous avons une chance de voir la paille dans l’œil du frère pour l’ôter (Mt 7,5). C’est dire la difficulté – mais pas l’impossibilité – de bien agir en matière de discipline ecclésiastique.

Lorsque nous jugeons sous le coup de l’indignation, nous pouvons facilement nous tromper ! Souvenons-nous par exemple des pratiques d’épuration en France après la Deuxième Guerre mondiale. Que de bavures, de réels motifs cachés, que d’injustices et de victimes parfois innocentes salies, de grosses pointures du système du mal qui ont passé entre les mailles du filet, aussi du côté des « vainqueurs »… On nous explique ces temps également, à quel point – par exemple – nous avons été manipulés – par les informations tronquées qui se sont révélées fausses par la suite et qui étaient destinées à provoquer exactement le même réflexe interventionniste que chez les disciples, à trouver l’approbation par rapport à des interventions militaires. Ainsi des tyrans, un temps soutenus et armés par des nations, sont du jour au lendemain mis au pilori des médias à cause de prétendues armes nucléaires ou chimiques ou de viols massifs… Pour s’autoriser des interventions armées, jamais bien entendu retenues comme crimes de guerre par la suite, des nations ont trompé l’opinion de leurs propres citoyens pour « éradiquer le mal » ou « faire la guerre à la terreur ». La confusion dont nous parlions plus haut de celui qui « sème la nuit pendant que les disciples dormaient » continue à agir ! Quelques années après, des reportages dignes de foi, eux, lèvent le voile sur la supercherie, mais le mal est fait. Des vies nombreuses à l’étranger et dans les troupes ont été sacrifiées sur l’autel de l’impatience créée de toutes pièces par les idéologues au service d’intérêts particuliers, qui disent rarement leur nom (« séduction des richesses » disait la parabole du semeur en Mt 13,22).

Le mal se trouve à l’échelle individuelle, comme à l’échelle sociale. Les commandements contre le vol, le mensonge à charge, l’orgueil et la convoitise doivent aussi être appliqués à de grands groupes appelés nations ou multinationales ! Pour le Seigneur, dans le temps de sa patience, justice et amour concordent, ce qui est si rarement le cas dans nos jugements. « Le fils de l’homme n’est pas venu pour perdre les âmes des hommes, mais pour les sauver » (Luc 9,56). L’éthique de la patience des disciples doit aussi prolonger la mission du fils de l’homme.

Le recours à la guerre ne crée que si rarement la paix ou les conditions nécessaires à celle-ci… « Seigneur faut-il arracher l’ivraie ? » Des questions concrètes épineuses se posent : comment avons-nous à lutter contre le mal réel ? Comment intervenir dans des situations de crise ? Pour ne pas rester naïf ou crédule, il s’agit déjà de croiser les informations qui nous parviennent… Et comme beaucoup reste néanmoins caché, il s’agit d’être le plus restauratif possible dans les relations et de se distancier des va-t-en-guerre et de la mentalité de ceux qui veulent vouer rapidement les méchants « au feu ». Le Seigneur n’est pas indifférent au mal pour autant.

Zizanie dans les interprétations protestantes

Les interprétations de la parabole étaient diverses et les leçons à en tirer n’étaient pas unanimes, entre les réformateurs magistériaux
3
et les réformateurs anabaptistes et spiritualistes. Les magistériaux, comme Luther et Calvin, disaient pourtant très clairement qu’il ne fallait pas réprimer des personnes en matière de foi ; ils reprochaient aux partisans de l’ancienne foi une telle attitude. Ils voulaient certes combattre l’ivraie par la seule Parole de Dieu, mais ont incité les puissants, quand ils le pouvaient, à agir par le glaive. Cela équivaut à un double discours, dérogeant à leur tour à leur propre principe. De cette parabole ils ont de ce fait d’abord dégagé une leçon par rapport à l’Église et non par rapport à la société ou au monde. Ce faisant ils prolongeront l’interprétation anti donatiste d’Augustin.

Calvin quant à lui, selon l’analyse du théologien suisse Pierre Bühler, oscillera entre la nécessité d’une « discipline ecclésiastique sévère » et la « mixité constitutive de l’Église »4
. « Globalement, dira Pierre Bühler, on peut donc parler d’un plaidoyer en faveur d’une certaine indétermination de l’Église, par rapport à des surdéterminations comme celle à laquelle tend Thomas Müntzer, entre autres. »5
Müntzer fut l’un des idéologues importants du soulèvement paysan de 1524-25 et avait considéré l’époque qu’il vivait comme la « moisson » qui permettait au peuple de séparer le blé de l’ivraie, d’abord par l’appel à la repentance puis par le soulèvement armé. La question centrale de la parabole est celle du rapport des disciples du Christ à la violence ou à la contrainte de corps. Thomas Müntzer avait été lui aussi qualifié d’anabaptiste, alors qu’il pratiquait le baptême des nourrissons.
À sa suite, l’anabaptiste Hans Hut a lui aussi voulu envisager de coopérer avec les anges une fois que le Christ sera revenu en 1533. Pour cet enseignement Hut a été mis en garde par les autres enseignants anabaptistes de son temps. D’autres, dont les Frères suisses, les Marpeckites ont tenu dès les débuts à faire usage de la seule parole de Dieu pour vaincre le mal et faire avancer la cause de l’Évangile. Il est à remarquer qu’à la fois les réformateurs magistériaux et les réformateurs radicaux ont cru pouvoir identifier l’ivraie à l’œuvre de l’antichrist. Ils auraient été d’accord avec la phrase de Calvin tirée de la préface de son Institution de la Religion Chrétienne

adressée à François 1er  : « il (le diable) s’efforce par violence et mains des hommes, d’arracher ceste vraye semence : et d’autant qu’il est en luy, il tasche par son yvroye de la supplanter, afin de l’empescher de croistre et rendre son fruit » (1535). À n’en pas douter Calvin pensait vraiment lutter contre l’ivraie par la pure doctrine seule. Mais il avait été précédé quatre années auparavant (1531) par le réformateur Zwingli qui avait lui aussi adressé son « Exposé de la pure doctrine »
6
au « très saint Roi très chrétien » François 1er. Zwingli le mettait en garde tant contre les exactions des « papistes » que contre l’ivraie des « catabaptistes »
7
, l’incitant d’une part à ne pas écouter tous ceux qui attribuent à Zwingli leur sédition. Zwingli l’avertit ensuite qu’il fallait remédier contre les « catabaptistes », sinon « il en résulterait un tel désordre de toutes choses dans l’ensemble de ton royaume qu’il serait difficile d’y porter remède. »
8
De là à voir dans la confession de Zwingli une incitation à se servir de l’épée et du feu, il n’y a qu’un pas que le « Roi très chrétien » franchira par des buchers dans son royaume, entre 1533 et 1535. Il se justifiera du reste auprès de la Ligue (protestante) de Smalkalde en leur disant qu’il n’avait que remédié contre les « catabaptistes »… La confession de foi de Zwingli se situe six ans après la rupture violente avec les anabaptistes zurichois
9
. C’est dire que le contentieux entre ces deux types de réformation était profond et que l’impact de ces lectures différentes de la parabole sur le royaume de France et la diffusion des idées réformatrices radicales, était tragique dans ces années charnières.

L’ Institution de Calvin (1535) est également en lien avec les évènements qui se déroulent à Paris entre 1533 et 1535. Alors qu’en 1532 François 1er était encore relativement ouvert à une réformation de l’Église, en janvier 1535 il mène une « procession expiatoire » contre l’offense faite par des « évangéliques » dans l’affaire des Placards. François 1er cherchera par la suite à justifier ses actions répressives des dissidents français entre 1533 et 1535 face à des Suisses et Allemands de la ligue de Smalkalde qui lui demandent des comptes par rapport à la vague de répression. Il expliquera, via ses ambassadeurs Guillaume et Jean du Bellay, avoir voulu « châtier quelques anabaptistes en révolte contre son autorité, et des coupables dont les crimes méritaient le dernier supplice. »10

Calvin emboitera le pas à la démarche de Zwingli, comme le montre sa préface de l’Institution de la religion chrétienne . Les deux grands et premiers représentants du courant appelé plus tard « réformé » ont fortement cherché à se démarquer de ce qui pouvait le plus effrayer un monarque de droit divin, soit la remise en question de l’ordre établi. Cette volonté apologétique éclaire la pensée et les actions tant de Zwingli que de Calvin. Il y a bien eu chez Luther comme chez d’autres réformateurs tel Calvin, une évolution allant dans le sens d’un durcissement des mesures de répression, c’est à dire légitimant le recours de moyens de contrainte des consciences ou des corps11
.

Pour « la seule gloire de Dieu », il est arrivé à des réformateurs aussi brillants que Calvin, de cautionner, d’encourager les extraditions, de renseigner même l’inquisition et à de rares occasions aussi de pousser le magistrat à mettre à mort pour des raisons religieuses. Je pense ici à l’exécution à Genève de l’hérétique Michel Servet (1511-1553). Ayant trouvé refuge à Genève, l’accusation se portait sur des sujets en rapport avec la première table de la loi : l’antitrinitarisme, sa doctrine de la régénération et du baptême des croyants professants.

Mais, en recourant au pouvoir des Princes, des rois ou des magistrats urbains, les réformateurs magistériaux auront, selon une lecture anabaptiste, rejoint les rangs de ceux qu’ils dénonçaient, c’est-à-dire les forces antichristiques à l’œuvre au cours des siècles. Vieux et profond contentieux entre familles héritières des premières heures de la Réformation. De récentes demandes de pardon ont ici et là grandement contribué aux réconciliations entre familles héritières de la réformation.

Faire punir les personnes perçues comme « hérétiques », sous le couvert du péché de « blasphème », c’est ouvrir la boite de pandore. C’est là une différence majeure entre deux sortes de réformations. L’enjeu est le rapport entre le recours au glaive et la conduite des disciples du Christ qui n’usent que de la force de la Parole par l’Esprit, laissant le jugement au Seigneur et à ses anges. Si de nos jours la non-contrainte en matière religieuse semble partagée en Occident, elle reste fragile, aussi parmi les tenants d’une réformation biblique. Le sujet mérite d’être pensé théologiquement, car il met en évidence des différences herméneutiques dans le rapport entre les deux testaments et la compréhension de la mission de l’Église.

II. PILGRAM MARPECK (1495-1556) ET LA PARABOLE DE L’IVRAIE12

Voici un commentaire de la parabole du bon grain et de l’ivraie issu des premières décennies de la réformation. Il est tiré du traité « Dévoilement de la prostituée babylonienne et des antichrists… »13
L’anabaptiste Pilgram Marpeck14
en est de toute vraisemblance l’auteur, selon plusieurs recherches relativement récentes de Walter Klaassen et de Neal Blough15
. La date de rédaction se situe autour des années 1531-1532 en réaction à la mise en place de la Ligue de Smalkalde, donc d’une coalition armée protestante qui cherchera à protester contre l’empereur germanique et à défendre sa compréhension de la vérité.

« Laisser croitre ensemble… jusqu’au temps de la moisson ! » Une voix anabaptiste16
explique que cette parabole relève tant de l’éthique sociale chrétienne que de la discipline d’Église.

Voici le document :

S’il arrive comme précédemment qu’un nouvel antichrist naisse ou soit fabriqué, j’espère que le Seigneur va nous en délivrer
17
pour sa propre cause et pour que les siens ne deviennent pas victimes des truies qui ravagent le vignoble de Dieu (Psaume 79 et 80)18
, mais que les brebis et les bergers des brebis soient préservés, qui plantent son vignoble sans le brouter19
et que le Christ demeure notre souverain berger maintenant et à jamais. Amen.

Enfin, et en conclusion, à tous ceux qui voudraient mélanger le royaume du Christ et le pouvoir temporel et qui distinguent le bien et le mal et veulent le déraciner20
autrement que par la Parole et l’Esprit de Dieu, je voudrais répondre par le décret21
de la parabole du Christ qui se trouve en Matthieu 13 (24-30).

Il en va du Royaume des cieux comme d’un homme qui a semé du bon grain dans son champ. Pendant que les gens dormaient, son ennemi est venu ; par dessus, il a semé de l’ivraie en plein milieu du blé et il s’en est allé. Quand l’herbe eut poussé et produit l’épi, lors apparut aussi l’ivraie. Les serviteurs du Maitre de maison virent lui dire : « Seigneur, n’est-ce pas du bon grain que tu as semé dans ton champ ? D’où vient donc qu’il s’y trouve de l’ivraie ? » Il leur dit ; « C’est un ennemi qui a fait cela ». Les serviteurs lui disent : « Alors veux-tu que nous allions la ramasser ou la déraciner ? »22
« Non, dit-il, de peur qu’en ramassant l’ivraie vous ne déraciniez le blé avec elle. Laissez l’un et l’autre croitre ensemble jusqu’à la moisson, et au temps de la moisson je dirai aux moissonneurs : ramassez d’abord l’ivraie et liez-la en bottes pour les bruler ; quant au blé, recueillez-le23
dans mon grenier. »

Alors les disciples lui ont demandé la signification de la parabole. Que les contradicteurs écoutent et jugent eux-mêmes si le Christ a donné aux siens le glaive du pouvoir temporel24
ou l’ordre de ramasser l’ivraie avant la fin du monde. Jésus répondit en disant à ses disciples :

Celui qui sème le bon grain, c’est le Fils de l’homme ; le champ, c’est le monde ; le bon grain, ce sont les sujets du Royaume ; l’ivraie, ce sont les sujets du Malin ; l’ennemi qui l’a semée, c’est le diable ; la moisson, c’est la fin du monde, les moissonneurs, ce sont les anges. De même que l’on ramasse l’ivraie pour la bruler au feu, ainsi en sera-t-il à la fin du monde ; le Fils de l’homme enverra ses anges ; ils ramasseront, pour le mettre hors de son Royaume, toutes les causes de chute et tous ceux qui commettent l’iniquité, et ils les jetteront dans la fournaise de feu ; là seront les pleurs et les grincements de dents. Alors les justes resplendiront comme le soleil dans le Royaume de leur Père. Entende qui a des oreilles !

Nos contradicteurs doivent bien le noter ; dans ce temps le Seigneur Christ est un Sauveur25
et non pas quelqu’un qui ruine26
. Tous les hommes peuvent être sauvés27
jusqu’au temps déterminé du jugement dernier28
, où il n’y aura plus de possibilité de repentance. Jésus commande à ses serviteurs et aux hommes de juger les affaires extérieures et du moment, et non pas les affaires futures et intérieures (notes, les croyances). Autrement la grâce de Dieu serait raccourcie et le blé déjà arraché. Sinon pourquoi le Christ aurait-il raconté cette parabole ? Aussi longtemps que l’homme est dans cette vie corporelle29
, et aussi mauvais soit-il, il peut être converti à l’amélioration par la grâce du Christ et par le témoignage de patience et l’amour des siens. Car il y a douze heures dans la journée, comme le Christ lui-même le dit (Jn 11,9). S’il avait était arraché, il est certain que cela ne pouvait se produire. Ainsi, le Christ doux et humble a commandé aux siens d’apprendre de lui (Jn 13 v. 36 [?] et Mt 11,29) et de donner tout son temps à l’homme et d’attendre fidèlement. Par cette parabole il ordonne aux siens d’attendre et ne commande à personne de juger ou de condamner par l’épée. Presque tout le chapitre 5 de l’évangile selon Matthieu nous dit de ne contraindre30
personne ni de dominer31
, mais plutôt de se laisser contraindre32
et se laisser dominer33
, et présenter ces doctrines en toute patience. Ceux qui font autrement sont du monde et non du Christ, infidèles et non fidèles. Ceux qui prennent l’épée pour se battre doivent être jugés par l’épée, comme le décrit Jean au chapitre 13 de l’Apocalypse (v. 10) et également Mt 1634
.

Le temps de la « patience » est pour ce type d’anabaptiste communautaire et pacifique un temps de la patience divine, mais également de la patience des disciples du Christ. Comme leur maitre, ces derniers laissent ouvert un temps où, grâce à la proclamation de l’Évangile, une repentance est encore envisageable, car les protagonistes peuvent, avant le temps de la moisson, se rendre à l’évidence de leurs mauvais comportements et de l’origine de leur égarement et changer de vie…

Les réformateurs magistériaux, de leur côté, s’appuient directement ou indirectement sur le pouvoir pour promouvoir leurs réformes, et restent de ce fait encore prisonniers des concepts de chrétienté. Une
ecclésiologie de type anabaptiste n’imagine pas devoir promouvoir dans la société une répression en matière religieuse – précisément à cause de l’eschatologie qui la motive : le jugement appartient au Seigneur. Elle agira par l’annonce de la Parole et maintiendra la nécessité d’une discipline fraternelle et aimante dans l’Église (Mt 18). Elle sera perçue comme séparatiste, mais du coup sera aussi vue comme plus missionnaire ou prophétique par rapport à la société. Sa tentation sera le repli du monde, ce qui n’est qu’un autre moyen de penser – à tort ! – faire le tri avant la moisson. Ces ecclésiologies au fond différentes se manifestent encore de nos jours, parmi les partisans du sola scriptura , bien que les évolutions de la société moderne occidentale vers une société sécularisée et pluraliste rendent les enjeux concrets moins prégnants.

L’anabaptiste Balthasar Hubmaïer avait rédigé, dès 1524, un traité s’élevant contre la répression des hérétiques, et fonda son raisonnement par des raisons bibliques parmi lesquelles l’œuvre de Jésus-Christ et la parabole de l’ivraie
35
. J’ai été frappé, en relisant les échanges plus tardifs de Jean Calvin et de Sébastien Castellion combien la parabole du bon grain et de l’ivraie revenait souvent dans leurs propos, après la mise à mort de Michel Servet à Genève, ce qui met aussi en lumière leurs interprétations divergentes. Sébastien Castellion (1515-1563) était devenu lui aussi pour diverses raisons, persona non grata à Genève36
. Castellion reprendra et développera vingt années après Marpeck, en 1554, ce que des anabaptistes et d’autres avaient soutenu. En matière de respect des consciences et des convictions, nous sommes en dette envers la réforme radicale, pour des raisons bibliques, et bien avant les Lumières humanistes.

L’anabaptisme n’est pas un épiphénomène sans incidence dans l’histoire de la Réforme surtout si on considère qu’aujourd’hui il a une large progéniture spirituelle parmi le christianisme évangélique mondial. Les professants hésitent pourtant souvent à se réclamer, par méconnaissance, de certaines figures anabaptistes des débuts de la réformation, privilégiant « les grands réformateurs ». La pensée de la « réformation radicale » pour reprendre une formule de l’historien Richard Stauffer, l’anabaptisme, reste pourtant, sous ses aspects importants, encore largement ignoré.

Il s’agit bien dans cette parabole de trouver des moyens fidèles au Christ et aux apôtres pour résister aux hérétiques et aux impies, mais sans les « arracher », c’est-à-dire sans « forcer les consciences », « laissant leur punition par Dieu, au moment qu’il aura choisi, et non par les hommes. »37
Cela concerne alors aussi le péché de « blasphème » que Calvin a inclus dans son troisième usage de la loi. Castellion lui, dira avec une grande lucidité, en rapport avec la parabole : « Nous apprenons par ce texte comment il nous faut gouverner envers les hérétiques et faux docteurs, c’est de ne les extirper, et ne les mettre pas à mort : car Christ le démontre ici évidemment, quand il dit : ‘Laissez croitre l’un et l’autre’. Il faut procéder à l’encontre d’eux par la seule parole de Dieu. »38
« On peut voir ici à quel point nous avons mal agi, nous qui avons voulu conduire les Turcs à la foi par la guerre, les hérétiques par le feu, les Juifs en les menaçant de mort, ou par d’autres injustices. Nous qui avons voulu arracher l’ivraie par nos propres forces, comme si nous avions le pouvoir d’agir sur les cœurs et les esprits, comme si nous avions en main la puissance de conduire tous les hommes à la justice et à la piété. Ce que Dieu unique ne fait pas, cela n’est pas à faire… Nous les mettons à mort, leur interdisant de jamais changer. »39

Claude Baecher, enseignant et pasteur dans la FREE, Lausanne

  1. On lira le développement bien documenté sur l’attitude concrète de Calvin, dans François Dermange, L’éthique de Calvin , Labor et Fides, 2017, pp. 212-237.
  2. On se souviendra de la lecture des signes du Fils de l’homme dans les évangiles que fait Pierre Courthial, Le jour des petits recommencements. Essai sur l’actualité de la Parole (évangile-loi) de Dieu , Messages, L’âge d’Homme, Lausanne 1996, pp. 113.
  3. 6 Voir Pierre Bühler, « Le ble et l’ivraie. Réception de la parabole dans la periode de la Reforme  », dans Revue d’histoire et de philosophie religieuses , 85 (2005), pp. 89-101 (aussi paru dans : Cristianesimo nella storia , 26 (2005), pp. 265-278, sous le titre « La reception de la parabole du ble et de l’ivraie dans la periode de la Reforme »). Voir également Roland Bainton, « The Parable of the Tares as the Proof Text for Religious Liberty to the end of the 16th century », Church History 1, 1932, pp. 67-89.
  4. Pierre Bühler, op. cit., p. 93.

  5. Pierre Bühler, op. cit., p. 100. A l’analyse de Pierre Bühler sur l’interprétation de cette parabole au XVIe siècle, il manque la prise en compte du rôle du magistrat en rapport avec la répression de l’hérésie.

  6. On lira la traduction française faite d’après le texte latin de 1531 parue dans Etudes théologiques et religieuses. Textes réformateurs inédits. Textes réunis et édités par Chrystel Bernat, tome 92, 2017/1, spécialement pp. 192-196.
  7. Litt. contre le baptême – entendre celui des nourrissons.
  8. Ibid., p. 195.
  9. Et trois ans avant la venue éphémère au pouvoir d’anabaptistes illuminés à Münster en Westphalie (1534-35).
  10. cf. l’introduction à l’Institution de la Religion Chrétienne , Paris, 1859, p. ix.
  11. Nous nous référons entre autre au travail des historiens des entretiens luthéro-mennonites, auxquels nous avons eu le privilège de participer. Voir Guérir les mémoires : se réconcilier en Christ. Rapport de la Commission internationale d’études Luthéro-Mennonite (Fédération luthérienne mondiale et Conférence mennonite mondiale), 2010. Y figure, en langue française, le traité de 1536 incitant les princes chrétiens à punir physiquement et par l’épée les anabaptistes, et signé par Martin Luther et Philippe Melanchthon, etc. ; en « annexe A » du volume cité, pp. 113-118.
  12. Extrait traduit en langue française par Neal Blough et Claude Baecher à partir d’une reproduction du traité parue dans Mennonite Quarterly Review janvier 1958, vol. xxxii, par Hans J. Hillerbrand, « An early anabaptist Treatise on the Christian and the State », pp. 45ss.
  13. Le titre complet de ce traité : « Mise à nu de la prostituée babylonienne et des antichrists, les vieux et nouveaux mystères et abominations mis en lumière. Aussi de la victoire, de la paix et de la souveraineté des chrétiens authentiques, de leur manière d’obéir aux autorités, de porter la croix sans sédition et sans réplique avec le Christ en toute patience et amour, pour la louange de Dieu et le service, le renforcement et l’amélioration de toutes les personnes pieuses, cherchant Dieu ».
  14. Pour sa pensée, cf. Neal Blough, Christologie anabaptiste. Pilgram Marpeck et l’humanité du Christ , coll. Histoire et société, 4, Labor et Fides, Genève, 1984, 280 p.
  15. On lira l’article de Neal Blough au sujet du traité l’ Aufdekung (« La mise à nu de la prostituée babylonienne »), dans Eschatologie et vie quotidienne (sous dir. Neal Blough), Excelsis, collection Perspectives Anabaptistes, 2001, « Eschatologie, christologie et éthique : la fin justifie les moyens », pp. 13-37.

  16. Voir plus généralement sur l’anabaptisme George Huntston Williams, 3



    e



    édition, vol. XV de Sixteenth Century Essays & Studies, The Radical Reformation, 1992 .


  17. fürkommen = dans le sens d’en prendre soin, nous en délivrer cf. Ps 29,9

  18. La métaphore est celle de la vigne, symbole du peuple de Dieu, qu’il convient de soigner pour qu’elle porte du bon fruit. Pour la relation de la vigne du Seigneur et l’antichrist, dont il est aussi fait allusion chez Marpeck, voir la littérature wycliffite ou hussite du début à la fin du XVe

    siècle, etc. (cf. Mernard Mc Ginn, Anti-Christ. Two thousand years of the human fascination with evil, SanFrancisco, Harper,1994, p. 184-187). Les peintres Lucas Cranach le vieux et le jeune ont su s’inspirer de la différence de traitement de l’antichrist et des bons bergers dans la vigne, dans certaines de leurs œuvres au XVIe siècle.

  19. aberzen.
  20. mag aussreüten.
  21. Urteil.
  22. ausjetten oder aussreürren.
  23. sammelent.
  24. das schwerdt des leiblichen gewalts.
  25. ein säligmacher.
  26. ain verderber.
  27. erloesung.
  28. den gestrengen gerichts.
  29. leiblichem leben.
  30. zwingen.
  31. herschen.
  32. bezwingen.
  33. begwältigen lassen.
  34. sic. il s’agit de 26,52.
  35. Neal Blough , Les révoltés de l’Évangile. Balthasar Hubmaier et les origines de l’anabaptisme , Paris, Cerf, 2017, 318 p. Voir la traduction française livrée en annexe de son livre : son traité contenant 36 courtes thèses Concernant les hérétiques et ceux qui les brûlent (1524), pp. 255-261. Hubmaier est proche des thèses d’Erasme dans sa lecture de Matthieu 13 (ses thèses 8, 9, 11 et 13).
  36. Par exemple Sébastien Castellion, Contre le libelle de Calvin après la mort de Michel Servet , traduit du latin, présenté et annoté par Etienne Barilier, Editions Zoe, 1998, p. 91-92. Mettre à mort c’est interdire aux gens de jamais changer, dira-t-il… Ce livre fut écrit en 1554 l’année suivant la mise à mort de Servet (1553), mais immédiatement censuré, il ne paraîtra finalement qu’en… 1612.
  37. Castellion, Contre le libelle de Calvin , p. 98. Il plaidera aussi, comme une solution à la guerre des religions – de ne pas forcer les consciences, aussi de « différer le châtiment des hérétiques jusqu’à l’arrivée du Juge » (p. 98). Notons qu’il parle du châtiment, non pas du fait de confronter les idées, ni d’annoncer l’évangile.
  38. Sébastien Castellion, Traité des Hérétiques. A savoir, si on les doit persécuter, et comment on se doit conduire avec eux, selon l’avis, opinion, et sentence de plusieurs auteurs, tant anciens, que moderne s (traité de 1554), Genève 1913, p. 52, pp 136, 138s (réédité depuis aux Editions Ampelos, 2009).
  39. Castellion, Contre le libelle de Calvin, p. 91.

La folie et le disciple du Christ

« La question éthique est au cœur du premier évangile » 1 . Pour illustrer cette observation que je partage avec Jean Zumstein, il est envisageable d’emprunter plusieurs voies fructueuses 2 . J’ai choisi celle de parcourir quelques péricopes qui évoquent la possibilité pour le disciple de Jésus de devenir fou, insensé (mwros en grec) dans le cas où il ne pratique pas ce qu’il a entendu de la bouche de Jésus. Le choix de cette voie part d’un étonnement : pourquoi ce terme est-il retenu en Mt 5,13 pour signifier le fait que le sel perde sa saveur ? Comment se fait-il qu’on le retrouve à d’autres endroits de l’évangile ? Faut-il voir un lien entre ces différents textes ? Finalement, qu’est-ce que cette réalité renferme ?

Sous forme d’une promenade exégétique, je vous propose d’examiner la question classique de l’importance de l’éthique chez Matthieu avec un angle original.

sel-webEn essayant d’expliciter cette formulation du « sel qui devient fou », j’ai été amené à découvrir d’autres textes de l’évangile qui emploient eux aussi cette même racine. À travers les exemples qui suivent, je vais tenter de déterminer en quoi et comment la mise en relation de la folie et de la question éthique chez Matthieu sert à illustrer la nécessité et l’importance de la dimension éthique dans la vie du disciple. Cette mise en relation est spécifique au premier évangile 3 . En effet, Marc ne recourt jamais à ce vocable et Luc ne le fait qu’à une seule reprise dans le logion du sel (Lc 14,34).

Selon Matthieu, le disciple peut donc devenir fou, insensé (mwros ). Le terme en grec est fort, et il ne paraît pas justifié d’en amoindrir la portée 4 . Même si le caractère hyperbolique de la sentence ne doit pas être oublié, pour Jésus, celui qui traite son frère de « fou » se voit condamné avec une grande sévérité (Mt 5,22). Dans sa violente polémique contre les scribes et les pharisiens en Matthieu 23, Jésus les traite d’« insensés » (mwros , 23,17), ce qui d’ailleurs ne manque pas de poser un problème au niveau de l’interprétation.

Dans l’Ancien Testament, on rencontre cet adjectif pour décrire l’individu ou le peuple qui néglige les dimensions éthiques de l’appartenance à Dieu, ce qui est considéré comme une révolte contre Lui. « L’insensé (mwros ), en effet, profère des folies et dans son cœur il médite le mal : il agit en impie et adresse au SEIGNEUR des blasphèmes, il laisse l’affamé le ventre vide et laisse manquer de boisson celui qui a soif. » (Es 32,6) 5 .

Jésus utilise à plusieurs reprises ce vocable en lien avec le comportement éthique du disciple. Ces propos radicaux deviennent compréhensibles si l’on songe que, en laissant la question éthique de côté, le disciple court le risque de ne plus demeurer dans l’Alliance voulue par Dieu et accomplie en Jésus-Christ.

Exégèse de Matthieu 5,13

« Vous êtes le sel de la terre. Si le sel perd sa saveur (devient fou), comment redeviendra-t-il du sel ? Il ne vaut plus rien ; on le jette dehors et il est foulé aux pieds par les hommes. »

Mt 5,13 utilise le verbe mwrainw pour désigner le sel qui perd sa saveur. Le lien avec une attitude insensée de la part du disciple n’est pas évident de prime abord. Première chose, ce verbe est relativement rare dans le Nouveau Testament puisqu’on ne le rencontre que quatre fois. Deux fois sous la plume de Paul en 1 Co 1,20 et en Rm 1,22, où le sens « rendre fou » est bien établi. Les deux autres occurrences se trouvent en Mt 5,13 et en Lc 14,34, où la traduction qui paraît le mieux convenir serait celle de « rendre sans saveur » 6 , plutôt que « rendre fou ». À noter que Marc utilise l’adjectif analos , qui est formé d’un alpha privatif devant le substantif « sel » (Mc 9,50).

Dans la LXX, la racine mwros se retrouve quarante fois dont vingt-neuf occurrences pour le seul Siracide. Dans les autres textes 7mwrainw est employé c’est dans le sens de « rendre fou » : une traduction et un contexte d’énonciation qui vont donc dans le sens défendu ici.

Finalement, on peut aussi se demander si les auteurs de A Greek–English Lexicon of the New Testament and Other Early Christian Literature (BDAG) n’ont pas gardé le sens de « rendre sans saveur » dans le but premier de respecter le contexte d’énonciation et sa logique, voire par manque de traduction alternative !

À ce stade et en suivant plusieurs exégètes 8 , nous pouvons retenir avec une certaine assurance que le disciple peut devenir « fou », ou « stupide » étant entendu que la métahpore du sel s’applique au disciple, particulièrement à son éthique.

Que faut-il donc comprendre quant à ce sel qui perd sa saveur, qui « devient fou » ? La question est complexe et largement débattue. Deux options principales apparaissent 9 .

La première considère, en s’appuyant sur un texte juif parallèle (Bekh 8b), que Jésus évoque une situation impossible. Le sel ne peut pas perdre sa saveur. Jésus raisonne donc par l’absurde pour signifier que les disciples ne peuvent pas perdre le statut qui leur est donné. Cette interprétation ne résiste cependant pas à la suite du texte (v. 13b), qui évoque justement la possibilité de voir le sel « devenir fou ». Dès lors, il paraît difficile de suivre cette ligne-là. Le fait d’écarter cette solution ne résout pas pour autant la question.

Comme Matthieu ne semble pas suivre cette voie du raisonnement par l’absurde, il doit avoir en tête un autre cadre de plausibilité qui lui permette de considérer que le sel puisse perdre sa saveur et par conséquent être jeté dehors. L’explication de cette deuxième ligne d’interprétation serait alors à rechercher dans l’éventualité que le sel subisse les effets néfastes de l’humidité dont la conséquence est une perte de saveur 10 .

Le fait de ne pas assumer sa vocation de « sel de la terre », c’est-à-dire de vivre concrètement la nouveauté de vie suite à l’appel de Jésus (cf. Mt 4,18-22), est considéré à la fois comme une folie et comme un cas de figure plausible qui entraîne des conséquences. Matthieu maintient les deux options ensemble. Ainsi, Christophe Paya :

« La fin de la parabole – le sel est jeté dehors et piétiné – montre que l’avertissement est sérieux et que la responsabilité des auditeurs est engagée. Ce qui est impossible – que le sel ne soit plus salé – n’est pas exclu… » 11

L’interprétation doit en effet tenir compte de cette impossibilité qui est malgré tout envisageable ! Il est évidemment tentant d’éliminer cette manière de comprendre la métaphore du sel, car on évacue ainsi la délicate question du jugement. Comme nous allons le voir, d’autres textes de Matthieu pointent dans cette direction où « ce qui est impossible – que le sel ne soit plus salé – n’est pas exclu… » 12 .

Avant de les prendre en considération, il nous faut encore soulever une autre question : étant donné que le sel peut perdre sa saveur, nous devons essayer de déterminer de quelle manière cela se produit. Pour Matthieu, la réponse est assez évidente et elle concerne l’éthique du disciple, ce que souligne Pierre Bonnard dans son commentaire :

« Les disciples ne sont le sel de la terre que par leurs œuvres (v. 16b) : tout le passage est une exhortation à faire ces œuvres : s’ils ne les font les disciples deviendront inutiles, voire dangereux et même haïs par les hommes : l’impropriété de l’image (un sel perdant sa saveur) sert alors à souligner la gravité de ce qui arrivera aux disciples s’ils négligent les œuvres. Dans le contexte de Matthieu, cette dernière interprétation nous paraît la plus heureuse. » 13

Le contexte littéraire proche de Mt 5,13 est essentiel pour comprendre l’importance de l’éthique pour Matthieu. Ce logion du sel débute une péricope qui s’étend jusqu’au verset 16. L’unité de la péricope 5,13-16 et le rôle conclusif du verset 16 sont évidents. Ces différentes observations permettent donc de dire que la manière par laquelle le sel peut perdre sa saveur réside dans l’éthique du disciple, comprise ici comme la manière de « saler la terre » et « d’éclairer le monde ».

Attention toutefois à ne pas se méprendre sur la signification et la portée de l’éthique, des bonnes œuvres exigées des disciples. Elle est premièrement dépendante de la personne du Christ et partant de la relation, placée sous le mode de l’obéissance , que le disciple entretient avec Lui. En ce sens cette péricope fait office de pivot entre les Béatitudes qui se concentrent sur l’identité du disciple dans sa dépendance totale du Christ et ce qui doit découler – naturellement – de cette nouvelle identité, à savoir des gestes, des actes, des bonnes œuvres qui sont développées en 5,17-20 puis dans les antithèses de 5,21-48 14 . Deuxièmement, cette éthique du disciple est étroitement liée à la question du témoignage face au monde qui l’entoure. Troisièmement, les contrastes employés dans ces quelques versets illustrent également le versant positif des affirmations du Jésus matthéen : les disciples sont considérés comme étant à même d’assumer leur nouveau statut de disciple.

Pourtant, cette posture qui insiste sur la nécessité de l’éthique chez les disciples de Jésus ne fait pas l’unanimité chez les exégètes. Souvent, l’accent est uniquement mis sur la grâce de Dieu qui donne la foi, c’est-à-dire la saveur aux disciples, sans que l’éthique ne joue un rôle majeur. Cette lecture est évidemment tributaire du choix interprétatif évoqué ci-dessus quant à la manière de comprendre la perte de saveur du sel, c’est-à-dire l’impossibilité de voir cette situation se produire. De même, la seule « œuvre » envisageable est celle de la foi. « Devenir fou » signifie donc perdre la foi véritable en Christ 15 The mwranqhØv now suggests, not the physical impossibility of a change in the chemical constitution of the salt, but the psychical possibility of a change in the faith of disciples. » ] . Cela étant, un déplacement s’opère alors en direction de la proclamation, notamment sous la forme de la confession de foi. Les bonnes œuvres ne relèvent plus de l’éthique, mais de la qualité et de la justesse de l’enseignement relatif au Christ. C’est la ligne d’interprétation suivie par Martin Luther. Dans ses prédications sur Matthieu (1530-1532), Luther évoque la péricope de Mt 5,13-16, et plus particulièrement le verset 16, de cette manière :

« ‘En sorte qu’ils voient vos bonnes œuvres et qu’ils glorifient votre Père qui est aux cieux’ est énoncé à la manière de St Matthieu, qui a l’habitude de parler de cette manière des œuvres. De sorte que lui, de concert avec les deux autres évangélistes Marc et Luc, ne traite pas, dans son Évangile, de façon aussi profonde et complète que St Jean et Paul le sujet important du Christ. Il en résulte qu’ici en parlant d’œuvres bonnes il comprend le fait de pratiquer, d’illustrer et de confesser l’enseignement concernant le Christ et de souffrir pour cela. » 16

Les œuvres bonnes, l’éthique, deviennent, par un subtil développement, le fait d’enseigner correctement l’œuvre de Christ, selon Jean et Paul. Le retournement est assez spectaculaire et la pertinence théologique des synoptiques quelque peu amoindrie ! Il n’en demeure pas moins compréhensible dans le cadre de la pensée de Luther, où l’opposition bonnes œuvres-justification est fondamentale. De plus, il a le mérite, rare, d’assumer ses choix herméneutiques en affirmant clairement qu’il privilégie un corpus de textes du Nouveau Testament par rapport à un autre. Je crois pouvoir montrer à travers cet article que ce schéma n’est pas entièrement satisfaisant en ce qui concerne l’évangile de Matthieu. Il ne me semble pas respecter la volonté de Matthieu de maintenir ensemble le don de la foi et l’exigence éthique. Là où Luther hiérarchise, à savoir la foi d’abord et les œuvres ensuite, Matthieu veut maintenir les deux pôles en tension.

Roland Deines, un théologien luthérien contemporain, fait une lecture similaire en commentant ce même passage de Mt 5,13-16. Dans son ouvrage, il met en effet l’accent sur l’importance de l’annonce et de la prédication comme étant la tâche principale confiée aux disciples :

« Luz voit en 5,16 la priorité que Matthieu donne aux actions par rapport aux paroles. Par contre, il ne voit pas que les disciples sont comparés aux prophètes et placés à leur suite dès 5,12. Il leur est confié l’annonce de Dieu et avec la proclamation de celle-ci ils font leurs ‘bonnes œuvres’, qu’eux seuls peuvent faire et ainsi pouvoir être ‘sel’ et ‘lumière’. » 17

La filiation avec les propos de Luther est étonnante de proximité. Pour Deines, l’accent est mis sur l’annonce et la prédication, qui sont effectivement les « bonnes œuvres » des disciples. L’exigence éthique est donc placée sous le registre plus large de la prédication et de l’annonce du Royaume de Dieu. Dans la suite de son argumentation, il refuse de faire une distinction entre « faire » et « dire ». En ce sens, il réagit donc à la position d’Ulrich Luz qui voit dans ces versets le signe que Matthieu privilégie les œuvres par rapport à la prédication, les faits par rapport aux mots. En convoquant la figure des prophètes pour justifier cette prééminence de la prédication et la proclamation par rapport à l’éthique, Deines est à mon avis sur un terrain glissant. Non seulement les prophètes de l’Ancien Testament ont souvent, voire toujours, allié des actes concrets à leurs paroles 18 , mais le Jésus matthéen fait de plus explicitement référence aux faux prophètes du Sermon sur la Montagne (Mt 7,15-23) qui se contentent de dire « Seigneur, Seigneur » sans « faire la volonté » de Dieu.

Cela dit, la position luthérienne reste un remarquable garde-fou qui permet d’éviter de retomber dans une forme de légalisme chrétien qui succèderait (et qui a succédé) au légalisme de certains mouvements juifs de l’époque. Et surtout, il se comprend aisément compte tenu du contexte historique dans lequel il a été formulé. Le maintien, quasi in extenso, de cette position à l’heure actuelle est plus problématique.

Exégèse de Matthieu 7,24-27

Dans les versets 24-27 du chapitre 7, Matthieu utilise l’adjectif mwros (« fou », « insensé », « stupide ») pour qualifier l’homme qui construit sa maison sur le sable. La racine grecque est la même qu’en 5,13. Cette métaphore ne pointe pas sur un manque de foi, comme on pourrait le penser. Dans son versant positif, la parabole parle d’un homme prudent (phronimos , Mt 7.24) qui construit sa maison sur le roc, image souvent employée dans le langage biblique pour désigner Dieu, en qui le croyant peut placer sa foi de façon certaine 19 . Même si cet imaginaire ne saurait être exclu 20 , la parabole pointe sur un autre manque qui concerne la mise en pratique des commandements reçus de Dieu. Le fou, l’insensé est celui qui a entendu les paroles et qui ne les pratique pas (Mt 7,26) 21 . Le terme dénote une certaine violence qui met une fois de plus en évidence l’importance accordée par Matthieu à l’éthique, à la pratique des bonnes œuvres. Luc, quant à lui, renonce à qualifier l’homme qui bâtit sa maison sur le sable. Il garde une formulation neutre, en parlant simplement d’un homme (Lc 6,47-49). Cette observation semble confirmer la volonté originale de Matthieu d’insister sur le caractère insensé de celui qui refuse de mettre en pratique les paroles du Jésus matthéen 22 .

Exégèse de Matthieu 25,1-13

Mt 25,1-13 est le dernier texte qui met en exergue cette dimension de la folie. La parabole se trouve uniquement chez Matthieu, ce qui confirme le caractère particulier de ce couple antithétique « prudence-folie », ainsi que la plausibilité pour le disciple de devenir « fou ». Les autres synoptiques ne l’envisagent pas sous cette forme. Dans cette parabole, il est question de cinq vierges sages (phronimos ) et cinq vierges folles ou insensées (mwros ). On retrouve le même couple qu’en Mt 7,24-27. Le contexte de la parabole est également celui du jugement eschatologique : la péricope 25,1-13 fait partie d’un ensemble plus large (Mt 24,4 à Mt 25,46) qui forme le grand discours de Matthieu sur cette thématique.

Plusieurs aspects caractérisent ce discours. Le disciple éprouve la réalité que le maître tarde à revenir. Dès lors, il lui est nécessaire d’être vigilant dans cette attente qu’il subit. L’attente souligne ici la soumission particulière du disciple au temps de Dieu, qui reste totalement souverain quant au jour et à l’heure de son retour parmi les siens (Mt 25,13). La mainmise de Dieu est également totale quant aux rythmes : tantôt le temps s’allonge plongeant le disciple dans différents états de léthargie, tantôt il s’accélère de manière radicale et subite. La dimension de la soumission, en l’occurrence aux éléments naturels, est patente en Mt 7,24-27 pour les deux hommes, quelle que soit leur attitude. Le lien entre ces deux textes est également thématique 23 .

Même si les vierges sont caractérisées de deux façons différentes, il est remarquable de constater plusieurs éléments qui les rapprochent : elles sont toutes vierges (ce qui est normalement considéré comme un signe de pureté), elles ont toutes une lampe pour aller au-devant du marié (v. 1), elles s’endorment toutes au même moment car le marié tarde à venir (v. 5) et elles se préparent toutes avec empressement lorsque retentit le cri au milieu de la nuit (v. 6). Ces caractéristiques concernent aussi bien les insensées que les prudentes. À l’évidence, l’interprétation est complexe, ce que ne manque pas de souligner Saint Augustin lorsqu’il commente ce texte 24 . Cette complexité, en plus d’étonner à juste titre les commentateurs, met également en lumière une tendance forte et récurrente chez Matthieu : la communauté chrétienne est un corpus mixtum 25 , c’est-à-dire que les bons comme les mauvais font partie intégrante de ce corps et qu’il revient à Dieu seul de faire la distinction, de poser un jugement. Il en est le seul capable.

Matthieu 7,24-27 et Matthieu 25,1-13 : comment comprendre l’éthique de ces textes ?

En Mt 7,24-27 la référence à l’éthique est claire (v. 26), il s’agit de mettre en pratique les paroles de Jésus. Le verbe poiew (« faire ») qui établit également le lien avec la péricope précédente (7,21-23), revient à plusieurs reprises. Dans la parabole de 25,1-13, la référence est moins évidente. La conclusion souligne la nécessité de veiller et de se tenir prêt en toutes circonstances en attendant le retour du maître (v. 13). La question est de savoir si cette veille implique une dimension éthique. Premièrement, il s’agit de déterminer ce qu’il en est du verbe grhgorew , pour lequel deux traductions sont proposées : la première souligne le fait de « rester éveillé » et d’« être vigilant, attentif », la seconde insiste sur l’aspect d’« être « constamment prêt, en état d’alerte permanent » 26 . Contrairement à ce que l’on pourrait supposer, la veille n’est en aucun cas une attitude passive. Elle implique une vigilance de tous les instants qui se révèle très exigeante. Toute une série de comportements sont nécessaires pour assumer ce statut de disciple vigilant. Il y a donc une dimension éthique forte derrière ce verbe. Grhgorew (« être vigilant ») revient à trois reprises dans cette section, en Mt 24,42 et 43 ainsi qu’en 25,13. On le retrouve encore dans l’épisode du jardin de Gethsémani (Mt 26,36-46) où Jésus ordonne à ses disciples de veiller à ses côtés, avec le succès que l’on connaît. Les disciples eux-mêmes, une fois de plus, ont été incapables d’assumer ce que Jésus leur ordonnait de faire. Le contexte immédiat, à savoir les deux paraboles qui entourent celle des dix vierges (Mt 24,45-51 et Mt 25,13-30), insiste également sur la nécessité d’agir. Daniel Marguerat le souligne :

« […] la succession des paraboles ne vise pas à combler une lacune dans le calendrier du futur : elle révèle la volonté d’exploiter parénétiquement le thème de l’attente de la parousie. La succession des slogans parénétiques qui ponctuent la séquence (24,42.44.51 : 25,13.30) est éloquente en elle-même : l’exhortation éthique gouverne la structure du discours matthéen. » 27

Tant dans la parabole de l’esclave avisé (24,45-51) que dans la parabole des talents (25,13-30), l’être digne de confiance est celui qui aura agi conformément aux attentes de son maître. Celui qui ne fait rien, c’est-à-dire qui se laisse aller à la paresse qui engendre irrémédiablement des comportements déviants (Mt 24,49 donne des précisions), est celui que le maître va rejeter et juger mauvais. La nécessité de l’action juste est donc soulignée avec force. Le disciple ne saurait rester les bras croisés, même lorsqu’il veille en attendant le retour du maître, car rester les bras croisés revient à adopter une attitude insensée, à devenir fou. Au contraire, être avisé (phronimos ) consiste à prendre au sérieux ce temps de l’attente à travers différentes attitudes actives. En Mt 7,24-27 il s’agira de construire une maison avec des fondations solides, en Mt 24,45-51 de donner de la nourriture aux domestiques en temps voulu, en Mt 25,1-13 de se procurer de l’huile pour les lampes avant qu’il ne soit difficile d’en trouver et en Mt 25,13-30 de faire fructifier les talents que le maître a confiés.

Toutefois, ces trois dernières paraboles sont relativement silencieuses ou alors énigmatiques sur le contenu de l’action attendue. Il n’est rien dit sur la manière dont les deux esclaves ont fait fructifier leurs talents, pas même un petit indice. De même, sur un plan éthique et symbolique, il est très difficile de savoir à quoi correspond l’huile qui est mise dans les lampes pour qu’elles continuent à briller. Le comportement des cinq vierges avisées lorsque survient la crise est plus troublant encore. Plutôt que de venir en aide à leurs collègues insensées, elles les laissent se débrouiller seules avec les conséquences décrites par la suite (v. 10). En s’appuyant sur l’éthique de l’amour qui semble se dégager de certains textes de Matthieu (Mt 7,12 ; Mt 22,37-40 ; sans parler de Mt 5,43-48), on est en droit de s’attendre à une autre réaction de la part des cinq vierges avisées ! Luz l’appelle de ses vœux de façon à la fois pressante et presque un peu naïve : « Est-ce que le fait de partager un peu d’huile n’eût pas été un beau geste d’amour dans cette histoire ? » 28 Pourtant ce n’est pas le cas. Que faut-il en déduire ? Sont-elles sans pitié, égoïstes, voire un peu cyniques ? La structure interne de la parabole ne permet d’envisager une telle issue puisque le narrateur pointe délibérément dans une autre direction, plus tragique, celle du jugement. Les vierges avisées ne peuvent donc pas agir autrement selon la logique propre de la parabole 29 .

On peut donc établir que le critère éthique fonde la distinction, radicale, entre les vierges insensées et les vierges avisées. Comme en 7,24-27, seul(e) celui ou celle qui aura préparé correctement les événements au jour où ils étaient encore hypothétiques sera à même de passer sans dommage à travers ce temps de crise majeure.

Attitude insensée et jugement de Dieu

Dans tous les textes abordés, la folie qui consiste à négliger l’éthique entraîne le jugement de Dieu, qui paraît dès lors inévitable. La sentence de Mt 5,13 se termine par une menace, un avertissement solennel. Le sel qui a perdu sa saveur n’est plus bon qu’à être foulé aux pieds des hommes. En suivant la métaphore, le texte évoque une menace réelle qui pèse sur les disciples qui pourraient, le cas échéant, se retrouver dans une situation identique à ce sel jeté dehors et foulé aux pieds des hommes. Le contraste avec la saveur qui doit se dégager du sel ainsi qu’avec la lampe qui éclaire ces mêmes hommes est saisissant (Mt 5,14).

Les textes qui concluent le Sermon sur la Montagne (Mt 7,13-27) font également état d’avertissements et de menaces pesant sur la vie des disciples. Ces différentes péricopes mettent en évidence la nécessité de mettre en pratique les commandements reçus de Dieu, de pratiquer les bonnes œuvres, d’être cohérent entre le « dire » et le « faire ». C’est notamment le cas pour la péricope de Mt 7,24-27. Pour Matthieu cette parabole évoque le jugement dernier. L’usage du futur en 7,24 pour poser la comparaison qui se fait à l’aide du verbe omoiwthew (« sera semblable ») ainsi que le contenu de la parabole plaident pour cette interprétation. En effet, on comprend bien que la tempête décrit avec fracas le jugement final. De même, la conclusion de la parabole s’intéresse avant tout aux conséquences catastrophiques pour l’homme insensé. À ce moment, il n’est plus guère question de s’attarder sur les raisons qui ont abouti à cette issue fatale, contrairement à ce qui se passe pour l’homme prudent (Mt 7,25) 30 . Dans ce contexte, on comprend alors pourquoi Matthieu utilise ce vocabulaire relatif à la folie. On voit bien que, pour lui, il est plausible de se retrouver exclu du Royaume.

En Mt 25,1-13, il est également question du jugement de Dieu qui se réfère aux actes importants. Au niveau linguistique, le parallélisme avec Mt 7,24-27 se vérifie par l’usage du verbe omoiwthew (« sera semblable ») en Mt 25,1 31 . Le contexte est donc également celui du jugement eschatologique. La sentence pour le groupe des cinq vierges insensées est radicale : la porte de la noce leur est fermée (Mt 25,10), alors que dans le même temps, les cinq vierges prudentes festoient dans la salle de noce en compagnie de l’époux. On peut noter un autre élément linguistique : la requête des cinq vierges lorsqu’elles voient la porte fermée fait écho à Mt 7,21-23, la péricope qui précède immédiatement Mt 7,24-27. Elles implorent l’époux de leur ouvrir la porte en employant l’expression Kurie , kurie (« Seigneur, Seigneur ! ») qui est typique de Matthieu. Le lien ainsi posé entre Mt 7,21-23 et la conclusion de la parabole est intéressant. Tout d’abord, le texte du Sermon sur la Montagne est plus explicite que celui de la parabole au niveau éthique. Dans la réponse de Mt 7,23, Jésus précise qu’il ne connaît pas ceux qui l’implorent parce que ces derniers sont ceux « qui [commettent] l’iniquité ». Dans ce verset le verbe ergazomai (« faire », « accomplir ») fait clairement référence à l’agir et anomian (« iniquité ») signifie littéralement « sans loi » 32 . Cette conclusion constitue la pointe de la péricope, ce qui souligne une fois de plus l’importance accordée par Matthieu aux actes concrets. En Mt 7,23, ce sont donc les « sans loi » que Jésus ne va pas reconnaître au jour du jugement. L’agir est donc qualifié, mais le contenu de cette qualification n’est pas précisé directement. Que faut-il donc comprendre ? Comme Mt 7,23 prend place en conclusion du Sermon sur la Montagne, on peut y voir une allusion à Mt 5,17 et aux développements qui s’en suivent (Mt 5,21-48 notamment).

Un silence relatif

En Mt 25,11, par contre, la réponse est lapidaire et ne donne aucun élément explicatif quant au jugement donné. Le marié, à travers une formule d’autorité, se contente de signifier aux vierges insensées qu’il ne les connaît pas. La sentence est sans appel. Un événement censé être joyeux pour tout le monde devient un événement tragique pour une partie du groupe, voire pour l’ensemble du groupe.

Ce silence étonne et questionne. Matthieu laisse le lecteur dans une profonde perplexité ; il lui est difficile de donner des raisons à ce jugement. Il en est réduit à formuler des hypothèses. Pour reprendre le langage métaphorique de la parabole des dix vierges, à quoi correspond l’huile ? Pour cette dernière, les nombreuses interprétations données ne sont que conjectures 33 , tout simplement car Matthieu reste silencieux sur ce point. L’histoire de l’interprétation nous offre un excellent aperçu de l’imagination et de l’imaginaire suscités par cette parabole 34 .

Comment interpréter le silence de Matthieu lorsqu’il s’agit de donner plus de précisions sur ce contenu ? Serait-ce la seule capacité d’agir qui constituerait le critère déterminant pour Matthieu ? Faut-il comprendre que le fait d’agir dans la bonne direction soit sous-entendu, car connu de tous 35 ? Il faut laisser résonner ces questions. Le silence relatif sur le contenu de l’éthique attendue des disciples est une caractéristique de Matthieu bien mise en évidence par Christian Singer :

« C’est tout le débat du Sermon sur la montagne : il ne s’agit pas tant d’un développement sur le comment de la loi, mais sur le quoi : quel rôle la loi joue-t-elle dans ma vie plutôt que comment faire pour accomplir la loi . » 36

Même la section des antithèses (Mt 5,21-48), la plus explicite de l’évangile, se contente d’exemples caractéristiques plutôt que d’élaborer un nouveau code de lois que les disciples seraient amenés à respecter. En effet, comment faire de l’amour des ennemis – le sommet de cette section des antithèses – une loi, sans en dénaturer profondément le sens ?

Conclusion

On le voit à travers cette métaphore de la folie appliquée au disicple du Christ, l’ambition de Matthieu est de placer le croyant en état d’éveil et conscient des responsabilités nouvelles qui lui incombent. Cet état d’éveil et de prise de conscience ne correspond pas à une nouvelle législation, mais à une attitude de vie radicalement influencée par une éthique nouvelle. Ainsi, Matthieu enjoint fermement le disciple à rester fidèle à sa vocation sous peine de se renier, de devenir fou.

Cette nouveauté de vie où l’éthique joue un rôle central n’est possible que par l’action de Jésus, qui a accompli toute justice (cf. Mt 3,15). En ce sens, le disciple retiendra toujours que la condition de mise en pratique de l’éthique voulue par le Christ découlera de la relation de dépendance et d’obéissance à son maître et sauveur, telle qu’elle est décrite dans les Béatitudes qui précèdent immédiatement le texte que nous venons de méditer.

En Mt 5,9, il y a cette déclaration étonnante qui évoque pour les disciples la perspective d’être appelés « fils de Dieu » lorsqu’ils empruntent ce chemin d’obéissance à travers leurs actes, puisqu’il y est question d’être artisans de paix. Cette promesse est reprise en Mt 5,45, où Jésus invite ses disciples à aimer leurs ennemis et à prier pour eux.

Si Matthieu évite soigneusement de placer les disciples sur le même plan que Jésus aux niveaux éthique et sotériologique, il évite également de les considérer comme incapables de suivre ce chemin tracé par le Christ. Il maintient fermement ensemble la réalité faillible de l’être humain, tout en lui reconnaissant une capacité d’agir selon la justice au point de pouvoir être appelé « fils de Dieu ». Ce n’est pas rien !

« Fils de Dieu » ou atteint par la folie, le disciple se retrouve constamment à la croisée des chemins. La radicalité de l’Évangile et de la vie à la suite du Christ ne nous permet pas d’éviter cette expérience inconfortable, certes, mais ouverte sur des perspectives vraies et porteuses de sens pour éclairer le monde qui nous entoure.

David Rossé37

  1. J. Zumstein, La condition du croyant dans l’Evangile selon Matthieu , coll. OBO, n° 16, Fribourg/Göttigen, Éditions universitaires/Vandenhoeck & Ruprecht, 1977, p. 284.
  2. Par exemple, Zumstein s’intéresse aux Béatitudes (Mt 5,3-10). Il met en évidence l’originalité de Matthieu par rapport à Luc, notamment dans le fait qu’il s’applique à accentuer l’aspect éthique des Béatitudes (J. Zumstein , ibid. , p. 284-308). Christophe Paya va dans la même direction : « Les images du sel et de la lumière portent, d’une manière frappante, les conséquences des Béatitudes. Ceux et celles dont le portrait vient d’être fait (5,3-12), qui sont prêts à recevoir le royaume et à vivre de sa justice, sont le sel de la terre et la lumière du monde. » (C. Paya, Comprendre Matthieu 1-13 aujourd’hui , Charols/Vaux-sur-Seine, Excelsis/Edifac, 2013, p. 97).
  3. Voir par exemple U. Luz, Matthew 1-7 , coll. Hermeneia, Minneapolis, Fortress Press, 2007, p. 33 qui considère tout d’abord mwros comme un mot-clé spécifique à Matthieu. Ensuite, nous allons voir comment ce terme intervient en lien avec l’éthique du disciple.
  4. Avec D.A. Hagner, Matthew 1-13 , coll. WBC, vol. 33A, Grand Rapids, Zondervan, 2015, p. 117 qui souligne la vigueur du terme : « This too in that culture was much more insulting than it seems to our ears (cf Pss 14:1; 53:1; Proverbs, passim ). » Je me positionne ainsi contre Luz, op. cit. , p. 235, pour qui ce terme est somme toute assez commun : « ‘Fool’ (mwros) is a common Greek word of abuse with a nuance of disrespect, but it too has little importance. »
  5. Pour la liste complète, cf. note 7. Il faut noter également que l’hébreu nafal est aussi traduit différemment dans la LXX, par exemple dans le Ps 53,2.
  6. W. Bauer, A Greek–English Lexicon of the New Testament and Other Early Christian Literature ( BDAG), Chicago, University of Chicago Press, 2001 p. 663.
  7. Dt 32,6 ; 2 S 24,10 ; Ps 93,8 ; Es 19,11 ; Jr 5,21 ; 10,14 ; 28,17 ; Jb 16,7.
  8. Voir par exemple la traduction de Luz : « Mais si le sel devient fou, avec quoi va-t-il être salé ? » (U. Luz, op. cit. , p. 203, notre traduction). Ou celle de Davies et Allison : « Matthew and Luke agree against Mark in having mwranqhØv litteraly, ‘becomes foolish’ » (W.D. Davies et D.C. Allison, A Critical and Exegetical Commentary on The Gospel according to Saint Matthew , coll. ICC, vol. 1, Édimbourg, T. & T. Clark, 1988, p. 474.
  9. U. Luz, op. cit. , p. 206.
  10. U. Luz, ibid. , p. 206 pour le détail de l’explication, qui est assez technique.
  11. Ch. Paya, op. cit. , p. 98.
  12. Ch. Paya, ibid. , p. 98.
  13. P. Bonnard, L’évangile selon Saint Matthieu , coll. CNT, Genève, Labor et Fides, 2002, p. 59.
  14. « Matthieu compose son texte non pas en démarquant clairement les différentes sections, mais en les connectant avec des transitions. » (U. Luz, op. cit. , p. 211).
  15. Voir par exemple G. Bertram, Art. « mwros » in Theological Dictionary of the New Testament , vol. IV, Grand Rapids/London, WM.B. Eerdman, p. 838 : « The permanence of God’s gift in Christ is not dependant on men. By God’s will this gift is the salvation of the world and hence it cannot perish. […
  16. M. Luther, Commentary on the Sermon on the Mount , traduit par C. Hay, Philadelphia, Lutheran Publication Society, 1892, p. 68 = WA 32,352-353.
  17. R. Deines, Die Gerechtigkeit der Tora im Reich des Messias. Mt 5,13-10 als Schlüsseltexte der Matthäischen Theologie , Tübingen, Mohr Siebeck, 2004, p. 239. Notre traduction.
  18. Ésaïe qui se promène nu (Es 20,2-3), Jérémie qui attache des liens à son cou afin de faire tenir un joug (Jr 27,2). Il y aurait encore de nombreux autres exemples.
  19. C’est notamment le cas dans le Ps 62,3 : « Oui, il est mon rocher, mon salut, ma citadelle ; je suis presque inébranlable. » Dans les Psaumes, on retrouve de nombreuses mentions qui associent Dieu à un roc, ou à un rocher (Ps 18,3.32.47 ; 19,15 ; 31,4). On rencontre encore cette image ailleurs dans l’A.T. (Dt 32,4.15.18 ; Es 17,10).
  20. Matthieu fait notamment allusion au Ps 62 en 16,27.
  21. Bonnard continue dans la même ligne interprétative : « Cette folie ne fut pas de ne pas avoir discerné la valeur des paroles de Jésus ; au contraire, ces insensés s’en délectent spirituellement. Elle fut d’avoir écouté sans mettre en pratique. » (Bonnard, op. cit. , p. 109).
  22. En suivant notre ligne interprétative, il semble que ce soit Matthieu qui ait procédé à qualifier le comportement de l’homme, que ce soit positivement (prudent : phronimos ) ou négativement (fou : mwros ). Luc doit donc mieux conserver la forme originale de Q (cf. U. Luz, op. cit. , p. 385).
  23. On retrouve encore cette thématique avec la référence à Noé en Mt 24,37-44.
  24. « Mais enfin s’il est bon de s’abstenir des sensations coupables, si cette abstinence même donne à la virginité son nom, si de plus les bonnes œuvres, marquées par les lampes, sont sûrement dignes d’éloges, comment voyons-nous cinq vierges admises et cinq autres repoussées ? Quoi ! Cette âme est vierge, elle porte sa lampe, et elle n’entre point ! » (A. d’Hippone, Sermon 93.4 , trad. française par l’abbé Raulx, Bar-le-Duc, 1866). Consulté sur le site suivant : http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/sermons/serm93.htm . (avril 2014). Augustin, de façon fort pertinente, pousse très loin la similitude entre les vierges insensées et les vierges avisées pour aboutir à sa conclusion.
  25. Cf. notamment Mt 18,6-14 ; 22,11-14 ; 24,9-14.
  26. W. Bauer, op. cit. , p. 208.
  27. D. Marguerat, Le jugement dans l’Evangile de Matthieu , coll. Le monde de la Bible, n° 6, Genève, Labor et Fides, 1995, p. 497. Mise en italique par l’auteur. Luz va dans la même direction : « The goal of the Matthean parable is parenesis for the church » (U. Luz, Matthew 21-28 , coll. Hermeneia, Minneapolis, Fortress Press, 2005, p. 244).
  28. U. Luz, Matthew 21-28 , p. 234. Notre traduction.
  29. U. Luz, Matthew 21-28 , p. 234.
  30. Cf. U. Luz, Matthew 1-7 , p. 386-387.
  31. Omoiwthesetai se trouve trois fois dans le N.T., uniquement dans Matthieu, en 7,24 et 26 ainsi qu’en 25,1.
  32. Le débat est important et toujours ouvert pour savoir si Matthieu fait référence ici à un groupe spécifique de disciples du Christ considérés comme des antinomistes. Ce qui est sûr, par contre, c’est que Matthieu fait référence à des groupes qui existent réellement lorsqu’il évoque les faux prophètes.
  33. La plupart, néanmoins, font la part belle à l’amour. À nouveau on peut citer Augustin, s’appuyant sur… 1 Co 13 et sur une image tirée de la vie quotidienne : « ‘Quand je parlerais les langues des hommes et des Anges, si je n’ai pas la charité, je suis un airain sonnant ou une cymbale retentissante.’ La charité est donc cette voie plus élevée, et ce n’est pas sans motif qu’elle est désignée par l’huile, puisque l’huile surnage au dessus de tous les liquides. Mets dans un vase de l’eau d’abord et de l’huile ensuite : c’est l’huile qui prend le dessus. » (Saint Augustin, Sermon 93.5 , trad. française par l’abbé Raulx, Bar-le-Duc, 1866). Consulté sur le site suivant : http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/sermons/serm93.htm . (avril 2014).
  34. Cf. U. Luz, Matthew 21-28 , p. 239ss.
  35. La seule liste précise de vices dans Matthieu se trouve en 15,19.
  36. C. Singer, « L’envoi en mission comme grâce. Matthieu 28,16-20 », in Études Théologiques et Religieuses , Tome 88, Montpellier, 2013, p. 225.
  37. David Rossé est titulaire d’un master de la Faculté de Théologie de l’Université de Genève et pasteur de l’Église évangélique La Fraternelle à Nyon (Suisse)

Crise de sens dans le travail : la réponse des Réformateurs

Par Michaël Gonin, Professeur d´éthique, HET-PRO, St-Légier, Suisse 1.

La Réforme représente un changement radical et essentiel dans la relation du chrétien à Dieu et au salut – un changement aux implications multiples. Le salut concerne l’entier de la vie, y compris ses aspects socio-économiques et donc le travail. Alors que, de nos jours, de nombreuses personnes se posent des questions sur le sens du travail, les réflexions des Réformateurs sur ce sujet sont d’une pertinence surprenante et peuvent nous inspirer et nous stimuler face aux enjeux du 21e siècle – fondamentalement pas si différents de ceux de l’époque.

Introduction

Alors que nous célébrons le 500e anniversaire de la Réforme, l’attention porte heureusement sur les fameux solae de Luther en réaction à l’abus des indulgences et au « salut par les œuvres ». Or, la Réforme ne s’est pas limitée aux questions de salut et de relation à Dieu. Pour les Réformateurs, les changements théologiques avaient des implications directes et concrètes pour la vie et la place de l’individu dans la société et donc pour la structure de la société, notamment la place de l’Eglise. Au fil des lectures de Calvin, Luther ou Zwingli, on découvre nombre de réflexions et exhortations, voire d’indignations, au sujet de la vie quotidienne et du travail. On y trouve même, mais cela dépasse le sujet de ce texte, un appel à une réflexion que l’on qualifierait aujourd’hui d’écologique 2 .

Plusieurs auteurs se sont déjà intéressés au thème du travail dans la Réforme et de sa réception dans les siècles suivants, notamment à la suite des thèses de Weber sur le Protestantisme et l’Esprit du capitalisme 3 . Mais cette discussion peine souvent à distinguer entre les écrits originaux des Réformateurs et leurs réceptions au fil du temps. Cet article propose donc un ad fontes sur le thème du travail pour retrouver les citations originales des Réformateurs à ce sujet. En mettant en lumière les nombreux parallèles entre le contexte de l’époque et le nôtre, j’espère également montrer que les réponses des Réformateurs ne sont pas sans pertinence pour nous. Une première section présente donc quatre enjeux actuels pour le chrétien par rapport au monde du travail. Puis, après avoir introduit le concept de vocation tel que compris par les Réformateurs, je discuterai les liens entre ces quatre enjeux et leurs équivalents au temps de la Réforme et présenterai les réponses que les Réformateurs y ont apportées.

Le problème contemporain du travail

Depuis quelques décennies, un changement fondamental semble se dessiner dans la relation que les gens entretiennent avec le travail. Alors que le Modernisme semble s’être construit sur une éthique où tout le monde travaille dans l’espérance que le progrès technique conduira à l’épanouissement complet de l’humanité, ce début de 21 siècle semble déchanter. Certains se tuent au travail – au sens figuré si pas littéral – alors que d’autres en sont dramatiquement privés. Dans tous les cas, peu nombreux sont ceux qui partagent encore l’espérance moderne de félicité pour tous par le travail et l’économie, et nombreux sont ceux qui la remettent explicitement en question. Je discuterai ici quatre enjeux du travail qui sont aujourd’hui sujets à débat : la théorie de l’acteur économique parfaitement rationnel et égocentrique qui prévaut dans les enseignements économiques, la spécialisation extrême des rôles, l’économisation de la notion de valeur et, comme conséquence de ces trois points, l’absence de sens dans le travail.

L’acteur égocentrique

Une des hypothèses centrales de la théorie économique dominante est la conception de l’acteur économique comme quelqu’un d’entièrement rationnel et égocentrique 4. De manière simplifiée, un tel acteur ne pense qu’à son propre intérêt et poursuivra celui-ci de manière systématique et parfaitement rationnelle.

La théorie économique justifie un tel comportement par l’argument qu’en poursuivant son propre intérêt, l’acteur va automatiquement chercher à offrir sur le marché des « biens » (que ce soit sa force de travail ou des produits / services) qui correspondent aux besoins des « demandeurs » (employeurs ou acheteurs), afin de pouvoir gagner le meilleur prix pour ce qu’il offre. Ainsi, en cherchant son propre intérêt, il contribue inévitablement au bonheur des autres. De même, l’employeur doit immanquablement offrir les meilleures conditions de travail possibles s’il veut attirer les « meilleurs » employés – contribuant ainsi à leur bien-être. En d’autres termes : Si chacun regarde uniquement à son propre intérêt, la société dans son ensemble s’en porte mieux 5.

La sur-spécialisation des rôles

Cette attitude égocentrique dans la sphère économique est de plus justifiée par la logique de spécialisation qui suggère que toute la société se porte mieux si chaque action ou système se focalise sur un seul objectif – laissant d’autres « spécialistes » s’occuper du reste 6. Dans cette perspective, lorsque le système économique se focalise sur des objectifs purement économiques et développe un mode de raisonnement spécifique (notamment basé sur l’acteur égocentrique), c’est l’ensemble de la société qui en profite.

Paradoxalement, on retrouvera un théologien réformé du 19 siècle, Abraham Kuyper, parmi ceux qui pousseront pour une telle spécialisation et autonomie des différentes sphères qui constituent la société – notamment en vue de limiter l’ingérence de l’Eglise dans la politique ou d’autres sphères de la société. Kuyper aura néanmoins eu soin d’insister sur le fait que toutes les sphères restent chacune sous la souveraineté directe de Dieu. L’Eglise ne peut s’ingérer dans les autres sphères, mais Dieu reste souverain de l’ensemble ! L’économiste ou le politicien, tout comme le pasteur, doivent donc maîtriser leur spécialisation tout en la pratiquant sous le regard de Dieu – et surtout ne pas chercher à s’ingérer dans les autres sphères 7.

Avec le temps, la place de Dieu dans ce modèle va changer. Tout en préservant l’autonomie de chacune des sphères, la sécularisation les émancipera de l’autorité divine – une émancipation qui s’observe également, dans les faits, parmi de nombreux croyants. Suivant la logique de spécialisation, le chrétien, comme toute autre personne, assume donc différents rôles qui sont chacun déterminés par les normes spécifiques de leur contexte. Ainsi, seuls les rôles assumés dans l’Eglise ou éventuellement dans la sphère privée sont influencés par la théologie. Pour les autres, on applique une sorte d’« athéisme pratique » : un style de vie qui semble refléter la conviction que Dieu n’existe pas hors de l’église ou du moins n’a rien à dire concernant nos rôles dans ces diverses sphères 8.

Dans le monde du travail, l’individu doit donc soigneusement déconnecter son rôle de chef, d’employé ou de chômeur / retraité de ses autres rôles tels que ceux de parent, citoyen ou membre d’une communauté religieuse. Il y adopte une manière de penser et d’agir spécifiquement économique qui définit les éléments à prendre en compte ou à ignorer dans ce rôle. Plus fondamentalement, le travail est réduit à un échange entre deux acteurs égocentriques de type : « Je te donne mon talent, mon énergie, ma force… et tu me donnes un salaire ». La tâche elle-même, son impact (économique et non-économique) sur d’autres personnes, son inscription dans un projet de vie importent peu. D’autres « systèmes » tels que le système politique ou le système social s’occuperont de ces aspects-là. Les aspirations personnelles et les engagements pour la société sont à vivre en dehors du travail, notamment dans les « loisirs » et l’engagement bénévole. Le professeur d’économie pourra (ou même devra) répondre à l’étudiant qui s’interroge sur les conséquences sociales de la délocalisation : « Ce n’est pas notre problème ; il y a la sociologie pour cela » 9.

L’économisation de la valeur

Cette sur-spécialisation a non seulement fortement réduit le rôle et les responsabilités de l’individu dans le cadre du travail, mais elle a également transformé la notion de valeur. Dans la sphère économique occidentale, la valeur d’un bien ou d’un travail est réduite à une valeur économique déterminée par le marché .

La valeur du travail (et implicitement du travailleur puisque la personne de celui-ci, dans son travail, est réduite à son rôle économique) reflète uniquement la contribution de ce travail au développement financier de l’entreprise (ou de l’ONG). Par conséquent, le salaire ne sera pas fixé en fonction de la peine ou du temps investis par une personne dans sa tâche, ni en fonction des besoins de la personne ou de l’impact sur la société dans son ensemble, mais en fonction de l’offre et la demande sur le « marché de l’emploi ».

L’absence de sens dans le travail

Si ces caractéristiques ont permis le développement économique et social impressionnant qu’a connu la deuxième moitié du 20 siècle, leur interprétation radicale, rendue possible aujourd’hui par la pluralisation, l’individualisme, la globalisation et la sécularisation 10, conduit aujourd’hui à une profonde crise du travail. La réduction du travail à sa dimension économique l’a déconnecté du reste de la réalité d’une personne et ainsi privé de tout sens qui transcenderait la sphère économique. Le résultat est que nombre d’employés sont fatigués et démotivés de leur travail, même parmi les cadres 11. La seule chose qui les fait tenir est l’espoir de pouvoir utiliser leur revenu pour profiter de leurs loisirs 12.

Ces dernières années, on commence à prendre conscience des conséquences de cette perte d’orientation pour le travail qui permettait une dynamique dans une direction donnée plutôt qu’une frénésie qui tourne en rond. Entre autres, on réalise le coût humain, social et économique du surmenage et de la démotivation 13. En réaction, des projets sur l’équité et la justice sociale ainsi que sur la consommation responsable et locale sont initiés afin de reconnecter l’économie à son tissu social et relationnel 14. De nombreux jeunes, mais également des quinquagénaires, aspirent à un travail qui entre dans une perspective plus large de la vie – quitte à abandonner leur carrière au sens traditionnel du terme. Ce qui est recherché alors, c’est un moyen de transcender le travail, de lui faire traverser les limites de la sphère économique pour le connecter à une réalité personnelle, sociale, voire spirituelle plus large 15. C’est exactement cette connexion que les Réformateurs établissent par leur compréhension de la vocation .

La notion de vocation chez les Réformateurs

Pour les Réformateurs, Dieu adresse vocation à chacun et sur l’entier de la vie de chacun – et non uniquement sur une partie de nous-mêmes qui serait « spirituelle ». Par conséquent, et contrairement à l’athéisme pratique, notre quotidien et donc notre travail sont également objets de cette vocation et gagnent ainsi un sens et une valeur propres qui transcendent la dimension économique.

De cette vocation réformée, il n’a souvent été retenu que les questions relatives à ce qui, à la suite de Weber, est communément appelé l’éthique protestante du travail . Les propos des Réformateurs furent régulièrement utilisés, parfois déformés, pour justifier la place importante de l’argent, du prêt à intérêt et de la propriété privée dans la société moderne et pour encourager le travail assidu sans forcément réfléchir à son sens dans le plan de Dieu. Ainsi, chez le puritain Baxter, Dieu semble avoir disparu lorsqu’il s’agit de trouver sa vocation : chacun découvre et se construit sa vocation en observant ses dons et en les développant au sein du travail 16.

Or, pour les Réformateurs, la vocation n’est pas, avant tout, une activité que l’on choisit rationnellement en fonction de nos dons ou aspirations. Au contraire, elle est liée à un appel  : si j’ai une vocation (du latin vocare  : appeler), c’est que quelqu’un – Dieu en l’occurrence – m’a appelé(e) ; et si je suis là où je suis, c’est probablement que Dieu m’y a placé(e) 17. En effet, la vie chrétienne « ne chasse pas les gens dans le désert ou le cloître. […] Au contraire, la vie chrétienne t’envoie vers les gens, vers ceux qui ont besoin de ton action » 18. Si je suis là où je suis, c’est que Dieu avait l’intention que j’y aime et serve mon prochain – et qu’ainsi je fasse rayonner son Royaume dans mon quotidien, avec les dons qui m’ont été confiés. Car si nous avons été mis au monde avec les dons que nous avons, c’est à la condition que « chacun regarde en quoi il pourra aider ceux qui ont besoin de lui » 19.

Bien davantage qu’un appel à un métier spécifique, la vocation de la Réforme est donc un appel à devenir citoyen du Royaume et à adopter le style de vie et la culture du Royaume dans l’entier de notre vie, y compris dans notre travail. Le sens et la raison d’être de notre travail se trouvent donc dans la mise en relation de ce dernier avec notre appel plus large à entrer dans la dynamique du Royaume. En d’autres termes, c’est parce qu’il a une dimension spirituelle , qui le lie intrinsèquement à notre vie de foi et à notre cheminement avec Dieu, que le travail peut avoir un sens. Les Réformateurs dénoncent avec force « l’aveuglement du Diable » qui nous fait croire que l’activité quotidienne serait « séculière », sans véritable valeur aux yeux de Dieu – nous détournant ainsi de notre appel à servir et aimer notre prochain de manière très concrète dans le quotidien 20. A l’idée que nous ne pourrions servir Dieu que dans des cultes ou des monastères, Luther répond que « nous servons Dieu lorsque nous faisons ce que Dieu a ordonné et laissons ce que Dieu a interdit. Et la terre pourrait être remplie de cultes [ Gottesdienste ] 21 : pas seulement à l’église, mais également à la maison, à la cuisine, à la cave, à l’atelier, dans les champs, chez les bourgeois et les paysans, si seulement nous nous laissons envoyer là-bas » 22.

Ainsi, nous pouvons – et devons – glorifier Dieu non seulement dans notre travail (ce qui est régulièrement prêché, à raison, dans nos églises – insistant sur notre comportement, attitude et intégrité au travail), mais également par notre travail. Toute tâche accomplie dans l’obéissance à Dieu fait partie de notre cheminement avec Dieu. Elle est un moyen de témoigner de notre fidélité à Dieu et de répondre au commandement d’aimer notre prochain. A l’inverse, hors de l’obéissance à l’appel que Dieu nous adresse, tout travail, même celui de moine, se met en tension contre Dieu et perd ainsi sa valeur 23.

Les implications de la vocation pour les enjeux contemporains

Au vu de cette compréhension holistique de la vocation, il n’est pas surprenant que les Réformateurs offrent des réponses concrètes aux quatre enjeux du travail discutés précédemment – ce d’autant plus que ces quatre enjeux ne diffèrent guère d’autres enjeux rencontrés par les Réformateurs en leur temps (cf. tableau) : aux excès d’égocentrisme des acteurs passés et présents, les Réformateurs opposent les notions de communauté et de travail comme un service ; à la sur-spécialisation moderne et au mépris de la vie quotidienne par l’Eglise d’alors, ils opposent l’interpénétration des dimensions économiques, sociales et spirituelles ; à la réduction de la notion de valeur à sa dimension économico-financière, ils opposent une vision holistique et responsable de l’estimation de la valeur ; finalement, à la perte de sens et de valeur intrinsèque du travail, due à la réduction du travail soit à une « activité économique » (aujourd’hui) soit à un outil de croissance spirituelle (Moyen-Age), ils répondent en intégrant la vie quotidienne dans l’appel que Dieu adresse à chacun. Ces quatre points sont discutés dans les paragraphes qui suivent.


Contexte médiéval

Réponse des Réformateurs

Contexte du 21e
siècle
Abus égocentriques de la classe marchande Aspect communautaire et de service du travail Acteur égocentrique et autonome légitimé par la théorie de l’économie de marché
Séparation entre « séculier » et « sacré » qui déconnecte le travail de la « vie religieuse » Interpénétration des dimensions économiques, sociales et spirituelles du travail Sur-spécialisation qui réduit le travail à une activité économique déconnectée de la foi
Calcul du prix trop fortement axé sur le prix du marché et finance au détriment du bien commun Définition holistique, sociale et théologique, de ce qui définit la valeur d’un bien ou du travail – finance au service du bien commun Réduction de la valeur du travail à sa valeur économique
Sens du travail limité à sa capacité de faire grandir le croyant dans ses vertus telles que la persévérance Sens du travail découlant de la vocation que Dieu adresse à chacun, notamment à rejoindre le Corps du Christ et à aimer et servir son prochain Sens du travail limité à son sens économique

Tableau 1 : Aperçu des réponses des Réformateurs aux enjeux de leur époque et de la nôtre

Réponse à l’égocentrisme : Le travail comme service dans la communauté

Le premier enjeu discuté précédemment est celui de la réduction du travail, dans la théorie économique actuellement dominante, à un échange contractuel purement égocentrique. Ma « vocation » est donc centrée sur moi-même : Comment défendre mes intérêts pour m ’épanouir et satisfaire mes envies et besoins 24 ?

Une telle attitude dans le travail ne semble pas inconnue des Réformateurs. La critique par Luther des commerçants internationaux de l’Europe du 16 siècle, qui montrent peu d’intérêt pour les enjeux sociaux des différents lieux où ils commercent, n’est pas sans rappeler les discussions actuelles sur l’influence grandissante des structures économiques. Luther caricature ces marchands en mettant dans leur bouche une phrase que l’on pourrait retrouver chez les critiques du système économique actuel : « Je me moque de mon prochain ? Pourvu que je réalise mon bénéfice et que je satisfasse ma cupidité… » 25. Par conséquent, il ne leur montrera aucune compassion lorsque ceux-ci se font agresser par des brigands 26. Calvin quant à lui nous révèle que la « spéculation alimentaire » n’est pas un phénomène nouveau et il tiendra des propos très durs envers les riches qui ferment leur grenier de céréales en attendant que le prix monte alors que les gens ont faim 27. Finalement, Zwingli reprend les paroles de Nicolas de Flüe, pour qui « aucun Seigneur ou aucune puissance ne peut la vaincre [la Confédération suisse] si ce n’est l’intérêt personnel » 28.

En réponse à ces dérives, les Réformateurs insistent sur le fait que notre vocation professionnelle n’est pas premièrement pour notre propre épanouissement personnel ou socio-économique, mais s’inscrit toujours dans un contexte plus grand. Nous sommes toujours avant tout appelés à la communauté du Corps du Christ et nous ne pouvons vivre notre vocation professionnelle hors de cet appel 29. Notre réponse à l’appel de Dieu se vit et s’effectue toujours au sein d’une communauté sociale et doit contribuer au développement de celle-ci en visant une « communion mutuelle entre les hommes » 30. Tous les dons et ressources que nous possédons, bien que ceux-ci nous appartiennent personnellement (en opposition au communisme ), ne nous appartiennent légitimement que dans la mesure où ils sont investis « pour l’utilité de nos frères, ni plus ni moins que la nôtre » 31(en opposition au capitalisme dominant). Biéler notera ainsi, à ce sujet que « la propriété matérielle est l’exacte réplique de la vie spirituelle qui, par un côté, est strictement individuelle tout en étant essentiellement collective » 32. Nous ne pouvons nous contenter de faire confiance à la régulation du marché ou à l’Etat social concernant les questions de service et d’équité sociale – chacun est individuellement responsable, devant Dieu, de s’assurer que l’utilisation de ses biens et ressources contribue au développement de la communauté locale, « car il n’y a rien de plus déraisonnable que quand nous laissons ensevelir – et n’appliquons pas à quelque usage profitable – les grâces de Dieu, dont la vertu consiste justement à porter du fruit » 33. Pour Zwingli, puisque Christ a donné sa vie pour nous, nous devons nous aussi nous rendre utiles pour tous les hommes : « C’est pourquoi le jeune homme devra rechercher, dès sa jeunesse, seulement la piété, la justice, la fidélité, la foi, la vérité et la constance – et s’y exercer ; ensuite, avec de telles vertus, il pourra porter du fruit et être utile à la communauté chrétienne, le bien commun, la patrie, et à tout un chacun en particulier » 34.

En résumé : Parce que le bien-être de chacun, et donc de la communauté, importe à Dieu, le service que nous rendons aux autres par notre travail quotidien a autant de valeur (et même davantage) que celui rendu dans l’église ou la prière dans le cloître : « Nous savons que les hommes ont été créés et mis au monde afin qu’ils soient actifs dans toutes sortes de tâches, et qu’aucun sacrifice ne plaît davantage à Dieu que lorsque chacun entre dans sa vocation et s’applique à la vivre de manière à ce que cela profite à la société commune des hommes » 35.

Réponse à la spécialisation : La multidimensionalité du travail

Cette insertion du travail dans un objectif social plus large selon le dessein de Dieu implique inévitablement une remise en question de l’isolation du travail telle que promue par le Modernisme et la sécularisation. Si la division sacré-séculier telle que nous la connaissons aujourd’hui repose sur une notion moderne de spécialisation et de sécularisation qui n’existait pas à l’époque, il semble néanmoins qu’il y avait un mépris de la part de l’Eglise pour certaines activités qui n’avaient pas, selon elle, de réelle importance pour la vie de foi. Pour la théologie médiévale, la foi véritable se vit dans le cloître, où l’on peut aimer Dieu dans la contemplation sans être dérangé par le monde 36. L’amour du prochain, même si nécessaire, nous détourne de la contemplation et donc du commandement d’aimer Dieu. Les théologiens médiévaux font ainsi la distinction entre les activités spécifiquement « spirituelles » et celles, moins importantes, considérées comme « séculières ».

Avec leur notion de vocation, les Réformateurs vont chambouler cette hiérarchie et argumenter que l’un ne peut aller sans l’autre. Pour Luther, « si tu trouves une œuvre par laquelle tu serves Dieu ou ses Saints ou toi-même – mais pas ton prochain – sache qu’une telle œuvre n’est pas bonne » 37. La dimension de service incluse dans le travail et discutée dans la section précédente n’est donc pas un objectif en soi, mais découle du commandement divin d’aimer son prochain. Par la vocation, le travail acquiert une dimension et une importance spirituelle en nous permettant de manifester, par des actes concrets et matériels au sein d’une communauté sociale, l’amour et la grâce de Dieu à notre prochain. Tous nos devoirs de chrétien, « tels qu’aimer sa femme, élever ses enfants, diriger sa famille, honorer ses parents, obéir au magistrat etc. – tâches qui paraissent séculières et charnelles aux papistes – sont les fruits de l’Esprit » 38. Ils font donc partie de notre vie spirituelle. Notre bouche et nos oreilles deviennent, par la foi, celles de Dieu au milieu de notre quotidien, faisant ainsi apparaître son royaume 39.

En résumé : A la sur-spécialisation moderne et à la hiérarchie spirituelle médiévale, les Réformateurs opposent une compréhension multidimensionnelle du travail : Bien que celui-ci soit aussi une activité économique , il est avant tout une activité spirituelle , découlant de notre relation et soumission à Dieu, et, partant, une activité sociale qui se vit dans la communauté et au service du prochain. Dans ce contexte, la notion de spécialisation n’est pas supprimée, mais transformée : Chacun reçoit un appel spécifique et l’accomplit selon les « règles de l’art » avec les dons spécifiques reçus pour l’accomplir. Cet appel reste néanmoins toujours intégré dans l’appel plus général du chrétien – et reste soumis à ce dernier. De même, la notion de rôle n’est pas supprimée, mais la vocation lui refuse son côté exclusif : Les rôles spécifiques que nous assumons dans nos diverses fonctions ne peuvent jamais s’émanciper de notre rôle et identité premiers en Christ au sein d’un communauté. Ils ne peuvent donc pas non plus contredire notre appel plus général à vivre en citoyens et messagers du Royaume. Devant Dieu, nous ne pouvons jamais nous décharger de nos responsabilités envers Lui et/ou envers la collectivité sous prétexte que notre rôle professionnel serait confiné à la sphère économique 40.

L’enjeu de la définition de la valeur

Troisièmement, si, par la vocation, le travail se trouve transcendé par des aspects sociaux et spirituels, sa valeur le sera inévitablement. Par conséquent, il n’est pas surprenant que les mouvements actuels pour le commerce équitable ou les salaires justes trouvent chez les Réformateurs des soutiens de principe. Même si ces notions n’existaient pas sous ces termes à l’époque, Luther insistait déjà sur l’importance d’un prix juste qui ne dépend pas tant du marché, encore moins du marché mondial dérégulé 41. Au contraire, la valeur d’un bien ou service doit toujours être définie dans une fourchette qui ne profite ni de la faiblesse ou de l’état de dépendance de l’acheteur (spécialement pour les biens de consommation essentiels) ni de ceux du travailleur. Le revenu de ce dernier doit lui permettre de vivre décemment et de faire vivre ses proches – mais pas de faire un profit exagéré. Même si certains acheteurs sont prêts à payer cher pour certains biens (notamment les biens de première nécessité), c’est un vol que de les vendre au-dessus d’un prix qui soit décent pour l’acheteur 42 doivent être tenus pour larcins. » (Institution , II.viii.45-46 : le huitième commandement).]. Les Réformateurs ne se gênent du coup pas de critiquer les marchands professionnels et les commerçants internationaux qui ne produisent rien eux-mêmes et surtout qui ne sont souvent pas intégrés socialement à la communauté où ils vendent leurs produits 43.

Pour les mêmes raisons, les Réformateurs s’opposent à une finance déconnectée de son contexte socio-économique local. Le créancier est toujours avant tout un membre de la communauté locale et ne peut ainsi, dans ses prêts, s’émanciper de ses responsabilités liées à son appartenance à cette communauté. Calvin, même s’il se montre plus ouvert que Luther sur la question du prêt à intérêt, met ainsi des garde-fous très forts sur la finance, notamment : Le créancier ne doit pas vivre de ce travail 44  ; le prêt doit permettre le développement économique sans conduire au surendettement (pas de crédit à la consommation donc) ; le prêt aux personnes nécessiteuses se fera toujours sans intérêt, et même sans forcément espérer être remboursé 45  ; finalement, ayant observé que le prêt à intérêt aura tendance à faire monter le prix des marchandises pour tout le monde, Calvin exhorte le prêteur à ne pas considérer uniquement la situation économique du débiteur, mais à réfléchir en termes de bien commun lors d’un prêt 46. Bien entendu, les spéculations de toutes sortes, et spécialement celles qui touchent des produits de base tels que les biens alimentaires, sont vigoureusement condamnés 43.

En résumé : En réinsérant le travail dans une perspective sociale et spirituelle plus large, la vocation conduit à une considération holistique de la valeur du travail et donc des biens dans l’économie. Celle-ci ne peut être fixée uniquement par la force anonyme du marché ; au contraire, chaque acteur est responsable de tenir compte des besoins des diverses parties prenantes et du bien commun dans ses interactions économiques et financières.

La réponse à la perte de sens du travail : La vocation holistique

En ré-inscrivant le travail et la valeur dans une perspective plus large de la vocation, les Réformateurs donnent, en quatrième lieu, un sens nouveau au travail. Celui-ci dépasse les sens uniquement indirects que lui attribuent la conception économique moderne ainsi que la conception médiévale qui tend à le réduire à un moyen de croissance spirituelle à cause des souffrances et difficultés qu’on y rencontre. Sans nier ces dimensions économiques ainsi que de souffrance et de croissance, les Réformateurs redonnent au travail un sens et une valeur qui transcendent ces aspects  : le service centré sur Dieu et sur l’autre. Certes, tout le monde ne peut, dans un monde déchu, trouver un travail qui soit épanouissant au sens moderne du terme. Néanmoins, la notion de vocation permet de retrouver, même dans une tâche ingrate, la joie profonde qui résulte de l’obéissance à l’injonction d’amour du prochain ainsi qu’au quatrième commandement qui stipule, avant d’ordonner un jour de repos : « Tu travailleras six jours… » 48.

Trois remarques doivent être faites ici. Premièrement, ainsi inclus dans une notion plus large de vocation, de service et de relation à Dieu et aux autres, le travail a un sens dont même le riche ne peut se priver. Luther notera par conséquent que l’ordre de travailler dans 1 Thess 3 ne s’adresse pas premièrement aux chômeurs et pauvres qui cherchent du travail sans en trouver, mais bien aux riches qui mangent mais ne travaillent pas 49. Zwingli déplore que « personne ne veut plus se nourrir en travaillant. […] Cet égoïsme s’est introduit parmi vous., Il vous mène du travail à l’oisiveté. Et pourtant le travail est une bonne chose, une chose divine. C’est une protection contre la légèreté et le péché. Il produit de bons fruits, de sorte que l’homme peut nourrir son corps avec une entière bonne conscience, sans craindre qu’il doive le faire avec le sang d’innocents et soit souillés par là. Il rend le corps frais et fort et chasse les maladies qui viennent de la paresse » 50.

Deuxièmement, même les tâches qui paraissent ingrates aux yeux des hommes peuvent être vécues avec la certitude que Dieu les voit, les respecte, et les valorisera d’une manière ou d’une autre : « Il semble que ce soit une petite chose lorsqu’une domestique cuisine et nettoie et effectue d’autres tâches domestiques. Mais parce que l’ordre de Dieu se trouve à cet endroit, même une tâche si petite doit être louée comme un service à Dieu qui dépasse de loin la sainteté et l’ascétisme de tous les moines et nonnes » 51.

Troisièmement, il va de soi que l’ordre de Dieu d’accepter de servir dans une tâche ingrate qui fait partie de ce monde déchu ne peut en aucun cas être utilisé par ceux en position de pouvoir pour justifier un abus du travailleur – au contraire, notre appel à être citoyens du Royaume doit pousser tous ceux qui sont en position d’influence à s’investir pour que les abus soient corrigés. Je suis donc ici Calvin plutôt que Luther pour qui notre vocation est nécessairement de rester dans la fonction et le statut social où nous nous trouvons à notre conversion 52. Calvin au contraire opte pour une compréhension de la vocation qui ouvre sur la mobilité socio-professionnelle. Il insiste sur l’importance des réformes sociales, notamment en vue d’une plus grande égalité socio-économique 53. Dans ce processus, l’Eglise, de concert avec l’Etat, doit veiller à limiter les disparités entre riches et pauvres, en s’inspirant notamment du principe du jubilé, par lequel « Dieu a bridé toute puissance excessive » : La redistribution régulière des terres (les « moyens de production » de l’époque) doit en effet permettre à chacun de subvenir à ses besoins sans se soumettre à un maître – de peur que sinon, les riches, devenant toujours plus riches, « eussent dominé d’une façon tyrannique » 54.

En résumé : Le travail retrouve un sens, par la Réforme, en étant réinscrit dans une perspective plus large et dans le projet plus grand de Dieu pour l’humanité et pour l’ensemble de la société. Si, face à ce que nous appellerions aujourd’hui le capitalisme sauvage , même les Réformateurs semblent parfois perplexes 55, ils n’en appellent pas pour autant à un retrait du système, mais à un engagement dans le monde au plus proche de notre conscience et, au besoin, à la résistance au sein même du système – pour le bien de notre prochain et avec le souci du bien commun.

Conclusion

Cette brève mise en comparaison de la Réforme avec la situation actuelle concernant le monde du travail semble confirmer l’observation bien plus ancienne : « Il n’y a rien de nouveau sous le soleil ». Les enjeux de cohésion sociale, de salaires justes, d’équité dans le commerce international et d’engagement individuel dans et pour la société, même s’ils se déclinent différemment, se retrouvent tous chez les prophètes de l’A.T., dans le N.T. et les Pères de l’Eglise, chez les Réformateurs… et aujourd’hui !

Près de 500 ans après les réflexions des Réformateurs, cet article a donc cherché à mettre en valeur quelques enseignements des Réformateurs pour les enjeux actuels du travail. Au travers de la notion de vocation, les Réformateurs mettent en relation, à un niveau très fondamental, la réforme de la foi individuelle et la réforme de l’engagement individuel dans la société, voire une réforme des structures de la société. Ils reconnectent ainsi entre eux l’individu, l’Eglise et la société au-delà d’une quelconque dichotomie sacré-séculier 56. Ce faisant, ils ré-intègrent premièrement le travail dans une vision plus large de l’appel du croyant à être citoyen du Royaume et à chercher à aimer Dieu et son prochain au cœur même de l’activité quotidienne.

Deuxièmement, ils mettent clairement en lumière la responsabilité de chacun – et en toute circonstance – à chercher le bien d’autrui et de la communauté en général. La vocation réformée redonne ainsi non seulement une dignité et une valeur à notre activité quotidienne, mais également un sens et une orientation, ainsi qu’une responsabilité, qui découlent directement et premièrement de notre foi en Jésus-Christ et en la Parole.

Troisièmement, les Réformateurs poussent également l’Eglise à reconnaître ses propres responsabilités face aux enjeux sociaux, dont celles d’équiper et d’accompagner les gens dans leur cheminement spirituel au jour le jour et de s’engager avec d’autres pour les personnes dans le besoin. En tant que témoin du Royaume, l’Eglise ne rayonne en effet pas uniquement de la paix qui découle de l’assurance du salut ; elle reflète et inspire également la soif de justice et l’amour du prochain qui caractérisent l’action de l’Esprit en son sein 57 peut être partiellement restaurée par l’action de l’Église fidèle, si celle-ci comprend le rôle qu’elle est appelée à jouer dans la société ; car elle doit rétablir (partiellement du moins) l’ordre de Dieu dans la vie matérielle de ses membres. »]. Si – et c’est certainement tant mieux – la théocratie ou même l’établissement d’une « société chrétienne » ne fait pas partie de notre agenda mais uniquement de celui de Dieu et en son temps, nous pouvons néanmoins défendre des valeurs dont ont soif de nombreux travailleurs et apporter des réponses à des questions que de nombreuses personnes se posent – aujourd’hui comme au temps de la Réforme.

Dans une période où, pour diverses raisons, nous avons à résister à la tentation de « l’athéisme pratique », les Réformateurs nous appellent à retrouver une théologie pour l’entier de la vie – quelque chose dont notre société sur-spécialisée a fortement besoin 58. Même s’il a exigé une séparation trop forte des différentes sphères, Kuyper avait compris ce besoin en proclamant qu’il n’y a pas un centimètre carré de ce monde sur lequel Dieu ne proclame pas : « À moi ! » 59. A nous de reconnaître que l’un des facteurs de succès de la Réforme fut cette insistance sur les conséquences pratiques de la foi renouvelée pour l’entier de la vie quotidienne, y compris pour notre engagement dans et pour la société 60. Cela peut impliquer le besoin, pour nombre d’entre nous (moi-même inclus), de retrouver la notion de sacrifice et de don de soi au profit de nos communautés ecclésiales et sociales. A nous de reconstruire, à la suite des Réformateurs, une vision plus intégrée de la vie et de la société en général – à commencer par le développement d’une conception holistique – économique, sociale et spirituelle – de notre activité quotidienne.

  1. Cet article résulte d’une journée de réflexion à Crêt-Bérard que l’auteur a co-animée avec les pasteurs réformés Jean-Pierre Thévenaz et Pierre Farron. Son contenu a fortement bénéficié de leur expertise et des discussions enrichissantes autour de cette journée.
  2. Par exemple, Calvin parle de l’importance de respecter le cycle naturel et le repos régulier de la terre (Commentaire de Moïse, Ex 23,10-11, dansJoannis Calvini opera quae supersunt omnia, J.-W. Baum et E. Wilehlm Eugen Reuss (dir.), 58 vol., Brunswique, C.A. Schwetschke, 1863, vol. 24, col. 584-586).
  3. M. Weber,L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Suivi d’autres essais, Paris, Gallimard, 2003 ; la discussion la plus complète de Calvin à partir des textes originaux se trouve certainement chez A. Biéler,La pensée économique et sociale de Calvin, Réimpr. augmentée d’une préface et d’un portrait, Chêne-Bourg, Georg, 2009 ; voir également M. Johner, « Travail, richesse et propriété dans le protestantisme »,La Revue réformée 53, n o  218 (2002).
  4. M. Friedman, « The methodology of positive economics », dans M. Friedman, Essays in Positive Economics , Chicago, University of Chicago Press, 1953, pp. 3-43.
  5. M. Friedman, « The social responsibility of business is to increase its profits », New York Times Magazine September 13 th , 1970, pp. 122-126.
  6. N. Luhmann, The Differentiation of Society , New York, Columbia University Press, 1982.
  7. Sur Kuyper, voir par exemple R. J. Mouw, Abraham Kuyper : A short and personal introduction , Grand Rapids, Eerdmans, 2011. Voir également M. Johner, « Travail, richesse et propriété dans le protestantisme » pour une lecture assez semblable de Calvin. A préciser que le croyant est certes appelé à se soumettre et à voir sa sphère comme soumise à Dieu, mais en aucun cas il ne cherche à soumettre les autres par la force.
  8. Voir à ce sujet C. M. Gay, The way of the (modern) world : Or, why it’s tempting to live as if God doesn’t exist , Grand Rapids, Eerdmans, 1998 ; O. Guinness, The last Christian on earth : Uncover the enemy’s plot to undermine the church , Ventura, Regal, 2010.
  9. Anecdote véridique entendue par l’auteur. On notera, en réaction, un mouvement encore très minoritaire qui milite pour des facultés d’économie et des formations économiques et de gestion interdisciplinaires. Cf. http://www.autisme-economie.org ou http://www.responsiblefinance.ch.
  10. Cf. M. Gonin, G. Palazzo et U. Hoffrage, « Neither bad apple nor bad barrel : How the societal context impacts unethical behavior in organizations », Business Ethics : A European Review 21, n o  1 (2012), pp. 31-46 ; M. Gonin, « Adam Smith’s contribution to business ethics, then and now », Journal of Business Ethics 129, n o  1 (2014), pp. 221-236.
  11. Voir J. Rambal, « Brown out : quand les salariés cherchent un sens à leur travail »,Le Temps 26 septembre 2016.
  12. Voir les critiques de J. Pieper,Muße und Kult , München, Kösel, 2007 ; L. Ryken,Work & leisure in Christian perspective , Portland, Multnomah Press, 1987. Si Ellul parle peu d’épanouissement, il semble néanmoins penser que le travail utile ne peut s’accomplir que dans le bénévolat, et non dans l’activité salariée, cf.Pour qui, pour quoi travaillons-nous ? , Paris, la Table ronde, 2013.
  13. Voir D. Ramaciotti et J. Perriard,Les coûts du stress en Suisse , Berne, SECO, 2003.
  14. On peut mentionner, pour preuve anecdotique, le succès actuel de films tels que Demain plutôt que des films de science-fiction qui mettraient l’accent sur le progrès technologique.
  15. M. Benefiel, Soul at work. Spiritual leadership in organizations , New York, Seabury Books, 2005 ; M. Gonin, « Quel sens pour ma vie professionnelle aujourd’hui? »,Christianisme aujourd’hui, septembre 2016.
  16. Voir à ce sujet L. Crété,Le protestantisme et les paresseux: le travail, les œuvres et la grâce , Protestantismes, Genève, Labor et Fides, 2001 ; M. Miegge,Vocation et travail: essai sur l’éthique puritaine , Genève, Labor et Fides, 1989. Ce dernier notera (p. 149) que chez Baxter, pour la première fois, « le travail ne tire plus sa légitimation de la doctrine de la calling-vocation . Il est devenu de par lui-même un objet de théorie. Désormais il se situe au rang des concepts universels », déconnecté d’une réflexion plus large sur sa place dans notre vie de foi.
  17. J. Calvin,Institution de la religion chrétienne , Genève, Labor et Fides, 1955, III.x.6 ; M. Luther, L’Evangile à la St-Jean, Jn 21,19-24, Weihnachtspostille 1522 , dans Luthers Werke. Kritische Gesamtausgabe , Weimar, H. Böhlaus Nachfolger, 1883, vol. 10 I.1, p. 310. Cette édition est abrégéeWA ci-après.
  18. M. Luther,Sermon du 30 juin 1529 ,WA , vol. 29, p. 403.
  19. J. Calvin,Commentaires de Jehan Calvin sur le Nouveau Testament , Paris, Ch. Meyrueis, 1854, Mt 25,20, p. 524. Voir également
    J. Calvin , Sermon sur Ga 6,9-11, Opera Omnia, vol. 51, col. 100 .
  20. « Le Diable a tellement aveuglé les hommes qu’il les a persuadé et fait croire que, dans les petites choses, il ne fallait point estimer que Dieu fut honoré ou servi – sous prétexte que cela serait du monde. Comme quand un homme travaille en son labeur pour gagner sa vie, qu’une femme fait son ménage, qu’un serviteur aussi s’acquitte de son devoir, on pense que Dieu n’a point égard à tout cela, et on dit que ce sont des affaires séculières. » J. Calvin, Sermon sur 1 Co 10,31-11,1 Opera Omnia , vol. 49, p. 696.
  21. Littéralement donc service à Dieu. Luther joue ainsi avec le double sens de service dans cette expression.
  22. Sermon du 15e dimanche après la trinité, WA , vol. 52, pp. 470-471.
  23. Ibid .
  24. A noter au passage que la théorie économique ne fait aucune différence entre « besoin » et « envie ».
  25. M. Luther, « Du commerce et de l’usure », dansOeuvres , vol. 4, Genève, Labor et Fides, 1960, p. 125. Cf. également note 4.
  26. M. Luther, « Du commerce et de l’usure », p. 142.
  27. Leçons sur les douze petits prophètes , Am 8,5 et 8,6-7,Opera Omnia , vol. 43.
  28. Eygennutz dans l’original : U. Zwingli, « Fidèle et sérieuse exhortation aux pieux confédérés, pour qu’ils s’en tiennent aux usages et coutumes de leurs devanciers, afin qu’il ne leur survienne aucun dommage à cause de l’infidélité et des pièges que leur tend l’ennemi », dansDeux exhortations à ses confédérés , Genève, Labor et Fides, 1988, p. 36.
  29. On notera ainsi que les virulentes attaques des Réformateurs contre les abus des autorités temporelles et ecclésiales ne les conduisent pas pour autant à un rejet de toute forme d’institution – contrairement à une tendance que l’on peut parfois observer aujourd’hui.
  30. J. Calvin, Comm. N.T. , Mt. 25,20, vol. 1, p. 524.
  31. J. Calvin,Comm. Moïse , Ex 20,15,Opera Omnia , vol. 24, p. 669.
  32. A. Biéler,Pensée économique et sociale , pp. 353-354.
  33. J. Calvin, Comm N.T. , Mt 25,13, vol. 1, p. 524.
  34. « Wie man die Jugend in guten Sitten und christlicher Zucht erziehen und lehren soll » Huldreich Zwinglis sämtliche Werke , München, Kraus, 1905, vol. 5, Text Nr. 101, p. 442.
  35. J. Calvin,Comm. N.T. , Lc 10,38, vol. 1, p. 524.
  36. « Il est évident que la vie active empêche la vie contemplative vu qu’il est impossible de s’adonner simultanément à l’activité extérieure et à la contemplation de Dieu ». Le vrai lieu pour aimer Dieu est donc le cloître (Th. d’Aquin, Somme Théologique, livre 2, question 182).
  37. Evangile pour le 1 er dimanche de l’Avent , Adventspostile,WA, vol. 10I. 2, p. 41. C’est pour cela que Luther méprise l’œuvre du moine.
  38. M. Luther,Commentaire sur l’épître aux Galates , ch. 3 v. 3,WA , vol. 40I, p. 348.
  39. M. Luther, Hauspostille collectés par Röher,15 e  dimanche après Trinité, 2 e  message , Dr. Martin Luthers sämmtliche Schriften , ed. Walch (St-Louis), vol. 13b, col. 2371. Cf. aussi J. Calvin,Institution , III.vii.5.
  40. « Car il ne se peut faire que ceux qui sont vraiment persuadés que Dieu leur est Père en commun, et que Christ est leur chef seul à tous, ne soient conjoints entre eux en amour fraternel, pour communiquer ensemble au profit l’un de l’autre. » J. Calvin,Institution , IV.i.3.
  41. M. Luther, « Du commerce et de l’usure ». Voir aussi Calvin, Sermon CXL, 4e
     
    sermon sur Dt
      24,14-18 ,Opera Omnia , vol. 28, p. 188.
  42. M. Luther se garde donc de fixer par écrit un prix définitif, mais renvoie au contexte spécifique de chacun pour déterminer l’intervalle dans lequel se situent ces prix justes. Cf. « Du commerce et de l’usure ». Pour Calvin, « tous moyens dont nous usons pour nous enrichir au dommage d’autrui […
  43. Cf. supra .
  44. « Je n’approuve pas si quelqu’un propose faire métier de faire gain d’usure. » Claude de Sachin ,Opera Omnia , vol. 10, p. 248. Pour Luther, le métier d’usurier (et tout prêt à intérêt est de l’usure pour Luther) fait partie des rares métiers, avec ceux de prostituée, de voleur et de « pape, cardinal, évêque, prêtre, moine et nonne qui ne prêchent pas la Parole ou ne l’écoutent pas prêcher », qui ne peuvent représenter un service chrétien (L’Evangile à la St-Jean , Jn 21,19-24,Weihnachtspostille 1522 ,WA, vol. 10I, 1, p. 317).
  45. Cf. J. Calvin, Claude de Sachin ,Opera Omnia , vol. 10, pp. 245-249. Pour Luther, « d’après l’Évangile, entre le fait de donner et celui de prêter, il n’y a d’autre différence que celle-ci : celui qui donne ne reprend rien et celui qui prête reprend si on lui rend mais court le risque que cela devienne un don. » M. Luther, « Du commerce et de l’usure », p. 132.
  46. Claude de Sachin ,Opera Omnia , vol. 10, p. 249.
  47. Cf. supra .
  48. A noter que dans ces six jours sont inclus toutes les tâches ménagères et d’entretien du logement, jardin, etc. et que la durée quotidienne de travail n’est pas précisée.
  49. Voir L. Crété,Le protestantisme et les paresseux , pp. 42-44.
  50. « Exhortation aux pieux confédérés », pp. 38-39.
  51. M. Luther,Sermon du 15e dimanche après la trinité ,WA, vol. 52, pp. 470-471. Pour Calvin, il n’y a donc aucune « œuvre si méprisée, si basse, qui ne reluise devant Dieu, et ne soit fort précieuse, moyennant qu’en elle nous servions à notre vocation » (Institution , III.x.6). Ellul confirmera cette valeur de la tâche apparemment anodine et pénible au 20 siècle, en rappelant que dans un monde déchu, et dans l’attente du Royaume, il faut parfois s’accrocher simplement à cette consolation que « je dois être assuré que c’est aussi en travaillant d’un travail sans signification que je suis dans le plan de Dieu pour moi » (Pour qui, pour quoi travaillons-nous ? , p. 118). Une telle attitude d’obéissance et de confiance sereine est également un témoignage dans un monde qui recherche frénétiquement l’épanouissement.
  52. L’Evangile à la St-Jean , Jn 21,19-24,Weihnachtspostille 1522, WA , vol. 10I. 1, p. 310.
  53. Cf. à ce sujet l’excellente analyse de A. Biéler,Pensée économique et sociale . On notera également l’engagement socio-politique de Zwingli à Zurich (cf. W. P. Stephens,Zwingli le théologien , Genève, Labor et Fides, 1999, p. XIII).
  54. Commentarius in Mosis reliquos quatuor libros . Deut 15,1,Opera Omnia , vol. 24, p. 697.
  55. M. Luther introduit son traité sur le commerce et l’usure en doutant fortement de l’utilité de son texte, « car le mal a fait d’énormes progrès… ». Plus loin, et tout en dénonçant ceux qui ne cherchent pas à minimiser les impacts négatifs de leurs actions, il notera que, dans l’économie, même les gens les plus droits peinent à ne pas commettre d’injustice « car c’est la nécessité et la nature même du commerce qui te poussent à commettre une telle faute, et non la malice et la cupidité » (« Du commerce et de l’usure », p. 123, 127). Pour Calvin, le monde en est « venu au comble d’iniquité, d’ingratitude et de malice » (Sermon sur Ga 6,9-11,Opera Omnia , vol. 51, col. 100).
  56. Ainsi Calvin discutera des responsabilités conjointes de l’Eglise et de l’Etat.
  57. Cf. A. Biéler,Pensée économique et sociale , p. 343: « L’économie dénaturée […
  58. Cf. A. Biéler,Pensée économique et sociale , p. 518.
  59. Cité dans R.J. Mouw,Kuyper , p. 4.

  60. Cf. Calvin qui fait remarquer que la charité peut impliquer devoir puiser dans sa fortune et son héritage,Comm. N.T., Mt 6,19, vol. 1, p. 187.

Déclaration de Larnaca

Traduction de « Larnaca Statement » par Dany Pegon. Voir la publication en anglais sur la page internet du mouvement de Lausanne : https://www.lausanne.org/content/larnaca-statement#_ftn1
Préambule

Nous nous sommes réunis en tant que groupe unique de trente Juifs messianiques et Palestiniens chrétiens à Larnaca, Chypre, pour la seconde consultation de l’Initiative de Lausanne pour la Réconciliation en Israël/Palestine, du 25 au 28 janvier 2016. Nous avons adoré, prié et étudié les Écritures ensemble. Nous avons formé et approfondi des amitiés en mangeant, en buvant et en parlant ensemble dans la fraternité de l’Évangile.

Nous avons adopté unanimement la résolution suivante avec les engagements qu’elle inclut et nous la recommandons pour l’étude, la prière et l’action.

La résolution affirme notre unité en tant que croyants en Jésus (section 1), appelle à un engagement mutuel à vivre ouvertement cette unité au milieu du conflit et de la division (section 2), reconnaît des zones de défi et de désaccord théologique et met en évidence les questions sur lesquelles un approfondissement s’impose (section 3), propose des actions pratiques qui expriment l’espoir pour l’avenir, spécialement parmi la jeune génération de croyants dans les deux communautés (section 4), et appelle à la prière et au soutien de cette initiative de la part de la famille plus large des croyants.

1. Nous affirmons notre unité dans le corps du Messie.

1.1 Notre unité a une mission intrinsèque, puisque Jésus a prié que nous soyons un afin que le monde croie la vérité à son sujet.

20 « Je ne prie pas pour eux seulement, mais encore pour ceux qui croiront en moi à travers leur parole, 21 afin que tous soient un comme toi, Père, tu es en moi et comme je suis en toi, afin qu’eux aussi soient [un] en nous pour que le monde croie que tu m’as envoyé. 22 Je leur ai donné la gloire que tu m’as donnée afin qu’ils soient un comme nous sommes un 23 – moi en eux, et toi en moi-, afin qu’ils soient parfaitement un, et que le monde connaisse que tu m’as envoyé et que tu les as aimés comme tu m’as aimé. » (Jean 17,20-23) 1

1.2 C’est Dieu qui crée notre unité par le Saint-Esprit et il nous ordonne de la maintenir dans l’humilité, la douceur, la patience et l’amour.

1 Je vous encourage donc, moi, le prisonnier dans le Seigneur, à vous conduire d’une manière digne de l’appel que vous avez reçu . 2 En toute humilité et douceur, avec patience, supportez-vous les uns les autres dans l’amour. 3 Efforcez-vous de conserver l’unité de l’Esprit par le lien de la paix. 4 Il y a un seul corps et un seul Esprit, de même que vous avez été appelés à une seule espérance par votre vocation. — 5 Il y a un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême, 6 un seul Dieu et Père de tous. Il est au-dessus de tous, agit à travers tous et habite en [nous] tous. (Éphésiens 4,1-6)

1.3 Notre unité englobe notre diversité en tant que Juifs messianiques et Chrétiens palestiniens en un seul corps.

12 Le corps forme un tout mais a pourtant plusieurs organes, et tous les organes du corps, malgré leur grand nombre, ne forment qu’un seul corps. Il en va de même pour Christ. 13 En effet, que nous soyons juifs ou grecs, esclaves ou libres, nous avons tous été baptisés dans un seul Esprit pour former un seul corps et nous avons tous bu à un seul Esprit. 14 Ainsi, le corps n’est pas formé d’un seul organe, mais de plusieurs .

(1 Corinthiens 12,12-14)

1.4 Notre unité a été accomplie par la croix de Christ, par laquelle l’hostilité entre nous a été supprimée tout en conservant nos identités distinctives.

14 En effet, il est notre paix, lui qui des deux groupes n’en a fait qu’un et qui a renversé le mur qui les séparait, la haine. 13 Par sa mort, il a rendu sans effet la loi avec ses commandements et leurs règles, afin de créer en lui-même un seul homme nouveau à partir des deux, établissant ainsi la paix. 16 Il a voulu les réconcilier l’un et l’autre avec Dieu en les réunissant dans un seul corps au moyen de la croix, en détruisant par elle la haine. (Éphésiens 2,14-16)

1.5 Notre unité est une condition pour recevoir la bénédiction de Dieu sur nos communautés.

1 Oh! Qu’il est agréable, qu’il est doux pour des frères de demeurer ensemble!

2 C’est comme l’huile précieuse versée sur la tête, qui descend sur la barbe, sur la barbe d’Aaron et sur le col de ses vêtements.

3 C’est comme la rosée de l’Hermon qui descend sur les hauteurs de Sion.

En effet, c’est là que l’Eternel envoie la bénédiction,

La vie pour l’éternité. (Psaume 133, 1-3)

 

1.6 A la lumière de ces versets ainsi que d’autres, nous soutenons les paragraphes suivants de l’Engagement de Cape Town 2

L’amour les uns pour les autres dans la famille de Dieu n’est pas une simple option souhaitable mais un ordre auquel nous ne pouvons échapper. Un tel amour est un premier signe d’obéissance à l’Évangile, l’expression indispensable de notre soumission à l’autorité de Christ et un moteur puissant pour la mission mondiale 3 . Nous déplorons nos dissensions et les divisions de nos églises et organisations. Nous sommes très impatients de voir ceux qui suivent Jésus cultiver un esprit de grâce et être obéissants au commandement de Paul de « faire tous nos efforts pour maintenir l’unité de l’esprit dans le lien de la paix ».

1.7 Dans le contexte de nos conceptions et opinions incompatibles, nous affirmons néanmoins notre consentement sincère à ces convictions :

  • Nous sommes unis dans notre foi en Jésus de Nazareth comme Messie, Sauveur et Seigneur, et dans la Bonne Nouvelle du Royaume de Dieu, qu’il a prêché et pour lequel il a vécu, est mort et est ressuscité ;
  • Nous sommes unis dans le corps de Christ en conséquence de son œuvre de réconciliation sur la croix, et dans notre diversité nous sommes tous, également et ensemble, membres de la maison de Dieu ;
  • Nous appartenons ensemble à une seule famille ;
  • Nous sommes déterminés à nous aimer et à nous servir les uns les autres ;
  • Nous avons besoin les uns des autres ;
  • Nous partageons les souffrances des uns les autres comme membres d’un seul corps ;

2. Nous nous engageons à vivre ouvertement cette unité au milieu du conflit et de la division, et nous invitons nos communautés à se joindre à nous dans cet engagement.

2.1 Dans des temps de tension et de conflit violent, les relations souffrent alors que la suspicion, l’accusation et le rejet mutuel prospèrent. Dans de telles circonstances, il est encore plus essentiel que nous, qui affirmons notre unité dans le Messie, maintenions des standards éthiques de vie dignes de notre appel, dans toutes nos attitudes, nos paroles et nos actes.

2.2 Nous reconnaissons que nous tenons des positions théologiques très différentes en ce qui concerne la terre, ainsi que des perspectives très différentes sur les causes des réalités sociales, politiques et économiques qui ont un impact sur la vie quotidienne de tous ceux qui habitent le pays. Ces réalités comprennent une gamme de questions litigieuses (telles que : la sécurité, l’occupation de la Cisjordanie, l’égalité de la citoyenneté en Israël, les réfugiés, les actes de violence meurtrière, la recherche de la justice et de la paix, etc.).

2.3 Néanmoins, nous insistons sur le fait que, quelle que soit notre théologie ou nos points de vue sur les réalités actuelles, nous sommes appelés à vivre selon les commandements de l’Écriture et l’exemple du Seigneur Jésus-Christ, même lorsque nous sommes en opposition légitime dans ces domaines. Inversement, nous déplorons ces manières de parler et d’agir qui sont incompatibles avec l’obéissance à notre Seigneur et pour lesquelles nous devons nous repentir.

2.4 En conséquence, nous prenons les engagements suivants :

2.4.1 Nous nous accepterons les uns les autres comme Dieu nous a acceptés en Christ, en dépit de nos différences théologiques et des sujets de contestations (Romains 15,7). Nous acceptons aussi la responsabilité que cela entraîne :

  • de se soutenir et de se respecter les uns les autres ;
  • de se traiter les uns les autres comme des frères et sœurs dans le corps du Messie, en tout temps et en toutes circonstances ;
  • de chercher à écouter et à comprendre même quand nous ne pouvons pas être d’accord ;
  • de se comporter les uns envers les autres avec amour, douceur et patience.

2.4.2 Nous refuserons de nous dénoncer, de nous déshumaniser ou de nous diaboliser les uns les autres ou nos communautés respectives. Nous ne « porterons pas de faux témoignage contre nos voisins », ne « répandrons pas de faux rapports » ou ne « suivrons pas la foule pour faire le mal » (Exode 20,16 ; 23,1-2). Nous nous abstiendrons de répandre des commérages, des rumeurs, des calomnies des allégations non fondées et des mensonges – que ce soit par les paroles de notre bouche, la publication écrite, dans les médias sociaux, les blogs, etc.

2.4.3 Nous obéirons aux instructions de Jésus dans Matthieu 18 dans les cas de dispute entre frères et sœurs dans nos communautés respectives. Nous ne rendrons pas publics nos griefs contre un frère ou une sœur, ou les ministères ou organisations qu’ils représentent, avant de leur avoir parlé personnellement et d’avoir abordé les questions dans la prière avec d’autres disciples de Christ mûrs.

2.4.4 Nous prierons les uns pour les autres, en cherchant à considérer les intérêts des autres comme étant au-dessus de nos propres intérêts, portant les fardeaux les uns des autres, en encourageant activement les ministères et le travail missionnaire les uns des autres, développant des amitiés et des réseaux et en explorant des manières de travailler ensemble dans la fraternité de l’Évangile, dans la mesure du possible.

2.4.5 Nous ferons tous les efforts nécessaires pour maintenir notre relation fraternelle comme témoignage de l’unité du corps du Messie et de l’amour infini de Dieu pour chaque peuple.

2.4.6 Quand nous engagerons une remise en question des actions, des positions et des enseignements de l’autre, nous le ferons d’une manière qui soit compatible avec les engagements ci-dessus.

3. Nous reconnaissons les domaines de contestations et de désaccords suivants :

Certes, une réflexion théologique ainsi qu’une action conjuguée dans les domaines suivants sont nécessaires ; néanmoins, nous croyons que notre unité dans la maison de Dieu nous met au défi d’élaborer des affirmations communes et de prendre des engagements mutuels en rapport avec ces domaines.

3.1 Comprendre nos récits historiques différents.

En tant que Juifs messianiques et Palestiniens chrétiens, nous reconnaissons que nos récits historiques sont souvent en conflit l’un avec l’autre et que dans beaucoup de cas, ils s’excluent mutuellement, en particulier en ce qui concerne les événements des 100 dernières années, la création de l’État d’Israël et les événements qui y ont mené.

Beaucoup de Juifs messianiques voient le retour des Juifs dans le pays et l’établissement de l’État d’Israël comme un signe de la fidélité de Dieu envers son peuple Israël. Beaucoup considèrent le contrôle des territoires comme étant nécessaire pour maintenir la sécurité et prévenir une nouvelle escalade, et d’autres le voient comme un des aspects de la promesse de Dieu pour le grand Israël et envisagent le service militaire comme un devoir envers leur pays.

Beaucoup de Palestiniens chrétiens considèrent la présence de l’Église chrétienne dans leur pays comme un témoignage de la fidélité de Dieu, et l’établissement de l’État d’Israël comme une catastrophe pour leur peuple. Ils perçoivent le problème des réfugiés, le manque d’égalité en Israël, l’occupation en cours, et l’expansion des installations sur le territoire palestinien comme une illégalité et une injustice. A leurs yeux, un engagement à la résistance face à ces injustices par des moyens paisibles, légaux et non-violents représente à la fois leur moyen de survie et leur devoir.

Malgré nos perspectives différentes, nous nous engageons à nous écouter les uns les autres, à apprendre du récit de l’autre et à le remettre en question respectueusement, à évaluer de façon critique notre propre récit et à travailler dans le sens d’un récit inclusif qui construit des ponts.

3.2 Reconnaître nos identités sociales

Dans un contexte de conflit social et politique, nous faisons face au défi d’accepter et de respecter les identités les uns des autres. Notre auto-définition comme Juifs messianiques et Palestiniens chrétiens ne devrait pas nous empêcher d’accepter la légitimité de l’autre. Nous devons reconnaître notre appartenance mutuelle au corps du Messie tout en vivant dans nos sociétés divisées.

3.3 Élargir nos théologies

3.3.1 Nous reconnaissons qu’il y a des convictions théologiques profondes des deux côtés qui sont, dans l’esprit et le cœur de ceux qui les tiennent, justifiées sur des bases d’exégèse et d’interprétation biblique. Nous tous affirmons que nous nous soumettons à l’autorité de l’Écriture des deux Testaments comme une nécessaire dimension de notre soumission à Jésus comme Messie et Seigneur. Nous cherchons tous à comprendre et à interpréter l’Écriture aussi fidèlement que possible et à l’appliquer à notre contexte et aux problèmes qu’il suscite. Cependant, nous ne sommes pas en accord sur certains points fondamentaux.

3.3.2 Nous avons l’intention de nous écouter plus attentivement pour approfondir notre compréhension les uns des autres, même lorsque nous ne sommes pas d’accord. Nous nous engageons à ne pas rejeter avec mépris des points de vue qui diffèrent des nôtres et à ne pas laisser nos désaccords faire obstacle à un dialogue qui repose sur une exégèse biblique prudente, respectueuse et mutuellement critique. Nous reconnaîtrons que ce qu’une communauté considère comme un axiome théologique peut engendrer des souffrances pour l’autre, si elle est ainsi privée de son identité ou de ses droits.

3.3.3 Bien que nous soyons convaincus de nos propres positions et que nous souhaitions continuer le dialogue et nous remettre en question les uns les autres, nous n’exigerons pas des autres qu’ils changent leur position et qu’ils acceptent les nôtres comme une condition préalable à la relation fraternelle. Nous appelons plutôt à une position théologique généreuse qui permet et respecte les convictions intimes des autres, qu’ils tirent de bonne foi de leur lecture de l’Écriture. Nous nous engageons à clarifier nos positions dans des situations où elles pourraient être interprétées d’une façon qui heurte ou exclut les autres. Nous sommes aussi en droit d’exiger la même attitude de la part des autres.

3.3.4 Par exemple:

Certains d’entre nous croient que l’alliance non abolie de Dieu avec Israël continue à inclure la promesse de la terre au peuple juif en tant que descendants d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, et que le retour des Juifs dans le pays et l’établissement de l’État d’Israël constituent l’accomplissement des prophéties bibliques. Nous rejetons, cependant, l’interprétation de cette conviction théologique qui dément l’identité, l’histoire et l’existence des Palestiniens en tant que peuple et leurs droits à rester dans le pays de leurs ancêtres. Et nous reconnaissons et nous déplorons avec eux la souffrance, la mort et l’injustice causés par ce déni.

Certains d’entre nous croient que toutes les promesses de l’alliance de Dieu, y compris le pays, sont accomplies dans le Messie Jésus comme Celui qui a incarné la qualité de Fils et l’héritage d’Israël, englobant toute la terre et toutes les nations. Tous ceux parmi les nations qui sont unis au Christ par la foi partagent l’héritage qui est le sien et sont la descendance d’Abraham et ses héritiers selon la promesse de Dieu. Nous rejetons, cependant, l’interprétation de cette conviction théologique qui nie le droit des Juifs à une patrie et rejette la réalité et la légitimité de l’État d’Israël. Et nous reconnaissons et nous déplorons avec eux la souffrance et la mort causées par la haine et la violence de ceux qui cherchent à le détruire.

D’autres questions théologiques doivent être abordées et traitées dans le même esprit.

4. En tant que croyants en Jésus, nous renouvelons notre espoir dans l’avenir, fondé sur la Bible, nous affirmons notre croyance selon laquelle l’Évangile peut changer les personnes et les situations, et nous admettons que nous avons un rôle à jouer dans ce processus.

Nous nous engageons dans les intentions et les actions suivantes :

4.1 Être les avocats les uns des autres dans nos communautés, particulièrement pendant les temps de violence accrue.

4.2 Créer une plateforme de sécurité privée pour maintenir la communication entre nous.

4.3 Faire tout notre possible pour nous rencontrer dans la communion fraternelle.

4.4 Chercher et recevoir les uns des autres des informations au sujet du conflit plutôt que de compter seulement sur nos media.

4.5 Être conscients du rôle majeur que jouent les media sociaux dans notre conflit et par conséquent être sensibles, honnêtes et ouverts dans leur utilisation tout en maintenant la communication entre nous.

4.6 Nous souvenir des limitations et des dangers potentiels de la communication non directe et la reconnaître.

4.7 Nous consulter pendant le processus de prise de décisions qui pourraient affecter directement nos frères et sœurs de l’autre camp.

4.8 Discuter de notre rôle dans la réconciliation à l’intérieur de nos propres communautés, particulièrement pour ceux d’entre nous qui sont les leaders émergeant de la nouvelle génération.

4.9 Inviter et mettre au défi nos pairs et leaders à engager un dialogue sain et à favoriser la réconciliation.

4.10 Prier pour nous-mêmes, pour nos autorités, et pour les uns et les autres la prière suivante :

« Seigneur, fais de moi un instrument de ta paix,Là où est la haine, que je mette l’amour.Là où est l’offense, que je mette le pardon.Là où est la discorde, que je mette l’union.Là où est l’erreur, que je mette la vérité.Là où est le doute, que je mette la foi.Là où est le désespoir, que je mette l’ espérance .Là où sont les ténèbres, que je mette la lumière.Là où est la tristesse, que je mette la joie.

Ô Seigneur, que je ne cherche pas tant àêtre consolé qu’à consoler, à être compris qu’à comprendre,à être aimé qu’à aimer.

Car c’est en se donnant qu’on reçoit,c’est en s’oubliant qu’on se retrouve,c’est en pardonnant qu’on est pardonné,c’est en mourant qu’on ressuscite à vie éternelle. »

 

Prière pour la paix – Saint François d’Assises

Conclusion

Nous invitons nos communautés dans le pays et à l’extérieur, avec la famille de Dieu partout dans le monde, à se joindre à nous dans la prière, à la fois pour que nous puissions être fidèles aux affirmations et engagements exprimés ici et que le travail continu de cette initiative puisse porter du fruit pour le Royaume de Dieu et Sa gloire.

Nous tous qui avons participé à la consultation étions d’accord et avons approuvé cette Résolution de Larnaca. Certains d’entre nous, à cause de la sensibilité du contexte ou pour des raisons personnelles ont préféré cacher nos noms.

 

Comité de pilotage

  • Richard Harvey (co-président)
  • Munther Isaac (co-président)
  • Lisa Loden
  • Botrus Mansour
  • Salim Munayer

Autres participants

  • Najed Azzam
  • Yoel Ben David
  • Jamie Cowen
  • Bishara Dib
  • Eli Dorfman
  • Danny Kopp
  • Neeman Melamed
  • Jack Munayer
  • Mazan Nasrawi
  • Toumeh Odeh
  • Rasha Saba
  • Rawan Sabbah
  • Albert Saliba
  • Shadia Qubti
  • Sharona Weiss
  • David Zadok
  • Saleem Anfous
  1. Les citations bibliques sont tirées de la Segond 21 pour la version française (2007) et de la New International Version pour l’original anglais (2011).
  2. Note du Comité Hokhma : L’Engagement de Cap Town est la déclaration du 3 ème Congrès de Lausanne pour l’évangélisation du monde, qui s’est tenu à Cap Town, Afrique du Sud, en octobre 2010.
  3. Cf. 2 Thessaloniciens 2,13-14 ; 1 Jean 4,11 ; Ephésiens 5,2 ; 1 Thessaloniciens 1,3 et 4,9-10 ; Jean 13,35

Connaissance et utilisation des écrits du Nouveau Testament chez les Pères apostoliques.

Proximité et dépendance.

Au cours des siècles, les chrétiens ont été heureux de relever chez les Pères apostoliques, à côté de quelques textes surprenants et dérangeants, de nombreux passages où ils étaient convaincus de percevoir des échos des écrits du Nouveau Testament (encore plus des échos de l’Ancien Testament !). L’idée d’une dépendance venait naturellement à l’esprit. L’impression dominante était que les hommes d’Eglise de la première moitié du 2 e siècle savaient puiser dans les richesses de ces écrits. Aujourd’hui encore, le lecteur non prévenu est sensible à cette proximité, du moins pour la plupart des oeuvres.

La situation a changé au début du siècle dernier lorsque la recherche s’est intéressée aux œuvres des Pères apostoliques dans l’esprit d’une modernité « soupçonneuse ». En 1905 paraissait un volume exposant les conclusions des travaux d’un comité d’Oxford s’intéressant à la théologie historique, The New Testament in the Apostolic Fathers 1 . L’avis du comité était radical : aucun passage ne pouvait être considéré avec une absolue certitude comme emprunté aux évangiles canoniques, et peu d’épîtres étaient prises en compte.

Les travaux récents sont marqués par une réflexion soutenue sur les problèmes de méthode et de critères permettant de se prononcer sur l’éventualité de dettes caractérisées. On établit un tableau des degrés de probabilité : ABCD, A, un haut degré de probabilité, à l’opposé D, un très faible degré ; B, un assez fort degré, C, un assez faible. On reconnaît, toutefois, que les distinctions, particulièrement entre B et C, sont délicates. Un vif intérêt se développe également au 20 e siècle pour les sources des évangiles, puis pour les écrits découverts depuis 1905, et enfin pour les traditions orales. Les études ont porté principalement sur les rapports avec les évangiles, surtout les synoptiques. Deux positions se sont dégagées : les maximalistes et les minimalistes. On range du côté des maximalistes l’étude d’Edouard Massaux qui, en 1950, concluait à une large utilisation de l’évangile de Matthieu : là où l’on détectait une nette ressemblance avec Matthieu on pouvait déduire une dépendance 2 .La critique de cette position n’a pas tardé puisqu’en 1957 Helmut Köster reprenait les conclusions du Comité de 1905, représentant la ligne minimaliste 3 . Il privilégiait les rapports avec des sources autres que les évangiles canoniques, sources écrites ou orales. Il mettait en œuvre un critère très strict : on ne peut parler de dépendance par rapport aux évangiles écrits que là où des paroles ou des idées de Jésus viennent manifestement de la contribution personnelle du rédacteur de l’évangile, et non de ce qui pourrait représenter ses sources.

Aujourd’hui, la ligne minimaliste est dominante. Il faut aussi noter la place faite à l’oralité. L’idée d’un recours à la tradition orale se situant avant ou à côté des évangiles est ancienne, mais elle a été travaillée et valorisée à l’époque moderne. On peut mentionner l’étude de Donald A. Hagner « The Sayings of Jesus in the Apostolic Fathers and Justin Martyr » : la tradition orale aurait été la source principale des références à Jésus 4 .Plus massive est l’intervention de Stephen Young, Jesus Tradition in the Apostolic Fathers 5 . Plutôt que rechercher des liens avec des sources écrites, il faut, estime-t-il, résolument prendre en compte la tradition orale. Mais, notons-le, cette tradition orale peut être vue de différentes façons ; alors que pour Koester sa source se situe dans la vie des communautés (critique formiste), chez Hagner, elle remonte à Jésus lui-même, pour l’essentiel. Young s’intéresse aux caractéristiques de la tradition orale très populaire dans l’antiquité, domaine qui a fait l’objet de travaux récents. Il voit là un éclairage précieux sur la situation présentée par les écrits des Pères apostoliques.

Différentes situations

Les évangiles, surtout les synoptiques, ont été au cœur du débat. Le problème est d’autant plus aigu qu’il y en a quatre, dont trois avec des textes à la fois proches et différents, et nous savons par l’évangéliste Luc que diverses sources ont pu être utilisées (Lc 1,1-4). Les Pères pouvaient avoir puisé directement à ces sources et non aux œuvres canoniques. Des questions comparables se posent à propos de Jean et du livre des Actes : éventualité d’utilisation de sources écrites ou orales, mais il y a peu de renvois à ces ouvrages chez les Pères apostoliques. Pour les épîtres et l’Apocalypse, il y a beaucoup moins de problèmes : pas de longue période de tradition préalable à envisager. Les auteurs s’y expriment à titre personnel et laissent leur marque sur l’écrit. On peut y détecter quelques éléments antérieurs, tels que credo ou hymne, mais leur style les fait assez facilement repérer.

Les données et les avis

Quels sont les faits ? Les parallèles ne manquent pas, dans tous les écrits. Mais, quand peut-on parler d’utilisation ? On constate à ce propos l’absence presque totale de citations introduites dans les formes traditionnelles : « comme il est écrit », « selon l’Écriture » (on les retrouve encore assez fréquemment pour l’Ancien Testament). C’est seulement la similitude qui alerte à la possibilité d’une dépendance. Exceptionnellement, on a un renvoi à « l’Évangile » ou à des personnes, « Jésus », « Paul », mais sans précision. Donald Hagner veut être réaliste : « En vérité, toute la question de la dépendance littéraire […] est si difficile que personne ne peut s’attendre à ce que les spécialistes soient d’accord dans une large mesure. » 6 .

Voici un échantillon des conclusions auxquelles parviennent des spécialistes récents et connus. La liste des renvois « assurés » à des écrits du Nouveau Testament est fort brève, on le constate. J’emprunte ces données à des ouvrages collectifs : The Reception of the NewTestament in the Apostolic Fathers , édité par A. Gregory et Christophe. M. Tuckett (Oxford University Press, 2005) ; l’ouvrage en l’honneur de Christophe M. Tuckett, New Studies in the Synoptic Problem , édité par P. Foster, A. Gregory, J.S. Kloppenborg, J. Verheyden (Leuven-Paris-Walpol :, Peters, 2011). Un ouvrage plus ancien rassemble les interventions aux journées bibliques de Louvain du 26-28 août 1986 : The New Testament in Early Christianity : la réception des écrits néotestamentaires dans le christianisme primitif, édité par J.-M. Sevrin (Leuven : University Press, 1989).

La Didachè

On relève de nombreux parallèles – seulement avec les synoptiques – sous forme d’allusions, pas de citations. Quelques appels à « l’Evangile » peuvent indiquer que l’auteur connaissait un ou plusieurs évangiles écrits. Presque tous les échos correspondent au texte de l’évangile de Matthieu, qu’il s’agisse de matériaux relevant de la tradition unique (rédaction par l’évangéliste), de la double tradition ou de la triple. La meilleure explication, selon Christopher Tuckett, réside dans l’utilisation de l’évangile de Mathieu, et même de Luc, tels que nous les avons. Mais il reconnaît que d’autres auteurs optent plutôt pour le recours à une tradition liturgique 7 . Stephen Young, écarte toute dépendance littéraire, et privilégie le recours à la tradition orale 8 .

Clément

Clément utilise à plusieurs reprises la Première aux Corinthiens (ce qui ne surprend pas puisqu’il s’adresse à l’Eglise de Corinthe) ainsi que, vraisemblablement, les épîtres aux Romains et aux Hébreux. On relève quelques éléments proches des synoptiques, mais Gregory a cette formule plus que prudente : « Il n’est donc pas possible de démontrer que Clément ne connaissait pas ou n’utilisait pas un quelconque des synoptiques, mais les données ne permettent pas de démontrer qu’il les connaissait ou les utilisait » 9 . Pour Andreas Lindemann, Clément reprendrait plutôt des éléments antérieurs à nos évangiles, s’inspirant probablement de la source Q 10 .

Ignace

Ignace fait appel aux lettres de Paul et à des éléments de la tradition synoptique. Selon P. Foster, « on peut plaider avec conviction en faveur de la connaissance, par Ignace, de quatre épîtres de Paul et de l’évangile de Matthieu » 11 . Andreas Lindemann est plus hésitant sur ce dernier point : il estime possible qu’Ignace ait eu accès à une tradition présynoptique, peut-être la tradition de Q (probablement pas comme texte écrit). Il note que, selon Donald Hagner, Ignace dépendrait de sa mémoire pour les synoptiques 12 .

L’épître de Barnabas

Andreas Lindemann juge que Barnabas connaissait l’évangile de Matthieu et, pour le moins, un récit propre à Marc, mais pas nécessairement cet évangile 13 Pour J. Caleton Paget, pas de connaissance certaine d’aucun livre du Nouveau Testament, mais l’épître est proche de Matthieu et des traditions synoptiques sur la Passion. Des convergences avec l’épître aux Hébreux sont repérables, mais pas d’allusions certaines au livre 14 .

Polycarpe

On admet généralement que Polycarpe utilise au moins quatre lettres de Paul (1 Co, Ep, 1 et 2 Tm) et probablement trois autres (Rm, Ga, Ph). Peut-on parler d’accès à une collection, à un corpus 15 ? Il connaissait la tradition sur Jésus, probablement sous forme orale, proche de la source Q (A. Lindemann) 16 .

L’homélie dite 2 Clément

Cette homélie offre de nombreux parallèles avec les écrits qui formeront le Nouveau Testament. Elle est, en particulier, proche de Matthieu et de Luc, pas nécessairement de façon directe. Une forte probabilité de dépendance concerne Ephésiens et Hébreux 17 . Selon Lindemann, un évangile apocryphe a également été utilisé. Quelques citations sont proches de la tradition synoptique (accès peu probable à Q comme texte écrit).

Le Pasteur d’Hermas

On relève des réminiscences, quelques expressions présentes dans le Nouveau Testament ; on les remarque surtout quand elles ne rappellent pas en même temps un texte de l’Ancien Testament. Hermas semble avoir connu Matthieu, Marc et Jean, des épîtres de Paul. C’est avec l’épître de Jacques que le Pasteur présente le plus d’affinités 18 .Joseph Verheyden offre une conclusion modeste, plausible sans être indiscutée : Hermas a utilisé Matthieu et 1 Corinthiens 19 .

Conclusion

Les exégètes modernes, auxquels on demande de citer toujours avec une extrême rigueur, peuvent ressentir une déception devant l’apparente liberté avec laquelle les Pères apostoliques empruntaient. On ne peut oublier l’éloignement des époques. On reprenait jadis des écrits ou des traditions assez librement. Non seulement les ouvrages n’étaient pas aisément accessibles mais le recours à la transmission orale était pratique courante.

Ceci dit, il faut distinguer connaissance et utilisation. On ne peut conclure du petit nombre de renvois plausibles à des textes présents dans les écrits qui constitueront notre Nouveau Testament que les Pères connaissaient seulement un nombre très restreint de ces écrits. Ils ne faisaient allusion à ces derniers que dans la mesure où ils le jugeaient utile dans les brefs textes adressés à des individus ou à des communautés. Clément était bien placé à Rome pour jouir d’une connaissance étendue de documents « apostoliques », même s’il ne les mentionne pas. Avantage également pour Ignace résidant à Antioche, un centre majeur du christianisme ancien.

Nous sommes à l’époque de la formation du canon du Nouveau Testament, de la constitution de collections. La situation offerte par les Pères apostoliques est fluide et ne peut être mise à profit qu’avec une grande prudence pour l’histoire de la formation du canon.

On peut s’interroger sur la qualité de l’utilisation des sources, qu’elles soient écrites ou orales. On relève quelques applications surprenantes, voire erronées 20 , des passages étranges pour nous (la légende du Phénix) 21 , des commentaires discutables 22 , l’amorce de développements vers ce qu’on appellera la haute Eglise, en particulier chez Ignace 23 . Cependant, on est heureux de constater la présence des thèmes majeurs du Nouveau Testament, tels que la Personne et l’oeuvre du Christ, le salut lié à la foi, l’Eglise corps du Christ, l’espérance chrétienne, et, en outre, de nombreuses exhortations pratiques pertinentes. On reste donc, dans l’ensemble, proche du Nouveau Testament, qui demeure néanmoins le plus sûr témoin des origines chrétiennes. StephenYoung le remarque, souvent la signification demeure même quand la forme varie 24 . On doit ajouter que les textes complexes, difficiles, qui font beaucoup travailler les commentateurs modernes, ne sont guère utilisés.

Il reste qu’on rencontre dans ces textes anciens des exemples saisissants de foi et de consécration, même si les limites et les faiblesses humaines laissent aussi des traces.

Samuel Bénétrau

  1. The New Testament in the Apostolic Fathers, Oxford, Clarendon, 1905.
  2. Edouard Massaux, Influence de l’évangile de Saint Matthieu sur la littérature chrétienne avant saint Irénée , UCL (Université Catholique de Louvain) 2.42, Louvain, 1950.
  3. Helmut Koester (ou Köster), Synoptische Überlieferung bei den Apostolischen Vätern, TU (Texte und Untersuchungen zur Geschichte der altchristlichen Literatur) 65, Berlin, Akademie Verlag, 1957.
  4. Donald Hagner, « The Sayings of Jesus in the Apostolic Fathers and Justin Martyr », in Jesus Tradition, Gospel Perspectives 5, éd. D. Wenham, Sheffield, JSOT Press, 1985.
  5. Stephen Young, Jesus Tradition in the Apostolic Fathers, WUNT (Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament). 2.311, Tübingen, Mohr Siebeck, 2011.
  6. Donald. Hagner, The Use of the Old and New Testament in Clement of Rome, Leiden, Brill, 1973, p. 15.
  7. Christopher M. Tuckett, « The Didache and the Synoptic Tradition », in Reception of the New Testament in the Apostolic Fathers, op. cit., p. 126-127.
  8. Stephen Young , Jesus Tradition in the Apostolic Fathers, op. cit. , p. 209-210.
  9. Andrew .F. Gregory, « 1 Clement and the Writings that Later Formed the New Testament », in Reception of the New Testament in the Apostolic Fathers, op.cit., p. 139.
  10. Andreas Lindemann, « The Apostolic Fathers and the Synoptic Problem », in The New Studies in the Synoptic Problem, éd. P. Foster, A. Gregory, J.S. Kloppenborg, J. Verheyden, Leuven-Paris-Walpole, Peters, 2011, p. 694.
  11. P. Foster « The Epistles of Ignatius of Antioch and the Writings that Later Formed the New Testament », in The Reception of the New Testament, op. cit., p. 186.
  12. A. Lindemann, « The Apostolic Fathers and the Synoptic Problem », op. cit., p. 708.
  13. A. Lindemann, Ibid., p. 699 et 703.
  14. James Carleton Paget, « The Epistle of Barnabas and the Writings that Later Formed the New Testament », in The Reception of the New Testament, op. cit., p. 249.
  15. Michael W. Holmes, « Polycarp, Letter to the Philippians and the Writings that Later Formed the New Testament », in The Reception of the New Testament, op. cit., p. 226-227. Dans Le martyre de Polycarpe, on note une mention de « l’évangile », mais qui ne peut être une référence à un évangile connu.
  16. A. Lindemann, « The Apostolic Fathers and the Synoptic Problem » , op. cit., p. 710.
  17. Andrew Gregory and Christopher Tuckett, « 2 Clement and the Writings that Later Formed the New Testament », in The Reception of the New Testament, op. cit. p. 292. A. Lindemann, « The Apostolic Fatherrs and the Synoptic Problem », op. cit., p. 718.
  18. Robert Joly, Le Pasteur, Sources Chrétiennes 53, Paris, Cerf, 1958, p. 46-47.
  19. Joseph Verheyden, « The Sheperd of Hermas and the Writings that Later Formed the New Testament », in The Reception of the New Testament, op. cit., p. 328-329.
  20. Les paroles de Jésus présentes en Mt 5,44-47 = Lc 6,27 deviennent « mais vous, aimez ceux qui vous haïssent, et vous n’aurez pas d’ennemi », Didachè I,3. Mt 5,42 = Lc 6,30 est compris : « si quelqu’un a pris ton bien, ne le réclame pas, car tu ne le peux pas », Didachè I,4.
  21. Cf. Clément de Rome, Épître aux Corinthiens , XXV,1.
  22. Une curieuse façon de se distinguer du judaïsme : « que vos jeûnes n’aient pas lieu en même temps que ceux des hypocrites », Didachè VIII,1. Interprétation radicale de textes tels que Mt 10,40 : « donc, il est clair que nous devons regarder l’évêque comme le Seigneur lui-même », Ignace, Aux Ephésiens, VI,1. Clément ne maîtrise pas vraiment la portée de la prêtrise du Christ développée par l’épître aux Hébreux, Aux Corinthiens, XXXVI,1.
  23. .Dans une étude déjà ancienne « La mystique de l’imitation et de l’unité chez Ignace d’Antioche » in Revue d’histoire et de philosophie Religieuses 18, 1938, p. 97-241, Théo Preiss repérait chez Ignace, avec perspicacité mais aussi en négligeant aussi quelques données, des orientations nouvelles annonçant les développements futurs de l’Eglise établie. Cf. la réaction vigoureuse de Louis Bouyer, Les écrits des Pères apostoliques, Préface, Paris, Editions du Cerf, 1963, p. 5-6, qui maintient une heureuse continuité entre les écrits du premier siècle, Ignace et l’Eglise postérieure.
  24. Stephen Young, Gospel Tradition, op. cit., p. 281.